Médecins de la Grande Guerre

Marie de Croy témoigne sur la vie des prisonnières dans une prison allemande

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Marie de Croy témoigne sur la vie des prisonnières dans une prison allemande.

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Groupe de résistantes devant la cellule de Gabrielle Petit. De gauche à droite : Louise Thuliez, comtesse Jeanne De Belleville, Marguerite Blanckaerd, princesse Marie De Croy et Léonie Van Houtte. (Photo Musée de l’Armée, Cabinet des Estampes)

Marie de Croÿ

Reproduction sur carte postale d'un dessin effectué pour Marthe Boël par une co-détenue (J. Aubry) dans la prison de femmes de Siegburg, 28 juillet 1917. (Musée de l’Armée, Cabinet des Estampes : DE"d370")


La princesse Marie de Croy et son frère furent des membres très actifs du réseau d'évasion destiné aux soldats alliés qui se trouvaient cachés en territoire occupé. A partir du nord de la France, les soldats étaient emmenés par tramway jusqu'à Bruxelles (en tramway et non en train car il n'y avait qu'un seul arrêt sur la ligne, à Enghien, ce qui limitait les risques du contrôle) où Edith Cavell les hébergeait dans sa clinique avant de les faire acheminer en la Hollande. En quelques mois, 170 soldats rejoignirent les armées alliées. Malheureusement le réseau ne put fonctionner que jusqu'au mois d'août 1915 date à laquelle les Allemands arrêtèrent Edith Cavell. Le 9 octobre 1915, le verdict du jugement tomba : neuf condamnations à mort dont celle d'Edith Cavell et de Philippe Baucq, 17 condamnations aux travaux forcés et huit acquittements. La Princesse Marie de Croy fut condamnée à dix ans de détention. Le 5 novembre 1915, elle fut emmenée à la prison de Siegburg. Le 4 juillet 1917, gravement malade, elle a la faveur de pouvoir être hospitalisée jusqu'à la fin de la guerre à l'hôpital de Munster puis à l'hôpital de Bonn. Marie de Croy décrivit ses années de guerre et de captivité dans un livre paru en 1933 chez Plon et intitulé: " Souvenirs de la Princesse Marie de Croy 1914-1918 ". Vous trouverez ci-dessous les extraits de son livre qui témoignent de la vie des prisonnières belges et françaises dans la prison allemande de Siegburg (commune située à proximité de Aix-en-Chapelle). Pour la facilité du lecteur, j'ai donné aux textes sélectionnés des titres qui évoquent les différents aspects de la vie carcérale.

Les historiens de la Grande Guerre ont souvent mis évidence le courage du " Poilu ". Marie de Croy nous livre ici un des rares témoignages de l'héroïsme manifesté par de très nombreuses femmes belges et françaises. Le sacrifice de toutes ces femmes est tombé dans l'oubli. Puisse cet article raviver notre mémoire et réparer un peu l'injustice de ne pas avoir sur notre sol un monument rendant hommage aux femmes de la Grande Guerre qui se sont sacrifiées pour que règne la liberté.

La tuberculose
Pendant ma seconde nuit de captivité, les gémissements de la femme malade à côté de moi devinrent de plus en plus fréquents; sa voix faiblissait; je l'entendais supplier la gardienne de nuit, à son passage, de laisser sa porte ouverte, pour qu'on lui donnât de l'air, pour qu'on ne la laissât pas mourir seule.
Quand le lendemain matin le médecin fit sa ronde, je lui demandai si on ne me permettrait pas de passer la nuit auprès de cette personne si malade. Il me répondit étonné : "Mais c'est une Allemande et une grande criminelle". "Serait-ce un chien", lui dis-je, "que je le soignerais ". "Nous n'y pouvons rien", dit le docteur ;"elle est arrivée à la dernière phase de la tuberculose ".
Une heure ou deux après, j'entendis passer des hommes portant une civière; ma voisine fut emmenée et mourut dans la journée. Sa cellule fut nettoyée, laissée ouverte pendant 48 heures et…on m'y transporta. La malade y avait craché ses poumons : on en voyait des traces évidentes sur la literie et sur le mur. Plus tard, lorsque ma toux devint chronique et provoqua une hémoptysie, on put naturellement supposer que j'avais contracté la maladie de la malheureuse qui m'avait précédée dans cette cellule. C'est miracle que j'aie pu résister à cette contagion. 

Mon autre voisine, la pauvre petite n'avait que dix-sept ans. Arrêtée pour avoir caché son fiancé, un soldat français, elle attendait de jour en jour la naissance d'un enfant et elle appelait sans cesse sa mère si éloignée d'elle, si nécessaire à sa jeunesse et à son inexpérience. Son enfant ne fut pas le seul qui naquit dans cette cellule. En pareil cas, une infirmière diplômée était appelée mais elle arrivait quelquefois bien tard. Une nuit ce furent des coups que je frappai à ma porte qui attirèrent l'attention de la gardienne de nuit sur ma voisine. On permettait aux mères de garder leurs bébés pendant neuf mois, après cela, on les mettait en nourrice en ville. C'était un tragique moment que cette séparation. Une fois par mois, le dimanche, la mère nourricière apportait les petits et chaque visite était un nouveau déchirement quand la mère constatait que son enfant, peu à peu, l'oubliait.

Le froid.
La prison de Siegburg était, comme beaucoup d'autres construite en forme de T, avec un hall central, d'où on surveillait l'ensemble. Les six cellules du lazaret étaient situées au premier étage au-dessus de l'entrée et des bureaux. Orientées vers le nord, en face du bâtiment qui servait aux cuisines et à la buanderie, elles ne recevaient que peu de lumière, et jamais un rayon de soleil, en hiver du moins. Un petit tuyau de fonte le long des murs, était censé chauffer les cellules. Il aurait suffi, si on avait pu supporter la fenêtre fermée. En général, pendant l'hiver, j'arrivais à maintenir la température à 9 ° centigrades, sauf les dimanches et jours de fête. Ces jours là, les bureaux du rez-de-chaussée n'étant pas habités, le calorifère n'était pas allumé du tout.

La faim
Il est curieux de constater qu'en restant immobile par une température basse, sans jamais s'approcher du feu, on s'habitue au froid et on ne le sent presque plus. De même pour la faim. Ceux dont le moral était accablé de préoccupations souffraient moins que les gens plus simples dont l'idée fixe était la nourriture. Je me souvins d'une pauvre vieille qui, en 1917 passait une partie de la nuit à répéter : " Mon Dieu, que j'ai faim, que j'ai faim ! " Sa voix modulait cette plainte et en avait fait comme une mélopée.
La bouillie du soir était considérée comme répugnante par bien de ces gens, convaincus que l'orge et l'avoine ne peuvent être donnés qu'à la volaille. Nous avions à quatre heures une boisson chaude et, deux à trois fois par semaine, on y ajoutait, en ce temps-là pour ceux qui travaillaient, un morceau de fromage ou la moitié d'un hareng saur qu'il fallait manger avec ses doigts car on nous avait enlevé le "besteck", petite gaine renfermant le couteau et la fourchette.
Jusqu'au terrible hiver de 1917, on mettait, deux fois par semaine, un peu de viande dans la soupe; les autres jours, on avait de la morue salée ou de la choucroute, quelquefois même des fruits secs, figues ou pruneaux. Il arriva un moment où la provision des vivres étant épuisée, la soupe ne contint plus que des betteraves et des rutabagas cuits sans être pelés avec les tiges et les feuilles. Plus de pommes de terre; ceci pour diverses raisons : on en tirait de l'alcool pour fabriquer des munitions et, la centralisation des stocks organisée dans le but de rendre la distribution équitable étant mal exécutée, il en résultait que de grands tas de pommes de terre humides pourrissaient en fermentant. Puis vint l'horrible phase de la "soupe à la souris", ainsi nommée par les détenues. Elle était faite avec une poudre brune qu'on appelait " dürr Gemüse ", formée des épluchures séchées et râpées des légumes réservés aux soldats. Malgré leur faim, les prisonnières ne pouvaient l'avaler. On la versait dans le récipient des détritus qu'un fermier venait chercher tous les jours pour ses cochons. Mais les cochons eux-mêmes refusaient de la manger et l'homme vint bientôt demander qu'on ne l'ajoute plus aux déchets.

La promenade
Au début de ma captivité, j'étais trop malade pour quitter ma cellule, mais après deux semaines, le médecin, trouvant que j'avais besoin d'air, me prescrivit une promenade au cours de l'après-midi. La directrice désigna une prisonnière pour me donner le bras et me soutenir. C'était une petite Allemande condamnée à quelques mois de prison pour une faute, conséquence de son inexpérience plutôt que de dispositions criminelles. (…). Une autre prisonnière solitaire se promenait quelquefois à la même heure. Nous arrivions à nous rencontrer, les sentiers convergeant, et à échanger quelques mots à voix basse sans éveiller l'attention des surveillantes. Une de ces détenues, presque un enfant, se traînait languissamment le long du chemin, les yeux fixés à terre. Arrivée assez près pour être entendue, elle murmura : " Êtes-vous Française ? " -" non, Belge " -" moi, Lorraine", et la promenade continua. J'appris par bribes chuchotées à chaque rencontre, qu'elle avait été arrêtée pour avoir passé la frontière, emportant des fusils et de la poudre destinés aux Français; que son père avait rejoint l'armée française, que, dans sa famille, ils étaient tous Français de cœur. Tout cela devait se dire sans ralentir la marche, sans lever la tête.
De la même manière, je m'intéressai à une petite Flamande, une enfant de quinze ans, brave, raisonnable, fervente patriote. Elle donna un bel exemple aux autres jeunes détenues qui, n'avaient pas encore dix-huit ans, étaient autorisées à travailler ensemble dans le préau. Agenouillée au bord d'une plate-bande, occupée à quelque travail de jardinage, elle murmura, au moment où je passai : " Oh Madame, priez pour papa. ". - " Pourquoi ? ". Après un autre tour silencieux du préau, la réponse arriva : " Il est condamné à mort. Priez pour qu'il obtienne un sursis ! ". Le père était en prison à Louvain; la pauvre petite et sa mère, enfermées à Siegburg, apprirent quelques semaines plus tard la fatale nouvelle : le père avait été fusillé. Voici la copie de sa dernière lettre à sa fille :

Ma bien chère fille,

Je t'informe, ma brave enfant, que, demain matin, le 29 août, je ferai le grand voyage que tu connais, vers le Bon Dieu, qui, chère fille, attend mon arrivée. Il le sait. Voilà six mois et demi que je prie pour qu'Il m'épargne la peine de mort ou qu'Il me reçoive au ciel près de ses anges. Maintenant, se dit-Il, " il est bien converti, il s'est bien préparé, il vaut mieux que je l'appelle au Ciel; plus tard, il pourrait peut-être encore oublier le Bon Dieu. "
Il ne faut pas pleurer beaucoup sur moi, ma chère enfant. Le Bon Dieu le veut ainsi. Il veut me rendre heureux. Mais il faut prier beaucoup pour moi, dire tous les jours une petite prière pour ton papa, dévotement, toute ta vie. Tu ne peux rien faire d'autre pour moi, ma petite. Je ne te l'ordonne pas parce que je te connais; je ne fais qu'en exprimer le désir de tout mon cœur. Maintenant, ma bien chère Victoire, pense toute ta vie à ton papa et à ce que je t'écris. Alors tu resteras brave. Prie tous les jours pour ta pauvre maman qui doit rester douze ans en prison, afin que le Bon Dieu la conserve en bonne santé, l'aide à supporter sa peine, la guérisse de ses maladies et te rende ta maman bien portante. Quand tu seras rentrée à la maison, tu auras bien soin de tout et veilleras avec économie à tout comme une vraie mère. Tu te diras : je suis maintenant la mère de Xavier et de Lucien. Il faudra leur être bonne et douce; s'ils te dérangent, leur dire qu'ils font de la peine à papa qui voit cela du haut du ciel. Fais comme tu as fait jusqu'à maintenant. Sois serviable avec les gens, sois juste, sans tromperie; n'écoute pas les propos légers; sois travailleuse et propre et tiens bien compte de tout. Veille bien sur tes frères afin qu'ils ne soient pas gâtés; dis-leur ce que je désire d'eux, qu'ils fréquentent bien l'Eglise et la Sainte Table, ainsi que les vêpres du dimanche.
Quand tu retourneras à la maison, Xavier aura fini son école. Aie bien soin de Lucien alors, pour sa classe et sa première Communion, de sorte que je puisse espérer fermement vous revoir tous un jour au Ciel, qu'aucun, n'aura pris le mauvais chemin. Donc, ma brave petite, aie bien soin de tout, surtout de ton âme et de l'âme de tes petits frères. Prie bien pour tous, surtout pour ton papa.
Pour la dernière fois, ma très chère petite, je te salue et t'embrasse de tout mon cœur. Comme souvenir, je te laisse ma bague, ma chère enfant; je n'ai rien d'autre que je puisse te laisser. Adieu, ma chère petite Victoire. Au revoir, dans l'Éternité.

Les prisonnières : des héroïnes belges et françaises
Une chère vieille amie anglaise, qui s'intéressait à moi depuis mon enfance, me suppliait de lui permettre de venir me soigner sans expliquer comment ce projet pourrait être exécuté et elle m'envoya …un Birthday Book. Je trouvai une compensation à la quinzaine de jours sans souper dans l'usage que je fis de ce précieux petit livre actuellement encore en ma possession. Je parvins à le faire passer de cellule en cellule et plusieurs de mes compatriotes purent y écrire leur nom et quelque particularité sur les causes de leur captivité. J'en cite ici des extraits pour montrer quels "crimes" nous avions à expier.

Marie Guéant
Condamnée le 19 septembre 1916 à trois ans d'emprisonnement pour avoir à Hirson, procuré des aliments à un aviateur français. Contrainte d'abandonner trois petits enfants et une mère âgée. Son mari était au front.

Marthe Flavigny
Condamnée le 1° juillet 1915 à trois ans de prison, pour avoir caché son fille âgé de 18 ans.

Marguerite Bertholet
Arrêtée à Verviers, le 28 novembre 1916; condamnée par la cour martiale de Liège à six mois pour avoir donné de la nourriture à un soldat belge. Avait laissé cinq petits enfants à la maison; son mari était mort.

Emilie Flament
Maîtresse d'école à Laon, condamnée à deux ans de prison pour n'avoir pas dénoncé un voisin, sachant qu'il cachait sa bicyclette, et accusée, sans preuve, d'avoir des "sentiments hostiles à l'Allemagne". Son mari était en prison à Wittlich pour la même raison et ils avaient laissé deux petits enfants entre des mains étrangères.

Sœur Victoire, de la doctrine chrétienne.
Condamnée à trois mois pour avoir dit, devant les enfants de l'école : 1° " Ca sent le boche "; 2° "Les allemands sont grossiers et mal élevés ".

Marie Linthout
Condamnée à Liège, le 23 novembre 1916 à huit mois pour avoir dit : " sales Boches ! "

Louise Paroche
Condamnée en 1916 à Mont-Cornet à cinq ans de prison pour avoir donné de la nourriture à deux Russes prisonniers.

Germaine Bael
Condamnée à Trélon; neuf mois de prison pour n'avoir pas dénoncé son mari qui refusait à se déclarer.

Anne-Marie L'Hotellier
Condamnée à dix ans de travaux forcés pour avoir procuré de la nourriture à des soldats cachés en arrière-ligne. Les 22 soldats secourus (des blessés de la bataille de Cambrai), d'abord condamnés à mort, virent leur peine commuée en dix ans de travaux forcés.

Marie Wauters.
Condamnée à mort à Hasselt, peine commuée en celle des travaux forcés . Son mari exécuté le 20 novembre pour avoir recueilli des renseignements militaires. Lorsqu'il était malade, elle le remplaçait.

Pauline Deguelte de Saint-Michel
Condamnée en 1916 à quatre ans de travaux forcés pour n'avoir pas fait savoir aux Allemands qu'un officier français descendu en avion était caché dans le village. Elle ne l'avait pas caché, mais elle savait où il était et fut condamnée pour n'avoir pas trahi un compatriote.

Toute une famille de six personnes, dont Mme Lemaire-Lerche, 75 ans, sa fille et deux amis, condamnés pour avoir caché un seul Anglais : quinze ans de travaux forcés.

Jeanne Merckx
Condamnée à mort en 1916 à Hasselt pour espionnage. Peine commuée en travaux forcés à perpétuité. Son frère fusillé, son mari et sa sœur condamnés à dix ans chacun. Deux autres frères à l'armée belge.

Mme Quemesson
Condamnée à dix ans de travaux forcés pour avoir caché un Anglais

Mme et Mlle Aubry
Condamnées à trois ans de prison pour avoir conservé et caché les armes du Colonel Aubry , tombé au champ d'honneur en 1914

Mme de Laminne
Condamnée à cinq ans et dix mille marks d'amende. Accusée d'avoir aidé des jeunes gens à s'évader en Belgique. 

Rose Boisard, d'Aouste en Ardennes
Arrêtée en 1916 pour avoir porté de la nourriture pendant 18 mois à 4 soldats cachés. Le mari et le fils condamnés à mort. Le mari fusillé; la peine du fils commuée en travaux forcés à perpétuité. Un second fils condamné à trois ans et un troisième prisonnier de guerre.

Encore des héroïnes: Les Ramet de Verviers
La veille de Noël (1916), cette année là, on laissa ouverte les portes des cellules pour permettre aux détenues d'écouter les chants de la chorale réunie dans le hall central, autour du sapin traditionnel garni de quelques bougies et de fleur en papier. On se tenait debout à l'entrée des cellules, dans la pénombre. J'avais pour voisine, au lazaret, Mme Ramet de Verviers, dont un fils avait été fusillé et dont une fille avait vu sa condamnation à mort commuée en celle des travaux forcés à Siegburg, où se trouvaient également sa mère et sa plus jeune sœur. Étant souffrantes, Mme Ramet et moi, ce jour là avions obtenu la faveur d'un tabouret. Assises à quelques distance l'une de l'autre, nous avions pu, en dépit de la surveillante et sous le couvert des chants entamer ce dialogue. Elle commença à voix basse : " Aurons-nous la paix ? ". - " Un peu de patience, madame, on ne peut pas faire la paix maintenant ". -" Mais on ne doit pas la faire ! " s'écria t-elle vivement. - " je craignais", dis-je, heureuse de l'entendre, "qu'étant malade, vous ayez le désir d'être délivrée ". - " Ca m'est égal d'être malade ici, ça m'est égal d'y mourir. Il ne faut pas de paix avant la victoire ! ". Elle mourut quelques semaines plus tard. Un groupe de gens de la ville assistèrent à son enterrement, mais on ne permit pas à sa fille, détenue dans la même prison, de suivre le cercueil au cimetière : c'était contre les règlements !!! Augustine Ramet, sa fille aînée, rentra en Belgique à l'armistice avec une santé délabrée et mourut après de longues souffrances. Un seul membre de cette vaillante famille reste encore en vie: c'est Claire Ramet. Elle aussi a passé par Siegburg et a souvent réconforté les prisonnières par sa belle voix, mise au service des chants religieux.


La messe auprès de Victoria Deboeck
Pendant la messe, une personne agenouillée juste devant moi se remuait, une main derrière le dos. Dans cette main je pus saisir une toute petite image pieuse arrachée à son livre de prières, où elle avait écrit son nom et son adresse. Elle était de Mons et heureuse de sentir auprès d'elle quelqu'un du même pays. Au moment de former le rang pour redescendre, j'eus l'imprudence de lui serrer furtivement la main et la gardienne, qui aperçut ce geste, nous dénonça. La pauvre Victoria Deboeck fut du nombre qu'on transféra quelques jours plus tard dans une prison lointaine. Malgré les rigueurs endurées à Delitsch, elle put retourner chez elle après l'armistice, y être soignée et guérie; elle se fit ensuite religieuse.

Le docteur "Sortez"
Les détenues qui tombaient malades devaient le déclarer et demander à voir le médecin qui se tenait tous les matins dans son bureau près du lazaret. Elles attendaient leur tour, debout dans le corridor, face au mur, à deux pas l'une de l'autre, sans pouvoir parler ni tourner la tête. Qu'elle était pénible cette longue attente pour les faibles, les fiévreuses ! Le docteur, qui avait sans doute la consigne de ne prescrire que peu de médicaments et qui savait de plus que les drogues ne guériraient pas les maux dont souffraient la plupart d'entre nous, se contentait souvent de congédier la prisonnière de ce seul mot : "sortez ! " . A cause de cela, on l'avait surnommé "le docteur Sortez ". Plus d'une s'abstint donc ou se lassa de se faire porter malade et fut trouvée au matin morte dans son lit.

Mourir seule en prison
Un cas poignant fut celui d'une jeune fille tombée malade juste avant d'être transférée avec sa mère et sa sœur dans une prison lointaine pour faire de la place à Siegburg. Elle était mourante, intransportable. La mère et la sœur furent emmenées quand même et la pauvre mourut, seule, la veille de Pâques 1916. Quelle compassion m'inspirait aussi une vieille femme gravement malade, dont le mari était prisonnier à Rheinbach, à quelques kilomètres de là ! Il obtint une seule fois la permission de venir la voir. On aurait pu le laisser dans la prison des hommes de Siegburg. Renvoyé à Rheinbach, il ne revit jamais sa femme. Bien des séparations douloureuses auraient pu être évitées; des mères et des filles, détenues dans la même prison, ne pouvaient se voir que le dimanche après-midi. Ce fut seulement lorsqu'on manqua de place pour les prisonnières politiques, toujours plus nombreuses, qu'on en mit plusieurs dans la même cellule.

La folie en prison
Le régime cellulaire est extrêmement pénible pour les natures simples et nerveuses. On en voyait qui perdaient la raison au bout de quelque temps. Parfois, on venait me chercher pour "remonter le moral" d'une malheureuse chez laquelle on avait observé les premiers signes de la folie; j'avais acquis une certaine expérience de ces symptômes.  La première aliénée chez qui on me conduisit était une pauvre veuve dont voici l'histoire. Condamnée à mort, ainsi que son mari, pour "espionnage", on lui avait dit que leur peine à tous deux était commuée en détention perpétuelle. En quittant la prison de Mons, elle aperçut son mari de loin, mais n'eut pas la permission de lui dire adieu; on lui fit croire alors qu'il ne tarderait pas à la suivre en Allemagne. Le lendemain, il fut exécuté, et lorsque, trois semaines plus tard elle en reçut la nouvelle, sa pauvre tête ne résista pas à ce choc. Sa raison chavira.

Mlle de Bettignies et la révolte des prisonnières
Un jour que j'étais venue dans son bureau pour prendre possession d'un colis, la directrice me montra par la fenêtre le long défilé des prisonnière prenant l'exercice dans la cour et me dit : " Il y a là-bas une nouvelle arrivée qui est certainement une de vos amies. Elle s'appelle Mlle de Bettignies. " (…) .La pauvre jeune fille, qui avait mené une vie si active comme membre du British Intelligence Service, auquel elle rendit de grands services, sachant combien elle serait difficile à remplacer, était dans un état d'exaspération extrême et ne pouvait se résoudre à l'inaction. Maintes fois elle fut punie pour insubordination ou pour avoir fomenté des révoltes. 

Une prisonnière se plaignit un jour d'avoir été occupée à la fabrication d'obus ou de grenades .(…). Mlle de Bettignies qui, pas plus que moi, n'avait été contrainte à ce nouveau travail, fomentait la révolte. Lorsqu'une jeune fille du nord de la France, Fernande Mazurelle fut mise au cachot pour avoir refusé de travailler aux munitions, Louise de Bettignies en fut rendue responsable, citée en jugement et condamnée au cachot, au pain et à l'eau.(…). L'esprit de révolte bouillonnait; des billets clandestins circulaient sous les portes et quelques unes d'entre nous commencèrent la grève de la faim. Elle durait depuis deux ou trois jours lorsqu'un mercredi, après la messe, une de nos plus résolues patriotes sauta sur son banc de manière à dominer toutes les cellules de la chapelle . Elle lança un appel vibrant, passionné, à toutes les détenues, leur enjoignant de se refuser à travailler contre la patrie. Elle termina ainsi : "Acceptons ensemble tous les châtiments, plutôt que de faire quoi que ce soit qui puisse nuire à nos soldats ". Les gardiennes, un instant stupéfaites, se précipitèrent sur Mlle Blankaert, difficile à atteindre parce qu'il fallait tout d'abord faire sortir les détenues des compartiments les plus proches. Enfin elle fut saisie et mise au cachot avant d'être jugée. Comme elle avait déjà été condamnée à mort et à la détention perpétuelle, il devenait difficile de lui trouver une punition nouvelle. Cette affaire fit grand bruit.(…). Quoi qu'il en fut, des ordres ne tardèrent pas à arriver pour faire cesser la fabrication des munitions de guerre. 

Le décès de Mlle de Bettignies
Mademoiselle de Bettignies tomba malade au bout de quelque temps et fut transportée du cachot au lazaret. Mais, de ce jour, sa santé déclina. Une opération devint nécessaire. Jeanne de Belleville était dans le même cas. Une tumeur diagnostiquée par le docteur devait être enlevée sans délai. Autorisées à nous promener ensemble, nous tombâmes d'accord sur le danger d'une opération, faite dans de mauvaises conditions d'aseptie à la prison. Malgré les nettoyages, toutes les cellules devaient être infectées par le passage antérieur de tant de malades, mais obtenir la permission de quitter la prison pour l'hôpital, alors qu'on subissait une peine à vie, semblait impossible. Jeanne en fit cependant la demande, appuyée sur moi, et aussi, je suis heureuse de le dire, par la directrice et le chapelain. Pour tourner la difficulté, le chirurgien déclara qu'il refusait d'entreprendre l'opération dans la prison. Trois précieuses semaines avaient été perdues par ces discussions; enfin Jeanne de Belleville fut opérée à Bonn, dans une clinique par un docteur très capable.(…). Mlle de Bettignies n'eut pas la même chance. Lassée des objections qu'on faisait à sa demande, ne tenant plus compte de nos billets la suppliant de tenir bon, vaincue par la faiblesse et la crainte d'un trop long délai qui pouvait rendre son cas désespéré, elle signa un jour le papier consentant à l'opération dans la prison. Ce que nous avions prévu arriva. La plaie s'infecta, et lorsque son état devint grave, on transporta la malade à l'hôpital de Cologne, où elle mourut à la fin de l'été, en septembre 1918

La punition d'une évasion
Journellement, des groupes de prisonnières partaient en commando pour travailler aux champs. Certain jour, plusieurs hommes s'évadèrent dans l'espoir d'atteindre la Hollande, mais repris et ramenés à la prison, ils furent punis sévèrement. L'un d'eux qui était, je crois, Hollandais d'origine et, en tout cas, père d'une nombreuse famille, fut lié à une chaise dans le couloir de la prison, de façon à ne pouvoir faire le moindre mouvement. Il passa ainsi plusieurs jours entiers et la personne qui m'a raconté le fait avait été tout émue de voir le malheureux verser des larmes qu'il ne pouvait même pas essuyer.

Une religieuse qui avait appris à se défendre
Une religieuse garde-malade, qui devait soigner des typhiques dans des régions marécageuses de la Flandre occupée avait reçu de son père un petit revolver de poche pour se protéger lorsqu'elle rentrait tard de ses visites de charité. Une indiscrétion la trahit auprès des autorités militaires, qui, toujours prêtes à voir des francs-tireurs parmi la population belge, envoyèrent la bonne sœur en prison à Siegburg.


Une infirmière dévouée : Mme Lhotellier 
…je commençais à me décoiffer, lorsque je fus suffoquée par une quinte de toux et je sentis quelque chose de chaud couler sur mes bras. M'entendant me débattre, ma voisine, Jeanne de Belleville, frappa de grands coups contre sa porte pour appeler la gardienne de nuit au secours. Celle-ci entra et à la faible lumière pénétrant par la porte, je constatai que j'étais inondée de sang, qu'il s'agissait d'une hémoptysie . Les surveillantes très effrayées, cherchèrent une infirmière française, prisonnière aussi, qui vint prendre soin de moi. Mlle Lhotellier avait été directrice de l'hôpital civil de Cambrai, où elle avait aidé des soldats. Elle réclama tout de suite un médecin et de la glace. C'était un samedi soir; la prison était fermée et, nul n'osant enfreindre le règlement, on dit à Mlle Lhotellier de s'en tirer comme elle pourrait jusqu'au matin. Elle obtint que ma porte restât ouverte, et, avec un grand dévouement, passa la nuit à courir au robinet d'eau glacée pour renouveler mes compresses.

Benedictins et Jesuites Belges emprisonnés à Siegburg
Je demandai à voir Dom Idesbald, un père bénédictin prisonnier dans la maison voisine, ce qui me fut accordé. On le fit chercher pendant que j'attendais dans le bureau du directeur. Bientôt après, un gardien m'amena un inconnu, un père Jésuite ! Qui aurait pu reconnaître un prêtre sous ces rudes vêtements de prisonniers, avec cette barbe noire ! Il s'avança cordialement et, la main tendue : " Je suis le Père de Pierrepont ". Je savais qu'il était du nombre des religieux qui s'étaient voués aux œuvres patriotiques, et nous avons eu vingt minutes d'une agréable conversation, si rapide que les témoins n'en ont rien saisi. Lorsque le père fut reconduit à la prison des hommes, je dis au directeur que la visite du Père de Pierrepont m'avait fait grand plaisir, mais que ce n'était pas lui que j'avais demandé. On avait dû faire une erreur de numéro. Nous étions désignés chacun par le numéro de notre cellule . J'étais " Lazaret Zwei ". Le directeur, évidemment bien disposé, donna des ordres pour une seconde visite et j'eus la joie de voir arriver un ami d'enfance, un camarade de mes frères. Il était si émacié, si décharné, que j'aurais eu peine à le reconnaître si je n'avais été guidée par l'Intelligence des yeux et la bienveillance de la voix dont je me souvenais. Plusieurs bénédictins de l'abbaye de Maredsous étaient internés à Siegburg et à Rheinbach pour avoir caché des soldats et rendus des services à l'armée. Les allemands étaient particulièrement irrités contre eux et s'étaient peut-être figurés que ces religieux avaient des obligations envers l'Allemagne, du fait que leur révérendissime abbé, supérieur général de l'ordre, était Freiherr von Stotzingein et que l'empereur Guillaume affectait de les honorer de son amitié.



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