Médecins de la Grande Guerre

L’Héroïque Calvaire d’Emile Stévigny

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L’Héroïque Calvaire d’Emile Stévigny.

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Emile Stévigny (Wansart, statuaire)

Emile Stévigny

Une lettre d’Emile Stévigny

Traduction de la lettre d’Emile Stévigny

Tombe de M. Stévigny Emile à la pelouse d’honneur des Fusillés du cimetière d’Evere

Par Wansart, statuaire

L’Héroïque Calvaire d’Emile Stévigny[1]

CURRICULUM VITAE

DE M. STÉVIGNY, Emile-Joseph-Florimond

né à Bruges, le 27 novembre 1878.



Emile Stévigny (Wansart, statuaire)

A fait les trois dernières années d'humanités gréco-latines, de fin septembre 1893 au début d'août 1896, au petit Séminaire de Saint-Roch (Ferrières).

Est sorti le premier de Rhétorique avec 1.657 points sur 2.000.

Commis-agréé de direction …………………………………..15-10-1898

Surnuméraire C. D. A ………………………………………..25-11-1899

Commis-aux-écritures 4e classe ……………………………..18-10-1901

Commis-aux-écritures 3e classe ……………………………..29-04-1905

Commis de direction 3e classe ………………………………13-06-1905

Commis de direction 2e classe ………………………………29-11-1907

Contrôleur C. A. C. 4e classe ………………………………..30-12-1909

Contrôleur C. A. C. 3e classe ………………………………..30-12-1911

Contrôleur C. A. C. 2e classe ………………………………. 01-01-1916

SERVICE DE RENSEIGNEMENTS MILITAIRES « STEVIGNY »

Quintessence organique et historique

du dossier ouvert par le Grand Quartier Général britannique

       Au début de l'année 1917, M. Emile Stévigny, contrôleur des Contributions à Maaseik, recevait, de Hollande, un billet d'un de ses anciens amis X... Celui-ci lui demandait d'établir un service régulier de renseignements dans la Campine limbourgeoise.

       Après en avoir conféré avec quelques personnes sûres, M. Stévigny accepta et s'occupa immédiatement de recruter des agents, dans ses relations et surtout parmi les fonctionnaires de son administration.

       C'est ainsi qu'il parvint à fonder les postes suivants :

Poste ferré de Gingelom (Ligne Liège-Landen-Bruxelles) – Fondé au printemps 1917 ; tombe le 21 octobre 1917 : 3 agents.
Poste territorial du Camp de Beverloo – Fondé fin août 1917 ; tombe le 1er octobre 1917 : 1 agent.
Poste territorial de Genck. – Fondé le 15 août 1917 ; tombe fin septembre 1917 : 1 agent.
Poste d’observation du champ d’aviation d’Asch. – Fondé au début de 1917 ; tombe fin septembre 1917 : 1 agent.

Poste d’observation du champ d’aviation de Schaffen (Diest). – Fondé au printemps 1917 ; tombe fin septembre 1917 : 2 agents.

       La centralisation des renseignements fournis par ces postes fut assurée par des commis des accises et des préposés des douanes. Les plis étaient transportés en Hollande, trois ou quatre fois par semaine, par l'intermédiaire du passeur Y..., avec lequel Stévigny s'était occupé depuis janvier 1915, de faire sortir du pays, des jeunes gens désireux de s'engager dans l'armée belge.

       Fin 1915, les Allemands tendirent le long de la frontière un réseau de fils électrifiés. A l'aide d'échelles, de planches sèches, de trous creusés sous le fil, etc., de nombreux patriotes

parvinrent néanmoins à gagner la Hollande, puis le front belge.

       Le nombre de volontaires qui purent s'engager grâce à l'intervention de Stévigny, est évalué par certains Limbourgeois à 3.000, par d'autres à 2.500 au moins.

       En été 1917, Stévigny se sentait menacé : on lui conseilla de se réfugier en Hollande. Fin septembre, il accompagna un passage de 76 personnes. Malheureusement, il y eut trahison : Y... parvint à s'enfuir en Hollande, cherchant à entraîner Stévigny, mais celui-ci, se croyant hors de danger, ne voulut pas abandonner son poste et rentra à Maaseik.

       Le 1er octobre, à 5 heures du matin, il était arrêté sous l'inculpation de recrutement et d'espionnage.

Copie des Mémoires de Stévigny

       Ces mémoires furent écrits de premier jet. L'écriture en est ferme, les ratures très rares.

       L'héroïque prisonnier laisse courir son crayon au gré de ses espoirs, de ses peines, de son amour pour les siens, de sa dévotion envers sa Patrie.

       Si c'est avec raison que, dans sa dédicace, il déclare sa prose sans prétention, c'est à tort qu'il la croit sans art. Toujours simple, il expose ce qu'il éprouve, en un style clair et harmonieux. Sa belle âme, il la montre telle qu'elle est : droite et pure, soucieuse uniquement de bien faire, ardente à monter aux cimes. Certes, quelques passages des « mémoires » trahissent la dépression physique et morale causée par l'emprisonnement et les interrogatoires : le style en est plus décousu, la forme moins soignée. Nous n'avons pu nous résoudre à y apporter la moindre rectification, pas plus que nous n'avons cru pouvoir, nous référant en cela aux avis donnés de toutes parts, traduire un tel document, lequel n'a de valeur que dans son texte original.

       C'est à toi, ma tendre épouse, que je dédie ces lignes, écrites au courant du crayon, prose sans art ni prétention, mais qui expriment fidèlement les impressions éprouvées durant ma captivité. Puissions- nous les relire souvent ensemble à nos chers enfants dans un parfait bonheur, lorsque Dieu nous aura rendu des jours meilleurs.

Emile

Prison de Saint-Gilles, cellules n° 52, 529, 548.

      

Prison de Saint-Gilles, cellule n° 52.

2 OCTOBRE 1917. MARDI. – Hier, vers 6 heures du matin, je suis réveillé par un coup de sonnette, bientôt suivi d'un second. J'étais seul dans ma chambre, ma femme s'étant rendue passer une couple de jours auprès de sa mère à Saint-Trond. N'entendant pas la servante aller ouvrir (elle n'était pas levée encore), je vais voir à la fenêtre ce que l'on me veut à pareille heure. Un monsieur bien mis et qui m'était inconnu, bien que je crus vaguement me rappeler avoir vu quelque part, me pria de descendre pour recevoir une communication qu'il avait à me faire ; ma première idée fut qu'il était arrivé malheur à ma femme ou à mon petit Loulou ... Aussi était-ce avec une cruelle appréhension et un trouble profond que j'introduisis l'inconnu. « C'est bien M. Stévigny », me demande-t-il ? Sur ma réponse affirmative : « Je viens, dit-il, de la part du Gouvernement général et je dois vous mettre en état d'arrestation » ... En même temps il faisait briller à mes yeux un redoutable browning, en ajoutant : « et pas de rouspétance, s. v. p., il n'y a pas d'avance ! « Quel que fût mon étonnement, j'eus cependant une impression de réel soulagement devant l'évanouissement de ma crainte première, à tel point que je n'eus pas même l'idée de demander le motif de mon arrestation. Sur ma promesse de n'opposer aucune résistance, le policier remit son joujou en poche et me pria de faire entrer son compagnon qui gardait l'issue de la porte de derrière. Tous deux me suivirent dans ma chambre après qu'ils m'eurent : suivi à la chambre de la servante que je fis lever. Au cours de ma rapide toilette, je demandai à ces messieurs de quel méfait j'avais à répondre. Je ne reçus aucun éclaircissement et l'on se borna à me dire que je devais bien savoir ce qui me valait cette arrestation à laquelle, du reste, ajouta-t-on, je m'attendais depuis quelque temps ? Nouvel abasourdissement pour moi ! Mais au cours de mon long voyage de Maeseyck à Bruxelles, et aujourd'hui dans ma cellule, cette dernière déclaration m'a fait réfléchir. Serait-ce donc la conséquence du sot bruit de mon départ en Hollande qui a circulé à Maeseyck il y a quelque temps et qui, alors que j'en riais, fit dire à ma femme : « Si ce bruit arrivait aux oreilles des Allemands ils croiraient encore que tu as fait quelque chose de mal ». Or, il était le résultat d'un simple enfantillage : me trouvant en promenade avec ma petite famille, et mon petit garçon m'énervant par sa turbulence je lui dis : « Ecoute, fiske, si tu n'es pas sage, ton papa va s'en aller en Hollande ». C'était une menace qui paraissait produire un effet assez efficace sur sa jeune imagination ; en effet, à différentes reprises, à la suite probablement de conversations qu'il avait eues avec ses petits camarades à proximité de la frontière, même les enfants parlent de cela, il avait émis des réflexions au sujet de fugitifs, d'un prisonnier russe entre autres, qui se faisaient tuer au fil en tentant de passer la frontière ; il m'avait demandé aussi ce qu'avaient fait des prisonniers qu'il voyait amener sous escorte militaire à la prison, voisine de son école ; je lui avais répondu qu'ils avaient voulu passer en Hollande : c'est de là que lui venait cette frayeur que je mettais à profit lorsque je voulais l'assagir. Or, il se fait que ce soir-là, au lieu de rentrer à Maeseyck avec les miens, je continuai pour faire un service d'avant-nuit. Ne me voyant pas rentrer, le pauvre petit, sous l'impression de ma menace, a-t-il fait part de ses appréhensions à ses petits camarades ou a-t-il raconté à des voisines crédules et empressées de commérer que son papa était parti en Hollande ? Toujours est-il que le lendemain dans l'avant-midi, rentrant d'une tournée de service, d'abord une, puis deux, puis cinq et six personnes, me rencontrant en ville, me disaient tout abasourdies qu'elles me croyaient en Hollande. Il n'avait fallu que quelques heures pour répandre ce sot bruit dans la petite localité ! Mais, revenons à nos moutons. Si c'est sur ce fait que se base le motif de mon arrestation, et la réflexion du policier tendrait à le faire croire, je serai bientôt blanchi.

       Ces messieurs, d'ailleurs très polis et corrects, me conseillèrent de prendre du linge et des effets d'habillement ainsi que des provisions de bouche pour le voyage. Ma valise fut bientôt prête ; avant de quitter je me rendis au lit de ma petite Alice qui, la veille, privée de la présence de sa maman, avait redoublé de caresse pour son papa. Elle était encore profondément endormie, le cher ange, mais, se sentant embrassée, dans son sommeil, elle avançait ses lèvres roses pour me rendre mes baisers. Oh !.. pauvre petite, ton père s'en va en prison et sans même savoir pourquoi ! Des trois êtres qui, avec ma mère, me sont les plus chers au monde, tu es la seule que j'aie pu embrasser avant mon départ ! C'est dans des moments pareils que l'on sent plus que jamais combien l'on aime, quelle immense tendresse l'on a au cœur pour la femme qui est devenue la compagne de notre vie, la moitié de nous-mêmes, qui est la mère de ces chérubins, sang de notre sang, chair de notre chair ; c'est alors que l'on sent vraiment la signification profonde de ce mot : mon enfant ! Mais que je suis heureux de songer encore, ma Ririke bien aimée, de ce que tu n'as pas dû, toi si impressionnable, subir cette douleur de me voir emporter comme un malfaiteur vers la prison, d'assister à cette perquisition qui a probablement eu lieu après mon départ. Je demandais aux policiers s'ils me donneraient l'occasion de te faire prévenir avec les ménagements nécessaires et ils me répondirent qu'ils s'en chargeraient eux-mêmes. Comme ils avaient l'air très comme il faut et, d'avoir du cœur, j'ai le consolant espoir qu'ils auront rempli leur promesse.

       Je fus donc conduit d'abord au corps de garde, chez Binje, mais comme il n'y avait pas là de cellule libre – je devais être enfermé absolument seul – l'on m'achemina vers la gendarmerie. Là les policiers, après m'avoir dit que je serais transporté à Bruxelles à midi, me remirent entre les mains du gardien et depuis lors je ne les ai plus revus. Quelle brute, ce gardien ! le vrai type du garde-chiourme dépeint par Sylvio Pellico. Avec un grognement rauque il m'enleva les allumettes que j'avais en poche et me conduisit à ma cellule. Séjour peu agréable, je vous assure : murs et parquets crasseux, atmosphère fétide ; comme mobilier une table boiteuse, un agencement de morceaux de bois qui, jadis ont dû constituer une chaise et un lit, ou plutôt un grabat, que j'ai examiné de loin craignant qu'en m'approchant imprudemment j'aurais reçu la visite de certains compagnons de voyage. En montant sur la table, je pouvais voir au dehors ; je me trouvais à l'étage sur le devant.

MERCREDI, 3 OCTOBRE. – Je continue mon récit que j'ai dû interrompre hier à cause de l' obscurité. Vers 8 heures, je vis les femmes prisonnières venir faire leur promenade dans la cour de la gendarmerie : je remarquai immédiatement Leentje Jongen qui, de son côté, ne tarda pas à m'apercevoir et, toute paf, m'envoya un amical salut.

       La nouvelle de mon arrestation devait s'être répandue rapidement en ville, car je vis bientôt défiler devant la gendarmerie toute une série d'amis et connaissances qui, je pouvais aisément le lire sur leur figure, se demandaient tous quel crime je pouvais bien avoir commis. Vers 11 heures et demie je vis des enfants revenir de l'école gardienne. N'aurai-je pas le bonheur d'apercevoir aussi ma petite Alice ! Oh ! minute pleine d'émotion. Je vois Mme Diris qui soulève le petit ange et essaye de la faire regarder dans ma direction mais j'ai beau me démener et faire des gestes, le soleil frappant ses chers yeux l'empêche de distinguer. Et voilà la douce apparition disparaît...

       On m'apporte la soupe ; je n'y touche guère ; je mangerai dans le train les tartines qu'Anna a préparées dans ma valise.

       Un peu avant-midi deux soldats en armes, mon escorte, viennent me prendre pour me conduire à la gare. Sur tout le parcours sont postés des amis et connaissances qui me crient un compatissant et amical « Au revoir et à bientôt » qui dénote leur ferme espoir de me revoir dans un bref délai. Devant ma porte tout le voisinage et parmi eux, sur les bras de la brave moeder Neel, mon cher trésor qui, la pauvre petite, ne se rend pas compte des raisons de ce mouvement inaccoutumé et des larmes qui coulent de bien des yeux. Je puis l'embrasser et la serrer bien fort sur mon cœur, m'efforçant de me créer l'illusion que j'embrasse en même temps son cher petit frère et sa maman adorée... Oh ! ce moment-là était cruel, allez. Jusqu'à la gare, j'ai toute une escorte. La famille Merten m'apporte une bouteille de vin et des cigares ainsi qu'un demi qui était le très bien venu, j'avais une soif par suite de toutes ces émotions !

       Enfin, le train se met en marche. C'est pour moi un réel soulagement, vu que j'approche davantage du moment où je serai entendu et que mon innocence pourra être établie. Les soldats me disent qu'à défaut de correspondance de Hasselt à Bruxelles par la voie directe, nous devons faire le tour par Liège et que nous n'arriverons à destination qu'à minuit. A Hasselt, nous n'avons que le temps de changer de train, mais à Liège nous avons trois heures d'attente ; on m'introduit dans une espèce de baraque, réservée aux prisonniers qui doivent s'arrêter en gare. J'y rencontre deux frères du couvent de Hamont ainsi que le directeur du Collège de Neerpelt qui sont conduits en Allemagne pour ne pas avoir empêché que leurs élèves passent le fil pour aller s'engager dans l'armée belge ; ils seront internés dans le camp d'officiers de Celle, près d'Hanovre. Nous quittons Liège à 10 heures et demie par un train militaire bondé : ce n'est qu'à grand' peine que je parviens à me caser debout dans un couloir. Ce sont tous soldats allant au front. Je ne me sens pas heureux, certes, d'être arraché ainsi aux miens pour des jours, des semaines peut-être, durant lesquels ils passeront par les pires angoisses de l'incertitude. Mais j'estime mon sort plus enviable quand même que le leur, à eux qui s'en vont au combat, à la mort peut-être et ont laissé au foyer parents, femmes et enfants dans la cruelle incertitude s'ils les reverront encore jamais. Le voyage dans ces conditions peu commodes, surtout pendant la nuit, est rudement pénible ; je peux à peine me bouger tellement nous sommes serrés ; je dors debout.

       Enfin Bruxelles ! Deux agents de la police nous attendent en gare. Après la remise des papiers, les soldats me quittent pour rentrer à Maeseyck le lendemain. Les heureux. Nous sortons par une issue particulière où une auto nous attend : une très jolie voiture de maître, vraiment trop luxueuse pour conduire un prisonnier.

       En route pour la prison de Saint-Gilles... C'est une construction imposante toute moderne, dont l'accès n'a rien de trop rébarbatif. C'est un portier belge qui nous ouvre ; en effet, les prisonniers allemands n'occupent qu'une partie de l'établissement, le restant continuant à servir à l'usage habituel. Je suis introduit dans l'aile allemande où je suis remis entre les mains d'un gardien, un soldat qui, après avoir visité mes bagages et pris en dépôt mon canif, mon porte-plume et la partie de mon argent excédant 20 marks, me conduit à ma cellule, le n° 52.

       Ma cellule ! Je dois dire que ce n'est pas aussi lugubre que je ne me l'étais représenté ; elle n'a vraiment guère de ressemblance avec le cachot de Graux. C'est une petite salle proprette, mesurant 4 mètres sur 2 m. 50 et haute d'environ 3 mètres ; les murs blanchis en teinte jaunâtre, il y a un beau dallage en chêne ; chauffage central au moyen de quatre tuyaux traversant la place. Comme mobilier un petit crucifix appendu au mur, une cassette à provision, une chaise, un bassin adapté sous un robinet, un seau avec couvercle... à tout faire, mais que l'on place, après usage, dans une armoire fermée adaptée dans le mur, à l'effet d'éviter les odeurs, puis une assiette, un verre, un bol à soupe, une cuillère et une fourchette, un bec à gaz et enfin un appareil assez ingénieusement composé servant à l'usage de lit, pendant la nuit et de table, le jour. Comme literie : un matelas en crin marin, un traversin idem, une paire de draps de lit en grosse toile et deux couvertures de coton, le tout fort propre. La fenêtre, percée à une hauteur de 2 mètres est en verre strié qui ne permet pas de distinguer au dehors ; elle a environ 1 m. 20 sur 70 centimètres. La porte est en fer et très épaisse ; elle est pourvue d'un judas par lequel on peut voir de l'extérieur dans la cellule mais pas de la cellule vers l'extérieur, et d'un guichet pour passer la nourriture.

       Après avoir ainsi passé en revue ma provisoire demeure, dit ma prière du soir et vous avoir envoyé à tous trois, mes chéris, ma bénédiction de tous les soirs, je me suis mis au lit. Il était 2 heures du matin. Bien que je fus fort fatigué, j'eus quelque peine à m'endormir : je te cherchais, ma bonne Ririke, j'attendais ton bonsoir...

       En commençant d'écrire ces lignes, je ne savais pas pourquoi je le faisais : histoire de passer le temps plutôt. Mais je constate que naturellement je m'adresse à toi ma Femmeke lief et à nos petits chéris. Eh oui, pourquoi ne continuerais-je pas à vous écrire au jour le jour pendant le temps que durera ma détention, à m'entretenir ainsi continuellement avec vous quoique de loin, oh, de si loin malheureusement !

       Il est 7 heures et demie du soir. Où êtes-vous, que faites-vous tous trois ? Les petits sont couchés, sans doute, mais toi, ma Pemmeke zoet, à quoi penses-tu pour l'instant ? Oh, ne pleure pas, sais-tu, sois courageuse, je te reviendrai bientôt va ! J'avais espéré que je serais entendu hier, mais rien ; je pensais certainement que ce serait aujourd'hui mais voilà de nouveau la journée passée. Demain donc, espérons-le.

       J'écris maintenant à la lumière de mon bec de gaz, mais comme c'est un bec à papillon, c'est une lumière dansante qui fait mal aux yeux. Or, il faut que je les conserve en bon état, hein Poeske, pour pouvoir bien te regarder à mon retour et te montrer dans leur flamme l'immensité de mon amour pour toi. Oh ! que je sens maintenant combien je t'aime Ririke ! Je vais donc cesser pour aujourd'hui en vous embrassant bien fort, mes adorés, et en vous envoyant ma bénédiction : Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.

JEUDI, 4 OCTOBRE. – Bonjour Femmeke, dag Louke, dag me kindje. Good braaf zeen in de schoel waor. Je me suis arrêté dans mon récit à la nuit de lundi à mardi. Le gardien m'avait dit qu'on se lève à 7 heures. J'étais debout à 6 h.¾. Il s'agit alors de replier draps de lit et couverture et de reformer la table ; chacun nettoie sa cellule au moyen d'une brosse à main, puis on remet son seau en échange d'un nouveau. Vers 7 heures et demie on apporte le déjeuner : café, pain (sec naturellement). Jusqu'à présent j'ai déjeuné avec les tartines qu'Anna avait mises dans ma valise ; elle y avait également mis un pain, mais comme je constate que le pain que je reçois de la prison me suffit amplement je l'ai remis au gardien qui le donnera à deux pauvres gens, mari et femme, grands mangeurs qui ne parviennent pas à se rassasier avec le menu de l'établissement. La ration de pain que nous recevons représente trois tranches et une croûte de notre pain ; il est bon, sensiblement de même qualité que le nôtre. Anna m'a mis dans la valise un morceau de beurre qui me suffira pour plusieurs jours.
Puisque j'en suis au chapitre nourriture, continuons sur ce sujet. C'est l'Administration belge de la prison qui ravitaille les prisonniers ; c'est également un personnel belge qui nous apporte nos repas au guichet, toujours évidemment accompagné d'un gardien allemand. La nourriture est abondante et très convenable. Mardi nous avons eu pour dîner : une soupe aux fèves noires, puis une boulette avec ratatouille de pommes de terre, carottes et rutabaga, pas mauvais du tout ; avec cela, un verre de bière. Le souper se sert à 6 heures. Ce même jour, nous avions : fèves noires, carottes et rutabaga avec une tranche de pain de viande et du café. Menu d'hier, mercredi : dîner : bouillon, pommes de terre aux choux et rutabaga avec bouilli, puis un verre de bière. Souper : ratatouille avec un œuf et café. Tu vois, Femmeke, que pour une prison ce n'est pas trop mal. A part le pain sec du matin je saurais parfaitement m'en contenter ; du reste, sans fatigue et sans beaucoup d'air, l'estomac ne réclame pas une nourriture si riche ; pour ma part, petit mangeur comme tu me connais, je ne parviens pas à manger plus de la moitié de ma ration de rata du midi et du soir. Il est vrai qu'hier soir j'ai pris comme dessert une tartine (pain du matin avec mon beurre) avec un morceau du fromage que j'avais également dans ma valise ; mais cela est plutôt difficile : comme nous n'avons ni couteau ni canif, il faut mordre à même le morceau : heureusement que j'ai de bonnes dents... Avant de me mettre au lit j'ai pu, ces trois soirs, boire une gorgée de la bouteille qui m'avait été remise à la gare par Dorine Martin ; j'en ai encore pour ce soir. Voici maintenant comment je passe ma journée : après ma toilette, fort sommaire, je dis ma prière du matin, beaucoup plus longue que chez nous : ici j'ai tant de temps et chez nous j'en avais si peu ! En vérité, le Bon Dieu n'y perdra rien, à mon emprisonnement ! Puis je déjeune. Alors on apporte le journal pour ceux qui le désirent. C'est La Belgique. Tu comprends, Poeske, que je suis bien content de l'avoir ; mais je ne puis pas lire tout à la fois ; je partage pour l'avant-midi un peu, et le reste pour l'après-midi ; car c'est l'après-midi qui paraît le plus long. Et puis ici la lecture va vite, je ne suis dérangé par personne ; je ne dois pas même me réfugier au cabinet pour lire à l'aise !.. Méchant que je suis, hein dis, Ririke !

       Vers 9 heures, promenade d'une demi-heure environ dans les préaux. C'est le plus beau moment de la journée. Le préau est une espèce de couloir à ciel ouvert, long de 15 mètres, large de 1mètre à l'entrée et de 4 mètres au fond, entouré de murs de 2 m. 50 sauf au fond où il est clôturé par une grille donnant sur les jardins potagers de la prison. Au milieu du préau est aménagé un petit parterre de fleurs. C'est en somme une cellule en plein air. C'est là que je fume ma première pipe et je vous assure qu'elle me goûte ainsi en plein air.

       Rentré de ma promenade en cage, je continue un peu la lecture de mon journal, puis je me mets à écrire, m'interrompant de temps à autre pour faire les cent pas dans ma cellule, histoire de me dégourdir les jambes. Et puis je réfléchis, je me demande où vous êtes mes chéris, ce que vous faites. Vers 11 heures et demie, c'est l'heure de l'apéritif : où irai-je le prendre ? chez Theunissen ou chez Strijkers ? Je me borne à me poser la question et je cherche le moyen de remplacer cette demi-heure de distraction. Au fait, puisque je ne travaille pas, je n'ai pas besoin de me distraire. C'est sans doute ce que se disent aussi les Allemands qui me détiennent. Eh bien, c'est le mois d'octobre, je prendrai l'habitude de dire mon chapelet à cette heure-là, ce sera une consolation dans ma solitude. Après dîner, je fume un cigare en continuant la lecture de mon journal. Puis je fais ma vaisselle : c'est un travail assez compliqué attendu qu'il doit se faire à l'eau froide ; mais on frotte un peu plus longtemps et cela va quand même. Par ces temps de cherté du charbon c'est un avantage de ne pas devoir chauffer de l'eau. Je t'apprendrai cela, Poeske.

       On vient de me changer de cellule ; je vais au n° 529 avec un autre détenu : M. X..., avocat a Liège, accusé de propagande du journal prohibé La Libre Belgique. Au moins on peut causer, ce sera toujours plus agréable. Bonsoir, mes chéris ! Je vous embrasse avec effusion en vous bénissant.

VENDREDI, 5 OCTOBRE. – Bonjour, Femmeke, bonjour Louke, dag me lief kindje ! Enfin, j'ai été appelé devant le juge. Je suis accusé de recrutement, en même temps que ma belle-sœur Maria ! On m'a parlé aussi de toi, Fernmeke zoet, me demandant si toi non plus tu ne t'en occupais pas. Bon Dieu, serais-tu arrêtée aussi ! Mais alors, nos chers petits trésors, que sont-ils devenus ! Ah, misère ! Et Dieu sait combien de temps cette instruction va, durer ! Est-ce que Maria aurait fait quelque chose ? On m'a parlé de la fameuse bande Pollet, d'Ophoven et d'un Dekkers, de Bruxelles, que je n'ai jamais vu de ma vie ! Je n'y comprends rien, mais rien. Et M. X... me dit que ces instructions traînent et traînent ; il est ici depuis trois mois, lui ! Enfin, attendons les prochains interrogatoires. Ah ! alors je demanderai où tu es, toi, ma pauvre petite chérie....

       Avant de me mettre au lit je vous envoie tous trois, où que vous soyez, mes plus doux baisers et ma bénédiction.

SAMEDI, 6 OCTOBRE. – Bonjour, mes chéris ! J'ai réfléchi longuement à ce qui a été dit au cours de mon interrogatoire d'hier, et je suis plus tranquille : en effet, le juge ne m'a parlé de toi que d'une façon tout à fait accessoire, tandis que pour Maria il a dit ouvertement qu'elle était accusée. D'autre part, lorsque je lui demandai si je pouvais recevoir des colis il m'a répondu : « mais oui, certainement, écrivez chez vous qu'on vous envoie ». Comme il connaît exactement la composition de ma famille, il semble certain qu'il n'aurait pas parlé ainsi si tu n'étais pas en liberté. Plaise au Bon Dieu que tu sois en ce moment auprès de nos chers petits. Je vais dire un bon chapelet à cette intention.

       Cet après-midi j'ai fait la causette avec mon compagnon de cellule, j'ai lu le restant de mon journal et, sur les conseils de M. X..., j'ai écrit une carte à l'avocat Sadi Kirschen, rue aux Laines, 12, pour le prier de soigner à ce que le « Comité de Défense gratuite des Belges devant les tribunaux allemands » dont il est un des membres, s'occupe de mes intérêts.

       Maintenant je vais vous quitter, mes chéris, pour bientôt me mettre au lit. A tous trois une grosse, tendre baise et ma bénédiction.

DIMANCHE, 7 OCTOBRE. – Bonjour, mes amours. Je me suis levé le cœur gros, ce matin ; c'est dimanche, le jour de notre messe de 11 heures ensemble, Femme ; le jour de notre promenade d'après-midi en famille ; la journée s'annonce si belle pour la promenade ; l'air était si bon ce matin au préau. Et me voici, hélas, loin de vous tous ! Ici les prévenus ne peuvent pas assister à la messe ; comme mon compagnon a un livre de prières, j'ai lu ma messe dans ma cellule et, franchement, avec une ferveur plus grande que d'ordinaire à l'église : la prière console tant dans la tristesse et les adversités de la vie !

       J'en étais arrivé là, lorsque, mon compagnon étant parti depuis quelques instants pour l'instruction, on vient m'annoncer que je change de nouveau de cellule. Ramassons valise, pardessus, etc., etc., et en avant ! Qu'ont-ils dans le corps donc ! Je vais au n° 548 cette fois et de nouveau seul !.. Rejeté dans ma solitude, je sens pénétrer en moi une langueur et une tristesse infinies ; j'éprouve le besoin de relire les pages qui précèdent et... je ne peux plus retenir mes larmes. Oh, mes chéris, que je vous aime ! Que je souffre de la séparation ! Non pas de la prison, non pas des ennuis et des tracas qui m'attendent au cours de l'instruction, mais avant tout de vous savoir souffrir et puis aussi de cette incertitude qui me reste toujours si toi, ma Femmeke lief, tu ne seras pas également arrêtée. Oh, qui sait, tu pleures peut-être dans une cellule tout près de moi. Mais comment toi, si sensible, pourrais-tu résister à cette solitude ? As-tu eu l'occasion de prendre de l'argent pour pouvoir te prendre tes suppléments nécessaires ici. As-tu... mais non ce n'est pas possible ! Le Bon Dieu ne permettrait pas cela ! Et les Allemands non plus ne peuvent vouloir pareille cruauté ; s'ils veulent t'interroger ils peuvent aussi bien le faire à la maison ! Non, je te vois chez nous, le soir commence à tomber, caressant tour à tour nos petits chérubins et leur disant : « Papa reviendra bientôt » ! Et puis ils retournent tous deux dans le canapé et ils babillent et malgré ta grande douleur tu leur souris et tu cours les embrasser encore. Oh ! que n'en suis-je de cette douce scène de vie familiale.

       Je n'ai plus de papier à lettres et j'éprouve cependant le besoin d'écrire encore ; j'utiliserai une enveloppe. Je me suis levé ce matin avec un bon rhume de cerveau, ce qui, ici, m'est d'autant plus désagréable. que le nombre de mouchoirs de poche dont je dispose est très limité. J'en ai lavé un tantôt pour voir si je parviendrais à le sécher ; mais je constate que cela va très lentement. J'espère bien recevoir un colis bientôt, car tout commence à manquer : mouchoirs, essuie-mains, beurre, tabac. Enfin tout cela n'est que de l'accessoire. L'essentiel c'est que vous vous portiez bien, mes trois chéris, et que vous ne vous fassiez pas trop de chagrin pour moi.

       Je vais maintenant préparer mon lit et me mettre au repos en rêvant à vous, ma Ririke zoet, et mes petits chéris que je serre bien ardemment sur mon cœur en pensée. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.

LUNDI, 8 OCTOBRE. – Bonjour Femmeke, bonjour mon fils, bonjour ma petite Alice. Voilà une nouvelle semaine qui commence : une triste, sombre journée d'automne ; je reviens du préau ; il faisait frais, humide ; mais qu'importe, je suis heureux chaque jour de voir arriver ce moment pour avoir au moins un peu de grand air. Et puis là, on se sent moins prisonnier : on voit quelque chose de la vie du dehors ; des choux, des poireaux et, de temps à autre, dans le lointain, des prisonniers du régime belge travaillant au jardin. Tantôt un couple de moineaux est venu tout près de ma grille, becqueter un morceau de pain jeté là, dans les poireaux ; ils sont bien impertinents de s'approcher ainsi, mais ils semblent se rendre compte de ce que c'est moi qui suis en cage tandis qu'eux jouissent de la belle liberté dans le grand ciel du Bon Dieu. Je pense à Mme Van Puymbroeck et j'envie sa science d'apprivoiser les oiseaux. Ah, si je pouvais faire venir à moi un de ces moineaux et l'emporter dans ma cellule, j'aurais au moins la société d'un être vivant et, qui sait si, à force de patience, je ne parviendrais pas à lui faire comprendre mes peines, à lui apprendre le chemin de mon foyer, à l'initier aux fonctions de messager entre ma prison et le canapé familial, là-bas, bien, bien loin... chez nous ! Je rêvais ainsi en observant les petits oiseaux, lorsque le passage d'une sentinelle les mit en fuite et je me mis à chantonner l'air de l'hirondelle « Captif au rivage ... » mais seul, tout seul sans ton accompagnement au piano, ma douce petite Valérie !

       4 heures. – Bon Dieu que la journée est longue : après mon dîner j'ai fumé un cigare en lisant mon journal, annonces comprises, j'ai fait ma vaisselle, j'ai balayé ma cellule ce qui m'a fait ramasser environ trois dés de poussière, qui la salirait ?... et me voici de nouveau maintenant à griffonner quelques lignes. J'avais bien espéré que je serais appelé à l'instruction cet avant-midi, mais rien encore. Qu'attendent-ils donc ? Combien de temps cela va-t-il durer ? Le temps me paraît long aussi de recevoir de vos nouvelles, mes chéris. En faisant la part de la lenteur de la censure il me semble que j'aurais bien pu cependant recevoir déjà quelque chose. Enfin, patience ! Je prie pour en avoir beaucoup. Et le paquet, je n'en reçois pas non plus. Je n'ai qu'un seul essuie-mains, de beurre il ne m'en reste que pour demain matin ; pour être sûr de ne pas devoir manger mon pain sec, j'ai commandé à la cantine un flacon de marmelade ; je ne sais ce que cela coûte ; je suppose qu'ils ne vendent pas cela au prix de revient, mais soit, il faut bien manger quelque chose ; j'ai commandé également du papier, si possible un carnet pour continuer mes humbles mémoires, et des allumettes. Je recevrai le tout demain. Je t'annonce, ma Pemmeke, que ma lessive d'hier soir a bien réussi ; mon mouchoir était bien sec ce matin et je l'ai repassé en m'asseyant dessus ; sous ce rapport je suis sauvé. Du reste, mon rhume va déjà beaucoup mieux : l'on dit toujours que le meilleur remède pour en être vite débarrassé, c'est de garder la chambre... ou, à défaut, la cellule.

       7 heures. – J'ai soupé et en fumant une pipe j'ai mesuré quelques centaines de fois les 4 mètres de ma cellule pour remplacer, ma femme chérie, notre bonne promenade du soir. Oh que nous goûterons mieux encore ce charme de la vie de famille quand nous aurons le bonheur d'être de nouveau réunis ! Dieu veuille que ce soit bientôt. A cette intention, je vais encore dire un bon chapelet pour demander l'intervention de la Sainte Vierge, convaincu que tu t'unis avec moi dans la prière et que tu fais prier également nos petits anges dont les lèvres pures ne sauraient rien demander au Bon Dieu qui ne leur soit accordé. Bonsoir donc, mes bien aimés, je vous embrasse et je vous bénis.

MARDI, 9 OCTOBRE. – Bonjour Pemmeke, dag men lievekes. Le facteur est passé et rien encore pour moi. Je commence à m'impatienter vraiment. Je sais bien, cependant, qu'il n'y a pas de ta faute, Poeske, que tu te seras empressée de répondre à ma carte du 2 ; mais c'est la censure, sans doute, qui retient si longtemps les correspondances. J'ai passé une bonne nuit ; je me suis mis au lit à 8 heures ; j'ai encore lu un peu, un bout de journal que j'avais réservé, j'ai le gaz au-dessus de mon lit jusque 9 heures ; voilà ce qu'il me faudrait chez nous, hein dis, ma Femmeke. J'étais éveillé vers 6 heures ; durant cette heure qui me séparait du lever, je me suis transporté en pensée dans notre chambre, j 'y ai vu notre petit Loulou me remplaçant auprès de toi, couché tout en travers du lit suivant son habitude. Toi, ma tendre épouse, tu dormais, mais d'un sommeil agité, troublé sans doute par des visions de prison, de cellule, de sombres cachots ; tu auras eu de la peine à t'endormir hier soir, tes pensées errant vers ton hommeke, vers sa prison, sa cellule, de l'inconnu pour toi. Puis je me suis transporté en imagination vers la couchette de notre petite Alice ; elle dormait comme le matin de mon arrestation, inconsciente et heureuse malgré tout dans son innocence ; et, en pensée, j'ai déposé sur son front aimé un tendre baiser paternel. Et puis je suis revenu auprès de toi et de notre fils, je me suis étendu entre vous deux, vous prenant chacun dans un bras, regardant tour à tour tes traits marqués d'inquiétude et d'agitation et la petite figure souriante du cher petit Loulou. Puis... le son de la cloche me rappelant à la réalité : c'est l'heure du lever.

9 OCTOBRE (suite), 4 heures. – Je viens de recevoir ma commande de la cantine : confiture ou plutôt marmelade, papier et enveloppes, allumettes. Mais ce qui me fait le plus de plaisir, c'est le présent cahier qui me permettra de continuer à l'aise mes petits mémoires.

       Voici de nouveau la journée qui va à sa fin sans instruction. Si, comme je le suppose, la pauvre Maria est également ici, je la plains bien amèrement, elle si nerveuse et si difficile pour la nourriture. Heureusement, il y a moyen de se procurer des œufs et du lait à la cantine, quoiqu'à des prix très élevés, cela va de soi. Que peut-elle avoir dit ou fait pour être accusée de « recrutement », elle au caractère si pratique ?

       On est venu m'apporter un seau d'eau, une brosse et une espèce de torchon, « Schrubben » me dit le soldat. Il s'agit de récurer ma cellule. Pantalon et manches de chemises retroussées, et, en avant le frottage. Heureusement que la place n'est pas bien grande : au bout d'une petite demi-heure le travail est terminé. Franchement cela fait du bien, ce rafraîchissement. Tu sauras bien te représenter comment je m'y suis pris, n'est-ce pas, Femmeke, rappelle-toi le 22 août I9I4, jour du baptême d'Aliceke. Mme Claessens s'en souviendra bien également.

       Je vais maintenant, mes chéris, dire mon chapelet en formant l'intention que tu aies beaucoup de courage, ma Ririke, et que les enfants soient bien sages. Bonsoir donc, trésors, je vous embrasse avec effusion. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.

MERCREDI, 10 OCTOBRE. – Bonjour, mes adorés. Ce matin j'ai suivi le mouvement de la petite famille, incomplète, hélas ! à partir du lever. D'abord le déjeuner des petits, en robe de chambre, agenouillés tous deux dans le canapé, après avoir bien dit leur prière « met de oogjes toe ». Puis le lever de maman qui embrasse chacun et pour elle et pour papa également. Je les vois partir en classe, Loulou, grand écolier déjà, son beau « kallebas » de Bonneke sur le dos ; la douce petite Alice trottinant à côté de Mme Diris, tenant amicalement par la main son bon gros camarade Mathieu. Et à propos de Loulou, je me suis déjà demandé combien de lettres il connaît déjà à l'heure actuelle : il pourrait peut être déjà écrire à son papa. Mais est-il bien vrai, comme Milleke était venu l'annoncer – tout fier, le rapporteur – qu'il a perdu des points de « verdrag » ? Ah ! quel plaisir j'aurais eu de signer son premier bulletin ! Et notre Lilieke, la sage des sages, je suis convaincu qu'elle est la petite choyée de la « Zuster » et qu'elle rentre fréquemment avec une « ster » ou une croix. La petite radoteuse, ne crois-tu pas, Maman, que nous en ferons une avocate ? Elle saurait, en tout cas, se faire entendre avec sa voix à percer tous les tympans.

       Mais revenons un instant à ma prison. Le facteur est encore passé sans rien m'apporter. Bon Dieu, qu'il me tarde d'avoir de vos nouvelles. Tu dois certainement m'avoir écrit, Poeske ; il n'y a pas de doute, on retient tes correspondances. Et rien à faire : on ne voit personne ici que toujours la même tête d'Allemand préposé à notre garde et encore ne fait-il que de rares apparitions dans la cellule soit pour recevoir ou apporter la commande de la cantine, trois fois par semaine, soit, chaque jour, pour voir si le matériel est propre et en ordre. Quant à l'instruction, l'on dirait qu'elle n'avance guère : je désespère encore d'être appelé aujourd'hui. Ne font-ils cela que de huit en huit jours ? Ils ont bien le temps, eux, mais ne semblent pas se rendre compte de ce que leurs prévenus attendent avec impatience, coupables ou non, que leur affaire se termine.

       On vient de m'apporter, pour signer, un avis d'arrivée d'un colis ; l'adresse est écrite par Paul qui figure également comme expéditeur. Mais j'espère bien, toutefois y trouver des traces de toi, ma Femmeke ; attendons patiemment qu'on m'apporte le paquet.

       Au lieu d'un paquet on m'en a apporté deux : l'un remis à la prison par Henriette Picquet et venant de Saint-Trond, d'après ce que je puis voir aux essuie-mains qu'il contenait ; le second expédié par la poste de Maeseyck ; c'est Paul qui a écrit l'adresse et figure comme expéditeur. Tous deux font suite à ma première carte, celle du 2 octobre, attendu qu'ils renferment les objets que je demandais. Mais nulle part je ne vois de trace de toi, Femmeke ; l'adresse sur le colis de Saint-Trond était écrite d'une main inconnue. Quant au paquet de Maeseyck il ne semble pas avoir été composé par toi non plus : en effet, il y avait un col rabattu mais pas de nœud s'y adaptant. Alors, où es-tu ? A Maeseyck ou à Saint-Trond ... ou ici, Grand Dieu ! Dans cette terrible incertitude je vais m'efforcer de passer la nuit le mieux possible, dans l'espoir que, puisque ces colis me sont parvenus comme suite à ma première carte, le facteur m'apportera également demain matin une réponse. Bonsoir, mes chéris, je vous embrasse et je vous bénis.

JEUDI, 11 OCTOBRE. – Bonjour, mes chers trois ! Le facteur est passé et rien encore ! Et la journée est passée, sans aucune nouvelle de toi, Femmeke. Je n'ai fait qu'y songer tout le long de cette interminable journée et sans avoir le courage de me mettre à écrire. J'ai peur, oh ! si peur qu'on t'ait prise également ! Je vais encore prier pour avoir des nouvelles, de bonnes nouvelles demain matin et dans cet espoir je vous envoie, ma bonne Ririke et mes deux chérubins, mes plus tendres baisers et vous bénis. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.

VENDREDI, 12 OCTOBRE. – En même temps que je vous adresse le plus affectueux bonjour, je ne puis qu'exprimer ma désolation de n'avoir rien reçu encore. Je t'ai donc écrit trois fois, Femmeke lief, et pas de réponse. Aujourd'hui, jour autorisé de correspondance, je viens d'écrire à maman, la suppliant de me répondre de suite, de me donner des nouvelles de toi, des enfants, de tous. Oh ! cette incertitude ! Que le temps me semble long ! Il est des moments, cependant, que le courage me revient, que je me dis que tu es chez nous, auprès de nos chers petits, qu'au moment où ma première carte est arrivée à Maeseyck tu étais partie pour Saint-Trond, où on l'a fait suivre, que, néanmoins, la fille s'est empressée de remettre à Paul ce que je demandais pour me l'expédier, qu'à la réception de ma carte à Saint-Trond tu étais retournée à Maeseyck et que Bonneke, en envoyant un colis à Maria, m'aura également fait remettre ce que je demandais. C'est très possible. Mais ici, séparé du restant du monde, on ne sait rien et on ne peut rien savoir ; abattu par la solitude, on se laisse aller à voir tout en noir, à se représenter le pire, alors que peut-être, en réalité, la situation est au plus favorable qu'elle puisse être. Dieu veuille qu'il en soit ainsi.

       Dans le colis que j'ai reçu de Saint-Trond il y avait du bon beurre, du sucre et des pommes ; dans celui de Maeseyck également des pommes et même deux sachets de boules de chez Delhaize. Je puis donc m'en donner à cœur joie : tu sais, Poeske, que j'aime les pommes comme tous les fruits d'ailleurs. Une pomme à mon déjeuner, une comme dessert au dîner et une le soir, après le souper, avec une tartine que je conserve du matin. C'est excellent. Mais que je voudrais me priver de tout cela, oui, que je voudrais de tout cœur rester sans manger deux, trois jours, pour avoir le bonheur de vous embrasser tous trois, mes adorés, ne fût-ce qu'une fois, deux secondes seulement ! Mais non, les cruels ! J'ai demandé au juge, lorsque j'ai été interrogé, si je pouvais recevoir des visites ; il m'a répondu que non, pas encore. Mais quand ? Dieu le sait. Pas avant que l'instruction soit terminée... en ce qui me concerne, sans doute. Et du train que cela marche, il en faudra du temps, je le crains.

       Hier j'ai eu pour la première fois la visite du coiffeur. En entrant ici, j'avais pris la résolution de laisser pousser ma barbe. Mais j'ai trouvé dans le colis de Maeseyck le petit miroir de poche que j'avais demandé et, pour la première fois depuis mon arrivée, j'ai pu me mirer. Non, vraiment, j'avais l'air absolument trop vieux; il y avait trop de blancs. Aussi me suis-je empressé de me faire raser et je suis de nouveau un chic type qui pourra décemment se promener au bras de sa petite femme si jeunette encore... Je ne voudrais pas, sais-tu, que tu sois gênée de ton mari lorsqu'il te reviendra ; et puis, si je rentrais avec une barbe, c'est pour le coup que notre Aliceke aurait peur de m'embrasser.

       5 heures. – J'ai tué le temps comme j'ai pu, lisant ce qui me restait de mon journal, faisant les cent pas dans ma cellule, pensant, rêvant beaucoup. Un souvenir me poursuit sans cesse, Pemmeke, et m'attriste profondément, depuis ma captivité davantage, certes, mais aussi déjà avant, depuis le samedi 29 septembre à 10 heures et quart. Je n'en avais pas encore parlé jusqu'à présent, le sujet me paraissant si douloureux à aborder. Tu l'auras deviné, Ririke, il s'agit de la façon dont nous nous sommes quittés au moment de ton départ pour Saint-Trond. Nous qui à chacun de nos voyages, quelque courte fût sa durée, nous nous embrassions toujours avec tant d'effusion, comme si nous nous séparions pour des semaines et des mois, voilà que, cette fois, alors que nous aurions dû plus que jamais faire provision de tendresse et d'amour, voilà que, sans même savoir pourquoi, dans un moment d'énervement, nous nous quittions si froidement, avec un semblant de baiser du bout des lèvres... Oh ! que je l'ai déjà regretté ce moment ! Que je me suis déjà reproché de ne pas t'avoir pris dans mes bras en te serrant bien fort et en te couvrant de baisers sans fin, dissipant ainsi toute ombre de mauvaise humeur, te prouvant à ne jamais l'oublier un instant l'immensité de mon amour d'époux. Aussi, à peine le tram fut-il en route, que je fus envahi d'une grande tristesse, me promettant bien de nous revaloir à ta rentrée ce que nous avions perdu au départ. Tu sais combien étaient douces nos effusions de tendresse à chacun de tes retours de voyage. Eh bien, cette fois elles auraient dû être plus ardentes encore. Et maintenant, hélas ! nous voilà séparés sans seulement

nous être revus, oui, sans que je sache même où tu es ! Mais, courage, malgré tout ! Des jours meilleurs viendront et alors, ma tendre chérie, nous aurons à nous rattraper non pas de deux ou trois jours, mais de semaines, de mois peut-être et, dans les transports de joie et de bonheur de la réunion, nos peines passées seront vite oubliées. Le Bon Dieu arrange toutes choses au mieux : ayons confiance en Lui. Bonsoir Ririke, Loulouke et Lilieke, mes trois trésors, je vous embrasse et je vous envoie ma bénédiction de chaque soir.

SAMEDI, 13 OCTOBRE. – Bonjour mes chéris. Encore une nouvelle journée qui commence. Ici les jours se suivent et se ressemblent, à l'encontre de ce que dit le dicton. Encore pas de nouvelles et nous sommes le 13e jour de mon arrestation. Il n'y a plus de doute, mes correspondances sont retenues : trop longues, pas claires peut-être ?

       Un événement qui, ici, je pense, peut être nommé extraordinaire : j'ai vu une connaissance ! Au préau, par hasard, par l'interstice du rideau imparfaitement fermé, j'ai aperçu Edouard Schoofs, de Kinroy, qui fut arrêté il y a quelques semaines en même temps que sa sœur, ainsi que le fils et la fille du maréchal ferrant de la même localité. D'après mes calculs il doit se trouver au n° 556, 557 ou 558. C'est comme un soulagement de savoir qu'il y a une personne de connaissance dans le voisinage, on semble être moins seul. Ce n'est pas qu'on ne soit pas assez nombreux ici ; il paraît, d'après mon compagnon de cellule du 529, que le compartiment allemand abriterait environ 600 prisonniers, hommes et femmes... Et Maria, où peut-elle nicher dans cet immense bâtiment ? Une seule fois j'ai aperçu des femmes aux préaux en regardant par la fenêtre au 529 ; je ne parvenais pas à distinguer les personnes, mais j'aurais néanmoins reconnu Maria à son allure si c’avait été elle. Je me demande bien comment elle se fait à cette vie, la pauvre fille, et à cette solitude ; si encore elle était avec une compagne convenable avec qui elle pourrait causer. Car c'est cet isolement qui est pénible et démoralisant ; il arrive des moments où j'éprouve un besoin irrésistible de causer à quelqu'un et alors, sous n'importe quel prétexte, au risque de recevoir des observations, je sonne le gardien, uniquement pour voir un être humain, pour avoir l'occasion de lui dire deux mots et de l'entendre causer, ne fût-ce que par un bref « ja » ou « nein ».

       Mon gaz est détraqué; je l'ai signalé, mais je constate qu'on ne viendra pas encore le réparer aujourd'hui ; il ne donne qu'une très faible lumière qui permet à peine de distinguer dans la cellule ; il ne me restera qu'à me coucher dès que j'aurai soupé et dit ma prière du soir. Bonsoir, mes aimés, je vous embrasse et vous bénis.

DIMANCHE, 14 OCTOBRE. – Dag me lief vrouwke ! Dag men brief kindjes ! 't Is vandaag Zondag ; es ger good braaf zeet goan ver nademiddag na Lanker, woar Make ? Et j'entends le petit : « Och, ja, Pake » ! Et j'entends la petite : « Ich auch, woar Pake ! » Eh ! oui, où sont ces beaux dimanches et quand reviendront-ils ? Voilà le second que je vais passer dans cette boîte, et je ne suis pas plus avancé que le premier jour. Est-ce donc à dessein, en vue de faire souffrir, de démoraliser leurs prisonniers qu'ils les laissent ainsi languir dans l'attente ? Il est des moments où l'on réclamerait le juge pour s'accuser d'un tas de méfaits que l'on n'a pas commis, rien que pour arriver à quelque chose, pour en finir !

       Et toujours sans nouvelles ! Oh ! aujourd'hui même je vais écrire au juge d'instruction pour le supplier de me dire où tu es, Femmeke, où sont nos chers petits. S'il a un cœur de père et d'époux, si même il n'a qu'un cœur quelconque, cela au moins il ne pourra pas me le refuser. Eh, oui, je vais lui écrire sur-le-champ.

       J'ai fait remettre ma lettre au juge d'instruction, faisant appel à ses sentiments d'humanité et le suppliant de me donner de vos nouvelles.

       Il est 5 heures : ce long dimanche, enfin, est à son déclin : heureusement j'avais aujourd'hui un peu plus à lire : outre La Belgique et Le Bruxellois, le facteur m'avait apporté aujourd'hui une illustration L'Evénement illustré, pas très intéressant mais précieux quand même pour aider à tuer le temps. Oh, si j'avais de quoi lire toute la journée, les heures passeraient plus aisément, mais ici il n'y a pas possibilité de se procurer de la lecture. Dans ma carte de vendredi j'ai prié Maman de m'envoyer quelques livres, qu'elle pourrait demander au docteur Herman qui possède bien, sans doute, une petite bibliothèque. J'ai reçu hier la visite de l'aumônier auquel j'avais également demandé de la lecture, mais il m'a répondu qu'il ne pouvait pas m'en fournir, se trouvant dans l'impossibilité de satisfaire tous les prisonniers sous ce rapport ; il m'a conseillé d'en demander à ma famille... Ses visites sont, du reste, bien courtes : il se borne à dire bonjour et à exprimer l'espoir que mon séjour ne sera pas de longue durée. C'est la seconde fois que je le vois : il est encore venu, rapidement, me demander mon nom le mercredi après mon arrivée. Voilà donc deux dimanches que je n'assiste pas à la messe ; la fréquentation de l'église n'est autorisée qu'aux prisonniers condamnés. Je m'y suis donc encore rendu en pensée, à 11 heures, à ton bras, Femmeke lief. Puis, en pensée aussi, j'ai fait notre promenade à Lanklaer avec nos chers petits, me représentant une excursion en barquette, leurs évolutions à l'escarpolette, leur examen attentif des bateaux au passage. Les doux souvenirs ! Et maintenant, j'ai soif. Ah, si je pouvais aller prendre mon bon demi chez Strijkers ! Mais oui, da ! Le robinet à eau claire se trouve là, dans le coin de ma cellule, et « prisonnier » voilà la consigne. Je puis évoluer librement, mais dans l'espace des 30 mètres cubes de ma boîte. Cela me rappelle une inscription que je remarquais parmi quantités d'autres, apposées sur les murs de la cellule où j'ai passé six heures à Maeseyck ; elle était conçue comme suit : « J'étais venu pour aller au soleil et me voici à l'ombre... du violon de Maeseyck »,signé Georges Thiry. L'auteur de cette réflexion doit être ce pauvre jeune homme de Pecq qui est venu voir son père à l'hôpital de Maeseyck et, le lendemain de son enterrement, était lui-même pris au fil et emprisonné. D'après les listes communiquées par la succursale de l'agence belge des prisonniers, à Liège, il a été conduit en Allemagne, au camp de Senne, au commencement du mois de septembre.

       Je vais déposer mon crayon pour aujourd'hui : l'obscurité commence à tomber et mon gaz n'est pas encore réparé. Bonsoir, mes bien-aimés. Je vous envoie mes bons baisers des dimanches et je vous bénis. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.

LUNDI, 15 OCTOBRE. – Bonjour Make. Dag Louke. Dag Aliceke. Encore une nouvelle journée qui commence et avec elle une nouvelle semaine. Et toujours pas de nouvelles. Encore patience. J'ai assez bien à lire aujourd'hui : comme nous recevons toujours les journaux de la veille, j'ai aujourd'hui ceux d'hier, dimanche, dont le format est plus grand. J'ai également acheté une carte du théâtre de la guerre que j'étudie – j'ai bien le temps – au moyen des communiqués... On ne signale guère d'avance. Les Anglais cependant semblent à tout prix vouloir atteindre la côte belge, base des sous-marins allemands. S'ils réussissent à avancer, de nombreuses localités.de la Flandre Occidentale devront être évacuées. C'est ce que j'avais espéré depuis longtemps : l'évacuation de Bruges et l'arrivée à Maeseyck de ma chère Maman et de Bonne-maman, si elles vivent encore... quelle situation ! Voilà donc de treize mois que datent les dernières nouvelles que j'ai d'elles. Pauvre mère ! Après s'être tant sacrifiée pour nous élever, s'être imposé des privations même pour nous donner l'éducation qu'avec mon regretté père elle voulait pour nous, au moment où elle entrevoyait, après la tâche accomplie, des années de repos aux côtés de son mari, ce travailleur infatigable, le Bon Dieu juge bon de lui enlever le compagnon de sa vie de labeur. Il l'éprouve par un autre coup cruel : la mort, à l'âge de vingt-deux ans, de son fils cadet dont l'avenir était plein de promesses. Et voilà que maintenant cette terrible guerre la sépare, depuis plus de trois ans, de ses deux autres enfants, la prive du bonheur de voir naître et grandir ses petits-enfants, empêche, depuis plus d'un an, même tout rapport écrit entre eux ! Ah ! si elle savait, la pauvre chère mère, que son aîné écrit ses plaintes sur son sort entre les quatre murs d'une cellule de prison !

       5 heures, – Ne recevant aucune nouvelle ni de Maeseyck ni de Saint-Trond, j'ai décidé d'écrire demain à Jacques Peeters ; j'essaierai de toutes façons pour obtenir des renseignements, car le juge, non plus, ne donne signe de vie. N'ont-ils donc pas de cœur, ces gens-là ? On est venu réparer mon gaz, mais il ne va guère mieux qu'auparavant. Ce travail se fait par un prisonnier régime belge ; habillé en toile de sac, la tête recouverte d'une cagoule de même tissu, qui ne laisse apercevoir que les yeux, il est introduit dans ma cellule par un gardien belge accompagné – cela va de soi – d'un soldat allemand. Par surcroît de précautions, néanmoins, on me fait sortir de ma cellule et l'on m'installe dans une autre durant les cinq minutes que prend l'opération. Que nous sommes donc de bien dangereux malfaiteurs !

       Dormez bien, mes chéris, embrassons-nous bien tendrement. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.

MARDI, 16 OCTOBRE. – Bonjour mes trois trésors. J'ai expédié ma carte à Jacques Peeters, lui demandant instamment une réponse immédiate. Une correspondance à lui passera peut-être.

       En rentrant du préau, je trouve devant ma porte, seau, brosse et torchon, « Schrubben » ! A peine cette opération terminée on me dit que j'ai à descendre. Je supposais que c'était pour me rendre à l'instruction, mais il s'agissait simplement de prendre Un signalement détaillé de ma personne : taille, couleur des yeux, cheveux, barbe, etc., complété par l'apposition d'une signature et la prise d'une empreinte du pouce droit. J'aurais préféré de loin avoir eu à subir, enfin, un sérieux interrogatoire, car du train dont cela marche, Dieu sait quand cette instruction sera terminée.

       Pendant les quelques instants que j'eus à attendre mon entrée dans le cabinet des signalements, je fus, tout d'un coup, comme frappé par la foudre. Dans le lointain, au fond d'un long couloir, j'aperçus trois femmes et, dans l'une d'elles, un moment je crus te reconnaître, ma Pemmeke zoet ! C'était ta fourrure, ton paletot noir, un peu ta démarche aussi... Je voulus crier !.. Heureusement, le raisonnement me revint à temps. Et quand je voulus regarder encore, plus fort... la vision, aux côtés d'une religieuse, disparaissait au tournant du couloir... Mais non, ce n'est pas possible. D'ailleurs, il y a tant de fourrures comme la tienne, et puis, de si loin, toutes les démarches de femmes se ressemblent et enfin, c'est Georgette qui a ton paletot noir. Mais non, c'est l'imagination qui travaille, par ces incessantes réflexions dans la solitude, et toujours sur le même objet : toi, ma chérie et nos chers petits bébés ; c'est cette crainte atroce qui, malgré tout, et plus encore en l'absence de toute nouvelle, me harcè1e sans cesse : serais-tu arrêtée également ? C'est tout cela qui me tourne la tête, qui, à la première silhouette de femme aperçue depuis dix jours, me fait une si profonde impression, fait dire à mon cœur débordant de tendre affection mais aussi de cruelle inquiétude : c'est elle, c'est elle !

       8 heures du soir. – Enfin, j'ai été à l'instruction, de 5 heures jusqu'à présent. Ils savent tout. Je me suis confessé au diable en la personne de mon compagnon du 529. Depuis qu'on m'a séparé de lui je suis hanté de cette crainte et je soupirais avec la plus vive impatience après le moment de l'interrogatoire, préférant voir clairement la catastrophe que de vivre ainsi dans l'incertitude et l'ignorance de tout... Je me sens comme soulagé.

       Mais je sais aussi maintenant que toi également, ma pauvre petite Femmeke chérie, tu es ici en prison... Je le craignais va, mais je n'osais me l'avouer... Le juge m'a dit que tu te portes bien et, oh ! bonheur, que je pourrai te voir demain ! Ah que cette nuit va être longue ! On m'a dit que dorénavant aussi je recevrai ma correspondance ; j'aurais donc aussi des nouvelles des petits chéris. J'en aurai peut-être déjà demain par toi qui as peut-être reçu tes correspondances. Je suppose qu'ils sont chez Bonneke, donc en bonnes mains. Mais qu'ils vont réclamer leur papa et surtout leur maman ! Et quelle sera l'issue de l'affaire : je prévois, d'après l'instruction, que tu seras remise en liberté dès que l'instruction sera terminée et je crois que maintenant cela marchera rapidement. Voilà l'essentiel, que tu sois rendue à nos petits chérubins, que tu sois libre, que tu aies les soins et les ménagements dont tu as besoin. Quant à moi, j'irai en Allemagne jusqu'à la conclusion de la paix, sans doute. Oh ! la séparation sera terrible, certes ; mais heureusement tu auras ta bonne mère et Maria et nos deux petits trésors pour te consoler et ce sera pour moi aussi une consolation de te savoir ainsi entourée ! Pour le restant, tu sais, ma Ririke, que je suis dur à toute privation physique : froid, faim, manque d'égards, tout cela ne m'effraie pas. Je n'aurai qu'une souffrance, celle d'être séparé de vous, mes adorés, qui êtes tout au monde pour moi ! Mais le Bon Dieu, certes, a des grâces spéciales pour les prisonniers qui n'ont commis d'autre crime que d'avoir servi leur Patrie et j'ai la ferme confiance qu'Il m'aidera puissamment à porter le fardeau de ma captivité comme Il te protégera avec nos chers enfants durant mon éloignement de vous. Il est temps de finir. Bonsoir, mes aimés. Je vous embrasse et vous bénis.

MERCREDI, 17 OCTOBRE. – Bonjour mes chéris !
C'est donc aujourd'hui, Femmeke, que je vais te voir. Quel bonheur dans notre malheur ! J'espère qu'on nous laissera longtemps ensemble et que nous pourrons nous causer longuement et intimement.

       Je reviens du préau où j'ai découvert quelques petites pensées que j'ai cueillies pour toi. Ce sera quelque chose de moi que tu auras dans ta cellule pour les jours, peu nombreux, j'en ai la conviction, que tu auras encore à y passer.

       A ma demande au juge d'instruction, j'ai obtenu un compagnon de cellule : M. l'abbé Walravens, vicaire d'Arendonck, ex-aumônier du navire école belge, inculpé comme moi, d'espionnage. J'en suis très content : je trouve en lui une société fort agréable : bon causeur, qui a beaucoup vu et appris au cours de ses voyages, durant quatre années, par le monde entier. Je vois que nous nous entendrons très bien...

       A 11 heures, j'ai été appelé encore à l'instruction pour être confronté avec le directeur des Frères de Maeseyck. C'est bien malheureux d'être cause de l'implication de ce brave homme. Mais enfin, ma bonne foi a été surprise, je n'en puis rien. T’expliquerai ultérieurement comment je me suis laissé prendre dans ce guet-apens... Le juge m'a dit que je te verrai dans l'après-midi, mais qu'au préalable il veillerait à ce que le coiffeur vienne me raser, pour me présenter à ma femme avec une figure fraîche. C'est une délicate attention de sa part pour laquelle je lui suis franchement reconnaissant.

       7 heures. – A 5 heures, je suis de nouveau appelé à l'instruction. Le coiffeur n'est pas encore venu ; mais je m'empresse de donner un pli gaillard à ma moustache et je m'empare de mon petit bouquet de pensées, car cette fois je crois bien que je pourrai te voir. Hélas, ce n'est pas encore pour aujourd'hui. Je devrai, me dit-on, attendre encore jusque demain. J'ai été confronté (ou plutôt j'ai assisté, sans être vu, à son interrogatoire) avec l'avocat Croonenberghs que j'avais également, toujours bien involontairement, impliqué dans l'affaire. Mais, après son départ, j'ai obtenu du juge la promesse qu'il serait incessamment remis en liberté. Attendons donc patiemment mais fébrilement la journée de demain. On ne continuera pas, sans doute, à me leurrer par la belle promesse de te voir ?

       Bonsoir, ma bonne Ririke, si près de moi... et pourtant... si loin ! Bonsoir, mes petits anges. Recevez mes plus doux baisers et ma bénédiction d'époux et de père.

JEUDI, 18 OCTOBRE. – Après avoir envoyé mon bonjour à travers l'espace à nos deux chérubins, je te crie bien fort, Femmeke, pour que tu l'entendes à travers les couloirs de notre prison commune : Bonjour, mon trésor ! A bientôt ! Oh ! que je vais t'embrasser, que je vais te serrer bien fort sur mon cœur, car je crains – il faut bien se rendre à la réalité – que nous n'en aurons plus guère l'occasion avant mon départ en Allemagne.

       En ce qui te concerne, il ne m'étonnerait pas que tu sois remise en liberté dans quelques jours : en effet, ton intervention a été absolument la même que celle de l'avocat Croonenberghs qui, d'après la promesse du juge, sera relâché incessamment. Je pense qu'il prendra la même décision en ce qui te concerne dès que tu auras été entendue.

       A 11 heures, nouvel appel chez le juge : j'y cours de nouveau, portant précieusement en poche mon petit bouquet que je m'évertue à conserver le plus frais possible dans l'eau, ainsi qu'un sachet de bonbons que j'ai reçu de Maeseyck. Pas encore toi, cette fois, hélas ! Confrontation avec Jean Reumers et le professeur Cresens. Tu vas en ouvrir des yeux, n'est-ce pas Valérie, lorsque tu apprendras toute cette affaire, et tu t'expliqueras alors certaines de mes façons d'agir qui t'ont peut-être parues étranges.

       Ce soir, nouvel interrogatoire avec Vanden Branden, de Bree et Verhooghe, de Mechelen S/ Meuse. Le premier sera relâché demain. Mais notre entrevue est encore remise, Poeske.

       Bonsoir, mes aimés. Grosses baises. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.

VENDREDI, 19 OCTOBRE. – Bonjour, mes chéris. Enfin, le facteur m'a remis ma correspondance. Une carte d'Anna, du 7 ; une d'Henriette Piquet, du 12, et une de Michel, écrite ici à Bruxelles le 13... Anna est toujours à Maeseyck avec Aliceke qui se porte bien, mais réclame sa maman et son papa. Pauvre cher ange ! Louke est donc resté à Saint-Trond. Michel demande ce qui doit être fait à Maeseyck : fermer la maison ou y laisser Anna avec la petite. Je viens de répondre que, puisque j'ai la conviction que tu seras remise en liberté bientôt, il vaut mieux d'attendre les événements. Nous verrons la tournure qu'ils prendront. En tout cas, je prévois que je serai déporté en Allemagne jusqu'à la fin de la guerre au moins. Lorsque tu seras rentrée, le meilleur parti à prendre serait donc d'aller à Saint-Trond avec les enfants et ou bien de mettre quelqu'un dans la maison qui paierait une partie du loyer ou bien de déménager tout le bazar à Saint-Trond. Je pense même que la dernière solution serait la meilleure : tu trouverais bien à caser notre mobilier chez Maman et, au besoin, chez Michel.

       La journée s'est passée sans que j'aie été appelé au cabinet du juge : ils ont donc encore remis notre entrevue. Ils sont, sans doute, partisans du principe que « l'espoir fait vivre » ; mais ils ne sentent pas que « l'attente fait mourir ». Attendons donc encore patiemment la journée de demain. Bonsoir, mes chéris. Je vous envoie un million de baisers avec ma plus fervente bénédiction.

SAMEDI, 20 OCTOBRE. – Bonjour, Femmeke lief! L'entends-tu, je le crie bien fort ! Bonjour, lieve kindjes.

       Je reçois une carte d'Anna, du 16 : la petite chérie se porte bien ; également une carte de Michel datée du 17 et par laquelle il me demande ce qu'il doit m'apporter mercredi. Je vais lui écrire et prier l'adjoint du juge de laisser passer cette correspondance supplémentairement.

       Mes journées se passent maintenant très rapidement ; je m'entends très bien avec mon compagnon qui est fort gentil et particulièrement gai, quoique son cas soit encore plus grave que le mien : il a ici deux sœurs et un frère également incarcérés. Nous avons commandé un jeu de cartes. Il possède également une petite cafetière et du délicieux café qu'il a lui-même rapporté du Brésil ; après le dîner nous faisons un extra que nous dégustons en fumant de ses cigares, car les miens sont épuisés ; j'espère bien que j'en recevrai un de ces jours, en ayant demandé à Jacques Peeters... Je vais tâcher d'obtenir l'autorisation de servir sa messe chaque matin ; j'espère bien l'obtenir : le juge est fort gentil avec moi, parce que je lui facilite l'instruction autant que je peux ; je n'avais, du reste, plus rien à cacher, mon faux compagnon du 529 m'ayant soutiré ma confession complète.

       Comme je désespère d'être admis encore à te voir aujourd'hui (il est déjà 4 heures) je me suis enhardi à emballer mon petit bouquet et à l'adresser à l'adjoint du juge avec prière de te le faire remettre. Qu'il te parvienne bien vite et te serve de gage de mon profond amour et de ma préoccupation continuelle à ton sujet, ma Ririke chérie.

       Encore une fois, bonsoir, mes aimés, en vous embrassant bien tendrement et en vous bénissant.

DIMANCHE, 21 OCTOBRE. – Bonjour, mes chéris. Voici donc le troisième dimanche. Que le temps doit te sembler long, ma Fernmeke lief ; pourvu que tu ne sois pas seule en cellule. Ah, si on t'avait laissée avec Maria. Mais cela je n'ose pas l'espérer : ils sont trop sévères pour l'instruction. Qu'on t'ait au moins donné une compagne qui te comprenne, qui puisse te consoler, avec laquelle tu puisses causer de nos chers petits et un peu aussi de ton Emile. Pour le restant, Bonneke aura bien soigné à ce que tu aies ton nécessaire ; je lui ai encore recommandé dans ma dernière carte de ne pas te laisser manquer de vêtements chauds, de beurre, de viande fumée : car le déjeuner de la maison est maigre, n'est-ce pas Poeske ? Je leur ai demandé également de t'envoyer de l'ouate pour ton pauvre dos. Le juge m'a assuré, du reste, que les dames sont l'objet de plus de soins que nous, et il m'a promis qu'il t'accorderait toutes les facilités possibles. La pauvre Maria avec son estomac délicat doit bien souffrir aussi sans doute ; heureusement qu'elle peut recevoir du lait et des œufs. Mon compagnon prend du lait et je constate qu'il est bon.

       Après le dîner nous avons fait une excellente tasse de moka. Le vicaire me disait : « Si nous pouvions maintenant inviter Madame à venir prendre une tasse avec nous, n'est-ce pas ! » Ah ! oui, si on nous donnait seulement cette consolation de pouvoir passer ensemble, ne fût-ce qu'une couple d'heures par jour ! Mais ils promettent mais nous laissent attendre. Voilà depuis mercredi qu'ils remettent notre entrevue. En tout cas, demain je vais encore le redemander : belofte maakt schuld.

       Dans les premiers jours de ma captivité je ne parvenais pas à manger tout ce que l'on me servait : je donnais même de mon pain au gardien pour le remettre à des prisonniers pauvres qui n'avaient pas assez. Or, actuellement je dévore tout ce qu'on me donne et je suis content lorsque l'heure du repas approche : ainsi il n'est que 5 heures et je me réjouis de voir arriver mon assiette de haricots, navets, carottes. Je me demande bien comment cela te goûte à toi, ma chérie. Ce ne sont pas des bifteaks au filet, mais enfin c'est en tout cas une nourriture saine. Franchement, si ce n'était le chagrin que j'éprouve de te savoir ici et d'être séparé de toi et de nos petits trésors, je crois que je grossirais rapidement. Tu me disais si souvent qu'il me faudrait quelques semaines de repos. Eh bien me voilà en repos... forcé, mais malheureusement il durera plus que quelques semaines.

       Je vais de nouveau vous quitter, mes bien-aimés, en vous envoyant mes plus doux baisers à travers l'espace, vers trois coins différents du pays, toi, ma Femmeke, ici, si près de moi, Louke à Saint-Trond et la chère petite Alice, seule là-bas chez nous... Bonsoir, tous trois. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.

LUNDI, 22 OCTOBRE. – Bonjour, mes aimés... Nous commençons donc notre quatrième semaine de captivité. Pour moi, franchement, maintenant que je l'ai derrière le dos, le temps me paraît avoir passé encore rapidement surtout cette dernière semaine que j'ai passé dans l'espoir continuel d'être, d'un moment à l'autre, admis à te voir, ma Ririke. Si même, en me le promettant, ils n'avaient pas l'intention de me l'accorder, ils m'ont, en tout cas, rendu service et procuré une réelle consolation rien que par l'espoir. Sera-ce pour aujourd'hui ? Ce qui me raccourcit sensiblement le temps aussi et m'allège le fardeau de la captivité, c'est la société, fort agréable, de mon compagnon de cellule. Déjà les quelques jours que j'ai passés avec le faux compagnon du 529 ne ressemblaient en rien aux journées de solitude qui ont précédé et suivi ceux-là. Mais le vicaire Walravens est devenu pour moi un véritable ami, comme moi pour lui. C'est un prêtre à idées larges et l'intimité de la vie commune en cellule ne nous dérange nullement ni l'un ni l'autre. Nous radotons comme de vieilles femmes et nous formons les projets les plus réjouissants pour l'avenir, après notre retour d'Allemagne, car lui comme moi avons acquis la conviction que nous ne serons pas condamnés à mort. Quelques années d'Allemagne ne sont pas mortelles. Du reste, tout présage que la guerre ne durera plus bien longtemps et alors, nous avons du moins tout lieu de l'espérer, notre peine prendra fin par la signature de la paix. Je clos ma journée, mes aimés, en vous embrassant bien tendrement et en vous envoyant ma bénédiction.

MARDI, 23 OCTOBRE. – Bonjour, chéris de mon cœur. Hier soir, l'adjoint du juge, qui semble nous porter beaucoup d'intérêt à mon compagnon et à moi ainsi qu'à toi, Femmeke, est venu nous rendre visite dans notre cellule pour nous dire qu'il avait prévenu notre famille que nous pourrions recevoir des visites cette semaine ; il m'a dit également que tu avais reçu les fleurs que je t'ai adressées et, à ma demande, il m'a dit que tu as une bonne compagne de cellule. J'ai encore insisté pour te voir et il m'a assuré que la marche de l'instruction le permettait incessamment. Je lui demandai aussi, incidemment, quelle punition il prévoyait pour moi ; il me répondit que très probablement l'on demanderait la peine de mort, ajoutant, toutefois, que dans mon cas elle était rarement prononcée et qu'alors même qu'elle serait appliquée, la grâce serait accordée presque certainement. A la grâce de Dieu, mais, quoique – tu le sais, Pemmeke – la mort ne m'a jamais effrayé, je voudrais cependant vivre encore, et longtemps pour toi et nos petits anges d'enfants. Quant à toi, je puis comprendre que tu seras vraisemblablement condamnée à trois mois de prison qui seront, si pas en entier du moins en bonne partie, accomplis par la détention préventive lorsque le jugement sera prononcé. C'est long, certes, ma pauvre chérie, pour le peu que tu as fait et, encore, inconsciemment, mais nous savons que leurs jugements sont sévères. En tout cas, je me suis efforcé de leur faire bien comprendre que tu as agi avec inconscience et avec le seul mobile d'avoir l'occasion d'aller passer une couple de jours à Saint-Trond, les suppliant de vouloir bien envisager que toute la faute est à moi seul. Je ne manquerai pas d'insister encore sur ce point devant le tribunal.

       Dans l'attente fiévreuse de la journée de demain, qui me donnera peut-être le grand bonheur de te voir avec Michel, puisque c'est le mercredi qu'il vient à Bruxelles, je vais me mettre au repos en vous embrassant tous trois avec effusion et en vous bénissant.

MERCREDI, 24 OCTOBRE. – Bonjour, Ririke lief. Bonjour, mes petits enfants chéris. Je suis énervé dans l'attente de l'après-midi. La matinée me paraît démesurément longue, mais je ne sais qu'écrire. J'attendrai 5 heures et demie. Je viens de recevoir la grande valise en osier avec des effets et du linge, du beurre, du tabac et des cigares et une paire de pantoufles neuves en feutre ; cela vient de Maeseyck. Mais de Saint-Trond aucune nouvelle, ni visite, ni colis. Mon compagnon vient de sortir : il a de la visite. Quant à te voir, Femmeke, rien non plus. Bonsoir donc, mes chéris. Patience ! Je vous bénis avec ferveur.

JEUDI, 25 OCTOBRE. – Bonjour, mes aimés. L'adjoint du juge a dit à mon compagnon que tu n'avais pas encore pu être interrogé, Femmeke lief, parce que, arrivée en leur présence tu étais chaque fois atteinte de crises qui rendaient l'interrogatoire impossible. Je vais m'empresser de demander à pouvoir te causer pour te ramener au calme. Pauvre chérie, va. Et tout cela j'en suis convaincu, de peur de me compromettre... Je t'ai donc vue, ma pauvre Ririke ! Mais quel soulagement de te savoir maintenant calmée. Je ne saurais exprimer par quels sentiments, quelles impressions, quelles émotions j'ai passé... Ah ! tu me trouvais vieilli ! Mais non sais-tu, c'était ma barbe de huit jours que tu n'as pas vue depuis si longtemps. Mais lorsque je te reverrai, tantôt peut-être, le coiffeur aura bien passé, et alors tu retrouveras ton Emile tel qu'il était avant, car je me porte très bien, sais-tu, et ne souffre nullement de ma captivité : toi seule m'inquiétais, et maintenant je suis tranquille : tu parleras bien calmement au juge et il verra bien que tu n'as agi que par inconscience.

MERCREDI, 5 DECEMBRE. – Depuis notre première entrevue, ma Ririke bien-aimée, j'ai suspendu ce petit mémoire, n'éprouvant plus autant le besoin d'écrire mes impressions, maintenant que je te sens plus près de moi et que je vis continuellement dans l'espoir de te revoir et de pouvoir te causer longuement. Nous avons eu ce bonheur de nous voir quatre fois jusqu'à présent ; franchement, dans la représentation que je m'étais faite du régime d'une prison cellulaire sous les Allemands, je n'aurais pas osé espérer la possibilité de pareilles entrevues. Quelque courtes qu'elles aient été, elles m'ont, néanmoins, et à toi également, je n'en doute pas, n'est-ce pas, Femmeke lief, procuré énormément de consolation et renforcé ma résignation et mon courage.

       Grâce à mon bon compagnon, excessivement gentil et affectueux en même temps que très jovial et d'un commerce fort intéressant, ces dernières semaines de ma détention préventive coupées par nos quatre entrevues et par mes préoccupations de te faire parvenir l'une ou l'autre chose, ont passé rapidement et je dirai même agréablement. Causant, lisant, fumant, riant et priant à nos heures, nous arrivons à la fin de chaque journée sans le savoir.

       Voilà donc que j'apprends que c'est demain le grand jour. En ce qui me concerne personnellement j'aurais désiré qu'il fût retardé encore, le plus possible, car je préférerais évidemment passer l'hiver ici qu'en Allemagne. Mais d'un autre côté je salue son avènement avec une grande joie et un profond soulagement, dans le ferme espoir qu'il marquera, par ton acquittement, ta libération et ton retour auprès de notre pauvre Bonneke et de nos petits chéris ! Hier encore j'ai adressé une longue lettre à l'auditeur militaire dans laquelle j'expose que tu as agi en pleine inconscience et invoquant, d'autre part, ton état de santé pour implorer la clémence du tribunal. Quant à moi, je prévois que je serai condamné à mort ou aux travaux forcés à perpétuité. Dans la première alternative, comme on ne fusille plus que dans les cas exceptionnellement graves, ce qui n'est pas pour moi, il est certain que je serai gracié et que ma peine sera changée en travaux forcés à perpétuité. Mais « travaux forcés » n'est qu'un mot : on n'y travaille pas ou seulement si l'on veut et encore à des travaux légers qui sont plutôt un passe-temps. Puis, la peine, évidemment, prend fin à la conclusion de la paix. Or, tout fait prévoir que celle-ci n'est plus très éloignée : j'arrive donc à un moment favorable. Quelques mois, un an même, au pis aller, sont vite passés. Et alors, nous aurons devant nous de bien beaux jours à vivre en récoltant le fruit du sacrifice que j'ai fait à la Patrie. La privation de la liberté, surtout la séparation de vous trois, mes tendrement aimés, seront durs : sans doute. Mais te sachant auprès de notre bonne Maman, de notre chère petite soeur dont la libération ne tardera pas, auprès de nos chers anges Loulou et Lili, je le supporterai avec patience, courage et résignation, dans la conscience de ton profond amour pour ton hommeke, et la certitude que tes pensées les plus affectueuses me suivront dans ma captivité.

       Je vais donc terminer cette première partie de mes petits mémoires, dans l'espoir que je pourrai te les passer demain et qu'en mon absence tu les reliras de temps en temps pour vivre plus étroitement en pensée avec moi.

       Demain matin l'abbé m'apportera la Sainte-Communion en revenant de dire sa messe ! Je l'offrirai, ma Ririke chérie, pour que le Bon Dieu donne ton acquittement. Chaque jour, depuis ma détention, matin et soir, je vous ai envoyé en pensée mes plus tendres baisers et ma bénédiction d'époux et de père. Aujourd'hui je vous embrasse tous trois et vous bénis avec plus de ferveur encore. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.

JEUDI, 6 DÉCEMBRE. – 1 heure après-midi. Salle des séances de la Chambre. J'occupe le fauteuil du député Féron. Quel bonheur ! Déjà, en ne te voyant pas dans le camion qui nous amenait ici, Ririke, ni toi, ni Croonenberghs, ni Crevens, ni Van den Branden, ni Goué, j'en concluais que vous ne devriez pas comparaître. Cela n'empêche qu'au cours de ma déposition qui dura une grosse heure, arrivant à ce qui te concernait, je me mis à m'étendre longuement pour bien faire ressortir au tribunal que tu avais agi avec une complète inconscience, lorsque le président, m'interrompant, me dit de passer outre, attendu que tu seras libérée. Cela me suffisait ! C'est pour notre Saint-Nicolas. Il y a suspension d'audience de l à 3 heures ¼, on nous a servi un bol de soupe au chou avec viande, mais je n'avais déjà plus fort faim : le brave abbé, qui avait reçu son paquet hier, et croyant comme moi que nous ne recevrions rien ici, m'avait remis deux bonnes tartines de pain blanc pour toi avec un quart de poulet et trois morceaux de chocolat ; moi aussi, j'avais ma part. Mais voilà, j'ai préféré manger ta part et ne pas te voir !

       J'ai l'impression que les juges, ou tout au moins le président, ne me sont pas trop favorables ; il revient toujours sur la déclaration de loyauté que nous avons signée comme fonctionnaire, laquelle n'a cependant rien à voir dans les questions militaires. J'espère que l'avocat rencontrera efficacement ce point, sinon je pense bien que je pourrai moi-même y revenir.

       Le président a prononcé son réquisitoire. Il exige pour moi LA PEINE DE MORT[2] pour espionnage et 10 ans de travaux forcés pour recrutement. A la grâce de Dieu ! L'avocat m'a bien défendu, mais par la réplique du président je puis remarquer que le plaidoyer ne l'a guère fait changer d'avis

       Requis contre :

M.  Maurissen  ……………………………………..la peine de mort.

Mlle Maurissen …………………………………….10 ans de travaux forcés.

MM. Verhooghe .......................................................15 ans de travaux forcés.

         Danckaert .........................................................10 ans de travaux forcés.

         Jean Reumers ...................................................10 ans de travaux forcés.

         Paul Boonen .....................................................10 ans de travaux forcés.

         Vancleef ...........................................................10 ans de travaux forcés.

La femme Vandeninden ............................................3 ans de prison.

       Le jugement sera prononcé demain, après délibéré des juges et nous sera notifié samedi.

       M. Fritz et l'avocat Kirschen sont venus me recommander d'avoir courage et confiance. Tous deux m'ont promis que je te verrais incessamment.

       La mort ne m'effraie pas. J'offre volontiers ma vie pour ma Patrie. Mais, en même temps que ma vie, je dois offrir ton immense chagrin, ton veuvage et l'orphelinat de mes petits enfants, de mes pauvres chéris ! Cela, c'est plus cruel ! Enfin, le Bon Dieu est juste : c'est en Lui que je mets toute ma confiance tout en me résignant à sa Sainte Volonté.

MARDI, 11 DÉCEMBRE. – Le jugement a été prononcé ce matin dans la salle du prétoire de la prison. Je suis condamné à mort pour espionnage et à 5 ans de travaux forcés pour recrutement. Je m'y attendais après le réquisitoire chargé de l'auditeur militaire et sa réplique acerbe après le plaidoyer de mon avocat. Je n'ai donc plus à compter que sur le recours en grâce ; j'attends l'avocat pour le rédiger.

       A peine étais-je rentré dans ma cellule, qu'on m'apporte ton petit paquet, ma Ririke chérie, avec l'heureuse nouvelle que tu es libérée ! Quel soulagement ! La joie que j'en éprouve me fait presque oublier le souci au sujet du sort qui m'est réservé. Tu peux donc aller embrasser nos petits enfants chéris, la pauvre Bonneke qui doit avoir tant souffert et que tu pourras maintenant consoler en attendant le retour de notre petite sœur Maria. Oh ! embrasse-les bien pour moi avec, sais-tu, Femmeke, car Dieu seul sait si je pourrai les revoir jamais ! On m'a dit aussi que tu viendrais me voir jeudi. Oh ! que ce soit vrai seulement ! On m'a tant de fois promis que je pourrais te voir sans que ce bonheur ne me fût donné. Mais je sais que tu feras l'impossible pour cela !

MERCREDI, 12 DECEMBRE. – Midi, et je n'ai encore aucune nouvelle de l'avocat. J'ignore absolument à qui ou de quelle façon doit être présenté le recours en grâce. J'ai envoyé un mot à M. Fritz pour être renseigné à ce sujet, mais également sans résultat. Je ne puis donc faire autre chose que d'attendre, car je ne suppose pas qu'on me laissera ainsi abandonné à moi-même dans ces moments décisifs de vie ou de mort. Malgré tout je suis d'un calme qui m'étonne moi-même. Le Bon Dieu m'aide visiblement. J'ai reçu la Sainte Communion chaque jour depuis jeudi dernier et j'y puise le courage et la résignation. Que la Sainte Volonté du Seigneur s'accomplisse ! Je prie aussi beaucoup, ma Ririke bien-aimée, pour que de ton côté tu sois calme et courageuse, soumise aux desseins de Dieu qui sont impénétrables mais toujours dirigés vers le bien.

       7 heures et demie du soir. – Je te quitte, mon épouse tendrement aimée, en sachant que je t'ai embrassée, que je t'ai serrée sur mon cœur pour la dernière fois. Mon recours est rejeté : je dois mourir. Oh ! la punition n'est pas pour moi. Je quitte cette vie de misère, j'entre dans la vie éternelle qui est le but pour lequel Dieu nous a créés. Mais c'est toi, ma pauvre Ririke, c'est vous mes petits chérubins qui êtes punis, vous, trois innocentes créatures ! Ah ! que je suis coupable, coupable envers toi et nos chéris ! Mais tu m'as pardonné tantôt dans une sincère étreinte, n'est-ce pas, mon trésor. Et Dieu aussi me pardonnera. A côté de mon amour conjugal et de mon amour paternel, si grand, si profond, j'avais et j'ai au cœur l'amour de ma Patrie ! Par milliers nos braves dans les tranchées, pères et époux comme moi, exposent chaque jour leur vie pour nous tous. Eh bien, j'ai exposé la mienne à mon tour et le Bon Dieu, dans ses desseins insondables mais justes, a voulu que je sois victime. Je meurs donc avec la conscience du devoir accompli mais avec un immense chagrin de devoir vous abandonner au milieu de la vie, à un moment où j'allais avoir à remplir mes fonctions de père, à un moment où tu avais surtout besoin de moi, ma Valérie, pour l'éducation de nos enfants. Te voilà donc seule devant cette lourde tâche. Je te sais trop pénétrée des sentiments de tes devoirs de mère et de chrétienne pour devoir te recommander d'élever Louis et Alice dans la crainte du Seigneur. Je suis convaincu que s'ils suivent tes préceptes ils deviendront de bons chrétiens et d'honnêtes citoyens. Quant à moi, quand je serai là-haut, ce que j'espère de la bonté de Dieu,
je veillerai sur eux et sur toi.

       Au point de vue matériel, mes trésors, je ne puis plus rien pour vous. Je ne puis que supplier le Bon Dieu des Veuves et des Orphelins de veiller sur vous. Je vous confie à Lui et sous cette puissante protection je vous quitterai tranquille.

       Je sais, ma Ririke chérie, que tu m'aimes de tout ton cœur, d'un amour conjugal sans partage, que jamais tu n'as manqué un seul instant à cet amour. Mais en te quittant je te rends ta liberté, sachant bien que tu n'en profiteras qu'à bon escient, en ayant toujours devant les yeux le bien de nos enfants bien-aimés et en conservant le souvenir fidèle de ton Emile qui t'a tant aimée.

       A vous, mes enfants bien-aimés, en vous adressant mon suprême au revoir, je vous dis : aimez beaucoup votre bonne mère, soyez sa consolation, ne lui faites jamais le moindre chagrin. Par votre conduite et vos vertus, soyez sa joie sur cette terre. Aimez-vous bien l'un l'autre : toi, Louis chéri, sois plus tard un frère affectueux, un guide pour ta sœur ; toi, ma tendre Alice, sois aimante et douce pour ton frère. Entendez-vous bien pour rendre maman heureuse et lui faire oublier ses chagrins passés. Craignez le Seigneur et servez-Le fidèlement. N'oubliez jamais qu'ici bas nous ne faisons que passer, mais que là-haut est le but pour lequel nous sommes créés. Votre maman vous apprendra à prier pour moi ; continuez à le faire.

       Et vous qui, en me donnant votre fille, votre trésor, êtes devenue ma seconde mère, je remets ma bonne, douce, tendre Valérie en vos mains et sous votre maternelle protection en même temps que les chérubins que le Bon Dieu nous a donnés. Je meurs en paix en les sachant sous votre garde et prie le Très-Haut de vous conserver longtemps à leur profonde affection. Adieu, Bonneke, ou plutôt au revoir, dans l'autre vie !

       Et toi, mon cher Michel, merci pour ta profonde affection pour moi, merci pour tout ce que tu as fait pour moi. Puisque c'est toi qui dois remplacer dans la famille notre papa à peine enlevé, je mets aussi sous ta protection les trois êtres adorés que je dois abandonner sur cette terre. Et je prie le Seigneur pour que tu reçoives comme récompense de ton labeur de voir se réaliser la plus étroite union entre les trois sœurs : Valérie, Maria et Louise.

       Ma petite sœur Maria, je prie pour que tu sois bientôt rendue à notre chère Bonneke. Consoles bien notre tendre Valérie, aime-la toujours beaucoup ainsi que nos chers enfants. Que le Bon Dieu te guide dans la vie et te donne la prudence et la clairvoyance.

       J'ai le, bonheur de pouvoir passer mes dernières heures avec mon compagnon de cellule, prêtre du Seigneur, qui m'a témoigné tant d'affection et de dévouement durant notre commune captivité et surtout pendant ces derniers jours. Je vais faire une confession générale et, avant de me rendre au lieu d'exécution, je recevrai le Saint Viatique pour paraître devant le Tribunal de Dieu, l'infiniment Juste.

       J'ai préparé tous mes objets que je confie à mon dévoué abbé Ghislain Walravens.

       J'emporte avec moi mon alliance et les trois photos que je possède. Mon alliance restera à mon doigt à mes derniers moments en témoignage de mon immense amour conjugal. Les photos, les chères images de mes bien-aimés, je les serrerai sur mon cœur en rendant le dernier soupir.

       11 heures. – J'ai fait ma confession générale. Je suis prêt à comparaître devant le Tribunal de Dieu. Je continue à prier avant d'affronter ce moment solennel.

       Chaque soir, depuis mon incarcération, je terminais ma prière par cette offrande : « O Heer Jezus, ik offer U, door de handen van Maria, al mijn lijden en leed van dezen dag en van de volgende dagen mijner gevangenschap, tot uwe meerdere eer en glorie, tot uitboeting mijner zonden, tot geestelijk en lichamelijk welzijn mijner geliefde vrouw en kinderen en tot bevrijding van mijn dierbaar Vaderland ». En ce dernier soir, je fais le sacrifice de ma vie en adressant à Jésus le même acte d'offrande.

       Puise le courage dans la prière, ma Valérie bien-aimée. Sois courageuse et forte : tu as devant toi une rude tâche à accomplir : l'éducation de nos enfants dans les vues de Dieu en nous les donnant.

       Mes petits enfants chéris, je dois donc vous quitter sans même vous revoir, sans vous serrer une dernière fois sur mon cœur. Je fais encore le sacrifice de cette privation si cruelle en union avec les souffrances de Jésus-Christ.

       JEUDI, 6 heures du matin. – J'ai passé la nuit en prières et méditations et en tendres pensées à mes trois trésors ! Mon heure approche !

       Tous mes amis de Maeseyck et d'ailleurs : adieu. Souvenez-vous de moi dans vos prières.
Ma mère chérie, adieu.
Ma dernière heure a sonné ! Ma Ririke tant aimée, mes petits Louis et Alice chéris, je vous quitte ici-bas. Nous nous reverrons là-haut. Une dernière fois je vous serre en pensée sur mon cœur en vous bénissant. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.

M. Dumont a à te remettre 570 francs de notre argent. Il reste à mon compte de la prison 75 francs, dans mon portemonnaie 12 marks.

 

Souvenirs de détention en compagnie de M. Stévigny

par M. l'abbé Walravens



Emile Stévigny

       Dès le début d'octobre 1917 mon « affaire » s'annonçait au point mort : personne « ne parlait plus ». C'était l'impasse.

       Les juges d'instruction, malgré ma pleine liberté de correspondre, malgré les excellents « havanes » qu'ils m'offrirent à fumer, malgré le bon et vieux vin de la « douce France » que ma mère était autorisée à m'envoyer chaque semaine – pour me rendre plus loquace, sans doute – n'avaient pas réussi à apprendre quelque chose de neuf : ils décidèrent de me donner de la société :

-       Monsieur Stévigny, voulez-vous un compagnon de cellule, un curé, un espion beaucoup plus dangereux que vous, l'abbé Walravens ? .. Vous ne le connaissez pas ?

-       Non.

-       Le voulez-vous ? ..

-       Bien oui.

       Le 15 octobre à midi, je fus conduit dans la cellule de M. Stévigny, qui ne tarda pas de me raconter le dialogue ci-dessus.

       Mais avant d'évacuer ma cellule à la sommation du colossal « feldwebel », je protestai contre cette mesure, signifiant avec un sonnant « Donnerweter » que je préférais ma solitude : je me défiais de « compagnons ». Maître circonspect de ma langue à l'état de veille, le rêve inconscient et haut parleur eût pu être révélateur et fatal, car jusque-là, je le savais, ma situation était solide et l'état de l'instruction quasi nul : je n'avais reconnu que des péchés véniels, n'entraînant que dix ans, d'après le code allemand, qui m'était assez connu. Tous les soirs, pour vérifier que ma cellule n'avait pas été violée pendant mon lourd sommeil, je plaçais un avertisseur incliné contre la porte ; il devait s'en trouver écarté si elle avait été ouverte la nuit. Mais le « feldwebel » ne tarda pas de revenir pour me signifier qu'il fallait quitter les lieux.

       Dès l'abord, je fus frappé du front soucieux de mon compagnon de cellule que je n'allais plus quitter jusqu'à sa mort. Mon silence sembla lui peser, peut-être même avait-il discerné ma défiance : aussi bien me raconta-t-il toute « son affaire » pour autant qu'elle était connue des juges d'instruction.

       Je demeurai sceptique, presque taciturne : je me faisais mal à l'idée que la « polizei » me plaçait chez un Belge intègre, vrai prisonnier. Mes appréhensions de me trouver avec un agent provocateur se justifiaient mal, car au cours de tout son récit, ni avant, ni après, aucune proposition quelconque de communiquer clandestinement avec le dehors n'avait été esquissée : cela me rassura assez pour dormir tranquillement la première nuit et pour afficher une certaine familiarité le lendemain, voulant sonder mon compagnon d'une autre manière. J'abordai donc les sujets banals, les charmes de la Campine, la richesse d'air de ses sapinières où j'aimais d'enivrer mes poumons, suffoquant pour le moment dans cette cellule empestée, qu'une baie d'étable éclairait, l'aérant par un châssis-trémie.

       « La belle affaire, dit-il, si cela vous sourit encore, mais moi, j'ai là-bas femme et enfants « A qui je dois la vie »... pensais-je, selon la chanson.

       Les « polizeimeister », sûrs de tenir enfin un vrai coupable, ne lui avaient pas caché « la gravité » sinistre de son sort, compliquée d'abus de confiance, m'expliqua-t-il, car il avait utilisé, contre l'occupant, son permis de libre circulation, octroyé aux fonctionnaires des Finances.

       Il ne put refouler l'idée de sa femme adorée, de ses charmants enfants : le doute angoissant de les revoir encore, de travailler toujours à leur bonheur coinçait son cœur qui n'avait battu que pour eux et pour sa Patrie. Il me tissa des scènes délicieuses de sa vie de famille, sereine et modèle. Elans éloquents que la séparation rendait si puissants, si pénétrants et auxquels il joignait invariablement sa Patrie laquelle, déclarait-il, avait droit à pareil sacrifice. Le digne citoyen avait su voir et faire grand.

       La Patrie luttant, nos soldats au front et leur Royal Chef étaient sa religion : ses enfants et son épouse étaient sa vie : et j'ai senti, me dit-il, que je devais donner tout CECI pour CELA. Quelle noblesse !

       « Mais vous l'abbé, vous ferez tout pour eux, si je dois disparaître ! »

       Certes, j'acquiesçai, mais sans lui révéler quoi que ce soit de ma propre situation, car je ne m'attendais guère à pouvoir être de quelque utilité à ceux qu'il croyait devoir quitter à jamais. La comparaison me fit augurer que si l'un de nous deux allait au poteau, ce serait plutôt moi. J'avais la sincère impression que la peine de mort, éventuellement requise, ne serait pas exécutée, eu égard à l'étendue restreinte de l'organisation dont il était responsable et à son état de père de famille.

       Je me mis aussitôt en devoir de chasser ses mortelles inquiétudes : moi, n'ayant pas de liens du sang aussi étroits, je ne me préoccupai guère de mon propre sort, bien conscient et satisfait d'avoir servi et n'ayant reconnu devant les juges que des vétilles en soi, insuffisantes à me valoir la mort en droit pénal allemand. Pour le mettre en train, je fredonnais de savoureuses chansons de jeunesse, car mon âme chantait encore dans ma chair mortifiée ; nous faisions des parties de cartes variées, nous priions ensemble, nous mangions, nous dormions enfin très profondément, sauf moi cependant à partir de novembre, lorsque d'horribles crampes d'estomac m'assaillirent régulièrement dès trois heures du matin, me torturant le dos et les reins pendant plusieurs heures. J'aurais hurlé si cela m'avait soulagé. C'est alors que M. Stévigny montra ce qu'il était, la bonté, la charité agissante : il se passait de toutes friandises exigeant que je les prisse comme remèdes infaillibles à ma guérison. Il requit même l'intraitable « feldwebel » de me laisser dormir au delà du temps fixé par le règlement, car ces douleurs disparaissaient généralement vers les cinq heures du matin et au bout de trois

semaines mon organisme s'étant enfin adapté au régime, je fus quitte de ces sinistres visiteuses. L'infecte pitance de féveroles au sable qu'on nous servait le soir et l'absence d'air ne leur étaient pas étrangères sans doute : cependant nous absorbions ces horreurs à grands efforts dans la crainte d'un lendemain de famine, voulant d'ailleurs thésauriser les victuailles fraîches de nos paquets hebdomadaires dans notre « frigorifère » localisé au soupirail entrebâillé où quelques biftecks « underdone » attendaient notre mastication lente et libidineuse : c'étaient alors deux jours successifs de bonne chère, arrosé d'un Margaux vieux et fossile, car il avait été caché à temps sous terre, et, la nuit ma mère en levait le nécessaire.

       Ainsi notre vie s'était faite d'une routine d'animaux apprivoisés : on ne songeait même plus à se plaindre au point que le soir, dans l'obscurité nous riions si fort que la sentinelle vint souvent, d'un coup de crosse à la porte, nous rappeler à l'ordre: « schweigen » faisait-il.

       L'idée seule d'un poulet de grain, d'une sole frite nous causait la chair de poule de la sensation d'un évanouissement. Parfois M. Stévigny grimpait jusqu'à la « fenêtre » pour voir sur les boulevards quelque silhouette vague de promeneurs : « vous ne savez pas ce que c'est la vie », leur murmurait-il tout haut. C'est vrai, il faut avoir été détenu pour apprécier toute la valeur de la vie, et peut-être la détention serait-elle un remède radical à la manie du suicide.

       Dans l'obscurité, nous devisions aussi des bouteilles de Bourgogne que le « feldwebel cyclope» se vantait de déguster le soir dans les cafés élégants de capitale, grâce à nos munificences intéressées, en échange desquelles nous obtenions des « tuyaux » de nos codétenus, correspondant avec nous et nous permettant ainsi de leurrer l'instruction autant que de la bloquer. Un autre « feldwebel » d'allure distinguée, était dit fort galant pour les dames prisonnières, mais ne se prêtait pas à la complicité d'échanges épistolaires.

       Le 5 décembre 1917 nous rappela brusquement à la lugubre réalité : le soir l' « intraitable feldwebel » était venu annoncer avec toute sa masse germaine : « Morgen 7 Uhr Tribunal ». Il ajouta cependant qu'il ne fallait pas se montrer intimidé devant les juges et ne pas hésiter à ébranler la table d'audience de quelque coup de poing. Moi-même j'engageai M. Stévigny à se montrer ferme et à nier toute l'instruction parce que cela ne pouvait en rien aggraver son cas.

       Hélas ! la condamnation à mort avait été foudroyante. De toute sa voix claironnante, Justicerat Stober lui avait vociféré « Zum tot ». La raison principale retenue était « l'abus de confiance » dans l'exercice de ses fonctions d'Etat. Les nouvelles relatives au recours en grâce se succédèrent nombreuses et contradictoires et l'incertitude avait restauré notre espoir.

       Le 12... , l'ultime entrevue avec son épouse avait défini l'inévitable, la grâce était formellement rejetée, l'exécution fixée à l'aube du lendemain.

       Il rentra dans la cellule, l'air calme, courageux et nullement ébranlé par ce dernier adieu à celle qu'il avait tant aimée. – « Je pouvais rester avec elle, aussi longtemps que je le voulais, me dit-il, mais à quoi bon !.. » Sublime résignation !

       C'était le moment du souper, j'avais reçu un paquet de ma mère, rien ne nous sollicita à manger... quelques friandises cependant, une gorgée de vin passèrent. Mais mon Dieu ! quelle soirée ! Quelle nuit ! Cet homme qui était devenu mon ami, allait donc être immolé, lui, qu'au début de notre cohabitation j'avais songé à étrangler s'il s'avérait être un agent provocateur. Car la psychose qu'engendre la détention m'avait rendu indifférent à n'importe quel supplice qui eût pu châtier mon forfait : dans cet état on ne mesure plus.

       Mon pauvre ami se résigna chrétiennement : son épouse lui parut son égale, ses enfants seraient d'autres lui-même ; il me recommanda leur avenir et la paix, autant que l'énergie, remplirent son âme sublime dans l'honnêteté de sa conscience. Il ne se fera pas bander les yeux : il ne doit pas les cacher eux qui n'ont brillé que de bien et d'intégrité :impuissant, il se laissera massacrer, debout sur le sol sacré de sa Patrie sans tache.

       Cet homme n'avait rien voulu accepter de l'ennemi, pas même les bons offices du ministère sacerdotal. Il refusa de se confesser à l'aumônier allemand, il me pria de l'absoudre de ce qu'il me confessa : c'est la seule fois que j'ai pleuré en prison... et nous veillâmes toujours jusqu'à ce que nous nous affaissions de sommeil... vers 2 heures.

       Etendus, l'épuisement ne ferma guère nos paupières. Quelle nuit que je ne puis oublier... couché à côté d'un mort vivant, à côté d'un brave homme qu'on allait immoler inutilement car ce sang ne devait ni venger une loi ayant force d'obligation pour les Belges, ni mâter les Belges juridiquement hors la loi allemande...

       Enfin 5 heures... L'aumônier allemand apporte le Saint Viatique que j'administrai en tremblant à mon ami : il communia agenouillé devant les portraits de sa femme et de ses enfants : quelques secondes... puis y déposa un long baiser dans lequel il se donna à eux pour toujours.

       Il écrivit alors ces mots :

       « J'emporte avec moi les photos de ma femme et de mes enfants et mon alliance, lesquelles doivent être remises à l'abbé Walravens après mon trépas »[3].

       Quelques minutes... un coup de crosse... la porte s'ouvre vivement... trois casques... trois baïonnettes au canon, un « feldwebel » … « Herr Stévigny ! vorwârts ... » Un dernier baiser et le sien tandis qu'il me serre vivement la main...

       Il s'en alla bien fixement.

(s.) Walravens[4].


Me Gilbert-Sadi Kirschen a bien voulu extraire ce qui suit des notes prises par feu son père, Me Sadi Kirschen, défenseur de Stévigny à l'audience du 6 décembre 1917 du Conseil de Guerre allemand. Nous l'en remercions vivement.

 

EMILE STEVIGNY

       La qualité la plus prenante de la figure d'Emile Stévigny est ce sens du devoir, cette conviction profonde et sincère, cette droiture qui le conduit au sacrifice total de lui-même.

       Lorsqu'on lui propose de faire de l'espionnage, il hésite d'abord car il a pleinement conscience des risques qu'il court, car il a femme et enfants, mais, ainsi qu'il le déclare plus tard lorsqu'il comparaît devant le Conseil de Guerre allemand :

       « Après réflexion, je me dis que comme agent belge, je ne pouvais refuser, car les fonctionnaires comme moi, sont considérés, en Belgique, comme des soldats... »

       Sa mission ne consiste alors qu'en renseignements passagers sur les mouvements de troupes mais spontanément il crée alors de toutes pièces une véritable organisation secrète. Des observateurs sont postés le long de chaque voie ferrée du Limbourg avec consigne de noter tous les trains militaires qui viendraient à passer, leur destination et leur contenu ; des questionnaires sont établis demandant des détails précis sur le nombre d'hommes, de chevaux, de canons et de mitrailleuses de chaque convoi.

       Des rapports minutieux sont établis sur l'activité des aérodromes militaires de Genck et de Schaffen.

       Un agent est envoyé à Bourg-Léopold avec mission de fournir des renseignements sur l'importance et la nature des troupes cantonnées au camp de Beverloo.

       Stévigny qui s'intéresse également au problème du recrutement, facilite un certain nombre de passages clandestins de la frontière.

       Dans tous ces domaines, il déploye un patriotisme intense, allié à un remarquable esprit d'organisation.

       Si Stévigny est un soldat, il est aussi un chef et les Allemands l'ont vite compris...

       Son attitude devant le Conseil de Guerre le prouve : il reconnaît hardiment que certains agents, devenus ses coaccusés, étaient ses subordonnés ; il les couvre de son autorité et s'efforce de prendre sur lui toutes les responsabilités.

       Ce courage tranquille et ferme, sans éclat, mais sans défaillance, cette âme égale et résolue se retrouve encore quand les fusils allemands sont braqués sur sa poitrine : Stévigny tombe en héros mais son image auréolée du plus sublime sacrifice vivra éternellement en nous.

(s.) Me Gilbert-Sadi Kirschen,
Fils de feu Me Sadi Kirschen.

 

Audience du Conseil de Guerre du 6 décembre 1917

Condamnations prononcées en cause « Stévigny et consorts ».

Emile Stévigny, Steuerkontrolleur, la peine de mort et 5 ans de travaux forcés.

Pierre Van den Hout, Klosterbruder, travaux forcés à perpétuité[5].

Jean Reumers, Zeichner, 10 ans de travaux forcés.

Henri Maurissen, Steuereinnehmer, travaux forcés à perpétuité[6].

Elise Maurissen, 10 ans de travaux forcés[7].

Maurice Verhoogen, Steuerbeamte, 12 ans de travaux forcés[8].

Emile Danckaert, Steuerbeamte, 10 ans de travaux forcés[9].

Michel Van Cleef, Schuhmacher, 10 ans de travaux forcés.

Paul Boonen, Angestellte, 15 ans de travaux forcés[10].

       Ces renseignements ne proviennent pas du jugement rendu en cette affaire, mais d'une lettre écrite par Me Sadi Kirschen, défenseur des principaux inculpés, à l'avocat Stellingwerf, de Hasselt.

       Les professions exercées par les divers inculpés sont extraites de l'arrêté par lequel le gouverneur général allemand constitue un Conseil de guerre chargé de juger cette affaire d'espionnage.

Gilbert-Sadi Kirschen.

 

Translation et Funérailles nationales

       Les funérailles des fusillés du Tir National, eurent lieu le 15 juin 1919. Elles furent grandioses.

       L'avant-veille, les corps furent conduits du Tir National à la Grand' Place de Bruxelles. Cette translation eut lieu le soir, à la lumière des torches.

       Dix-huit chapelles ardentes furent aménagées au pied de la façade de l'hôtel de ville, entre les arcades tendues de noir. C'est là que les corps furent déposés et qu'ils reçurent l'hommage de la population admise à défiler.

       Le jour des funérailles, à 10 heures, le Roi vint déposer sur le cercueil des Martyrs, la Croix de Chevalier de l'Ordre de Léopold.

       Le cortège se dirigea ensuite vers l'église Sainte-Gudule, au milieu d'une double haie, formée par les enfants des écoles. Les cercueils, placés sur des affûts de canons, étaient entourés d'une escorte militaire et le Roi, à pied, suivait le cortège.

       Les corps furent reçus, au haut de l'escalier monumental de Sainte-Gudule, par le Cardinal, entouré du clergé, et là, en plein air, le Primat de Belgique chanta les absoutes et bénit les corps. Au moment de la récitation du Pater, les clairons sonnèrent aux champs, les musiques des 9e et 12e de Ligne exécutèrent la « Brabançonne» en sourdine, tandis que les cloches battaient à toute volée.

Puis le cortège se reforma pour gagner le cimetière d'Evere.



Tombe de M. Stévigny Emile à la pelouse d’honneur des Fusillés du cimetière d’Evere

DE HELDHAFTIGE LIJDENSWEG VAN

EMIEL STÉVIGNY[11]

CURRICULUM VITAE

VAN DEN HEER STÉVIGNY, Emile-Joseph-Florirnond

geboren te Brugge, op 27 November 1878.



Emile Stévigny (Wansart, statuaire)

Heeft de laatste drie jaren de klassen gevolgd in Grieksch-Latijnsch Humaniora zijnde van eind September 1893 tot begin Augustus 1896 in 't Klein Seminarie van Sint-Roch (Ferrières). Verliet Rhetorica met de eerste plaats en 1.657 punten op 2.000.

Aangenomen klerk ter directie ………………………….15-10-1898

Surnumeraris B. D. A……………………………………25-11-1899

Kantoorklerk 4de klasse ……………………………….. 18-10-1901

Kantoorklerk 3de klasse…………………………………29-04-1905

Kommies ter directie 3de klasse…………………………13-06-1905

Kommies ter directie 2de klasse…………………………29-11-1907

Controleur C. A. C. 4de klasse…………………………..30-12-1909

Controleur C. A. C. 3de klasse…………………………..30-12-1911

Controleur C. A. C. 2de klasse…………………………..01-01-1916

DIENST VOOR MILITAIRE INLICHTINGEN « STEVIGNY »

Organische en historische Inhoud

van het dossier geopend door het Britsch Groot Algemeen Hoofdkwartier

       ln 't begin van het jaar 1917, ontving M. Stévigny, controleur der Belastingen te Maaseik, uit Nederland een brief van een zijner vrienden X... Deze laatste vroeg hem een regelmatigen inlichtingsdienst in de Limburgsche Kempen in te richten.

       Na overleg gepleegd te hebben met sommige betrouwbare personen, aanvaardde M. Stévigny en ving hij onmiddellijk aan met het aanwerven van agenten onder zijn kennissen en vooral onder de ambtenaren van zijn Bestuur.

       Op die wijze kon hij volgende posten inrichten :

SPOORWEGPOST VAN GINGELOM (Lijn Luik-Landen-Brussel).– Ingesteld in de Lente 1917 ; valt op 21 October 1917 : 3 agenten.

TERRITORIALE POST VAN HET KAMP VAN BEVERLOO.– Ingesteld einde Augustus 1917 ; valt op 1 October 1917 : 1 agent.

TERRITORIALE POST VAN GENK. – Ingesteld op 15 Augustus 1917 ; valt einde September 1917 : 1 agent.

OBSERVATIEPOST VAN HET VLIEGVELD Asch. – Ingesteld begin 1917 ; valt einde September 1917 : 1 agent.

OBSERVATIEPOST  VAN HET VLIEGVELD SCHAFFEN (Diest). – Ingesteld in de Lente 1917; valt einde September 1917 : 2 agenten.

       De centralisatie van de door bedoelde posten verstrekte inlichtingen werd verzekerd door accijnsbeambten en aangestelden der douanen. De brieven werden drie of vier maal per week naar Nederland gebracht door de bemiddeling van Y... met wiens medewerking Stévigny sinds Januari 1915 jongelieden, die in het Belgisch leger wilden dienst nemen, uit het land hielp,

       Einde 1915, brachten de Duitschers aan de grens een versperring van geëlectrifieerde draden aan. Door middle van ladders, droge planken, onder den draad gegraven gaten, enz., slaagden talrijke vaderlanders er nochtans in, Nederland te bereiken en daarna het Belgisch front.

       Het aantal vrijwilligers die konden dienst nemen, dank zij de tusschenkomst van Stévigny, wordt door sommige Limburgers op 3.000, door anderen op ten minste 2.500 geschat.

       In den Zomer van 1917 voelde Stévigny zich bedreigd : men raadde hem aan naar Nederland te vluchten. Einde September vergezelde hij een doortocht van 76 personen. Ongelukkigerwijze werd er verraad gepleegd. Y... slaagde erin aan Nederland te vluchten en trachtte Stévigny mede te krijgen, maar deze laatste, overtuigd dat het gevaar voor hem geweken was, wilde zijn post niet verlaten en kéerde terug naar Maaseik.

       Op I October, te 5 uur 's morgens, werd hij aangehouden onder betichting van aanwerving en bespieding.

Herinneringen van de hechtenis in gezelschap

van den Heer Stévigny

door den Eerw. Heer Walravens



Emile Stévigny

       Van begin October 1917 af bleek mijn zaak vastgeloopen : niemand « sprak nog ». De toestand was zonder uitweg.

       Niettegenstaande mijn volledige vrijheid van briefwisseling, de uitstekende « havana's » welke mij aangeboden werden, de lekkere en oude wijn van het « Zoete Frankrijk » welken mijn moeder mij elke week mocht zendenwellicht om mij spraakzamer te maken - waren de onderzoeksrechters er niet in geslaagd iets nieuws te vernemen : zij besloten mij een gezel te geven :

        Heer Stévigny, wilt gij een celgenoot, een priester, een heel wat gevaarlijker spioen dan gij, den heer Walravens ?. Is hij U niet bekend ?.

        Neen.

        Stemt gij er in toe ? ..

        Welnu goed.

       Op 15 October, 's middags werd ik gebracht in de cel van den heer Stévigny, waarmee ik kort daarna voorgaande samenspraak hield.

       Maar alvorens mijn cel te verlaten op aanmaning van den reusachtigen « feldwebel », kwam ik met klem op tegen den maatregel en met een klinkend « Donnerweter », liet ik hem hooren dat ik mijn eenzaamheid verkoos : ik voelde wantrouwen voor « gezellen ». Ofschoon ik met omzichtigheid meester was van mijn steeds waakzame tong, vreesde ik nochtans dat onbewuste - hardop gedroomde dingen mij zouden verraden en noodlottig zijn. Want, ik wist dat mijn positie stevig was daar het onderzoek omzeggens tot hiertoe geen uitslag had opgeleverd. Ik had enkel pekelzonden bekend waarvoor het Duitsch wetboek, waarmee ik tamelijk goed vertrouwd was, slechts tien jaar voorzag.

       Elken avond, plaatste ik een schuin seintoestel tegen de deur dat me toeliet na te gaan dat mijn cel niet bezocht werd gedurende mijn zwaren slaap; was zij 's nachts geopend geweest, dan zou het toestel verschoven gewees! zijn. Maar de « feldwebel » kwam weldra terug om me te beteekenen dat ik de plaats moest ruimen.

       Van 't begin af, was ik getroften door het bezorgd gezicht van mijn celgenoot dien ik niet meer zou verlaten tot zijn dood. Mijn stilzwijgen scheen hem te drukken, wellioht had hij mijn wantrouwen opgemerkt : roch vertelde hij mij « zijn heele zaak » voor zoover zij door den onderzoeksrechter gekend was.

       Ik bled ongeloovig, bijna stilzwijgend : ik kon haast niet begrijpen dat de « polizei » mij als gezel een rechtschapen Belg, een echten gevangene zou geven. Mijn vrees een uitdagend agent als medegezel te hebben, scheen ongegrond, want gedurende geheel zijn verhaal werd, noch er véér noch er na, niet eens voorgesteld op heimelijke wijze in verbinding te geraken met den buiten : zulks boezemde mij genoeg vertrouwen in om den eersten nacht rustig te slapen en om 's anderendaags een zekere vertrouwe1ijkheid aan den dag te leggen met de gedachte mijn geze1 opeen andere manier te polsen. Ik begon dus met te spreken over banale zaken, de heerlijkheid der Kempen, zijn dennebosschen waar ik zoo graag met volle teugen de gezonde lucht inademde, terwijl ik thans verstikte in deze verpeste cel waarin het licht door een stalvenster en de lucht door een trechtervormig raam binnendrongen.

       « Het is wat mooi's, zei hij, dat zulks U nog tegenlacht, maar ik heb daar vrouw en kinderen ... aan wie ik het leven verschuldigd ben ».. dacht ik zooals gezongen wordt.

       De « polizeimeesters » die ervan overtuigd waren eindelijk een echten schuldige in handen te hebben, hadden hem gewezen op den onheilspellenden « Ernst » van zijn lot, verergerd door misbruik van vertrouwen, legde hij mij uit, want hij had zijn verlof tot vrij verkeer waarvan de ambtenaren van Financiën genoten, tegen den bezetter gebruikt.

       Hij kon zijn gedachten niet afwenden van zijn geliefde vrouw en kinderen : zijn hart dat slechts voor hen en zijn vaderland geklopt had, was beklemd met den angstvollen twijfel ze nooit weder te zien en zich te wijden aan hun ge1uk. Hij bracht mij voor den geest de gezellige stonden van zijn kalm en voorbeeldig familieleven. Sprekende opwellingen we1ke de scheiding z66 krachtig en doordringend maakte en waarin het Vaderland steeds zijn deel had omdat, zei hij, het Vaderland recht had op zulke opoffering. De waardige burger had groot gezien en groote daden verricht. Het strijdende vaderland, onze soldaten op 't front en hun Koninklijke aanvoerder waren al zijn piëteit : echtgenoote en kinderen, zijn leven : en ik heb het gevoeld, zei hij, dat ik DIT alles opofferen moest voor DAT alles. Welke edelheid van gevoelens !

       « Maar gij, Eerwaarde, zult alles voor hen doen, indien ik moet verdwijnen ! »

       Ik stemde er natuurlijk in toe maar zonder hem iets te zeggen over mijn toestand, want ik verwachtte mij er niet aan van dienst te zijn aan dezen die hij dacht te moeten verlaten. De vergelijking voorspelde mij dat zoo een van ons beiden moest vallen, het eerder ik zou zijn.

       Ik had werkelijk den indruk dat de eventueel uitgesproken doodstraf niet uitgevoerd zou worden, gezien de beperkte uitbreiding van de organisatie waarvoor hij verantwoordelijk was en zijn hoedanigheid van gezinshoofd.

       Ik stelde alles in 't werk om zijn doodelijken angst te doen verdwijnen : aangezien geen zoo nauwe banden des bloeds mij aan 't leven hechtten, bekommerde ik mij weinig om mijn eigen lot. Ik was tevreden en overtuigd mijn land gediend te hebben en had slechts kleinigheden aan mijn rechters verteld die, volgens het Duitsch strafrecht, de doodstraf niet tengevolge zou hebben. Om hem op te monteren, neuriede ik smakelijke liederen uit onze jeugd, want mijn ziel zong nog in mijn gekastijde lichaam ; wij speelden allerlei soorten kaartspel, wij baden te zamen, wij aten, en sliepen ten slotte heel vast, behalve toen ik begin November rond drie uur 's morgens last had van verschrikkelijke maagkrampen die rug en nieren gedurende verschillende uren pijnigden. Ik had het kunnen uitschreeuwen indien zulks hadde geholpen. Het is dan dat de heer Stévigny blijk gaf van zijn handelende goedheid en liefdadigheid : hij ontriefdezich van alle lekkernij en verplichtte mij ze tot genezing te gebruiken. Hij eischte van den onhandelbaren « feldwebel » dat hij mij langer liet slapen dan het reglement het toeliet, want de pijnen verdwenen gewoonlijk rond 5 uur 's morgens en na drie weken, toen mijn organism eindelijk aan het regime gewend was, lieten deze harde pijnen na. De walgelijke kost van paardenboonen met zand die ons 's avonds voorgeschoteld werd en het gebrek aan lucht waren er wellicht de oorzaak van : met veel moeite slaagden wij er nochtans in deze afschuwelijke dingen te verorberen uit schrik 's anderendaags honger te moeten lijden, wanr wij hielden eraan den verschen mondvoorraad van onze wekelijksche pakjes te vergaren in onze « ijskast », 't is te zeggen het aanstaande keldergat waar enkele biftecks « underdone» wachtten op onze langzame en wellustige kauwing : dat waren dan twee opeenvolgende dagen van lekkeren kost, begoten met een oude en opgegraven flesch Margauxwijn, want, bijtijds onder den grond gestopt, ontgroef mijn moeder 's nachts het noodige.

       Wij sleten aldus een leven aIs dat van tamgemaakte dieren : wij dachten niet eens meer aan klagen, zoodanig dat wij 's avonds in de duisternis zoo luid lachten dat de schildwacht dikwijls met een kolfslag op de deur, ons tot de orde riep : « schweigen », zei hij. Het gedacht alleen aan een braadkip, een gebraden tong, gaf ons kiekenvleesch en deed ons bijna in bezwijming vallen. Soms klauterde M. Stévigny tot aan het « venster » om op de boulevards enkele vage schimmen van wandelaars te ontwaren : « Gij weet niet wat het leven is », murmelde hij hun bard op toe. Het is waar, men moet gevangen geweest zijn, om het leven naar zijn voIle waarde te kunnen schatten, en wellicht zou de hechtenis een radikaal geneesmiddel zijn voor hen die zuchten naar zelfmoord.

       ln de duisternis hadden wij het ook over Bourgogneflesschen welke de « eenoogige » snoefhans van « feldwebel » des avonds beweerde te proeven in de galante café's van de hoofdstad, dank zij onze niet belanglooze vrijgevigheid, in ruil waarvan wij « nieuws » bekwamen van onze medegevangenen die met ons correspondeerden en ons aldus toelieten het onderzoek te bedriegen en vast te zetten. Een andere « feldwebel » met voorname manieren ging, zei men, heel hoffelijk om met de gevangen gehouden dames, maar was niet te vinden voor medeplichtigheid in zake briefwisseling.

       Op 5 December 1917 bracht men ons op brutale wijze tot de nare werkelijkheid terug : 's avonds was de onverzettelijke « feldwebel » met zijn Germaansche logheid ons komen toeroepen : « Morgen 7 Uhr Tribunal ». Hij voegde er evenwel aan toe dat men zich niet bevreesd mocht toonen voor de rechters en desnoods niet aarzelen mocht met de vuist op tafel de slaan. Ik zelf spoorde den heer Stévigny aan krachtdadig te zijn en alles te loochenen vermits zijn geval daardoor niet zou verergeren.

       Eilaas ! de doodstraf werd bliksemsnel uitgesproken. Met bulderende stem had Justicerat Stober uitgeroepen : « Zum tot ». De hoofdreden was « het misbruik van vertrouwen » in het uitoefenen van zijn Staatsambt. De talrijke en tegenstrijdige berichten aangaande het verzoek om genade alsmede de onzekerheid hadden onze hoop doen herleven.

       Den 12en had het laatste onderhoud met zijn echtgenoote het onvermijdelijke bewezen ; het genadeverzoek was verworpen en de terechtstelling zou 's anderendaags bij dageraad voltrokken worden.

       Hij keerde naar zijn cel terug, kalm, moedig en niet gesohokt door het laatste afscheid aan haar die hij zoozeer bemind had. « Ik mocht bij haar blijven zoolang ik wou, zei hij, doch waartoe zou het gediend hebben ». Zijn bewonderenswaardige gelatenheid had me diep ontroerd. Het was het oogenblik van het avondeten; ik had een pak van mijn moeder ontvangen, doch wij voelden geen lust om iets te gebruiken ... behalve enkele snoeperijen en een teug wijn. Maar, O God, welke avond, welke nacht ! Deze man, die mijn vriend geworden was, zou ter dood gebracht worden, hij, dien ik in het begin van ons samenzijn zou verwurgd hebben indien hij een uitdagend agent geweest ware. Want de zielsziekte veroorzaakt door de heohtenis had mij onverschillig gemaakt voor gelijk welke lijfstraf tot uitbocting mijner euveldaad : in zulken toestand geeft men om niets meer. Mijn arme vriend schikte zich op christelijke wijze in zijn lot: zijn echtgenoote leek zijns gelijke en zijne kinderen zouden zijn evenbeeld zijn ; hij beveelde mij hun toekomst aan en vrede en kracht vervulden zijn edele ziel in de cerlijkheid van zijn geweten. Hij zal zich niet laten blinddoeken : zijn oogen, die slechts het goede en het eerlijke deden uitstralen, hoeven niet verborgen te zijn : onmachtig zal hij zich laten dooden, rechtstaand op den gewijden grand van zijn vlekkelooze Vaderland.

       Deze man had niets van den vijand willen ontvangen, zelfs niet de troostende hulp van een priester. Hij weigerde zijn biecht te spreken aan den Duitschen aalmoezenier en verzocht mij hem kwijtschelding te verleenen voor hetgeen hij mij toevertrouwde. Het is de eenigste maal dat ik in het gevang geweend heb ... en wij waakten steeds tot dat wij rond 2 uur van slaap neervielen. Doch niettegenstaande onze afmatting, konden wij den slaap niet vatten. Nooit zal ik dien nacht vergeten, toen ik uitgestrekt lag nevenseen levenden doode, nevens een braven man dien men nutteloos ging ter doodbrengen, want zijn bloed zou een aan de Belgen opgedrongen wet niet wreken, noch de juridisch buiten de Duitsche wet staande Belgen klein krijgen..

       Eindelijk 5 uur ... De Duitsche aalmoezenier brengt de Heilige Teerspijs die ik met bevende hand aan mijn vriend toediende : geknield communiceerde hij voor de portretten van vrouw en kinderen : enkele seconden ... daarna gaf hij hen een langen kus waarin hij zich geheel en voor altijd aan hen gaf.

       Dan schreef hij deze woorden :

« Ik neem de foto's van mijn vrouw en kinderen alsmede mijn trouwring met mij mede. Zij zullen na mijn dood aan den Eerw. Heer Walravens overhandigd worden »[12].

       Enkele minuten ... een kolfslag ... de deur wordt opengeworpen ... drie helmen ... drie bajonetten op 't geweer, een « feldwebel » ... « Herr Stévigny, vorwârts ... » Wij omhelzen malkander een laatste maal terwijl hij mij stevig de handdrukt.

       En met vasten tred schreed hij vooruit.

(g.) Walravens[13].

 

M' Gilbert-Sadi Kirschen is zoo goed geweest ons onderstaande uittrckscls mede te deelen uit de nota's van zijn uader, wijlen M' Sadi Kirschen, verdediger van Stévigny, gedurende de terechtzitting van 6 December 1917 ooor den Duitschen Krijgsraad. Wij dankcn hem ten zeerste.

EMIEL STEVIGNY

       De meest kenmerkende eigenschap van de figuur van Emile Stévigny is deze zin voor den plicht, deze vaste en oprechte overtuiging, deze rechtschapenheid, die hem tot algeheele zelfopoffering Ieidt.

       Wanneer men hem voorstelt aan spionnage te doen, aarzelt hij eerst, want hij geeft zich weI rekenschap van de gevaren die hij loopt ; hij heeft vrouw en kinderen, maar, zooais hij later verklaarde voor den Duitschen Krijgsraad :

       « Na overdenking heb ik in mijzelf gezegd dat ik, als Belgisch beambte, niet kon weigeren, want de ambtenaren zooals ik worden in België beschouwd als soldaten ... »

       Zijn opdracht bestaat dan slechts in voorbijgaande inlichtingen omtrent de troepenbewegingen, maar weldra richt hij spontaan een werkelijke geheime organisatie in. Langs den spoorweg van Limburg worden opmerkers geplaatst die aIle militaire treinen, welke voorbijkomen, moeten opteekenen, met hun bestemming en inhoud; vragenIijsten worden opgemaakt omtrent de juiste inlichtingen in verband met het aantal mannen, paarden, kanonnen, mitrailleusen van elke zending.

       Nauwkeurige verslagen worden opgemaakt omtrent de bedrijvigheid op de militaire vliegvelden van Genk en Schaffen.

       Er wordt een agent gestuurd naar Leopoldsburg met opdracht inlichtingen te verstrekken omtrent het belang en den aard van de in het kamp van Beverloo gekantonneerde troepen.

       Stévigny, die eveneens belang stelt in het wervingsvraagstuk, vergemakkelijkt een zeker aantal verborgen reizen over de grens.

       Op al deze gebieden geeft hij blijk van een sterk patriotisme, gepaard met een merkwaardig organisatievermogen.

       Indien Stevigny een soldaat is, is hij eveneens een leider, en de Duitschers hebben dit vlug begrepen ...

       Zijn houding voor den Krijgsraad bewijst het : hij erkent openlijk dat sommige agenten, die zijn medebetichten waren, onderhoorigen zijn; hij dekt ze met zijn gezag en tracht alle verantwoordelijkheid op zich te nemen.

       Deze stille moed staat rotsvast, zonder snoeverij, doch zonder zwakheid ; de kalmte en de vastberaden overtuiging bestaan nog steeds in deze ziel wanneer de Duitsche geweren op zijn borst zijn gericht : Stévigny valt als held, doch zijn beeld, omkranst met de hoogste zelfopoffering, zal steeds in ons blijven leven.

(g.) Mr Gilbert-Sadi Kirschen,

Zoon van wijlen M" Sadi Kirschen. 

 

Zitting van den Krijgsraad van 6 December 1917

Veroordeelingen uitgesproken inzak« « Stévigny en medeplichtigen ».

Erniel Stévigny, Steuerkontrolleur, doodstraf en 5 Jaar dwangarbeid.

Pierre Van den Hout, Klosterbruder, levenslange dwangarbeid[14].

Jean Reumers, Zeidhner, 10 jaar dwangarbeid.

Henri Maurissen, Steuereinnehmer, levenslange dwangarbeid[15].

Elise Maurissen, 10 jaar dwangarbeid[16].

Maurice Verhoogen, Steuerbeamte, 12 jaar dwangarbeid[17].

Emile Danckaert, Steuerbeamte, 10 jaar dwangarbeid[18].

Michel Van Cleef, Schuhmacher, 10 jaar dwangarbeid.

Paul Boonen, Angestellte, 15 jaar dwangarbeid[19].

       Deze inlichtingen komen niet voort uit het vonnis, maar uit een schrijven van M' Sadi Kirschen, verdediger van de voornaamste betichten aan advokaat Stellingwerf, te Hasselt.

       De beroepen van de verschillende betichten zijn genomen uit het besluit waardoor de Duitsche gouverneur-generaal een Krijgsraad instelt om over deze spionnagezaak te oordeelen.

Gilbert-Sadi Kirschen.

Lijkoverbrenging en nationale Begrafenisplechtigheid

       De begrafenisplechtigheden der gefusilleerden van den « Tir National » hadden plaats op I5 Juni I9I9. Ze waren grootsch.

       Twee dagen te voren werd het stoffelijk overschot van de gefusilleerden overgebracht van den « Tir National » naar de Groote Markt te Brussel. Dit gebeurde 's avonds, bij het licht van toortsen.

       Achttien rouwkapellen waren aangebracht aan den voet van het Stadhuis, tusschen de met zwart omfloerste bogen. Daar werd het stoffelijk overschot neergelegd en werd door de bevolking hulde gebracht.

       Op den dag van de begrafenis, te 10 uur legde de Koning op de baar van de Martelaren het Kruis van Ridder in de Leopoldsorde.

       De stoet begaf zich vervolgens naar Sint-Goedelekerk tusschen een dubbele lhaag, gevormd door de schoolkinderen. De doodskisten, op affuiten van kannonnen geplaatst, stonden onder militair geleide en de Koning volgde den stoet te voet. Boven de monumentale trap van Sint-Goedele warden de lichamen ontvangen door den Kardinaal, omringd van de geestelijkheid, en daar, in open lucht, zong de Primaat van België de absouten en zegende hij de lichamen. Bij het opzeggen van het « Onze Vader » schalden de klaroenen en speelde het muziekkorps van het 9e en het 12e Linieregiment zachtjes het Vaderlandsch lied, terwijl de klokken luidden. Daarna werd de stoet terug samengesteld om den weg in te slaan naar het kerkhof van Evere.



Tombe de M. Stévigny Emile à la pelouse d’honneur des Fusillés du cimetière d’Evere



[1] Contrôleur des contributions, des accises et de comptabilité, chef du service de Renseignements Militaires « Stévigny » pendant la guerre 1914-1918, fusillé au tir national à Bruxelles le 13 décembre 1917 – Mémoires et documents rassemblés par F. Nicolas, inspecteur des Contributions, et traduits par J. Hensen, sous-directeur au Ministère des Finances.

[2] Les mots « la peine de mort » sont écrits en caractères plus grands dans le texte original.

[3] Cette phrase a été écrite de mémoire par M. l'abbé Walravens. Elle est en réalité conçue comme suit : « J'emporte avec moi, mon alliance et les trois photos que je possède. Mon alliance restera à mon doigt à mes derniers moments en témoignage de mon immense amour conjugal ; les photos, les chères images de mes bien-aimés, je les serrerai sur mon cœur en rendant le dernier soupir ».

[4] Ex-aumônier du navire-école « L'Avenir ». Chef du service de renseignements militaires en territoire occupé, dénommé « Biscops ». Commandeur de l'Ordre de l'Empire britannique, la plus haute distinction militaire de l'Angleterre octroyée seulement aux officiers supérieurs. Condamné à mort pour « espionnage » ainsi que sa sœur et l'abbé Thésin. Peine commuée en travaux forcés à perpétuité.

[5] Décédé en captivité à Rheinback (Allemagne), le 27 janvier 1918.

[6] Receveur des Accises à Gand, retraité le 1er janvier 1928.

[7] Fille du précédent.

[8] Commis des Accises à Welkenraedt.

[9] Commis des Accises à Chaumont-Gisteux, détaché au 3e bureau des Douanes à Bruxelles.

[10] Commis aux Ecritures à la Direction de Hasselt.

[11] CONTROLEUR DER DIRECTE BELASTINGEN, DOUANEN EN COMPTABILITEIT, HOOFD VAN DEN DIENST VOOR MILITAIRE INLICHTINGEN « STÉVIGNY », GEDURENDE DEN OORLOG 1914-1918, GEFUSILLEERD OP DE NATIONALE SCHIETBAAN, TE BRUSSEL, OP 13 DECEMBER 1917. GEDENKSCHRIFTEN EN DOCUMENTEN verzameld door F. Nicolas, inspecteur der Belastingen, en vertaald

door J. Hensen, onderdirecteur bij het Ministerie van Financiën.

[12] Deze zin werd uit het hoofd geschreven door den Eerw. Heer Walravens. Eigenlijk is hij opgesteld aIs volgt : « Ik neern mij trouwring en drie foto's die ik bezit met mij mede. Mijn trouwring zal aan mijn vinger blijven tot op het laatste oogenblik ten blijke van rnijn oneindige echte1ijke liefde; de foto's, de dierbare afbeeldingen van mijn geliefden, zal ik op mijn hart drukken als ik den laatsten adem zal uitblazen »

[13] Oud aalmoezenier van het schoolschip « L'Avenir ». Hoofd van den dienst voor militaire inlichtingen in het bezette gebied, genaamd « Biscops ». Kommandeur in de orde van het Britisch Keizerrijk, de hoogste militaire Engelsche on derscheiding, enkel verleend aan de hoogere officieren. Ter dood veroordeeld wegens « bespieding » met zijn zuster en den Eerw. Heer Thésin. Straf omgezet in levenslangen dwangarbeid.

[14] ln gevangenschap overleden te Rheinback (Duitschland), op 27 januari 1918

[15] Ontvanger der Accijnzen te Gent, op pensioen gesteld den 1er januari 1928

[16] Dochter van vorenstaande.

[17] Kommies der Accijnzen te Welkenraedt.

[18] Kommies der Accijnzen te Chaumont-Gistoux, gedetacheerd op het 3e Douanekantoor te Brussel

[19] Schrijver ter Directie, Hasselt



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