Médecins de la Grande Guerre

Gabrielle Petit, la grande fusillée.

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Gabrielle Petit, la grande fusillée.

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Gabrielle Petit

Gabrielle Petit. (collection Daniel Moreau)

Gabrielle Petit

Petite mèche de cheveux que Gaby a coupé la veille de sa mort comme dernier souvenir à sa sœur Hélène

Objets personnels ayant appartenu à Gaby

Feuille de Lierre, symbole de l’affection constante. En mourrant, Gaby a pensé que ce serait pour moi le souvenir le plus cher et le gage le plus tendre de notre attachement.

Pauvre petite feuille bien simple, sans le savoir tu as caché, la dépouille d’une Martyre, comme toi ignorée.

La tombe de Gabrielle Petit

Monument dédié à Gabrielle Petit

Les membres du Comité Gabrielle Petit se rendent à la prison de St Gilles pour visiter la cellule, de l’héroïne, transformée en musée. (Tiré de l’Evénement Illustré n° 223 du 31 janvier 1920)

 

 

LA GRANDE FUSILLÉE.

 

 

   A Tournai, au n° 20 du Luchet d’Antoing, se dresse une maison quelconque et dont la façade terne, qui regarde l’Escaut, semble cependant rêver devant le lent passage des péniches. C’est là que naquit, le 20 février 1893, Gabrielle Petit.

   Elle avait quatre ou cinq ans lorsque ses parents allèrent habiter Ath, chaussée de Mons. Sa mère étant devenue gravement malade, la petite Gaby fut placée en demi-pension chez des religieuses d’Ath. Elle avait conservé peu de souvenirs de Tournai, sinon peut-être la vision de l’eau verte du fleuve et des flammes blanches couronnant les mâts des bateaux goudronnés.

   Un grand malheur allait peser sur elle et l’isoler, avec Hélène, sa soeurette, dans la douceur mélancolique d’un couvent : sa mère mourut à Bruxelles où elle avait espéré trouver la guérison.

   L’orpheline fut placée chez les Dames du Sacré-Cœur, à Mons, et son père, qui pensait à se remarier, l’oublia et négligea même de pourvoir aux frais de son entretien. Les religieuses firent auprès de lui de pressantes démarches, mais M. Petit sembla considérer que ses deux fillettes ne lui étaient plus rien.

   C’est alors que Gaby fut recueillie par un cousin, M. Bara. Celui-ci la confia aux Sœurs de l’Enfant Jésus, à Brugelette, où elle fit sa première communion. Peu après, Hélène venait la rejoindre à l’Institut.

   La petite Gabrielle fut bientôt l’enfant chérie des Sœurs et ses compagnes, charmées par sa gaîté d’oiseau, l’aimaient comme une fleur délicatement épanouie. Son intelligence était vive et étonna même, à plusieurs reprises, les inspecteurs des écoles.

   Son enfance s’écoulait ainsi, dans le calme studieux. Accoutumée à l’abandon, Gaby ne recevait pas de visites. Oubliée de tous, elle ne connaissait même pas la courte évasion des vacances et demeurait sans regret auprès des Sœurs. Elle avait près de dix-sept ans lorsqu’on lui fit part d’une nouvelle inattendue : son père manifestait le désir de la reprendre auprès de lui.

   Que s’était-il passé  ? M. Petit, en se remariant, avait caché à son épouse l’existence de ses deux filles. Un jour, le secret fut révélé à cette femme. Elle avait un cœur sensible, s’émut et, par d’instantes prières, décida son mari à rechercher les deux orphelines.

   M. Petit retira Gaby de son refuge, l’école normale de Brugelette. Ce n’était, hélas, que pour lui donner à son foyer la place d’une enfant sans cesse rudoyée. La jeune fille n’y tint pas et, deux mois après, elle quittait définitivement le toit paternel.

   Gabrielle et Hélène se trouvaient seules devant la vie. Elles n’en éprouvèrent pas de crainte. Courageuses et fières, grandies par leur extrême pauvreté, elles avaient conscience d’être assez fortes, assez énergiques pour gagner leur humble existence. Hélène, déjà au travail à Bruxelles, trouva pour Gaby, douée d’une bonne instruction, une place de gouvernante d’enfants. Elle fut, notamment, au service de Madame Butin, rue du Bois Sauvage, 5, pendant plus de deux années et cette dame courageuse l’aida souvent dans sa dangereuse mission en expédiant hors de Belgique – par bateau – des plis importants.

   Gabrielle était jolie. Elle avait un charme puéril, primesautier, et sous ses abondants cheveux châtains, aux mèches un peu folles, ses yeux brun-vert s’éclairaient d’une gaîté de vivre toujours spirituelle et délicate. Elle avait une âme douce, tendre, éprise d’idéalisme chrétien. Sa volonté était de fer. Elle n’avait peur de rien et ne pliait devant personne. De taille moyenne, elle paraissait encore être, à vingt-deux ans, une gamine rieuse. Elle était simplement, délicieusement gentille. Gabrielle Petit allait se révéler surhumaine et dresser dans notre Histoire immortelle une lumineuse figure de sublime héroïne.

   Au jour de la déclaration de guerre, Gabrielle était fiancée depuis trois mois à peine. La lâche agression allemande révolte son intangible droiture. Elle adresse aux drapeaux déployés de longs regards d’amour. Elle n’hésite pas et dit à son fiancé ces mots qui décident du sacrifice d’elle-même :

   - Notre devoir est clair. La Patrie nous appelle ! Nous la servirons tous deux en soldats. Tu te battras. Je vais à l’ambulance.

   Gaby habitait alors, 61, chaussée de Mons, chez Madame Collet – la mère Collet, comme elle l’appelait familièrement – et faisait partie de la Croix-Rouge de Molenbeeck-Saint-Jean.

   La voilà donc au front. Son fiancé est blessé à Liège. Elle, de son côté, joue de malheur. Au cours d’une mission, elle se voit séparée, par les troupes allemandes, de l’armée belge en retraite. Alors, elle cache son fiancé, n’a plus qu’une idée : le sauver des griffes allemandes en lui faisant franchir la frontière hollandaise pour rejoindre les soldats du roi Albert. Malheureusement, les deux jeunes gens se trouvent dépourvus de ressources. Dans la détresse, Gaby songe à recourir à son cousin bienfaiteur. M. Bara s’empresse de donner l’argent nécessaire et le soldat part courageusement et réussit à passer en Hollande.

   Gabrielle, dans sa ferveur patriotique, ne peut se résoudre à un rôle passif. Elle cherche, elle songe…Par quel moyen peut-elle combattre l’ennemi ? Une idée l’effleure : l’espionnage. Elle hésite, d’abord. Espionne ! Ce mot, comme elle le déclarera plus tard au cours d’un interrogatoire, lui répugne. Pourtant, elle résonne. La Belgique a été violée au mépris de tout droit. Et elle, femme belge, frémissante parmi les ruines accumulées par les Barbares, n’a-t-elle pas l’impérieux devoir de consacrer sa vie à une tâche propre à sauver de nombreuses vies de soldats alliés ?

   Son cœur et sa raison n’ont qu’un cri : oui ! et la jeune fille s’engage au Service des renseignements. Elle de vient bientôt la collaboratrice la plus précieuse du fameux chef de bande Baekelmans. On lui a représenté les dangers de l’espionnage et elle a répondu simplement, dans son langage énergique et martelé qui lui est bien personnel :

Je sais, j’ai bien réfléchi, je persiste, car cette carrière signifie le dévouement total à la Patrie, le maximum de ce que peut faire pour son pays une femme et une fiancée de soldat.

   Sa vie devient alors le plus extraordinaire, le plus passionnant des romans. Gaby fait passer la frontière à d’innombrables jeunes hommes brûlant d’aller rejoindre leurs frères dans les tranchées de l’Yser. Son imprudence est parfois folle et elle n’échappe que par miracle aux policiers allemands. Au commencement de juillet 1915, elle part en emportant des renseignements précieux, franchit la frontière sans encombre et se rend à Londres. Des officiers anglais, émerveillés par la vive intelligence et l’aspect décidé de la jeune fille, la supplient de consacrer son activité au service d’espionnage anglais. Elle accepte. L’apprentissage normal a une durée d’un mois. En deux jours, Gaby est au courant du service, à la grande admiration de ses chefs. Elle repart aussitôt pour la Belgique où elle rentre à la fin de juillet et forme immédiatement sa bande.

Oui, cette enfant est bientôt à la tête d’une bande puissamment organisée !

   Gaby travaille au front, dans le secteur d’Ypres à Maubeuge. Sa mission est complexe et particulièrement dangereuse, car elle doit séjourner constamment parmi les troupes ennemies. Voici, textuellement, les instructions qui lui ont été données :

I.                    Position des troupes.

a)      dire l’endroit où elles se trouvent et la date à laquelle elles ont été remarquées ;

b)      donner le nombre de troupes par armes et dire comment la personne qui les a vues a fait l’estimation ;

c)      dire si ce sont des corps actifs, de Landwehr ou de Landsturm ; si les hommes sont jeunes ou vieux ;

d)      donner les numéros des régiments, la couleur de l’uniforme et la couleur des revers. Dire si les uniformes sont nouveaux ou bien usés. Quand il n’y a pas de numéros, il y a lieu de le dire. Donner la couleur des fanions et des flammes de lances, aussi le calibre des canons ;

e)      donner le détail des ornements portés par les troupes (sur les chapeaux, les collets des tuniques ou les épaulières), ainsi que les lettres, numéros et drapeaux qui se trouvent sur le charroi et les automobiles ;

f)        donner les lieux où les états-majors sont cantonnés (dire si états-majors d’armes, de corps d’armes ou de division) ;

g)      dire le moral des troupes ;

h)      dire le nombre de blessés et si les hôpitaux sont pleins ou vides.

N.B. – Il y a lieu de toujours diviser les troupes en infanterie, artillerie et autres troupes (ingénieurs, corps de ravitaillement, etc.)

 

   II. – Mouvement de troupes.

a)      donner l’endroit où les troupes ont été vues, la date de leur passage et la direction qu’elles suivent en indiquant des localités qui ne sont pas trop éloignées ;

b)      dire si le mouvement se fait par route ordinaire ou par chemin de fer. Si le mouvement a lieu par route, donner le nombre de troupes de chaque arme et la manière dont l’estimation a été faite (qu’on a compté les hommes ; que le défilé a duré tant de temps ; que la colonne avait une longueur de ……kilomètres). Indiquer les numéros des régiments et les détails de l’habillement qui permettent d’identifier les troupes. Si le mouvement a lieu par chemin de fer, donner le nombre de trains, en indiquant, autant que possible sur les troupes les détails de l’habillement qui sont de nature à permettre leur identification. La couleur des uniformes et celles des fanions sont importantes sous ce rapport ;

c)      les trains de blessés doivent être signalés.

 

 Dire toujours si les renseignements sont des « on dit » ou bien s’ils ont été donnés par la personne qui a vu elle-même.

   Donner toujours :

   Date.

   Endroit où on a vu.

   Direction du mouvement en indiquant si le mouvement a eu lieu par route ordinaire ou par chemin de fer.

   Nombre de troupes en gros et par armes ; numéros des régiments, etc.

 

   Gabrielle Petit a acquis, en quelques jours, une habileté étonnante. Elle stupéfie le Service par la précision de ses renseignements, la sûreté de son entente des choses militaires. Elle identifie immédiatement, et sans jamais se tromper, les pièces d’artillerie, dénombre les troupes, connaît tous les uniformes, pénètre avec une perspicacité qui tient de la divination les mouvements les plus complexes. Pour accomplir son travail et jouer ses adversaires, les contre-espionnes allemandes, elle use des travestissements les plus inattendus. Elle se faufile partout ; elle glisse entre les lignes. Elle apparaît et disparaît sous des aspects divers. Elle colporte des journaux. Le lendemain, elle est bonne d’enfants, puis voyageuse de commerce ou réfugiée, tout en épiant le grand drame qui se joue autour d’elle et dont elle n’est pas le moindre des personnages.

   Un à un, ses affidés sont pris, condamnés, fusillés. Ces morts héroïques exaltent sa soif de sacrifice, sa haine farouche de l’oppresseur. A ceux qui craignent pour elle, elle répond :

   - Quand les soldats du régiment d’assaut tombent, le devoir n’est-il pas de serrer les rangs et de faire double effort ?

   Elle dit aussi :

   - Le danger, je ne le crains pas. A quoi bon ? Je remplis la mission le plus belle que peut rêver une femme en temps de guerre. Je fais mon devoir, advienne que pourra. Je sais que si on me prend, on me collera au mur. Et après ?

    Elle dit encore :

   - Si je dois mourir en service, ce sera comme le soldat, la pensée au drapeau. 

Mais les alertes se multiplient. Elle est soupçonnée. On la file. Depuis longtemps, on la surveille. En juin 1915, elle a déjà été arrêtée et, après trois jours de détention à la Kommandantur, on la relâche, faute de preuves et devant son refus catégorique de signer une véritable reconnaissance de culpabilité. Voici que répondant à une convocation d’un « numéro » - les affidés ne se désignent que par un numéro – elle s’aperçoit que des contre-espionnes boches la suivent. Elle continue placidement sa route, égare les ennemies dans un dédale de petites rues populaires, à Molenbeek, et disparaît. En décembre, on l’arrête à Hasselt et on l’enferme dans la salle basse d’une petite auberge. Gaby s’enfuit par la fenêtre.

   C’est à la fin de décembre qu’un nouveau courrier se présente à elle pour porter les renseignements à bon port. Gaby l’observe avec défiance. Cet homme a le regard fuyant, le masque hypocrite. Un étrange pressentiment oppresse Gabrielle. Elle questionne. Il répond avec une sorte d’embarras et en mauvais français.

-         Comme vous avez l’accent allemand ! s’écrie Gaby.

-         Cela s’explique, je suis du Limbourg.

-         Vous êtes en retard. Pourquoi n’êtes-vous pas venu cette nuit ?

-         J’ai fait la fête aux Folies-Bergères.

-         Cela ne me plait pas. Les hommes que j’emploie sont sérieux. Combien demandez-vous ?

-         Rien. Je suis payé par nos chefs.

   Gabrielle hésite. Cet homme lui a donné le mot de passe. Il répond à des questions précises. D’autre part, le temps presse. Les renseignements doivent parvenir au plus tôt à leur destination. Et la pauvre fille remet ses rapports au courrier.

   Cet homme était un traître hollandais que les Allemands avaient substitué au courrier véritable qui venait d’être arrêté. Il porta directement les renseignements – l’arrêt de mort de Gabrielle – à la Kommandantur. Cette comédie dura près d’un mois : les Allemands espéraient découvrir dans la correspondance de Gaby des indications pouvant amener la découverte des membres de sa bande. Constatant que leur espoir ne se réalisait pas, ils décidèrent de se saisir de leur proie.

   Gabrielle fut arrêtée le 20 janvier 1916. La veille, le courrier – ce traître abject – vint prendre, comme d’habitude, les rapports. Le vingt, vers dix heures du matin, un homme se présenta au domicile de Gaby, 61, chaussée de Mons. Il demanda à voir Mlle Legrand – c’était le nom emprunté par la jeune fille pour dépister les détectives. Des personnes habitant la maison répondirent que Mlle Legrand leur était tout à fait inconnue. L’homme insista. On lui dit qu’une jeune fille habitait effectivement la maison, mais qu’elle s’appelait Gabrielle Petit et qu’elle était momentanément absente. Personne n’était au courant de la mission secrète de Gaby et ces réponses furent donc données sans défiance. L’homme questionna encore et finit ainsi par apprendre que Gaby avait une seconde résidence 19, rue du Théâtre. C’était là qu’elle rédigeait son courrier. On lui dit également que Gabrielle devait rentrer pour dîner.

   A une heure, exactement, l’individu arriva rue du Théâtre où Gabrielle venait de rentrer, n’étant pas prévenue. Elle reconnut le policier criminel Goldschmidt. Il était accompagné de deux agents et lui déclara qu’il avait ordre de l’arrêter et de procéder à une perquisition. Gaby demeura impassible et méprisante. Les policiers commencèrent par briser la garniture de cheminée, cassèrent des bibelots, arrachèrent le papier tapissant le mur et vidèrent les armoires. Ils ne trouvèrent rien.

   Visiblement dépités, ils ordonnèrent à Gaby de prendre place dans l’auto grise qui stationnait devant la porte. Elle dut s’asseoir à côté du chauffeur. Dès que la voiture fut en marche, elle se mit à crier qu’elle était arrêtée par les boches, mais que, comme de coutume, ils étaient bredouilles. Le chauffeur menaça de la frapper.

   - Essayez ! répliqua-t-elle. Je vous percerai la main avec l’épingle de mon chapeau !

   A la kommandantur, Gaby fut mise au secret. Ce ne fut que le 25 que l’on procéda à un premier interrogatoire. Dès que la prisonnière fut en présence des Allemands, elle se moqua d’eux et leur demanda si c’était agréable de faire buisson-creux. Ne pouvant rien tirer de cette déconcertante accusée, les boches retournèrent une seconde fois rue du Théâtre, y mirent tout sens dessus dessous, démolirent les cheminées et …revinrent bredouilles.

   Le 2 février, Gaby est transférée à la prison de Saint-Gilles. C’est là que son martyre va véritablement commencer. Les ennemis vont employer tous les moyens, les plus cruels et les plus lâches, pour tenter d’anéantir l’énergie de la pauvrette et lui arracher les noms des associés.

   Baby était très calme, toujours aussi enjouée, aussi boute-en-train. Une chose l’attristait : la famille Collet, soupçonnée de complicité, avait été arrêtée également. Elle mit tout en œuvre pour établir que Madame Collet et ses fils étaient innocents et, se privant du peu de vivres qu’elle avait pu se procurer, les donna à la mère Collet.

   Elle est âgée et son état nécessite des soins, disait-elle, tandis que moi, je suis jeune et forte.

   L’innocence de ces braves gens fut reconnue. L’on conduisit Madame Collet, malade, à l’hôpital allemand, et ses fils furent mis en liberté.

   Gaby restait seule devant l’ennemi, seule devant la mort.

   Mlle Hélène Petit, que chérissait tant l’héroïne, m’a fait le douloureux récit du calvaire de sa sœur :

   «  Le courage qui depuis le début de la guerre avait animé Gaby semblait redoubler devant la férocité de ses juges. Elle leur disait :

   » Ici, je suis devant l’ennemi. Mon droit et même mon devoir est de le mépriser, de lui résister et au besoin de lui donner du fil à retordre. Je suis une espionne dites-vous. C’est un mot qui me répugne et pourtant, si c’était à refaire, je recommencerais avec enthousiasme, tant est violente la haine que j’ai pour votre race !

   » Le 2 mars était pour Gaby le jour où les bourreaux allaient toutes les minutes lui tourner le fer dans la plaie. Oui, c’était le jour du jugement…et, le lendemain, la condamnation à mort.

   » M. Marin, directeur de la prison de Saint-Gilles, qui s’est toujours dévoué, je dirai même sacrifié pour améliorer la situation des malheureux détenus, me dit qu’il avait été stupéfié de voir le sang-froid de Gaby lorsqu’elle lui déclara qu’elle était condamnée à mort. Le prêtre qui se trouvait avec elle dans la voiture cellulaire confirma d’un signe. Le dimanche 5 mai, j’appris par une tante à qui Gaby avait su faire parvenir un court billet, la terrible nouvelle.

   » Je me rendis immédiatement avec tante à la prison. M. Marin nous reçut et nous dit qu’il n’y avait pas une minute à perdre pour sauver la vie de Gaby. Il rédigea un recours en grâce que nous signâmes et le porta aussitôt à la kommandantur, après avoir fait appuyer sa démarche par le nonce du pape et la légation d’Espagne.

   » Le mercredi 8 mars, j’allai à la kommandantur demander un permis de visite pour tante et moi. Là, les boches qui ne m’avaient jamais vue me montraient du doigt en disant :

   » C’est la sœur de Gabrielle Petit…

   » Ils me remirent un permis pour ma tante et moi et me dirent :

   » Cet après-midi, vous verrez votre sœur. Elle aura certainement confiance en vous : demandez-lui les noms de ses agents et venez nous les dire…

   » Je réprimai un mouvement de violente indignation et répondis :

   » Ma sœur n’a confiance à personne. Elle ne voudrait pas avoir un reproche à se faire.

   » On me laissa partir avec le permis, valable pour deux heures.

   » Arrivées à la prison, nous avons pu voir Gabrielle. C’était toujours le boute-en-train. Elle arriva au devant de nous en chantant et était accompagnée d’un boche qui ne nous quitta pas. Gaby nous raconta comment elle avait été arrêtée.

   » Je suis condamnée à mort, dit-elle. Ca ne m’effraie pas.

   » Elle nous fit le récit de tout ce qui s’était passé pendant les interrogatoires. Pourquoi nous étiez-vous contraire ? Lui dit le juge : nous ne vous avons rien fait. Ma sœur lui répondit avec mépris : Comment, vous ne nous avez rien fait ! J’étais à Maubeuge, à la Croix-Rouge, il y a environ un an et demi. J’ai vu vos massacres. J’ai vu de mes yeux un sac contenant des membres d’enfants et de femmes…et vous ne m’avez rien fait ? Eh bien, moi, à partir de ce jour-là, je vous le répète, je me suis dit que mon droit et mon devoir étaient de venger ces malheureux sans défense que vous avez assassinés ! Ce que j’ai fait, je ne puis le nier, puisque vous possédez le courrier d’un mois. Je l’ai fait dans un but juste. J’ai vu mon pays lâchement attaqué, ce qui me touchait le plus. J’ai fait ce qu’il était en mon pouvoir de faire pour le sauver.

   » Vous avez renseigné sur les aéroplanes et les canons, en donnant force détails.

   » Cela prouve simplement que mes hommes ne sont pas de votre trempe. Ils travaillent pour le bien de leur pays. La preuve, c’est que vous n’en avez pas encore un seul depuis que je suis ici. Comme moi, ils sont dans leur pays…ils sont chez eux…ils ne livrent personne ! Tandis que vos hommes ne sont pas même des espions : ce sont des prostitués. Ils se trouvent dans un pays lâchement envahi. Ils volent, ils pillent et ne travaillent qu’à une condition : l’intérêt de leur poche.

   » Gaby nous raconta alors son genre de vie en cellule.

   » Je suis séquestrée, dit-elle, c’est un peu pénible, mais je m’y fais très bien.

   » A ce moment, le boche fit remarquer que le temps était passé et nous fûmes obligées de quitter Gaby.

   » Huit jours après, le 15 mars, je me rendis seule à la prison. C’est Gaby souriante que je revis.

   » Ah ! Hélène, dit-elle en me voyant, tu m’apportes encore un pot de confiture. Quelle chance ! Figure-toi que j’en ai fait chercher à la cantine. Cette confiture est aussi sure que la tête des boches est carrée !

   » Gaby me conta les petites aventures de la semaine.

   » Madame Hernalsteen était ici depuis six semaines au secret, sans pouvoir se procurer ni vêtements, ni quoi que ce soit ; elle m’en fit part par notre téléphone – les prisonniers correspondent, par un système conventionnel, en se servant des tuyauteries des cellules. Je combinai adroitement le moyen de l’aider. Je lui dis donc que le lendemain, elle trouverait dans un coin du préau un petit paquet contenant un peu de linge et de quoi cirer ses bottines. Le lendemain, je dépose donc mon paquet…le boche s’en aperçoit et s’en empare. Il le fouille pendant plus d’une heure, s’attendant à y découvrir une correspondance secrète. Je fus reconduite dans ma cellule où j’appris que j’étais privée de préau pendant trois jours. Le troisième jour, l’on vint m’informer que si j’étais sage dans la journée, je pourrais aller à l’air le lendemain. Tu comprends, ce jour-là, le tapage redoutable ! Le soir, on vint me dire qu’on ne prenait pas attention à ce que je faisais, que j’étais une déséquilibrée et que le lendemain je pourrais aller au préau. Flattée du compliment, je remerciai le boche en lui disant que je n’étais plus à l’école gardienne et que puisqu’il leur avait plu, à eux boches, de me retenir trois jours, il me plaisait à moi, Gabrielle Petit, d’encore rester trois jours dans ma cellule. Et ils n’ont pas réussi à me faire sortir. Menocle (un boche) me dit : « Votre de Roi est un roi de carton. »

   » - Mon Roi vaut mieux que votre Kaiser. Il est au milieu de ses soldats et vous ne savez pas où se trouve votre empereur.

   » Son juge lui dit aussi :

   » - Mais si vous étiez à ma place, que feriez-vous ? Me condamneriez-vous ?...

   » - De vous ?...Je ferais une sentinelle pour vous apprendre votre métier…

   » Un boche passa et, me le montrant, Gabrielle me dit :

   » - C’est Moustache. Ce matin, il vient dans ma cellule :

   » - Dimanche, vous irez à la messe…

   » - J’irai à la messe sans m’occuper de vos ordres. On ne m’a jamais posé de conditions, j’ai toujours vécu sans tolérer d’autorité, sachant me dominer moi-même.

   » L’interprète qui se trouvait avec nous passait complètement inaperçu, car Gabrielle n’accordait aucune attention à ses remontrances. Ce jour-là, la conversation en resta là et je dus abandonner ma pauvre petite Gaby.

   » Le 22, je retournai à la kommandantur pour demander un nouveau permis de visite. Le boche me dit :

   » - Il ne faut pas revenir la semaine prochaine.

   » - Et pourquoi ?

   » - Parce que l’autorité ne permet plus de voir les prisonniers que tous les quinze jours.

   » Il me délivra un permis et je courus avec joie rendre visite à Gaby. Cette fois, je la vis arriver fiévreuse. Elle avait un côté du visage tout en feu. Gaby n’était pas habillée. Elle avait une robe de chambre blanche, un long paletot bleu, les cheveux sue le dos et des chaussons aux pieds. Je ne sus lui cacher mon émotion…Je lui demandai la cause de son aspect bouleversé et pourquoi elle n’était pas habillée…

   » - Pourquoi je ne suis pas habillée, Hélène ?...C’est très simple. Aujourd’hui, je devais aller à l’instruction, et je ne veux pas faire à ces messieurs l’honneur de m’habiller pour eux. Mais ce qui est plus fort, c’est l’état de nervosité dans lequel ils m’ont mise. Ils prétendent avoir arrêté quatre de mes agents et ils voulaient que je leur donne les noms de ces hommes. En un mot, ils m’ont mise à bout, si bien que je leur ai dit :

   » - Vous n’êtes que des imbéciles. Quand vous m’avez arrêtée, avez-vous demandé mon nom à l’un de vos prisonniers ? Eh bien, faites maintenant comme alors. Chercher les noms ; quand à moi, je n’en connais aucun.

   » Je suppliai alors Gaby de signer son recours en grâce.

   » - Hélène, répondit-elle gravement, ils m’imposent des conditions que je ne puis accepter. J’ai pris un engagement que je considère comme sacré et que je respecterai jusqu’à la mort.

   » L’interprète allemand intervint et ordonna à ma sœur de se taire.

   Gaby répliqua vivement à cet homme qui s’était installé depuis de longues années en Belgique :

   » - Vous nous êtes opposé et pourtant votre pays ne vous a pas gardé ni nourri et vous avez été content de vous réfugier chez nous. Cela ne me regarde pas, mais ce que je dis ne regarde pas d’avantage.

   » Gaby me confia, pour me rassurer, une espérance…

   » - Peu de temps avant mon arrestation, me dit-elle, une jeune fille de vingt sept ans a été condamnée à mort. Vu son âge, la peine a été commuée en celle des travaux forcés à perpétuité, et comme je n’ai que vingt trois ans, j’ai tout lieu de croire qu’il en sera de même pour moi.

   » Elle me demanda de prévenir mes dames Oblin et Butin de son arrestation. Elle me pria d’aller chercher chez la mère Collet une médaille de Saint-Joseph et sa montre. Je le lui promis. Gaby me dit encore :

   » - Mme Collet est relâchée depuis plus d’un mois. Tu la trouveras donc chez elle. Va chez ma propriétaire, Mme Bicheman, et tu arrangeras mon compte.

   » Elle m’apprit que le policier criminel Goldschmidt, le boche qui avait procédé à son arrestation, lui avait offert un sachet de pralines pour sa fête…Cette fois encore, la mort dans l’âme, je dus quitter ma petite Gaby. Ah ! Combien de fois ne revint-elle pas vers moi pour m’embrasser, mais il fallut bien se séparer…Il me semblait que l’espoir que j’avais eu de la voir sauvée s’éteignait petit à petit…

   » Le jeudi 30 mars, je me rendis chaussée d’Anvers afin d’y chercher la médaille de Saint-Joseph et la montre de Gaby. J’appris que Mme Collet, malade, se trouvait toujours à l’hôpital allemand.

   » - Mais, mademoiselle, me dit le jeune homme qui m’avait ouvert la porte, savez-vous que votre sœur est partie pour l’Allemagne, ce matin ? Je vais aller chercher mon frère. Si vous voulez m’attendre, je vous apporterai la carte que Gabrielle a envoyée et dans laquelle elle demande de vous remettre ses vêtements, afin qu’à son retour elle les retrouve en ordre.

   » Quelle émotion ! Une joie immense descendait en moi…Ma sœur était sauvée !

   » J’attendis, toute fébrile d’impatience, et lorsque ce monsieur revint au bout d’une heure, il me déclara que son frère avait été chez l’avocat qui lui avait certifié que Gaby était partie en Allemagne, le matin. Il ne m’apportait toutefois pas la carte dont-il avait parlé.

   » Je pris courage et, voulant connaître la vérité, je me rendis rue Pletinckx, chez l’aumônier allemand. Je lui demandai s’il avait déjà vu Gaby. Il me répondit qu’il venait de lui rendre visite et que lorsqu’il retournerait auprès d’elle le lendemain, il lui parlerait de moi pour l’amener à se confesser, car Gaby avait refusé de lui dire le moindre mot.

   » Ma pauvre sœur n’était donc pas partie pour l’Allemagne ? Que signifiait l’histoire de la carte postale ? Gaby avait-elle pu espérer un instant une commutation de peine ? Mes inquiétudes étaient devenues plus fortes que jamais et un pressentiment sinistre m’oppressait…Il était trop tard, hélas, pour solliciter une autorisation de visite.

   » Le lendemain, je me présentai à la kommandantur, à huit heures du matin. Une heure plus tard, je fus reçue par l’officier Behrens qui sembla ne pas vouloir me regarder. Je dis alors à la dactylographe que je désirais faire parvenir vingt francs à ma sœur, parce qu’elle se trouvait sans rien à la prison. Elle transmit ma demande à l’officier qui lui répondit qu’il se chargerait de la commission dans le courant de l’après-midi. Il quitta le bureau en se détournant de moi.

   » La dactylographe m’invita à m’asseoir et je le fis en me disant que je parviendrais peut-être à apprendre quelque chose. Cette jeune femme me considérait avec une sympathie non dissimulée. Elle me questionna longuement et s’intéressa à la vie de ma sœur en répétant plusieurs fois, avec un accent apitoyé, que ce qui arrivait était regrettable.

   » Voyant qu’elle n’était pas insensible à mon angoisse, je m’enhardis et la suppliai d’intercéder auprès des officiers pour obtenir un permis afin de voir Gabrielle l’après-midi.

   » - M. Behrens ne rentrera pas avant une heure, dit-elle. Voulez-vous attendre ?

   » J’acceptai avec empressement. Une voix intérieure me disait qu’il fallait que je voie absolument Gaby ce jour-là.

   » Quand l’officier rentra, il demanda ce que je faisais là. La dactylographe le mit au courant et, sans me dire un mot, Behrens me remis un permis de visite.

   » Gaby n’était donc pas transférée en Allemagne ! Je me sentais comme poussée par une main mystérieuse. Arrivée à la prison, me laissant aller à toutes mes impulsions, je refusai d’entrer dans le parloir et restai debout dans le corridor, prétextant que la chaleur était trop forte dans cette pièce que j’allais me trouver mal. J’avais ainsi l’avantage de voir arriver Gaby de loin.

   » L’interprète de ma sœur s’avançait dans ma direction et, lorsqu’il me vit, cet homme devint pâle comme un mort. Inquiète, je lui dis :

   » - Vous vous sentez mal, monsieur ?

   » Il répondit d’une voix étouffée :

   » - Non, mademoiselle. Entrez.

   » Je le suivis dans le petit parloir.

   » - Avez-vous fait des démarches récentes pour votre sœur ? demanda-t-il.

   » - Non. J’ai demandé ce matin que l’on remette un peu d’argent à Gaby. C’est tout…

   » - Non, mademoiselle, il ne s’agit pas de cela. Me promettez-vous le secret ?

   » - Oui, monsieur, je vous le jure. Je n’ai qu’une parole, vous pouvez avoir confiance en moi.

   » - Eh bien, mademoiselle, c’est pour demain…Gaby sera fusillée…

   » Etourdie par ce coup terrible, je perdis la notion des choses…Je voulais entendre et ne pas comprendre, mais j’étais dans l’atroce réalité…

   » Et Gaby allait venir, ignorante de l’inexorable sentence. Je ravivais tout mon courage pour ne pas trahir mon effroyable chagrin, mon affolant désespoir.

   » - Si vous voulez attendre, dit l’interprète, tout le monde sera servi à trois heures et alors vous pourrez rester avec votre sœur jusqu’à quatre heures. A ce moment le juge viendra lire la condamnation à Gabrielle et elle devra être rentrée dans sa cellule.

   » Plus morte que vive, j’attendis Gaby. Elle arriva peu après. Elle était très gaie. Malheureusement, je ne pus lui cacher mon état et elle me demanda ce que j’avais.

   » - Rien, lui dis-je. Je suis un peu souffrante.

   » Que faire ? Après un court débat intérieur, je résolus de tout lui dire. Rassemblant mon courage, je demandai à l’interprète de baisser le store et, pendant ce temps, je dis à ma sœur, à voix basse :

   » - Gaby, c’est pour demain matin…

   » Elle comprit.

   » Jamais je ne pourrai dire la terreur que je ressentis alors. Je n’osais regarder Gabrielle ; il me semblait que j’allais étouffer.

   » Gabrielle rougit et peu à peu redevint comme d’habitude.

   » - Je m’y attendais, fit-elle avec calme. Voilà plusieurs jours que Louise de Bettignies et les quatre autres condamnées en même temps que moi sont parties, et je suis ici.

   » Je lui donnai mon manchon dans lequel elle glissa deux lettres.

   » Gaby toujours très calme, me recommanda d’aller remercier cousin Bara de la bonté qu’il avait eue pour elle et des services qu’il lui avait rendus pendant sa tâche. Elle me dit de faire ses adieux à Mme Butin et de ne pas oublier de remettre sa grammaire anglaise à la personne qui avait été bonne pour elle.

   » J’écoutais cela comme perdue dans un rêve torturant. Gaby souriait et c’était moi qui avais la sensation d’être la condamnée à mort ! Muette, folle de douleur, je faisais des efforts surhumains pour me dominer, ne voulant pas diminuer le courage merveilleux de ma pauvre petite Gaby.

   » Et le moment de la séparation vint.

   » Ah ! Quelle horrible chose ! Voir ma petite sœur, ma seule consolation, la voir là devant moi, belle souriante, et me dire que le lendemain, elle allait être lâchement assassinée par des barbares, seule et sans défense…

   » Nous ne pouvions nous quitter…Gaby revint plusieurs fois à moi, essayant de me consoler, voulant sécher mes larmes sous ses derniers baisers…

   » Voyant que je ne pouvais arrêter mes pleurs, elle dit à l’interprète :

   » - Si Hélène continue, monsieur, vous irez lui chercher mon drap de lit…

   » L’heure fatale allait sonner…il fallait partir…et j’ai emporté d’elle une dernière vision radieuse : Gaby m’adressant un ultime sourire d’adieu.

   » - Demain, avait-elle dit, ceux qui depuis mon arrestation tremblent s’en iront en paix.

   » Pour être certaine de l’horrible malheur qui nous frappait, je demeurai devant la prison afin de voir arriver les juges et le prêtre…Je vis le tout…Ah ! si j’avais pu terrasser ces monstres, ces criminels !..

   » Tout espoir était perdu…

   » Je me rendis chez M. Marin qui venait d’apprendre la fatale nouvelle. Je rencontrai tante et, ensemble, nous courûmes chez le ministre d’Espagne et chez le nonce du Pape. Celui-ci nous reçut avec beaucoup de bonté. Je le suppliai d’arracher Gaby à cette horrible mort. Il nous promit de faire tout ce qui était en son pouvoir.

   » Hélas ! Il n’y avait plus rien à faire…

   » Quelle nuit ! Ah ! Si j’avais pu rester auprès de Gaby, l’assister, pleurer dans ses bras, savoir ce qu’elle faisait…mais nous étions séparées par des murs infranchissables ! J’aurais voulu crier pour que Gaby m’entende…

   » Elle allait mourir. Tout était fini. »

   La dernière nuit de Gabrielle Petit a une grandeur cornélienne.

   Demeurée seule en face de son inexorable destin, la jeune fille conserva une sérénité qui fit dire à ses mortels ennemis : « C’est une sainte ! »

   Elle soupa comme d’habitude, de bon appétit. Puis elle prit un travail de broderie inachevé, voulant le terminer avant de mourir.

   Un soldat allemand nommé Otto Becker, avait mission de veiller la condamnée. Cet homme, qui avait vécu longtemps à Paris et à Bruxelles, n’était pas une brute. Gabrielle, tout en brodant, lui raconta toute sa vie, puis, très naturellement, ils en vinrent à parler de la mort…

   Becker lui déclara qu’il était franc-maçon et nia la vie future. Gaby, à toutes ses objections, opposa sa foi absolue en l’immortalité de l’âme.

   Ils discutèrent ainsi longtemps dans la lugubre cellule, sur les murs de laquelle Gaby avait écrit cette pensée admirable : C’est avec les humbles qu’ont fait des héros, et aussi :

 

Le bonheur

Le plus humble des hôtes,

Le plus inconstant des hôtes.

 

   Lorsque Gabrielle eut cesser de broder, elle écrivit quelques lettres, derniers adieux d’une âme forte, et avec le souci de partager son avoir modeste de patriote pauvre, cette modique somme de cinq cent quatre vingt un francs qui soufflette le juge allemand osant prétendre que c’était l’appât du gain qui avait guidé l’héroïne.

 

               Ma chère marraine,

 

   Ton recours en grâce est rejeté. Je te remercie de ta bonté. Adieu…c’est plein de courage. On te remettra de ma part une somme de 581 francs.

Veux-tu bien partager avec ma sœur Hélène ?

   Remerciements à cousin Bara.

   Bons baisers et adieu.

                                                                                             Gabrielle PETIT.

               Ma chère Hélène,

 

   Je t’adresse mes adieux. Ne regrette rien, c’est tellement naturel ! C’est la vie courante…Vois-tu, on part comme on est venu. Je ne regrette rien. Sois sage et courageuse, surtout.

   Veux-tu bien ne pas oublier l’indication que je t’ai donnée au sujet de ma grammaire anglaise. Tu diras qu’il faut qu’on la garde en souvenir de moi et tu remercieras la personne de la bonté qu’elle a eue pour moi. Ne l’oublie pas, surtout, et si l’on te donne des conseils, suis-les en souvenir de

                                                                                       Ta petite sœur,

                                                                                   Gabrielle PETIT.

   A deux heures et demie du matin, Gaby s’étendit sur sa couchette pour prendre un peu de repos et s’endormit paisiblement après avoir demandé à Becker de la réveiller vers quatre heures et demie.

   Quelles sont les pensées qui dirent assaillirent le soldat allemand pendant qu’il veillait cette morte-vivante ?

   A l’heure dite, le boche n’osa pas troubler le sommeil de la martyre. Elle s’éveilla à cinq heures.

   Voulez-vous avoir la bonté de m’aller chercher une feuille de lierre ? demanda-elle à son gardien.

   L’homme, malgré la consigne, y consentit et, pendant son absence, Gaby écrivit encore ces deux lettres :

               Cher cousin,

 

   Au triple galop.

   Je viens très brièvement vous adresser mes adieux.

   Il est cinq heures du matin (belge). J’en ai encore pour quelques heures. Je ne crains rien et suis d’un calme à toute épreuve. Je vous remercie de tout cœur de toute la bonté que vous avez eue pour moi. Jusqu’à mon dernier soupir, je vous en serai reconnaissante.

   Puissiez-vous être heureux, cher bienfaiteur, et vivre encore de longues années.

   Adieu, cher bienfaiteur.

                                                                                          Votre petite cousine protégée.

                                                                                                  Gabrielle PETIT.

 

 

   (1-4-1916)

 

               Chères toutes trois (sœur, tante, amie),

 

   Mon dernier mot : ce n’est pas bien long. Il est cinq heures (belge). Dans une heure ou deux, je vous enverrai mon adieu de loin. Comme je l’ai dit, une somme de 581 francs sera remise à Marraine, dont elle déduira les frais que réclament cinq messes que j’ai demandées à l’aumônier de la prison ainsi que l’arriéré que j’ai rue du Théâtre.

   Le reste doit être partagé entre Marraine et Hélène. Tous mes vêtements reviennent également à Hélène, ainsi que divers autres objets. Mon manchon, ma bague avec les petits diamants et mes bons gants sont chez la mère Collet. Mes adieux chez Butin ; que mère Collet s’en charge.

   Bon courage, bons baisers et à vous trois par le cœur,

                                                                                                  Gabrielle PETIT.

 

 

 

   Becker était revenu.

   - Vous remettrez cette feuille à ma sœur, en souvenir de moi, lui dit Gaby. Et vous lui direz que je lui souhaite d’être heureuse.

   Elle fit alors sa dernière toilette et s’ensevelit vivante. Elle demanda à Becker de lui couper une mèche de cheveux. Le soldat le fit en tremblant, à l’aide de son canif.

   - C’est aussi pour remettre à Hélène, lui dit-elle, ainsi que cette petite boite d’allumettes, cette broche et ces lettres.

   Gabrielle communia et alors vint le moment suprême.

   M. Marin la vit partir : elle n’avait pas changé et monta d’un pas ferme dans la voiture.

   Au Tir national, un soldat voulut la soutenir pour se rendre au lieu d’exécution. Gabrielle lui adressa un sourire un peu méprisant.

   - Je vous remercie, monsieur. Je n’ai pas besoin de votre aide. Vous allez voir comment une jeune fille belge sait mourir. 

   Et, la démarche vive et alerte, elle va bravement à la mort. Elle passe devant les stands du Tir, franchit une porte à claire-voie et se trouve tout à-coup devant le peloton d’exécution. Les soldats sont tremblants et pâles. Gabrielle salue l’aumônier et, d’un bond, se place devant les fusils, à cinq mètres du peloton.

   Un officier s’approche d’elle et veut lui bander les yeux. Mais, d’un geste rapide qui égratigne la joue du boche, Gaby rejette le bandeau.

   Quelques secondes terribles. Un commandement bref. Une détonation. Gabrielle Petit tombe, frappée en plein cœur, face à l’ennemi.

   Deux soldats ont refusé de tirer sur la martyre. On les fusille séance tenante.

   Le 27 mai 1919, au cimetière des fusillés, au Tir national.

   Huit heures du soir. Derrière des arbres sombres, au loin, le soleil couchant saigne…

   Les fossoyeurs se hâtent.

   Le cercueil de la Grande Fusillée apparaît. Un homme entoure le bois pourri de sangles et doucement, l’on exhume l’immortelle dépouille.

   Pauvre et sublime Gabrielle Petit ! La voici étendue sur les planches brisées, enveloppée dans son grand manteau bleu, d’où émergent les bottines à talons hauts. La tête, méconnaissable et noire, laisse encore deviner, cependant, un fin profil de femme. Et là, en pleine poitrine, les trous des balles…A la hauteur du cœur, une tache noire, cerclée d’un peu de mousse blanche…

   La chute sourde d’un corps…un râle douloureux…C’est Mlle Hélène Petit qui vient de s’affaisser devant ce tableau d’horreur.

   Deux jours plus tard, sous un clair soleil d’Ascension, l’apothéose !

   Dans la salle des Pas-Perdus de l’Hôtel communal de Schaerbeek – vaste chambre ardente – la foule, lentement, défile et s’agenouille devant le catafalque drapé dans les plis du drapeau, écrasé sous les fleurs.

   Et voici la Reine, tout de blanc vêtue, s’inclinant devant l’Héroïne et déposant sur son cercueil la croix de l’Ordre de Léopold…

   Elles furent d’une beauté de légende, ces funérailles nationales où le peuple belge fit monter son adoration vers l’impérissable mémoire de la liliale enfant.

   Gabrielle Petit ! Prononcer le nom de la Grande Fusillée, n’est-ce pas évoquer le visage même de la Patrie ?

 

P’TIT BELGE, d’Albert Bailly 1919.

 

GABRIELLE PETIT : 1er avril 2010

Après l'office religieux, nous nous sommes retrouvés très nombreux devant le monument à la mémoire à Gabrielle PETIT.

J'ai été frappé par le nombre croissant de jeunes présents.

C'était notre première participation[1] à cette manifestation dans le cadre de notre parrainage du comité.

Discours de la Présidente du Comité Gabrielle Petit

Monsieur le représentant du Bourgmestre, Monsieur le Maire de Nomain,

Monsieur le Colonel commandant la Place de Tournai,

Mesdames et Messieurs les représentants des autorités civiles et militaires, tant belges que françaises, Mesdames, Messieurs, Chers Amis,

       Au nom de la Confédération des Prisonniers Politiques de Tournai et du Comité National Gabrielle Petit, je tiens à vous remercier pour votre présence à notre manifestation du souvenir de ce jour. Je remercierais tout particulièrement tous ces jeunes qui sont venus assister à cette commémoration.

       Si, Petit, était son nom de famille, Legrand était son nom de guerre.

       Gabrielle, Aline, Eugénie a vu le jour au numéro 20 du Quai du Luchel d'Antoing, maison aujourd'hui disparue. Et c'est à l'école des Dames de la Sainte Union, non loin d'ici, à la rue des Campeaux, qu'elle recueille les premiers éléments de sa formation.

       Elle à peine 10 ans quand on la place à l'orphelinat de Brugelette. La discipline stricte de cet établissement, le contact de compagnes sans père ni mère, vont forger chez elle un caractère de chef, de meneur.

       En mars 1914, elle rencontre un jeune sous-officier qui devient son fiancé. Elle s'engage alors à la Croix Rouge. Malheureusement une rupture de fiançailles intervient et c'est alors qu'elle se réfugie en Hollande.

       Les services de renseignements alliés recherchent parmi les réfugiés des agents susceptibles de les aider. Un officier anglais l'engage à suivre des cours d'espionnage. On l'envoie à Londres, où en quelques semaines son instruction est achevée. Elle revient alors en Belgique. Avec la collaboration d'autres agents elle transmet ses rapports, surtout axés sur les mouvements des troupes allemandes, les gardes aux voies ferrées et aux ponts, le nombre d'hommes dans les casernes, tous renseignements aperçus sur les tenues des soldats feldgrau, aux alliés via les Pays-Bas.

       Ses comptes rendus, Gabrielle les écrit sur des feuillets de papiers à cigarettes au moyen d'encre sympathique « l'encre sympathique est une encre sans couleur qui noircit lorsqu'on la soumet à un certain agent ». De plus elle organise un réseau de distribution de journaux clandestins. Malheureusement pour elle, trahit probablement par un passeur elle est arrêtée le 2 février 1916 à 13 heures et conduite à la prison de Saint Gilles. Elle est là, la plus indisciplinée des détenues, elle insulte les gardiens et les officiers allemands. A l'aube du 1er avril 1916 elle est conduite au Tir National pour y être fusillée. Refusant le bandeau qu'un soldat lui offrait elle tombait au cri de « Vive la Belgique, Vive le     »

       Ce monument fut inauguré le 18 mai 1924 en présence de la Reine Elisabeth. A cette occasion, les enfants des écoles de la Ville interprétèrent le chant « Cantate à Gabrielle Petit » texte d'une institutrice tournaisienne Marthe Picavez-Deffrennes et musique de Fernand Godart directeur du Conservatoire.

       Puisque cette journée est consacrée également et jumelée avec la journée Franco-Belge des Prisonniers Politiques ayons une pensée émue pour cette autre héroïne qu'était Louise de Bettignies, née à Saint-Amand les Eaux et arrêtée ici à Tournai-Froyennes, elle mourut de la tuberculose dans une infâme prison de Siegburg le 27 septembre 1918. Les anglais l'avaient baptisée « The Queen of spies » La Reine des espionnes.

       Il est de notre devoir de nous rassembler ici chaque année, le 1er avril, afin que la mémoire ne reste pas seulement un sous-titre ; et de redire à la jeune génération que grâce à des héroïnes de cette trempe elle peut continuer à vivre dans le pays de cocagne qu'est notre Belgique.

       L’histoire est un éternel recommencement dira-t-on ! Mais il ne faut pas que la mémoire reste un sous-titre, car l'oubli est une graine appelée à croître dans une terre riche de silence et d'indifférence. Restons donc vigilants pour que la démocratie règne dans tous les peuples épris de liberté.

       En ce jour anniversaire de son exécution et après le dép6t de fleurs, je vous demanderai d'observer une minute de silence en la mémoire de toutes ces femmes et de tous ces hommes qui ont donné leur vie pour que nous puissions un jour vivre libres.

Mireille Houwaert-Winberg

Présidente Comité National Gabrielle Petit



[1] Groupement des Cadres de Réserve du Tournaisis. G.C.R.T.



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