Médecins de la Grande Guerre

Léon Juckler: cinq années sans liberté

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Léon Juckler : cinq années sans liberté.

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Léon Juckler, Marie Lorent, Joseph et Edmond

Léon devant sa machine à écrire

Camp de Parchim en Allemagne

Le camp de Parchim sous un autre angle

Genre de courrier reçu par les prisonniers

Genre de courrier reçu par les prisonniers

Léon Juckler : cinq années sans liberté.

       Léon est né à Lesve le 17 juillet 1885. Son papa est marchand-tailleur. Le 22 décembre 1904, il s'engage après tirage au sort comme volontaire de carrière  sous les drapeaux du 11ème Régiment de Ligne. Après trois longues années, il obtient le 20 décembre son  congé illimité. Léon se marie le 28 février 1911 avec une jolie Gembloutoise, Marie Lorent. Le 1er août 1914, il est rappelé dans son régiment. Il doit quitter son épouse et ses deux bambins, Joseph âgé  de deux ans et demi et Edmond âgé de six mois.



Léon Juckler, Marie Lorent, Joseph et Edmond

       Dieu seul sait quand Léon reverra les siens mais tous les belligérants prédisent une guerre courte terminée pour Noël. Maigre consolation, vu son âge, Léon n'est pas désigné pour l'infanterie mais pour les troupes de forteresse. C'est ainsi qu'on le retrouve à Anvers. Le 8 octobre, les forts d'Anvers sont soumis à un terrible bombardement. Le moral des troupes de forteresse est au plus bas: le gros de l'armée belge a su ruser avec l'ennemi et a pu quitter la ville pour se replier vers la côte abandonnant à leur sort les 20.000 soldats de forteresse. La perspective de mourir ensevelis  sous les éboulements comme les trois cents soldats à Loncin les fait vaciller. Chacun sait depuis la chute des forts de Liège, que rien ne résiste aux  terribles canons 420. Les  forts  se rendent le 9 octobre et parmi eux  le fort N° 1 de Wyneghem commandé par la capitaine Noterman. Les occupants du fort sont faits prisonniers et parmi eux  Léon Juckler dont la première pensée, une fois aux mains des Allemands, est pour sa femme.. Il faut qu'il rassure  Marie de son sort. Léon trouve l'occasion de transmettre un message destiné à sa famille  le 12 octobre. au crayon, sur un petit bout de papier Léon a écrit :

       Au verso : Prière de faire parvenir ce billet au 76 rue des cottages à Uccles.

       Au recto, ce  message émouvant :

Ma bien chère Marie

       Je passe par Bruxelles, je vais en Allemagne. Je suis prisonnier de guerre. Donc rien à craindre pour ma vie. Je pense pouvoir écrire dés mon arrivée.  Embrasse les enfants et des amitiés à toute la famille. Meilleurs embrassements de ton Léon. Je (écrirai : mot barré) pense pouvoir arriver sous peu à te revoir. N'en parles pas. Je suis en bonne santé et n'ai besoin de rien. 

       Léon est  interné en Allemagne au camp de Parchim. Il y restera prisonnier trois longues années  jusqu'au 20-07-17. Grâce à ses compétences (il sait écrire), Léon est désigné comme facteur. Ses conditions de vie seront sans doute un peu meilleure que celles d'un simple prisonnier. Les facteurs gèrent en effet la réception de tous les colis destinés aux prisonniers. On peut supposer que par les opportunités de ce travail, Léon est mis  au courant de tout ce qui se passe dans le camp et qu'il devient vite indispensable à beaucoup de prisonniers.. Grâce à ses relations, il parvint même à se procurer un appareil photo, à réaliser de nombreux clichés et  à  les faire parvenir, malgré la censure, en Belgique. Léon est évidemment favorisé pour ce qui est d' échanger du courrier avec ses proches. Marie recevra  de son mari de nombreuses lettres, malheureusement nous n'avons plus trace de celles-ci. Nous devons nous contenter, pour comprendre ce que fut la vie de Léon au camp de Parchim des magnifiques photos qui ont su, elles,  traverser le temps. Munies parfois, au verso, de quelques phrases les commentant, ces photos nous vont revivre « comme si c'était hier » une épopée qui fut douloureuse pour beaucoup de nos aïeuls. Regardons les ensemble :



Camp de Parchim en Allemagne



Le camp de Parchim sous un autre angle

       Le camp est immense et regroupe des prisonniers de toutes les nations, Anglais, Serbes, Russes, Français et Belges. La vie reste malgré tout très active pour Léon : dans le bureau des colis règne une activité fiévreuse, tout les colis sont répertoriés, triés par baraques. Les facteurs  disposent d'une immense armoire à casiers. Le personnel du bureau comprend une quinzaine d'hommes qui fraternisent sans doute car ils aiment poser ensemble devant l'objectif de Léon. Léon dispose même dans un coin de la « baraque postale » d'une grande photo de sa femme et de ses deux enfants. 



Léon devant sa machine à écrire

       On aperçoit sur une autre  photo une splendide machine à écrire. On peut imaginer que les facteurs rendent de nombreux services  en écrivant les lettres que leur dictent  les soldats qui ne savent pas écrire. Les colis contiennent des vivres et du tabac. Les facteurs bénéficient  sans doute de plus de facilités pour les obtenir sans être rationnés. C'est sans doute pourquoi Léon demande t-il à sa femme , par quelques phrases écrites sur le verso d'une photo, de ne plus lui envoyer de nouveaux colis et d'attendre ses instructions.

       En Belgique, Marie seule avec ses deux enfants souffre en silence. Les soins donnés à ses deux bambins l'occupent et l'empêche de sombre dans la nostalgie. Pour se sentir plus proche de son mari Marie va faire preuve d'imagination: elle se rend à Namur chez le fameux photographe de la rue de fer, Auguste Thiel. Elle lui fait faire une photo montage dans laquelle toute la famille est facticement réunie. Léon apparaît  en médaillon souriant dans sa tenue militaire marquée de son numéro de prisonnier. Le portrait de Léon  est tiré d'un cliché qui le représente avec son ami  Georges et que le photographe d'art a la bonne idée de faire apparaître  sur une petite table à côté des enfants.   

       A Parchim, la vie matérielle est plus ou moins acceptable, mais la souffrance d'être éloigné de ceux que l'on aime est présente nuit et jour. Les prisonniers qui vivent dans une grande promiscuité s'aménagent des endroits et des moments de solitude où ils peuvent retrouver en pensée ceux qui les attendent au pays. Léon se rend souvent dans la baraque chapelle. Sur le dos d'une photo représentant l'autel,  il écrit ces mots  à la fois très simples et très émouvants : « C'est au pied de cet autel que journellement je suis près de toi. »

       La maladie est souvent présente au camp. Certains prisonniers n'échapperont pas à la mort. Sur une photo, on voit Léon qui travaille  à l'entretien du cimetière du camp. Un soldat allemand les surveille. La photo nous interpelle : une tombe récente porte le nom d'Adrianssens. Existe-t-il en Belgique quelqu'un qui garde la mémoire  de ce prisonnier belge mort  à Parchim ? Grâce à la photo de Léon nous lui rendons hommage ici en l'an 2001. Les prisonniers obtiennent de l'autorité allemande de pouvoir construire eux-mêmes un monument à la mémoire de ceux qui ne reverront jamais leur pays. Le 11 juin 1915, Léon reçoit une invitation écrite  pour son inauguration.

       Section Belge
Nous avons l'honneur d'inviter Mr Juckler à assister le dimanche 11 juin 1915 à 10 H 50 à l'inauguration du monument érigé à la mémoire des camarades décédés à Parchim
Rassemblement à 10 H 1/2 devant le local du comité de secours.
Le comité exécutif

       Regrettant de ne pouvoir y faire assister tous les camarades, la présente servira de carte d'entrée. Soigner votre tenue S.V.P

       Les mois de détention s'accumulent. Léon commence à tousser. La tuberculose fait ses ravages. Un médecin envoyé par la Croix-Rouge dans les camps de prisonniers sélectionne les malades qui peuvent être transférés dans les hôpitaux suisses. Le nom de Léon est inscrit au mois de novembre 1916 sur la liste du médecin suisse. Il faut encore que le médecin militaire du camp entérine le choix de son collègue de la Croix-Rouge. Léon sait qu' il ne faut pas se réjouir trop tôt. On devine cependant Marie impatiente de savoir son mari en sécurité en Suisse. N'ayant plus de nouvelles de Léon pour des raisons que nous ne connaissons pas, elle demande des renseignements à la Croix-Rouge à Bruxelles. Une réponse parvient à Marie  le 27-12-1916 et semble indiquer que le transfert de Léon en Suisse a pu  ne  pas avoir été accepté immédiatement par l'autorité allemande.

Bruxelles, le 27-12-16

Madame,

       Ayant reçu votre carte ce matin, concernant votre mari, la Croix-Rouge n'a aucun renseignements concernant son transfert en Suisse. La carte le renseigne du 11e de ligne, fait prisonnier à Anvers et à Parchim. Je suppose que c'est bien lui. Comme il n'y a qu'un mois qu'il a passé la visite à constance, son adresse n'est pas encore arrivée comme il peut ne pas avoir été accepté pour la Suisse, ceci d'après la Croix-Rouge.  En tout cas je retournerai voir d'ici à quelques jours et, aussitôt qu'il y aura quelque chose, je vous le ferai savoir. Agréez Madame, mes meilleures salutations.

E. Florent

       Léon devra vraisemblablement attendre encore plusieurs mois l'autorisation de quitter le camp. Peut-être est-il à ce moment hospitalisé dans l'infirmerie du camp. Le dossier militaire de Léon mentionne en tout cas qu' il ne fut  transféré en Suisse à Leysin que le 21 juillet 1917. On imagine Léon heureux de quitter le camp, heureux de pouvoir se faire soigner convenablement, heureux de rejoindre un pays libre dans lequel il espère sans doute revoir sa chère famille. On imagine aussi Léon avec un gros pincement au cœur: celui  d'abandonner ses compagnons d'infortune. 

       Léon  restera 11 mois en Suisse. La tuberculose ne peut être combattue que par le repos absolu et l'héliothérapie. On ne connaît à l'époque encore aucun traitement par antibiotique. Les « curistes » doivent observer une discipline stricte. Les heures passent entre le repos en chambre et le repos au soleil.  Léon et ses camarades sont exposés de longues heures au soleil sur des lits pliants. Les soldats doivent se découvrir au maximum comme le montre une photo émouvante prise par Léon. La seule distraction est la lecture des lettres nombreuses que lui envoie sa femme. Marie se rendit-elle quelques jours auprès de son mari ? C'est sans doute improbable : la tuberculose étant contagieuse, il est vraisemblable que l'on interdisait les visites tant que la guérison n'était pas survenue.

       Le traitement de la tuberculose par le repos et l'héliothérapie est un traitement qui ne réussit que dans un tiers des cas. Léon a une formidable envie de vivre : il doit guérir pour revoir sa femme et ses enfants. Après de longs mois, le médecin pense pouvoir déclarer Léon guéri ou en tout cas hors de danger. Ce n'est pourtant pas encore la fin de ses tribulations car, considéré maintenant comme convalescent, il est transféré en observation dans un hôpital militaire. On choisit pour lui l'hôpital militaire belge installé à Cap Ferrat en France. Il y arrive le 20 juin 1918. Quelle joie pour Léon de retrouver des médecins, des infirmières de son pays. Marie a appris que son mari quittait la Suisse. Elle n'arrive pas à savoir où se trouve son Léon. Marie s'inquiète. Elle décide de rejoindre la France pour y chercher son mari. Le 17 août 1918, elle loge à l'orphelinat de Lorgues dans le Var et venant enfin d'apprendre où est hospitalisé son mari, elle lui écrit angoissée :

Lorgues, le 17 août 1918,

Bien cher Léon,

       Dieu veuille que cette carte t'arrive. Depuis 15 jours je te cherche; pourvu que cette carte te parvienne. J'ai tout de même reçu télégramme du comité belge du Havre. Tu ne me reconnaîtras plus des peines que j'ai eu depuis mon départ. Je t'ai cru disparu. Écris-moi bien vite, d' abord un télégramme puis lettre recommandée toujours. Tu sais, nous sommes en bonne santé tous trois mais toi Léon, à l'hôpital, que vais-je devenir? Écris bien vite et bon baiser de nous trois.

Marie

       A l'hôpital du Cap Ferrat le temps s'écoule plus vite qu'en Suisse. Léon est plus actif car il  n'est plus obligé au repos complet. Vraisemblablement il peut se balader et travailler à l'atelier d'ergothérapie. Il a surtout l'immense joie de pouvoir enfin revoir sa femme et ses enfants. Marie a loué une villa au bord de la mer, à proximité de l'hôpital et Léon a obtenu vraisemblablement la permission de passer les week-ends en famille. On imagine aisément la joie qui règne au milieu d'eux ! Léon ne rejoint la Belgique que le 29 mai 1919. Nous ne savons pas si Marie et ses enfants ont pu rester dans leur villa jusqu'à cette date. En tout cas, Léon de retour en Belgique, doit encore endurer un dernier sacrifice : un séjour de deux mois  à l'hôpital militaire d'Adinkerke. Décidément si la guerre est déjà finie depuis de nombreux mois, pour Léon et Marie elle s'éternise encore. Enfin, il s'agit de ne pas se montrer trop difficile car le principal leur a été donné : ils sont en vie. 

       Le 20 juillet 1919, Léon peut enfin rejoindre définitivement les siens. La guerre aura duré pour lui près de cinq ans, cinq ans de souffrance  morale due aux tourments d'être loin de ceux qu'il aimait. Quant aux souffrances physiques, elles sont toujours présentes. De retour chez lui, Léon ne pèse que 47 kg. Son appétit est inexistant et son estomac refusera encore longtemps la moindre nourriture consistante comme la viande. Sa fille Suzy, née en 1927 se rappelle avoir entendu à la maison de la bouche de sa maman comment son papa retrouva subitement l'envie de manger. Un jour, après avoir été prié sur la tombe du frère Mutien-Marie[1], Léon rentré chez lui, se mit à table et mangea pour la première fois sans rechigner et avec appétit le  morceau de viande que lui avait préparé son épouse. Peut-être est-ce depuis cette date que Léon devint un fervent admirateur du frère Mutien-Marie. En 1938, il fut en tout cas un des témoins qui contrôla l'exhumation de la dépouille de ce religieux, procédure nécessaire en vue de la canonisation  Léon pu ainsi observer le corps du frère Mutien-Marie décédé plus de 20 ans auparavant. Il rappela souvent à ses proches l'impression curieuse qu'il avait ressentie à ce moment :  la dépouille exhalait une odeur de parfum. Léon eut deux enfants après la guerre, Suzy née en 1927 et Christiane née en 1929. Il arrêta sa profession de géomètre le 13/5/57.    

       Rem: son frère Henri Jules Gislain Juckler né le 3 janvier 1893, rentra au séminaire peu avant la guerre, interrompit ses études pour servir pendant la guerre comme brancardier.

 



[1] Le frère Mutien-Marie des Écoles Chrétiennes exerça  son sacerdoce au profil des jeunes  du petit-séminaire de Malonne. Par sa patience, son abnégation, sa simplicité, il acquis vite une réputation de sainteté. Il mourut en 1917. Sa tombe devint immédiatement un lieu de prière où l'on demandait son intercession. En 1977, il fut proclamé bienheureux par le pape.

 



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