Médecins de la Grande Guerre

Maria Houlteaux de Visé

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Maria Houlteaux de Visé[1]

       A côté de l'héroïsme éclatant de nos soldats, l'histoire doit mettre en lumière le dévouement obscur de certains civils, qui, spontanément, ont accompli des tâches, disons mieux « des corvées », qui, de banales en elles-mêmes, sont devenues héroïques.

       De nombreuses femmes belges aussi se jetèrent dans la bataille. Tandis que les unes, affrontaient sans faiblir les douze fusils d'exécution, ou se penchaient dans des gestes maternels, sur les premiers blessés, d'autres faisaient le serment de faire parvenir aux soldats, combattant loin de leurs foyers, les nouvelles de la famille et de la patrie absentes. Dès le 4 août 1914, le mot d'ordre fut pour beaucoup de nos sœurs : le devoir. La femme et le soldat belges furent dignes l'un de l'autre. Tous deux, pendant la guerre, firent preuve de cette confiance et de cette activité qui sont le signe du vrai courage. Pendant quatre longues années, ces deux forces, l'amour et la vaillance se soutinrent l'une l'autre magnifiquement.

       Une fois les hommes au front ou déportés dans les geôles d'Outre Rhin, toutes les femmes belges furent unies dans la même volonté de les venger, de les sauver.

       Elles se jetèrent dans la mêlée, prenant, qui la plume, qui la charrue, qui la casquette de l'employé pour aider leurs fils, leurs frères, ou leurs époux dans la lutte décisive.

       Si elles connurent la souffrance qui ne les épargna ni dans leur corps, ni dans leur cœur, elles ignorèrent toujours la peur, surmontèrent la fatigue et se refusèrent au désespoir. Et, lorsque l'occupant les contraignit à travailler pour lui, elles en appelèrent à l'humanité toute entière de la « Trahison forcée » qu'elles subissaient.

       Qui n'a frémi en lisant l'appel que les femmes belges lancèrent aux femmes des pays neutres, lorsqu'elles furent réduites à l'état d'esclavage et obligées de servir contre leur Patrie et contre ceux qui la défendaient ? Quoi de plus poignant que ce cri de détresse unanime jeté par toutes ces femmes martyres : « Du fond de notre abîme de douleur, nous vous supplions de nous secourir, ô femmes des pays inviolés ; ne demeurez point passives devant l'ardente prière de vos malheureuses sœurs de Belgique ... »

       Parmi les femmes vaillantes qui se sont occupées du « Mot du soldat » et du passage par la Hollande de jeunes gens désireux d'aller rejoindre la petite armée de l'Yser, il faut citer en bonne place Mademoiselle Maria Houlteaux.

       Elle naquit à Visé le 3 mai 1885.

       Visé, comment ne pas évoquer ici son douloureux martyre ?

       Visé était une délicieuse villette de 4.000 habitants, construite sur le versant d'une colline au bord de la Meuse, à 16 kilomètres en aval de Liège et tout près de la frontière hollandaise. C'était une cité plus que millénaire : la princesse Berthe, fille de Charlemagne, y avait fait construire une église vers l'an 800. Depuis ce temps-là, la bonne petite ville avait connu bien des vicissitudes. C'est ainsi, notamment, que, le 30 janvier 1396, elle fut surprise la nuit par une bande de brigands allemands qui la pillèrent et la saccagèrent. Mais c'était, cela, il y a plus de cinq cents ans et, en ce temps-là, bien des choses se passaient qui, de nos jours, semblaient impossibles...

       Or donc, des troupes de S. M. Guillaume II arrivèrent à Visé le 4 août 1914, au commencement de l'après-midi. Et non seulement le pont sur lequel elles comptaient franchir la Meuse était détruit, mais encore, des soldats belges, embusqués sur la rive gauche du fleuve, ouvrirent aussitôt sur elles un feu nourri. Irrités de cette résistance, les Allemands se répandirent dans la petite ville, fusillèrent une dizaine d'habitants et se mirent à piller ...

       Le 10 août, ils mirent le feu à l'église, sous prétexte que la tour formait un point de repère pour le tir du fort de Pontisse. Le lendemain, le doyen et M. Meurisse, professeur à l'Université de Liège et bourgmestre de Visé, furent arrêtés comme otages.

       Le 15, les habitants furent contraints de travailler à la construction de ponts sur la Meuse. Ce jour-là de nombreuses troupes arrivèrent de l'Est. Dans la soirée, des rixes se produisirent entre soldats avinés ; des coups de feu éclatèrent... Des centaines d'habitants furent aussitôt chassés de chez eux ; hommes, femmes, enfants, vieillards, infirmes furent conduits à coups de crosse et même à coups de baïonnette sur la place de la station où sous bonne garde, on leur fit passer le restant de la nuit.

       Le lendemain matin, un pauvre vieux de plus de soixante-dix ans, nommé Duchesne, fut fusillé – on ne sait pourquoi – après avoir été attaché à un arbre, les mains liées derrière le dos. Son cadavre fut abandonné sur la place. Un nommé Roujolle fut exécuté dans des conditions analogues et sans plus de raison.

       Quelques heures plus tard, les hommes furent rangés d'un côté, les femmes de l'autre. Les femmes furent autorisées à se réfugier en Hollande ; trois à quatre cents hommes furent dirigés vers l'Allemagne et internés au Camp de Munster. D'autres furent obligés d'exécuter des travaux militaires à Navagne.

       Pendant ce temps, les soldats pillaient, chargeant leur butin sur des camions qui prirent la direction d'Aix-la-Chapelle. Puis, systématiquement, à l'aide de réservoirs à benzine et de pompes à main, ils arrosèrent les maisons et y mirent le feu. Quand les flammes étaient trop lentes à se propager, ils les activaient en y jetant des pastilles incendiaires.

       Telle fut le sac de Visé[2].

       Et, après avoir évoqué ce que sa ville natale endura dès les premiers jours de son occupation par les troupes allemandes, revenons à notre héroïne.

       A Eysden en Hollande, dès le début de la guerre, un bureau de renseignements avait été fondé par M. le Comte Marcel de Liedekerke de Geloës. Il servait de trait d'union entre le pays belge occupé et le front. Les lettres de soldats et de réfugiés étaient reçues, diplomatiquement corrigées ou recopiées et adressées à leurs destinataires respectifs. Dans les commencements, ce fut besogne peu absorbante, plutôt agréable et facile ; c'était le premier élan ! Mais bientôt – pour des raisons diverses ou parfois sans raison – le bureau se vida, et, en 1915, M. Marcel Houlteaux, de Visé, actuellement avocat en cette ville, et sa sœur Maria s'en occupèrent seuls. Maintenu en Hollande, où il avait rejoint ses parents, lors du sac de Visé, Marcel put tromper la surveillance et partir pour le front, en février 1917. Sa sœur se trouva alors tout-à-fait seule pour continuer l'œuvre commencée. Prisonnière de son dévouement initial, elle vit bientôt s'amonceler la besogne ; elle s'y attela quand même et la mena jusqu'à l'héroïsme.


Marcel Houlteaux à Auvours.

       Le chiffre total de ses correspondants « habituels », plus de 350, permet de supputer la besogne accomplie.

       Aux correspondances s'ajoutèrent bientôt des envois d'argent et de petits colis. Un Hollandais dévoué, M. Jean Houbliers, employé à la Poste d'Eysden, la soulagea, dans l'escamotage officieux des recommandés venant de Belgique et leur transmission discrète.

       Mademoiselle Houlteaux tint ainsi le coup jusqu'à l'armistice.

       Après leur retour au foyer, la plupart des heureux survivants de la tourmente, s'enquirent à son sujet et, personnellement ou collectivement, remercièrent et fêtèrent à leur façon (les vieux troupiers sont ingénieux) cette « fée inconnue », que si souvent – dans leurs lettres, par prudence – ils avaient baptisée des plus doux noms : « maman, fiancée, sœur, nièce ». D'autres, très rares, il est vrai, oublièrent ; c'est humain... hélas !

       A Polleur (Spa), où Mlle Houlteaux avait jadis séjourné maintes fois, ses amis firent mieux que tous les autres. En août 1919, ils organisèrent une manifestation en son honneur.

       Ils se cotisèrent et offrirent à leur bienfaitrice, entr'- autres cadeaux son « portrait », en superbe agrandissement, dédicacé. Certes, le dévouement ne se paye pas et nul n'y prétend d'ailleurs ; mais, le cordial élan de tous ces braves rescapés fut si spontané, si vibrant que la population entière s'y associa. Chacun comprit que des héroïnes obscures méritent, comme les plus vaillants soldats, d'être citées à l'ordre du jour pour l'honneur de la femme belge.

       Mlle Houlteaux, qui possède encore des milliers et des milliers de lettres, revit le passé en relisant ces pages sincères, où l'absence de littérature rend facile au cœur exilé et torturé la franchise de l'épanchement. Ces bouts de papier jaunis, mieux que tous les récits d'après guerre, ressuscitent la grande tragédie dans son incomparable horreur.

       Pour les avoir recueillis et dirigés jadis, au hasard des arrivées postales, la « contrebandière du cœur du soldat » a bien mérité de la Patrie !

       Au lendemain de la rentrée de nos valeureux soldats dans la Belgique enfin libérée, la presse, sous le titre : « Les messagers d'espoir et de consolation », écrivait : Un récent entrefilet, paru dans les journaux de la semaine, annonce que les communications directes sont rétablies entre Liège et Maëstricht.

       A cette nouvelle, notre pensée s'est instinctivement reportée aux heures sombres, où il nous fallait courir les plus grands dangers pour franchir cette frontière, qui s'ouvre maintenant devant nous.

       Les fils barbelés, des chevaux de frise hérissés de fers acérés, les redoutes et les tranchées formaient une redoutable barrière, nous séparant des êtres chers et nous privant de leurs nouvelles.

       Cette claustration morale dans laquelle nous vivions, augmentait encore nos souffrances.

       Que de mères ont pleuré de ne pouvoir librement correspondre avec l'héroïque absent et maudit leur supplice.

       Leur calvaire n'eût-il pas été intolérable si de dévouées et désintéressées initiatives n'avaient pris soin de faire parvenir les missives aux familles anxieuses ?

       Ah ! le pur rayon de soleil qui tombait dans notre nuit quand nous recevions quelques lignes du front, de ce front mystérieux et lointain où nos frères préparaient des moissons fécondes.

       Cela nous réconfortait presque autant qu'une victoire !

       A présent, le moment est venu de remercier de toute la force de notre reconnaissance les organismes officiels qui nous ont ménagé ce précieux réconfort.

       Mais, à côté d'eux, il nous est doux d'exprimer notre gratitude aux patriotes isolés qui, dans l'ombre, ont soutenu le moral de leurs compatriotes restés au pays.

       La modestie de M. Houlteaux nous permettra-t-elle de le citer comme exemple ?

       Etabli à Eysden depuis le début de la guerre, ce dévoué patriote n'a cessé de se livrer au trafic des lettres que pour rejoindre l'armée belge le 15 février 1917.

       Deux fois par semaine, des passeurs choisis par lui transportaient en Belgique les envois des militaires et des exilés, après avoir soudoyé les sentinelles allemandes.

       Chaque fois, deux ou trois mille plis passaient la frontière en franchise postale et s'en allaient réjouir les foyers d'une flambée d'espoir.

       Bientôt arrivaient les réponses, celles-ci parvenaient généralement le jeudi pour une missive partie le lundi d'Eysden.

       C'est dire si le service était rapide.

       Il est vrai que le gouvernement allemand – toujours aimable – se chargeait lui-même, bien souvent, de leur expédition... !

       Les lettres parvenaient au bureau de poste hollandais, portant le nom des militaires au front et comme adresse : Bureau des Réfugiés.

       Détail piquant : ce bureau avait été supprimé dès janvier 1915 et les facteurs prévenus remettaient complaisamment la correspondance délictueuse à M. Houlteaux.

       Ce n'est que lorsque la méfiance du percepteur hollandais fut éveillée qu'il fallut se décider à ne pas abuser de ce système éminemment pratique.

       Plutôt que de mettre dans le secret ce fonctionnaire, dont l'épouse était d'origine allemande, M. Houlteaux fit envoyer la correspondance toujours aux mêmes noms, mais à des adresses différentes : rue de la Poste, rue de Brenst, etc...

       Les facteurs, sachant très bien que ces personnes n'existaient nullement dans la localité, se hâtaient de déposer les plis chez notre compatriote.

       Celui-ci tenait une comptabilité détaillée et notait soigneusement les adresses des soldats belges et celles de leurs parents demeurés au pays.

       Plus de cinq cents militaires lui faisaient parvenir leur correspondance.

       Il y a donc cinq cents familles qui doivent à M. Houlteaux de ne pas avoir connu les affres de l'incertitude.

       Pourrait-on assez l'en remercier ?

       Chaque semaine, M. Houlteaux s'en allait à Maëstricht confier au Consulat de Belgique ses précieux paquets.

       Il profitait aussi souvent de cette occasion pour s'entendre avec des bateliers et dissimuler des lettres à fond de cale.

       Ce moyen, malheureusement était fort lent.

       Après le départ de M. Houlteaux pour le front, sa sœur continua la tâche patriotique jusqu'au jour où l'armistice fit tomber les barrières.

       Les mères sauront apprécier le dévouement et la bonté de cette vaillante femme.

       Citons encore, comme s'étant particulièrement dépensé, M. Pelzer, dont la femme, restée en Belgique, fut condamnée par les immondes occupants comme complice.

       Le bilan de cette œuvre est trop éloquent pour être défloré par un commentaire.

       Un million de lettres sont ainsi passées en fraude dans le pays.

       Le nom de Mlle Maria Houlteaux mérite donc bien d'être inscrit sur la liste de nos admirables femmes de guerre, où, parmi tant d'autres, on peut lire les noms suivants:

       Martha Cnockaert ; Miss Cavell ; Gabrielle Petit ; Mme Ada Bodart, née de Doherty ; Yvonne Vieslet ; Elise Grandprez; la princesse Marie de Croy ; Louise Thuliez ; la comtesse Jeanne de Belleville ; Louise de Bettignies ; Hortense Reynders de Bourg-Léopold ; Marie de Lichtervelde ; Hortense Oben de Neerpelt ; Jeanne Barla de Poleur ; Léonie Rammeloo ; Emilie Schatteman ; Marie-Thérèse Collard, soeur des deux martyrs Antony et Louis ; Mesdames Lince ; Wauteurs ; Deprez; Pelzer ; Franz Merjay et sa fille Marie-Jeanne ; Henry Carton de Wiart ; Charles Van Melle, née Louisa Van Imschoot ; Nady Mortier ; Emilia Fenasse ; la baronne Boël : Léonie Vanhoutte ; Mme Louise Frenay, née Derache ; Mlle Anna Benazet ; Mme Thielemans, veuve du bourgmestre martyr d'Aerschot ; la Comtesse Hélène de Jonghe d'Ardoye ; et toutes celles que le P. Martial Lekeux a nommées dans son livre : « Passeurs d'hommes ».

       La Belgique, même sous l'occupation, était belle à voir ; et ceux qui y restèrent, furent vraiment les frères et les sœurs des soldats qui combattaient héroïquement sur l'Yser.



[1] A. Jacoby « Au Drapeau ». Les Editions Jos. Vermaut

[2] « La Belgique et les Belges pendant la guerre », par le Commandant A. de Gerlache (pages 64 à 66).



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