Médecins de la Grande Guerre
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AUX HEROS DU FORT DE LONCIN Le monument, œuvre du sculpteur liégeois Georges PETIT, se compose d’un soubassement, sorte de vaste pierre tombale, d’où s’érige une haute stèle. Au sommet de celle-ci se dresse un groupe en bronze représentant un soldat grec et un soldat romain : antiques et glorieux défenseurs de la civilisation méditerranéenne qui apportent et présentent, face aux ruines du fort, une couronne, en hommage à ceux qui, enterrés sous les blocs de béton, sont morts en renouvelant leurs exploits et en qui ils se reconnaissent. A la base de la stèle, une figure de femme représente la « RESISTANCE » et couvre de son corps le « PERON » liégeois, symbole des libertés de la cité. A ses pieds gît un combattant tenant encore en main un tronçon de glaive ; il symbolise le mortel sacrifice. Aux faces latérales de la base, deux figures drapées montrent les ruines du fort et leurs doigts, scellant leurs lèvres, font le signe du silence. On lit sur le soubassement : Monument commémoratif en 1922. (Photo Jean-Marie Berx) Aux Héros de Loncin Morts pour la Patrie 15 août 1914 Ce fort en Ruines Est leur Tombeau LA DEFENSE DU FORT DE LONCIN PAR LE COLONEL NAESSENS, DE L’ARTILLERIE COMMANDANT DU FORT EN AOUT 1914 Il faudrait un volume pour narrer tous les événements se rapportant
à la défense du fort de Loncin. Aussi dois-je me contenter de la résumer
succinctement en m’efforçant de faire ressortir la valeur des soldats qui
combattirent sous mes ordres en 1914 et, quoique non aguerris, firent preuve,
dès le début de la guerre, d’une abnégation et d’un courage dépassant tout ce
qu’on aurait osé imaginer. Pour plus de clarté, je serai bien obligé de parler aussi
de moi-même : qu’on veuille m’en excuser. La garnison du fort de Loncin se composait de 550 hommes environ, dont 350 artilleurs ; la plupart des autres étaient des fantassins. Wallons et Flamands s’y trouvaient en nombre à peu près égal, originaire de toutes les provinces de la Belgique ; cependant, les Liégeois et les Limbourgeois dominaient. Je commandais le fort de Loncin depuis le début de juillet 1907. Pendant sept ans, j’avais constamment imprégné mes artilleurs de l’idée qu’un fort ne se rendait pas, que se rendre c’était se déshonorer à tout jamais, et que, la mort étant préférable au déshonneur, nous lutterions, en temps de guerre, jusqu’au dernier. Je leur avais répété aussi, sans cesse, que le sort de la Patrie pouvait dépendre de la résistance à outrance d’un seul fort de Liège et, tout particulièrement, de celui de Loncin qui commandait, entre autres, le chemin de fer et la route vers Bruxelles. Lors de leur départ en congé illimité, je réunissais les hommes de chaque classe, pour leur dire qu’ils pouvaient toujours venir me trouver ou m’écrire, au cas où je pourrais leur être utile ou agréable, tout comme pendant leurs temps de service actif. En revanche, ils me promettaient qu’en cas de danger pour la Patrie, ils rejoindraient aussitôt le fort, même avant la réception de l’ordre de rappel et qu’ils sacrifieraient leur existence au pays. Bref, nous formions une grande famille, très unie, nous aimant bien et aimant, par-dessus tout, notre chère Belgique et son Roi. LES FANTASSINS. Je les connaissais aussi, puisqu’ils étaient en garnison au fort de Loncin en temps de paix. Pour vous permettre de les apprécier, qu’il me suffise de dire qu’ils appartenaient à la compagnie du capitaine-commandant Duchesne, du 14e de Ligne, tombé en héros à Romsée dès le 6 août, en tenant tête, jusqu’à bout portant, à des forces ennemies d’une supériorité écrasante. Puis, ils se trouvaient sous les ordres directs d’un autre héros liégeois, un enfant encore, le sous-lieutenant Remy qui, rapidement, prit un tel ascendant sur eux qu’il put me dire bientôt : « Mon commandant, je réponds de mes fantassins, comme vous pouvez le faire de vos artilleurs ; ils se feront tuer jusqu’au dernier. » Mes autres collaborateurs principaux furent : le lieutenant Modard, officier d’une science, d’une valeur et d’une bravoure exceptionnelles, qui avait le commandement direct de l’artillerie ; il était mon bras droit ; le surveillant principal du génie Gabriel, chef du service du génie, qui travaillait nuit et jour et exposait sa vie sans compter ; le sous-lieutenant Javaux ; les adjudants Monseur, Damoiseaux, Lefebvre ; le 1er maréchal des logis-chef Adam ; le 1er sergent-major Gendarme ; le sergent-major Massotte ; les sergents Vanouteren, Massart, Pirnay ; les maréchaux des logis Noé, Pevée, etc…, qui, tous, furent également d’un dévouement et d’une bravoure à toute épreuve. Rien d’étonnant donc à ce que, avec de tels défenseurs, il n’y ait même pas eu l’ombre d’une seule défaillance à Loncin. Les défenseurs du fort de Loncin m’en voudraient, si je ne citais pas parmi mes collaborateurs M. l’abbé Melchior, curé de Loncin. Au cours de la lutte, ce soldat du Christ exposa plus d’une fois son existence pour sauver celle de plusieurs des nôtres ; il se prodigua pour secourir nos blessés dont il facilita l’évasion au péril de sa vie par tous les moyens. LES PREPARATIFS DE
LA DEFENSE. Le 29 juillet, trois classes de milice, rappelées subitement sous les armes, vinrent renforcer nos effectifs du temps de paix. Mais les événements se précipitèrent et leur tournure devint si grave que, dans la nuit du 31 juillet au 1er août, le Roi décréta la mobilisation générale et la mise de l’armée sur le pied de guerre. Hâtons-nous de le dire : le pays comme galvanisé par l’approche du danger fut admirable. L’humiliant ultimatum allemand souleva l’indignation universelle ; la fière réponse du Roi fouetta l’orgueil national et, le 3 août, lorsque la grande Allemagne déclara la guerre à la toute petite Belgique, l’armée et la nation n’ayant, enfin, plus qu’une âme, qu’un cœur, étaient debout, frémissantes, prêtes à faire leur devoir, tout leur devoir. Tous nos artilleurs accoururent, pas un ne manqua. Et, à la question : « Eh bien ! n’avez-vous pas oublié la promesse faite, lors de votre envoie en congé illimité ? » tous me répondirent : «Non, mon commandant, et nous la tiendrons si nous avons la guerre. » Dès le 29 juillet, nous commençâmes l’exécution des travaux de mise en état de défense. A cette date, nous étions encore en tant de paix et la propriété privée était, de ce fait, inviolable. Mais on put entamer l’établissement des défenses accessoires sur le terrain militaire entourant le fort ; on compléta les approvisionnements ; on relia, par des lignes téléphoniques, le bureau de tir au château de Waroux et aux clochers d’Alleur et de Loncin où seraient installés, suivant les nécessités tactiques, des postes d’observation indispensables pour signaler les mouvements de l’ennemi et observer le tir de notre artillerie. A partir du 1er août, on s’occupa d’aménager et de dégager les abords immédiats du fort, dans un rayon de 600 mètres : les maisons furent détruites, les arbres abattus, les haies coupées, les moissons foulées, un chemin creux situé à proximité fut comblé, etc. C’étaient les premiers sacrifices demandés au patriotisme de l’habitant. Je citerai, ici, deux anecdotes concernant le service d’alimentation. Pour compléter l’approvisionnement en vivres, en vue d’une défense prolongée, il fallait avoir recours aux réquisitions. Or, les pommes de terre de provision manquaient en cette saison. Mais ayant appris, un jour, que douze mille kilos de ces tubercules et trois mille kilos de légumes, destinés à l’Allemagne, se trouvaient dans une gare des environs, nos automobilistes allèrent les enlever, au nez des Allemands, à la grande joie de toute notre garnison. La question du pain avait aussi une grande importance. L’approvisionnement en farine était considérable, mais, dès les premiers jours de lutte, la levure manqua et il ne fut plus possible de s’en procurer. On fabriqua donc du pain au levain ; mais la première fournée, cuite la nuit et examinée, aussitôt par le médecin chef et moi, était complètement ratée. Il fallait prendre des mesures d’urgence. Aussi, sans tarder, je chargeai nos automobilistes d’aller cueillir au lit, dans un village voisin, un boulanger qui passait pour exceller dans l’emploi du levain. Ils se trompèrent d’abord d’adresse et m’en emmenèrent un autre qui fut reconduit chez lui. Mais, quelques minutes après, ils revinrent, à toute vitesse, avec celui que je leur avais désigné et à qui je dis : « Vous sortirez du fort, lorsque mes boulangers sauront faire du pain au levain aussi bien que vous. » Le professeur et ses élèves se mirent aussitôt à l’œuvre et, comme ils rivalisaient de bonne volonté, en quelques heures les derniers n’avaient plus rien à apprendre de leur maître. PREMIER SERMENT DE
LA GARNISON. Les Allemands ayant franchi la frontière dans la nuit du 3 au 4 août, il devenait certain qu’ils attaqueraient la place de Liège. Aussitôt, je réunis toute la garnison du fort dans le fossé du front de gorge, et là se passa une scène d’une grandeur incomparable, dont tous les rescapés se souviendront toujours, non sans une légitime fierté. Lorsque, après une petite allocution rappelant ce que la Patrie attendait de nous, je conclus : « Donc, nous jurons de lutter jusqu’au dernier obus, jusqu’à la dernière cartouche, jusqu’au dernier homme, et personne de nous ne se rendra », un cri unanime et formidable retentit : « Nous le jurons. Vive la Belgique ! Vive le Roi ! Vive le Commandant ! » LES ESPIONS
ALLEMANDS. Dans notre trop hospitalière Belgique, ces messieurs pouvaient, avant la guerre, opérer sans contrainte et sans gène : aucune loi ne permettait de sévir contre eux. Ce qui est indéniable, c’est qu’en arrivant devant Liège, les batteries ennemies trouvèrent leurs emplacements reconnus, repérés, et certains disent même, préparés pendant le temps de paix. Au fort de Loncin, tout nous disait, tout nous prouvait que nous étions entourés d’individus à la solde de l’ennemi. Quelques exemples en donneront une idée. Plusieurs Allemands dont un en train de faire un croquis de nos défenses accessoires, furent arrêtés, dans les environs immédiats du fort, même plusieurs jours avant la déclaration de guerre. L’un d’eux, un industriel habitant Liège avait sur lui des documents prouvant qu’il faisait partie de toutes les sociétés de sport et d’agrément de la ville. Jamais je ne vis un homme d’une lâcheté aussi écoeurante. Comme je le menaçais du peloton d’exécution, il demanda grâce en pleurant et en se traînant à genoux. Or, j’étais désarmé vis-à-vis de cet individu qui, d’ailleurs, n’avait aucun papier compromettant sur lui. Toutefois, je le fis enfermer dans le « Trou aux pommes de terre » où il resta pendant 24 heures en poussant de véritables hurlements de bête fauve prise au piège. Un autre, propriétaire dans les environs du fort, fut employé à la « Kommandantur » de Liège, dès l’entrée des Allemands dans la ville. Nos automobilistes faillirent arrêter celui-là, lors d’une visite qu’il vint faire chez lui en auto. Si je l’avais tenu, je l’aurais fait fusiller net. Je donnai l’ordre d’en placer aussi sous la surveillance de la police locale dans une commune voisine. Le 11 août, j’en fis encore enlever quatre à quelques centaines de mètres des sentinelles ennemies. Jusqu’au 6 août, aussi longtemps que le téléphone public fonctionna, je reçus, par cette voie, quantité de renseignements reconnus faux après vérification. D’où venaient-ils ? Mais pendant la lutte, il nous est arrivé de recevoir des communications fausses par l’intermédiaire de nos lignes téléphoniques volantes. C’est donc que des gens malintentionnés avaient greffé des appareils sur ces lignes. A plusieurs reprises aussi, nos lignes téléphoniques reliant le fort aux observatoires furent coupées à l’aide d’instruments tranchants. Je dus les faire surveiller tout spécialement avec la consigne de fusiller, sur place, quiconque serait pris en flagrant délit de dégradation. Pour finir ce chapitre, je citerai l’aveu suivant : Après la chute du fort, un ingénieur allemand, aspirant officier d’artillerie, venu de Berlin où il était employé au ministère de la guerre, a communiqué à mon commandant d’infanterie, le sous-lieutenant Remy, avec qui il se trouvait en traitement dans un hôpital de Liège, que les Allemands possédaient des cartes au 1/10.000e des environs de nos forts, et que ces cartes étaient, en temps de paix, constamment tenues à jour par des cyclistes qui parcouraient le pays ; il ajouta même qu’elles étaient beaucoup plus exactes que les nôtres… NOTRE
CONTRE-ESPIONNAGE. Dès avant le 1er août, je pris la décision d’organiser un service spécial de renseignements, c'est-à-dire de rendre aux espions boches la monnaie de leur pièce. Ce service fut assuré par un détachement de coureurs non armé dirigé par le brigadier Buyl, champion cycliste bruxellois bien connu. Ces hommes circulaient, généralement à bi ou motocyclette. Bien entendu, à les voir, on n’aurait pas pu deviner qu’ils appartenaient à la garnison du fort : les principaux de nos gradés leur avaient fourni de quoi se déguiser ; moi-même, je leur avais fait cadeau de trois paires de chaussures, de linge et de chaussettes, c'est-à-dire de tout ce dont je pouvais me passer. En outre, un spécialiste leur avait fabriqué des papiers d’identité de fantaisie. Les dangers que couraient ces braves étaient très grands, car, outre les risques des coups de feu, il y avait celui, bien plus redoutable, d’être traités en espions par l’ennemi. La plupart d’entre eux ont été, au cours de leurs pérégrinations, arrêtés et retenus prisonniers, plus ou moins de temps, par les Allemands, mais aussi roublards que vaillants, ils ont toujours su se tirer de leurs griffes. Traqué et serré de près, l’un des plus hardis parvint à se dissimuler dans une cave où il resta plus d’une demi-journée. Je ne parlerai pas des poursuites dont ils furent l’objet, des fusillades auxquelles ils échappèrent, des pneus de leurs machines crevés par les balles, etc… Cependant, j’estime que leur dévouement héroïque mérite que quelques exemples en soient cités. Un jour, j’en envoyai quelques-uns, avec un écrit, aux commandant des forts de la rive droite. Avant de les laisser partir, je leur dis : « Lisez bien le papier que je vous remets, afin de pouvoir en communiquer la teneur verbalement, car vous seriez fusillés si les Allemands le trouvaient sur vous ; aussi n’hésitez pas à le déchirer ou à l’avaler si vous étiez sur le point d’être pris. » Eh bien, tous arrivèrent à destination. L’un d’eux mit quarante huit heures pour franchir, en rampant, trois kilomètres à travers les lignes ennemies ; lorsqu’il remit son message, il ne formait, avec ses vêtements, qu’un bloc de boue. Un autre avait caché son pli à l’endroit « qu’on devine. » A Tongres, il y en avait deux qui, au passage des troupes ennemies, ayant franchi la Meuse à Visé, prenaient note des différentes unités défilant devant eux. L’un deux venait chaque jour, à 11 heures, apporter au fort tous les renseignements recueillis, qu’il avait inscrits sur un papier dissimulé dans un tube de sa bicyclette. Deux autres parlant l’allemand se rendaient chaque jour à Liège, occupée par l’ennemi, et revenaient au fort le soir, avec une ample moisson de nouvelles intéressantes. Naturellement, ils changeaient souvent d’itinéraire. A presque chaque passage à travers les sentinelles ennemies, ils furent arrêtés et interrogés par des officiers auxquels ils racontaient les choses les plus invraisemblables. Je leur donnais de l’argent et ils payaient souvent à boire aux Boches dans le but de les faire parler. Un jour, un officier allemand dit à l’un de nos deux braves : « Voilà huit jours que nous sommes devant ce maudit fort de Loncin sans pouvoir faire un pas en avant ; il tire très juste ; c’est le plus puissant des fort de Liège ». Un audacieux luron d’une localité des environs du fort se distingua aussi tout particulièrement. Toujours en route, se faufilant partout, il me rapporta de multiples et précieux renseignements. Tous les jours, il risqua sa vie. Vers la fin de notre résistance, il resta toute une nuit dans une église avec mission de sonner la cloche à toute volée, dès l’approche des Allemands que je sentais imminente. Chaque matin, dès l’aube, des courriers partaient dans différentes directions, ils entraient même dans les forts bombardés. L’un d’eux pour prouver qu’il avait bien rempli sa mission revint, un soir, avec les signatures des quatre autorités auprès desquelles il avait été envoyé : une sur la doublure de la manche de son veston, l’autre sur la doublure de son gilet, la troisième et la quatrième sur les pans de devant et de derrière de sa chemise. Un autre rapporta des signatures dans ses chaussures. Ces précautions n’étaient pas inutiles, car nos émissaires étaient souvent arrêtés et consciencieusement fouillés par les Allemands. Tout ceci prouve que les Allemands, si arrogants, se croyant si malins, se laissèrent mystifier, dès le début de la guerre, même par nos simples soldats qui, pourtant, n’étaient que des « petits Belges ». Le détachement dont je viens de parler fut puissamment secondé par notre « BANDE
BONNOT » J’avais organisé aussi un groupe d’automobilistes mené par le caporal Polain, du 14e de Ligne, originaire d’Ans ; c’étaient de vrais démons. Ils faisaient surtout des reconnaissances à distance, en attaquant les cavaliers et les groupes isolés ennemis. Disposant de trois ou quatre autos dont chacune était pourvue d’une caisse de deux mille cartouches, armés de fusils et de carabines, n’ayant peur de rien ni de personne, toujours en route, ils inspiraient une véritable terreur aux Boches. Le chef du service de santé du fort, le docteur Bossy, en les voyant rentrer, dès le début de l’arrivée des Allemands devant Liège, avec une quantité de selles, de brides, d’armes, etc..., prises à l’ennemi et dont ils remplirent bientôt tout un local du fort, s’écria : « Mais c’est la bande Bonnot, cela ! » Depuis lors, toute la garnison du fort ne leur donna plus d’autre nom, et eux-mêmes l’adoptèrent avec enthousiasme. Certains de leurs exploits resteront toujours ignorés et pour cause : c’est qu’ils les accomplissaient au hasard des rencontres et, au retour, ne s’en vantaient pas, trouvant cela fort simple. Puis, ils avaient la poigne très rude : je m’étais entendu avec eux, à demi-mot, pour certaines choses. Dès le 6 août, Polain me dit : « Mon Commandant, il parait que l’ennemi s’est emparé de deux chevaux du général : faut-il aller lui en chercher deux autres ? » Et ma réponse : « Où ? » il riposta : « Mais nous irons les prendre aux Allemands du côté de Visé. » Ils partir et revinrent, après une courte absence, avec deux chevaux de selle boches. Pendant que j’examinais les bêtes, l’un d’eux me proposa d’aller chercher une monture pour moi aussi et, ayant obtenu mon consentement, il se remit en route et me ramena un cheval d’officier. Comme on le voit cela promettait. Ils rapportaient au fort tout ce que leurs camarades demandaient ; en fait de souvenirs enlevés à l’ennemi : lances, fusils, carabines, revolvers, sabres, etc…, presque tout le monde avait son petit musée. Comme ils me demandaient ce que je désirais je répondis en riant : « Un casque d’officier ». Je l’eus le jour même. Un jour, les occupants d’une auto arrêtèrent celle-ci au milieu d’un champ de blé, sous la garde d’un chauffeur français que j’avais engagé pour la durée de la guerre, et se mirent à ramper pour surprendre des cavaliers allemands qui avaient mis pied à terre et qu’un shrapnell, envoyé par le fort, dispersa. En revenant, ils virent leur voiture entourée d’un autre groupe de cavaliers ennemis. Une escarmouche eut pour résultat la mort de deux de ceux-ci et la fuite des autres, sauf un comte von Bredow, qui fut capturé et conduit au fort. Mais, en me remettant leur prisonnier, ils constatèrent que leur chauffeur français n’était plus parmi eux ; ils retournèrent à toute vitesse sur le lieu du combat et enlevèrent leur camarade du blé où il se tenait caché, malgré la présence, dans les environs immédiats, de forces sérieuses de l’adversaire. Deux petits faits encore suffiront, je pense, pour mettre entièrement à nu la belle âme de nos « Bonnots ». Le 15 août, lors de la terrible catastrophe qui amena la fin de la résistance du fort, une demi-douzaine de nos démons se trouvaient dehors, dans un village voisin. Ils n’eurent plus qu’une idée : rejoindre notre armée. Mais, pour cela, il fallait des vêtements civils qu’ils parvinrent à se procurer. Le lendemain, ils tombèrent entre les mains des Allemands qui prirent leur auto en disant : « Vous êtes des soldats ». Malgré leurs dénégations, on les mit au pied d’un mur pour être fusillés. L’un d’eux, ayant une attitude quelque peu négligée, s’attira l’apostrophe suivante de l’un de ses camarades : « Tiens-toi droit, sacré nom ! Il s’agit de mourir proprement ! » Les Boches les mirent en joue. Oh miracle ! ils ne tirèrent pas et chassèrent nos hommes qui eurent vite fait de rejoindre les troupes de campagne belges. Les deux tiers de cette poignée de héros se firent tuer au front. Un pauvre blessé et brûlé de la même bande, se trouvant avec moi dans un hôpital de Liège, fut interrogé, en ma présence, vers la fin de septembre 1914, par un commandant du 9e de Ligne, sur le rôle qu’il avait joué à Loncin. Très affaissé, encore très faible, il ne répondit d’abord que par monosyllabes ; tout à coup il se redressa, ses yeux brillèrent, et, regardant fixement son interlocuteur, il cria d’une voie triomphale : « Ah ! Ce que je me suis amusé, mon Commandant, en donnant la chasse aux Allemands, en auto. » OPERATIONS DANS LA
REGION DU FORT DE LONCIN. Le fort de Loncin, comme d’ailleurs tous les ouvrages de la rive gauche de la Meuse, ne se trouvait pas du tout dans les conditions normales prévues : au lieu d’être attaqué par l’extérieur, il le fut du côté de la gorge, puisque l’ennemi occupait Liège. Ensuite, la retraite des troupes actives et de forteresse le laissait sans appui, sans couverture, et, dès le 6 août, il ne pouvait plus compter que sur lui-même. La mission de sa garnison se limitait à l’intérieur du fort seul ; mais nous ne l’entendions pas ainsi. Nos soldats opéraient aussi, nuit et jour, à l’extérieur. Les Allemands, partout où ils tentaient d’avancer, s’ils n’étaient pas arrêtés ou refoulés par nos tirs d’artillerie, étaient certains d’être attaqués ou accueillis à coup de fusil par nos fantassins qui se multipliaient au point que l’ennemi crut avoir affaire à des forces mobiles sérieuses, ce qui le rendit, très souvent, défiant et timide. Lorsque je donnais l’ordre, au commandant d’infanterie, d’envoyer en expédition quelques uns de ses hommes disponibles, j’étais sur de les voir arriver tous ; même ceux qui étaient au repos se levaient et accouraient en s’habillant, le fusil au bras et les poches remplies de cartouches. Les non-élus rentraient en maugréant. Bien souvent, des artilleurs participaient également à ces randonnées. D’ailleurs, la plus fraternelle camaraderie unissait tous nos soldats. C’est ainsi qu’au bout de quelques jours, beaucoup de fantassins portaient la tenue d’artilleur, qu’on leur laissait prendre dans le magasin de la batterie, tandis que des canonniers arboraient fièrement, tout au moins le bonnet de police de fantassin. Il serait trop long d’énumérer même une partie des opérations dont il s’agit ; je me bornerai seulement à citer, à titre d’exemple, celles que nos braves fantassins effectuèrent, en vingt quatre heures, au cours des journées des 9 et 10 août. 1° Attaque et mise en fuite d’un détachement de cyclistes ; 2° Reconnaissance de deux villages où des ennemis avaient été signalés ; 3° Attaque et mise en fuite d’environ 250 cavaliers ; 4° Extermination d’un patrouille de cavalerie ; 5° Embuscade, avant l’aube, vers Liège. Cette embuscade donna lieu à un petit drame tout à l’honneur de celui qui le provoqua, le sergent Massart, qui vint me dire, d’un air furieux : « Je proteste énergiquement, mon Commandant. Pourquoi est-ce toujours le sergent Van Outeren qui a les belles missions ? Est-ce que je ne le vaux pas ? » Or, Van Outeren venait de partir, dans la nuit noire, avec une poignée d’hommes et beaucoup de chance de ne plus revenir. L’infanterie assurait, en outre, la sûreté intérieure et extérieure du fort. Nos observateurs d’artillerie, dans leurs clochers, etc…, et leurs soutiens composés généralement de canonniers choisis, exposaient aussi sans cesse leur vie pour assurer les services de découverte et de tir, car, sous aucun prétexte, ils ne pouvaient abandonner leurs observatoires. L’un d’eux, dont le poste fut, un après-midi, sur le point d’être encerclé par l’adversaire, me demanda, par téléphone, s’il pouvait se retirer. A ma réponse. « Impossible, il faut rester, je vais vous envoyer un renfort d’infanterie », il répliqua : « N’envoyez rien, mon Commandant, le renfort ne suffirait pas et pourrait me faire découvrir, je resterai. » La nuit, après avoir reçu l’ordre, tous les occupants de ce poste rentrèrent en se glissant, un par un, à travers les lignes allemandes, en vêtements civils que les habitants leur avaient procurés. TIR DE
L’ARTILLERIE. En donnant quelques détails sur les journées principales au cours desquelles le fort a soutenu la lutte, j’aurai l’occasion de signaler nos tirs d’artillerie les plus importants. Pendant toute la durée de notre résistance, même dès qu’un mouvement suspect se produisait, nos canons entraient en action et faisaient du « bon ouvrage » ; à preuve, la réflexion de l’officier allemand à l’un de nos coureurs : « Le fort de Loncin tire très juste. » Afin d’accélérer le service des pièces, les canonniers ne conservaient sur le corps que le pantalon et la chemise ; ils étaient vraiment superbes, avec leur visage noir de poudre et ruisselant de sueur. Jusqu’au 14 août, grâce à la bravoure et au dévouement inlassable de tous, les Allemands ne parvinrent pas à franchir la crête du versant de la rive gauche de la Meuse, ni à s’établir à moins de 3 kilomètres du fort, et leur artillerie, dont nos observateurs et nos espions relevaient les emplacements, fut réduite au silence chaque fois qu’elle ouvrit le feu contre nous. Ils subirent de lourdes pertes. Je passerai, maintenant, rapidement en revue les événements les plus intéressants qui se sont déroulés à partir du 6 août et dont il n’a pas été question antérieurement. JOURNEE DU 6 AOUT. Le sergent Van Outeren rentre au fort, avec une quarantaine d’hommes, venant de la rive droite où ils avaient combattu à Romsée ; il déclare que c’était là tout ce qui restait de la compagnie avec laquelle il avait quitté le fort. Il me rend compte de la mort héroïque de son chef, le commandant Duchesne, après laquelle il avait pris le commandement de son unité. Il n’avait battu en retraite qu’au moment où l’ennemi le menaçait à revers. Ses soldats me racontent qu’ils avaient fauché, successivement, trois compagnies d’Allemands et qu’ils en avaient tué, à bout portant, dans les fils de fer protégeant leur tranchée. L’un de ces braves enfants à qui je demandais ses impressions me répondit : « Cela semble drôle lorsque les premières balles arrivent, mais on s’y fait vite. » JOURNEE DU 7 AOUT. Cette journée fut très mouvementée. Nos grosses coupoles exécutèrent, dans la matinée, un tir sur une profondeur de plusieurs centaines de mètres, contre une colonne d’Allemands précédés, selon leur abominable habitude, de Belges servant de boucliers. L’adversaire subit de grandes pertes et nos compatriotes profitèrent du désarroi pour se sauver. Ensuite, vain le tour d’une colonne d’artillerie qui perdit, d’après les déclarations d’un témoin oculaire, 86 hommes et de nombreux chevaux. L’après-midi, deux batteries, comprenant l’une 6 pièces et l’autre 4, établies à 5 kilomètres environ du fort, ouvrirent le feu contre celui-ci. Elles n’eurent pas le temps de régler leur tir : notre artillerie eut vite fait de les réduire au silence. Nous apprîmes dans la suite, à notre grande joie, que ces batteries avaient perdu beaucoup de personnel et que des pièces avaient été endommagées ; de l’une d’elles, il ne restait plus que le capitaine et deux hommes indemnes. Cette raclée nous valut, ce jour là, la visite de deux officiers parlementaires. Leur ayant demandé ce qu’ils voulaient, ils me déclarèrent qu’ils étaient chargés de me dire, de la part de leur général en chef, que si je tirais encore dans leurs troupes vers Liège, comme je venais de le faire, ils useraient des représailles les plus terribles contre la Ville et contre moi-même, le jour où ils me tiendraient, parce que je contrevenais à je ne sais plus quelle convention, inventée par eux bien entendu. Comme je me moquais d’eux en souriant, ils furent pris d’un véritable accès de colère. Je les mis aussitôt à la porte, avec défense de se représenter, et je chargeai le sous-lieutenant Remy de les reconduire, les yeux bandés, jusqu’au-delà de nos postes de surveillance extérieurs. En rentrant, cet officier me communiqua qu’en arrivant au pied du fort, l’un d’eux avait soulevé furtivement son bandeau. Sans hésiter un instant, je donnai l’ordre suivant : A l’avenir, les parlementaires seront arrêtés à grande distance et invités à rebrousser chemin ; s’il n’obéissent pas après trois injonctions, ils seront abattus. Un professeur, interprète d’occasion, très digne de foi, qui fut un témoin de la scène, m’a rapporté, après la guerre, qu’à la rentrée de ces deux parlementaires à l’hôtel provincial de Liège, le général Von Emmich avait donné un tel coup avec la crosse de son revolver, sur la table qui se trouvait devant lui, qu’il s’était fait une blessure à la main. Pensez donc : on avait osé manquer d’égards à des officiers allemands ! JOURNEE DU 8 AOUT. Deux fois, notre artillerie infligea des pertes sérieuses à l’infanterie ennemie signalée du côté de la Ville. Vers le soir, un observateur renseigna qu’un aéroplane allemand descendait à l’aérodrome d’Ans. On le laissa atterrir et le fort lui envoya une volée de shrapnells avec toutes ses grosses pièces à la fois. L’effet de cet ouragan de mitraille fut terrible : l’avion et un groupe d’officiers, dont plusieurs d’état-major, qui l’entouraient furent mis en pièces. Jusqu’à la chute du fort, aucun aviateur ne se hasarda plus de ce côté. JOURNEE DU 9 AOUT. Notre artillerie fut très active. Des troupes allemandes, avec des bouches à feu, ayant été découvertes dans des tranchées aux environs de la gare d’Ans (est), les grosses coupoles exécutèrent, contre elles, un tir de précision avec réglage. Ces troupes s’enfuirent et se retirèrent dans la tranchée du chemin de fer où elles furent tenues, toute la journée, sous un feu ininterrompu. L’après-midi, d’autres fantassins ennemis, se croyant en sûreté et hors des vues dans deux chemins creux, subirent le même sort que les autres ; ils avaient compté sans nos espions. A la nuit, nos artilleurs étaient exténués, car ils avaient exécuté bien d’autres tirs pendant cette journée. Ayant appris, dans la soirée, que le fils d’un fermier des environs était rentré chez lui, le jour même, venant à pied de Cologne où il avait été surpris par la guerre, je le fis chercher en auto. Il me donna des renseignements intéressants et raconta qu’en sa présence un officier allemand, blessé devant Liège, avait dit en arrivant à la frontière, à un groupe de ses compatriotes : « On nous avait affirmé que les soldats belges étaient en papier et leurs forts en carton, mais nous avons été convaincus du contraire. » JOURNEE DU 10
AOUT. Le fort fut violemment bombardé. L’ennemi tendait, en même temps, par un tir à shrapnells, un véritable rideau de fumée devant nos postes d’observation qui, parfois, étaient littéralement aveuglés. Il lança une énorme quantité de projectiles de plusieurs calibres. Les emplacements des batteries ennemies ayant été assez vite déterminés avec suffisamment de précision, toutes nos grosses coupoles entrèrent en action et, après 4 heures de tir, plus un seul canon allemand ne répondit. Pendant cette journée, après que nos canons eurent couvert de projectiles une grande garde, établie sur le territoire de Rocourt, je demandai à l’un des coureurs cyclistes d’aller constater, si possible, le résultat de notre tir. A sa rentrée au fort, il me dit : « Je ne suis pas parvenu à m’approcher suffisamment, parce qu’on tirait sur moi, mais j’ai tout de même vu le cadavre d’un officier allemand étendu à l’entrée d’une tranchée. » JOURNEE DU 11
AOUT. Le bombardement du fort reprit vers 8 heures 30 du matin, mais les batteries ennemies furent réduites au silence, par nos artilleurs, en peu de temps. Ce même jour, l’artillerie du fort donna son compte à une troupe d’infanterie installée dans un verger. Elle dirigea encore un feu violent sur une maison, avec des grandes dépendances, où se trouvaient un état-major et des troupes en cantonnement. C’est l’un de nos coureurs, parlant l’allemand, en se rendant à Liège, qui avait découvert ce nid de Boches. Arrêté, il fut conduit dans cette maison et interrogé par un officier à qui il raconta qu’il était grand-ducal et cherchait à regagner son pays. Il fut relâché et revint, bien vite, m’informer de sa découverte. L’après-midi, j’eus à résoudre un problème angoissant. A un certain moment, de nombreux Allemands s’étaient sauvés dans des maisons à Ans (nous avions des renseignements précis), et le lieutenant Modard me demanda : « Puis-je ouvrir le feu contre ces habitations ? » J’étais sur le point de répondre « Oui », lorsque, brusquement, il me vint à l’esprit que nous allions tuer non seulement des Allemands, mais aussi des femmes et des petits enfants (dont je me représentai déjà les cadavres déchiquetés) de chez nous, et …je répondis : « Non ». Ai-je eu raison ? Ai-je eu tort ? En tout cas ma conscience ne me reproche rien. JOURNEE DU 12
AOUT. Nous réparons les dégâts causés par les bombardements. Nos artilleurs exécutent plusieurs tirs, dont les suivants : Contre une troupe d’infanterie stationnant dans un chemin creux. Contre une colonne d’infanterie en marche qui, battue en trois points repérés, perdit beaucoup d’hommes. Contre une batterie occupée à tirer vers le fort de Lantin ; prise d’écharpe, elle fut très rapidement détruite. Quelques obus de 12 furent lancés aussi dans le clocher de l’église d’Ans Sainte-Marie qui, d’après des renseignements très sûrs, servait d’observatoire aux Allemands d’où ils découvraient quatre forts. JOURNEE DU 13
AOUT. Le fort est de nouveau bombardé dans le courant de l’avant-midi. Cela ne dura pas longtemps : en une bonne heure, les batteries ennemies en action étaient situées et muselées. Nous prîmes encore sous le feu de nos grosses coupoles des troupes et de l’artillerie en station vers Ans, et un convoi de voitures-automobiles circulant sur une route de la Hesbaye. Pendant cette journée, je fis abattre, à obus de 21 cm. pesant 91 kilos, le clocher de l’église d’Ans-Sainte-Marie. Dans le but d’éviter un massacre d’habitants de la localité, j’avais fait remettre, dans la matinée, à l’un de mes meilleurs coureurs, des chiffons et du pétrole pour aller mettre le feu au clocher. Mais mon brave revint en disant : « Impossible d’y arriver, les Allemands l’occupent ». Alors, je n’hésitai plus. Le tir, conduit par le lieutenant Modard, fut remarquable de précision : après 14 projectiles, dont 12 touchèrent de plein fouet, le clocher s’écroula. C’est le 13 aussi que furent transportés à Huy, à travers la cavalerie allemande, et de là en France, les onze millions de francs, en or et en papier, appartenant à l’Etat Belge, avec lesquels le lieutenant général Leman était arrivé au fort et que le surveillant du génie Gabriel et moi avions cachés dans une galerie d’assèchement. Cet exploit valut, dans la suite, la Croix de Guerre et celle de Chevalier de l’Ordre de Léopold, avec palme, au chef de notre bande de coureurs qui faillit y laisser la vie. JOURNEE DU 14
AOUT. Jusqu’à cette date, comme je crois l’avoir démontré, le fort de Loncin avait rendu la vie difficile aux Allemands qui se hasardaient dans son rayon d’action. Cependant, bien des indices me prouvaient que, prudemment, dissimulant ses mouvements, travaillant la nuit, l’ennemi nous encerclait peu à peu de ses batteries. Dans la matinée, la petite troupe que j’avais envoyée à Alleur, pour y protéger notre poste d’observation, fut refoulée par les Allemands qui s’infiltrèrent, en même temps, dans les vergers entre cette localité et le village de Loncin et tentèrent, en outre, d’établir une barricade sur la route Liège-Bruxelles. Aussitôt attaqué par notre infanterie, sous les ordres du sous-lieutenant Remy, et arrosé à Shrapnells, l’ennemi s’éparpilla dans les couverts. Sur mon ordre, Remy rentra, ramenant bravement ses blessés, après avoir fait reculer, avec ses fantassins, des forces très supérieures en nombre. Cette fois, la situation devenait grave. En effet, l’adversaire avait sérieusement avancé, l’artillerie seule était impuissante à le chasser (il fallait malheureusement économiser les munitions) et je ne pouvais pas sacrifier mon infanterie, trop peu nombreuse d’ailleurs, sans compromettre gravement la défense même du fort qui, aussi longtemps qu’il tiendrait, arrêtait la ruée des barbares. Dans ce moment critique, nous reçûmes un secours inattendu : environ 850 hommes du 14e de Ligne qui avaient réussi, miraculeusement, dans la nuit du 13 au 14, à passer de la rive droite sur la rive gauche de la Meuse, vinrent nous donner un coup de main et, à midi, les Boches étaient rejetés de deux localités précitées et refluaient vers Liège. Mais les 850 ayant continué leur retraite, l’ennemi revint le soir en nombre et, submergés par cette marée, nos détachements qui, d’habitude, opéraient à l’extérieur, furent obligés de rentrer définitivement au fort. Seuls, des postes de surveillance restèrent encore dehors, à faible distance de l’ouvrage. L’après-midi, peu avant quatre heures, un officier parlementaire qui continuait à avancer, malgré les cris de « Halte » et « Demi-tour » répétés cinq fois, en joignant le geste à la parole, fut abattu d’un coup de feu, conformément à l’ordre que j’avais donné, par le sergent Massart allé à sa rencontre. Il roula dans un fossé, le buste traversé par une balle. Malgré le bombardement auquel le fort était soumis, un canonnier risqua sa vie pour aller le chercher et l’apporta, sur le dos, à l’infirmerie. Il avait la bouche remplie de sang. Le médecin qui le soigna crut sa blessure mortelle. Interrogé par moi, il déclara avoir été envoyé par le général von Emmich pour me sommer de rendre le fort. Après en avoir tiré quelques renseignements, je le laissai tranquille : il souffrait beaucoup et ne parvenait à répondre que péniblement en hoquetant. Contrairement à l’avis du médecin, il ne succomba pas. Il eut même la chance de ne pas être achevé, ni par les obus de ses compatriotes, ni lors de l’explosion de notre magasin à poudres. Transporté en Allemagne avant moi, il y porta plainte, ce qui m’occasionna de sérieux ennuis au début de ma captivité, à Magdebourg, ou l’on parla de rien moins que de me fusiller. Le brave petit sergent Massart échappa, lui aussi, à la mort, lors de la catastrophe finale. Blessé, il glissa entre les doigts des Allemands, comme tant d’autres de nos rescapés, et rejoignit notre armée de campagne. D’après les dires de l’un des ses camarades, il fut mutilé à la bataille de l’Yser, en octobre 1914. A 16 heures (le parlementaire venait d’être abattu), commença le bombardement final au cours duquel notre pauvre fort fut martelé par des milliers de projectiles ; il dura, sans interruption, plus de 25 heures, c'est-à-dire jusqu'à l’explosion du magasin à poudres provoquée par les obus de 42 cm. Nous découvrons quelques batteries allemandes et nous les contrebattons énergiquement, mais sans parvenir à les faire taire : cette fois-ci, elles étaient trop nombreuses. Bientôt, toutes nos lignes téléphoniques sont coupées : impossible de les réparer sous la grêle d’obus. Vers 17 heures 30 déjà, deux hommes sont blessés au corps de garde qui devient inhabitable, de même que mon bureau. Dans la soirée, la plupart des locaux servant de logement à la troupe sont évacués et les soldats envoyés, avec leurs fournitures de couchage, dans la grande centrale située au centre du fort. Cette mesure était urgente, car, pendant la nuit, les blindages en fer de ces locaux furent défoncés, les portes et les murs du fond détruits et les débris projetés dans les couloirs. Vers minuit se passa un petit fait, insignifiant en présence du reste, mais qui m’est resté profondément gravé dans la mémoire : Désirant savoir ce qui se passait à un point situé à une certaine distance en dehors du fort, je dis à un canonnier : « Va un peu voir là-bas, vieux ! » Il file comme une flèche, sans l’ombre d’une hésitation, à travers les obus tombant sans répit sur le fort et aux alentours, et revient, après quelques temps, m’annoncer que les fusillades ennemies auxquelles il avait été exposé l’avaient empêché d’accomplir sa mission. Je ne doutais nullement de mon homme, mais je voulais avoir un contrôle et, me tournant vers un groupe de soldats d’infanterie je leur crie : « Allons, un fantassin ! l’artillerie a peur ! » Un petit pioupiou part, et l’artilleur demande : « Me permettez-vous d’attendre la rentrée du piotte, mon Commandant, pour voir ce que celui-là va raconter, s’il revient ». « Oui », lui dis-je. Le petit piotte réapparaît. Lui non plus n’avait pas réussi malgré qu’il avait rampé, comme l’autre d’ailleurs, mais sous une pluie de balles. Alors comme mon canonnier me toisa d’un petit air moqueur, je lui saisis la main, en disant : « Ne fais pas le malin, va ; tu savais aussi bien que moi que je ne doutais pas de toi. » Il s’éloigna avec de grosses larmes dans les yeux, mais les miens picotaient aussi. JOURNEE DU 15
AOUT. Pendant cette journée, les soldats du fort de Loncin ont écrit, avec leur sang, l’une des plus belles pages de l’histoire de la guerre. Vers 1 heure de la nuit, un obus défonce le blindage du local à canon flanquant la poterne d’entrée, réduit le canonnier de garde en bouillie et provoque l’explosion d’une grande partie des munitions. La pièce est ensevelie dans les débris, il faut, de toute urgence la remettre en état ou la remplacer et la réapprovisionner. Sans hésiter une seconde, malgré le grand danger de nouvelles explosions, le chef du service du génie Gabriel, les adjudants d’artillerie Monseur et Damoiseaux se précipitent avec le maréchal des logis Magin et quelques canonniers dans le local et se mettent à le déblayer. Pendant qu’ils sont à leur dangereux travail, un gros obus défonce le blindage du local voisin ; ils continuent imperturbablement leur besogne comme s’ils avaient été à l’exercice. Et il en fut ainsi tout le temps. Qu’on demande aux rescapés s’ils ont vu trembler un seul de nos hommes ! Tous n’avaient peur que d’une chose : c’est que j’aurais pu croire qu’ils avaient peur. A partir de 1 heure 30, nous fûmes plongés, une première fois, dans l’obscurité pendant 2 heures : la cheminée du générateur à vapeur s’emplit de débris, ce qui provoqua l’arrêt des installations électriques, jusqu’à ce qu’elle fut débouchée. Mais rien n’altéra le moral de la garnison. A la fin de la nuit, le fort était déjà sérieusement endommagé. Je donne des ordres en vue de l’exécution de certains travaux de déblaiement et de réparation de l’extérieur, mais impossible d’entreprendre quoi que ce soit dans ce sens, tellement il pleut des projectiles. Dès l’aube, le bombardement ; redouble de violence. Nous continuons à riposter, vigoureusement, sur les batteries découvertes la veille. Les projectiles tombent par rafales venant de toutes les directions : Liège, Ans, Alleur, Loncin, Liers, Xhendremael, Hognoul, Fooz. Qu’on se représente, si possible, l’aspect de notre fort, isolé dans la vaste plaine déserte, point de convergence de tous ces formidables obus accourant, avec des hurlements affreux, de tous les points de l’horizon et éclatant, avec un fracas effroyable au milieu des flammes et des fumées verdâtres. Bientôt, le fort s’emplit d’une fumée âcre et opaque ; souvent, on ne voit pas à 10 centimètres devant soi. Les hommes respirent à travers leurs vêtements et leurs mouchoirs pour éviter l’asphyxie. Les moyens tentés pour entraver l’arrivée des gaz échouent. En voulant aller moi-même tenter de boucher une ouverture, je fus enlevé, comme une plume, par plusieurs soldats qui me crièrent : « Pas vous, Commandant, vous devez rester le dernier ». Je sais qu’un maréchal des logis, Albrechts, et ses canonniers, pour ne pas enfreindre mes ordres, se sont laissés asphyxier, auprès de leurs pièces de 57, dans les coffres flanquants, vers l’entrée du fort. Le drame fut court mais poignant. J’étais encore relié par téléphone haut-parleur avec Albrechts lorsqu’il me communiqua par cette voie : « Mon Commandant, mes hommes vont tomber asphyxiés ; s’il faut rester ici, nous y passerons tous ; je demande des ordres. » Je lui répliquai : « Albrechts, les Allemands peuvent, à chaque instant, lancer leur infanterie contre nous ; si, au moment de l’assaut, tes canons ne crachent pas leur mitraille, le fort sera pris ; tu tiens, peut-être, le sort de toute la Belgique entre tes mains ». Sa réponse fut brève. La voici dans toute sa sublime beauté : « Suffit, dit-il, nous resterons ». Ils restèrent et se laissèrent asphyxier jusqu’au dernier, sur leurs canons. Pour comble, une fine poussière de béton tombe sans arrêt. Au bureau de tir, nos cartes et papiers se couvrent, en quelques minutes, d’une telle couche de cette poussière, qu’il faut les secouer avant d’en entreprendre la lecture. Cependant, on travaille constamment, les coupoles calées par l’effet du tir ennemi sont remises en état de fonctionnement ; des baquets d’eau sont déposés un peu partout en vue de l’extinction d’incendies éventuels, etc. A un moment donné, je crains très sérieusement l’asphyxie de ma garnison. Je pense alors aux ventilateurs à mains des coupoles et je donne l’ordre de les mouvoir rapidement et sans arrêt, ce qui nous donne, de temps à autre, une bouffée d’air respirable. Malgré tout, lorsque, monté sur une caisse à projectiles, après une petite harangue au personnel assemblé autour de moi, je conclus : « Nous ne nous rendrons tout de même pas, n’est-ce pas ? », une clameur formidable domina un instant le fracas des explosions au dessus de nos têtes : « Non ! Jamais ! Vive la Belgique ! » Cette scène se passait dans la galerie centrale, à la voûte de laquelle pendait un drapeau tricolore qui, lui aussi, a son histoire. Dès le commencement de la lutte, par une jolie inspiration, les hommes avaient demandé à la « Bande Bonnot » de leur rapporter une bannière nationale. Et très fiers, ils avaient mis nos chères trois couleurs dans leur salle de rassemblement, leur salle à eux, c’était « leur drapeau ». Oh ! En ces moments terribles, mais en même temps, si sublimes, alors que, isolés, abandonnés, encerclés par l’ennemi, nous luttions, quand même, un contre cent, pour l’honneur et l’existence de la Belgique, il n’y avait, sous mes ordres, au fort de Loncin, ni Wallons ni Flamands : rien que des Belges bien résolus à mêler jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour la défense de la Patrie commune. Et, si les martyrs du fort de Loncin, si ces Flamands et ces Wallons qui dorment, pour toujours, dans les bras les uns des autres, écrasés sous les blocs de béton, pouvaient se lever aujourd’hui, j’ai la conviction qu’ils nous crieraient : « Qu’ils soient maudits ! tous ceux qui, sous prétexte de différence de langue ou de race, cherchent à semer la discorde entre les Belges ! » A 10 heures, plus de lumière ni de ventilation électriques : la cheminée du générateur à vapeur est entièrement obstruée : je donne l’ordre de la déboucher coûte que coûte. Impossible d’allumer les lampes à pétrole, tellement le fort est secoué par l’explosion des projectiles sur le massif bétonné. Trois phares à acétylène, la seule source de lumière qui nous reste, allumés dans nos abris (les galeries centrale et capitale) s’éteignent à l’arrivée de chaque gros obus sur la masse bétonnée. Mais des hommes les rallument inlassablement et, à la clarté de ces lanternes, clarté fortement atténuée par la fumée et la poussière qui rendaient l’atmosphère presque opaque, nos soldats, au repos, jouaient aux cartes, assis sur des caisses à munitions vides ; chaque extinction de lumière, interrompant le jeu, fut accueillie par des grognements et de sonores jurons. Quand le tir ennemi semblait s’apaiser un peu, on entendait crier : « Cessez le feu » ; quand il redoublait, on goguenardait, « N’en jetez plus, la cour est pleine. » Vers 11 heures, je fus témoin d’un bel acte de solidarité : Un canonnier tomba dans une cage de pont, constamment sous le feu ennemi, et s’y brisa les deux jambes. Il fut retiré immédiatement de sa position critique et conduit à l’infirmerie par ses camarades qui n’hésitèrent pas à braver la mort pour secourir leur frère d’armes. Le général Leman fit une apparition parmi nous, dans le courant de l’avant-midi et, sous l’emprise de l’émotion que lui causait l’héroïsme de la garnison, me dit : « Tous les défenseurs du fort de Loncin seront décorés et auront une récompense spéciale. » J’avais, comme garde de corps, le trompette d’artillerie Geurs, un Gantois. Il m’accompagnait partout, nuit et jour, la carabine chargée et munie de sa baïonnette coupant comme un rasoir, sa trompette en bandoulière. Nous nous entretenions en français, parce qu’il tenait à se perfectionner dans cette langue. Il me tutoyait tout le temps et, naturellement, je lui rendais la pareille ; d’ailleurs nous étions une paire de camarades depuis longtemps. Je lui avais dit : « Geurs, si l’artillerie allemande cesse un instant son tir, tu monteras au dessus du fort et tu en feras rapidement le tour, pour voir si des fantassins ennemis ne se sont pas glissés jusqu’à petite distance. » « Compris, dit-il, tu n’auras qu’à me faire ça, tiens, quand il faudra partir », et il me fit un clin d’œil. Pourquoi voulait-il ce signe ? Je n’ai pas cherché à savoir. A midi, petite accalmie et clin d’œil. Geurs part, mais à peine était-il sorti que les obus reviennent en rafale de grêle. Après une attente de plusieurs minutes, pendant laquelle je le crus tué, je le vis rentrer par un escalier où les éclats de projectiles et les morceaux de béton pleuvaient, et il vint me dire fort calme : « Malgré que tout est bouleversé partout, je suis parvenu à faire le tour complet ; ils ne sont pas encore là. » Lui aussi, quoique blessé, parvint à tromper la surveillance des Allemands et rejoignit notre armée. Il fit toute la campagne, dont une grande partie à l’artillerie de tranchée. La première fois que je l’ai revu, après l’armistice, nous nous sommes embrassés. A 14 heures, le bombardement « battant toujours son plein », on me présenta un singulier petit bonhomme, sorte de jeune paysan ayant un mouchoir rouge autour du cou. Je fis enlever le bandeau qu’il avait sur les yeux (même en ces moments terribles on appliquait les consignes) et, ne le reconnaissant pas tout de suite, je lui demande brusquement : « Qui êtes-vous ? » « Vous ne me reconnaissez pas, mon Commandant, je suis De Decker de la « bande Bonnot » ; nous sommes à Awans, en auto, et je viens prendre des ordres. » « Eh bien, vous direz à vos camarades qu’ils doivent rentrer dès qu’ils le pourront ; j’attends l’assaut et j’aurai besoin de tout le monde. Mais oseriez-vous bien sortir du fort ? » Alors le messager se redressa, prit la position du soldat et, saluant, dit : « Oui, mon Commandant, n’y a-t-il rien d’autre à vos ordres ? » A ce moment je me suis détourné, car je sentis de grosses larmes me couler sur les joues. Le petit héros partit et …se fit tuer net à la sortie du fort. Vers 15 heures, l’intensité du bombardement augmenta encore : 20 à 25 obus éclataient, à chaque minute, sur le massif central au-dessus du dernier abri de la garnison. Ayant, en ce moment, la conviction absolue que l’ennemi lancerait bientôt son infanterie contre le fort, j’annonce qu’on peut s’attendre à l’assaut avant le soir ou, au plus tard, pour le lendemain au point du jour. Il y eut, aussitôt, une véritable explosion de joie. C’est que, depuis plusieurs jours, tous ceux que leur service retenait au fort me demandaient sans cesse : « Est-ce que nous ne les verrons donc pas de tout près, ces sales cochons ? » Un Liégeois dit, en riant, à l’un de ses camarades : « Valet, ci côp chal, nos n’bâherons pu noss crapaude. » (garçon, cette fois, nous n’embrasserons plus notre fiancée). Un Limbourgeois cria, en brandissant son yatagan : « Camarades, préparez vos baïonnettes ! On va s’amuser ! » Tous plaisantaient et, cependant, savaient qu’ils allaient mourir. Mais ils pensaient tomber dans la lutte frénétique face à face dans le corps à corps enragé. Ils n’ont pas eu ce bonheur, les braves enfants. Les obus de 42 cm. devaient commodément frayer la route à la tourbe allemande, comme à Douaumont, sans sacrifice pour son infanterie. Ce sera l’éternel regret de tous les survivants d’avoir manqué cette fête de l’assaut qu’ils se promettaient de rendre si belle. A 16 heures, un officier annonce qu’il a vu dans un fossé, pendant la petite accalmie qui vient de se produire, un monstrueux obus non éclaté, aussi haut que lui et d’un calibre énorme : c’était un 42 cm. Je réunis les quatre plus anciens pères de famille, les adjudants Monseur, Damoiseaux, Lefebvre et le chef de service du génie Gabriel, et je leur dis : « Messieurs, je vous réserve pour porter mes ordres lors des assauts. Nous sommes encore en situation d’en repousser plusieurs avec des hommes comme les nôtres, mais si à un moment donné cela tournait mal, je mourrais avec les derniers, comme c’est juré. » L’un d’eux me répondit : « Nous mourrons avec vous, mon Commandant. » Et Monseur ajouta : « Je serai tué avant vous, car je serai devant vous. » Deux heures après, tous les quatre étaient grièvement blessés. Trois d’entre eux furent reconnus invalides. Le quatrième, Monseur, reprit du service dans notre armée avant la fin de 1914 : les Allemands, le voyant blessé et atrocement brûlé et croyant sa mort imminente, l’avaient laissé transporter chez lui. Vers 17 heures, le bombardement devint effroyable. Quelques minutes plus tard, je vis une immense flamme et je m’évanouis. Le magasin à poudres, percé par un obus de 42 cm., venait de sauter. Sous la formidable poussée des gaz de la déflagration, sous l’effort de ce volcan titanesque, ce qui restait du massif bétonné fut disloqué et une grande partie de la garnison écrasée sous les blocs de béton, asphyxiée ou brûlée vive. Tous les survivants étaient également hors de combat : aucun n’était indemne. Après l’explosion, le bombardement continua pendant quelque temps, puis les « Vainqueurs » pénétrèrent prudemment dans ce monceau de ruines qui les épouvantait encore. Alors se déroula une scène sublime qui mérite de passer à la postérité. Une poignée de blessés et de brûlés, enfermés entre des blocs de béton, ayant encore des fusils ou des carabines, ouvrirent le feu sur les Allemands lorsque ceux-ci s’approchèrent d’eux. Ils n’avaient plus d’apparence humaine ; le visage tout noir, les traits décomposés par la haine et la souffrance, ils étaient affreux à voir. Des cris rauques de « Vive la Belgique ! » sortaient de leurs poitrines tuméfiées. Ils abattirent le premier ennemi qui planta le drapeau allemand sur les ruines du fort. Le plus acharné avait une jambe broyée sous un énorme bloc ; il fallu la lui couper pour le dégager. Les Allemands stupéfaits de ces héroïsmes sublimes ne se livrèrent à aucune violence. Ils se découvrirent au passage des blessés et des brûlés. Les officiers allemands citaient les défenseurs du fort à leurs soldats, en exemple d’héroïsme et de patriotisme. Evanoui, blessé, brûlé et enseveli parmi les cadavres de mes soldats, je fus sauvé d’une mort certaine, grâce au dévouement d’un jeune volontaire liégeois, le canonnier Théran. Ce brave petit parvint également à s’échapper dans la suite et à franchir la frontière. Il fut tué au front en 1917. Dans les décombres, les blessés et les mourants m’appelaient : « Mon Commandant ! » ou « Mijn Commandant ! » Oh ! j’aurais donné jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour pouvoir aller à leur secours. Bien souvent la nuit, il me semble encore les entendre m’appeler. Des survivants s’échappèrent déjà du fort même. Un flamand limbourgeois, Yans, ayant les pieds brûlés parcourut plusieurs kilomètres en se traînant à genoux à travers les champs de blé, et passa la nuit du 15 au 16 dans un poulailler où il se cacha. Après avoir été recueilli par des personnes charitables et soigné pendant quelque temps, il se remit en route et participa déjà à la défense d’Anvers. Le général en chef allemand me rendit visite à l’hôpital militaire de Liège où j’avais été transporté et, soulevant l’une de mes mains brûlées, dit : « Croyez bien, Commandant, que c’est un grand honneur pour moi de pouvoir serrer la main à un aussi brave officier que vous. » Il complimenta, à peu près dans les mêmes termes, le lieutenant Modard qui se trouvait dans la même salle que moi. Puis, voyant d’autres blessés de notre fort, il prononça les paroles suivantes : « C’est dommage, car ceux-là sont des braves. » Cet éloge d’un chef ennemi ne s’adressait, en réalité, ni au lieutenant Modard, ni à moi, mais bien à nos soldats, à la garnison du fort ; c’est pour cette raison que je me permets de le citer. A mon arrivée à l’hôpital militaire de Liège, le 15 août au soir, je fus porté dans une salle de pansement où l’on était occupé à soigner, déjà, une vingtaine de mes blessés et brûlés auxquels l’atroce douleur arrachait, parfois, des plaintes ou des gémissements. A mon apparition, malgré que j’eusse la tête brûlée, l’un d’eux me reconnut et cria : « Le Commandant ». Aussitôt, comme par enchantement, tous se turent ; ceux qui le pouvaient se levèrent et prirent la position du soldat ; même un corps tout nu se mit debout sur la table d’opérations où il était couché et me salua. Parmi les témoins de ce fait, je peux citer le docteur A. Bovy qui me donna les premiers soins et est encore, actuellement, attaché à l’hôpital précité. A peu près au même moment où se passait cette scène émouvante à l’hôpital militaire, on s’empressait, à l’établissement des Filles de la Croix, rue Hors Château, à Liège, autour de l’un de mes soldats mortellement atteint. Il venait d’être pansé. Tout à coup, il se redressa un peu et demanda à mademoiselle de José : « Mademoiselle, est-ce que mon commandant vit encore ? » et à la réponse « oui », le pauvre petit poussa un soupir de satisfaction intense, et sa tête retomba, inerte, sur l’oreiller : il était mort ! J’appris bientôt que beaucoup de nos blessés et brûlés s’évadaient des lazarets où ils étaient en traitement et franchissaient la frontière pour aller combattre, à nouveau, dans les rangs de notre armée. Le maréchal des logis Lemaire, avant de prendre son envolée, poussa l’audace jusqu’au point de venir me faire ses adieux à l’hôpital, au milieu des Allemands. Après l’armistice, il nous est revenu avec l’étoile de sous-lieutenant d’artillerie. Le sergent-major Massotte, qui s’évada aussi, est aujourd’hui capitaine. Lorsque je pus me lever, je m’approchai, un jour, du lit de l’un de nos soldats qui avait été grièvement blessé et brûlé. Il ne me répondit pas et la sœur qui le soignait m’apprit qu’il n’avait pas encore proféré une parole. Quelque temps après, je retournai auprès de lui et l’appelai par son nom. Il entr’ouvrit l’œil qui lui restait et, me reconnaissant, se dressa, comme un ressort, sur son séant, en disant : « Nous ne nous sommes tout de même pas rendus, n’est-ce pas, mon Commandant ! » Dans une école transformée en ambulance, où se trouvaient des rescapés de notre fort, on pouvait lire la phrase suivante, écrite et répétée sur toute l’étendue d’un tableau noir : « Le fort de Loncin ne s’est pas rendu. » C’était leur réconfort, leur orgueil, à tous ces braves ; ils ne s’étaient pas rendus ! Pendant mon séjour à l’hôpital de Liège, la mère de l’un de nos vaillants soldats vint me trouver dans le but de savoir ce que son enfant était devenu. Mais avant d’aborder son sujet, elle demanda : « Est-ce que mon fils a été brave, Monsieur le Commandant ? » Une mère spartiate n’aurait rien trouvé de plus simplement, de plus noblement beau. Pendant ma captivité en Allemagne et mon internement en Suisse, je reçus de nombreuses lettres des anciens défenseurs du fort de Loncin qui avaient eu le bonheur de pouvoir s’évader et de continuer, au front, la lutte pour la défense de la Patrie. En voici quelques extraits : « Je vous dirai que voilà bientôt quatre ans que j’ai rejoint l’armée, où je suis attaché à une batterie de 75 comme téléphoniste et où je remplis la tâche avec zèle. J’espère continuer ainsi jusqu’à la fin des hostilités. J’espère que nous aurons vite le bonheur de défiler tous ensemble devant les ruines de notre cher fort de Loncin que nous avons défendu jusqu’à la dernière minute. » « CHARDOMME » « Personne d’autre n’a jamais pris votre place ; vous êtes resté et resterez toujours « Notre Commandant », notre père comme vous fûtes à Loncin ». « TERWAGNE (fourrier) » « Lorsque le fort a sauté, j’ai été plus heureux que vous, j’ai pu m’échapper. Depuis lors, j’en ai bien vu et fait mais on n’est pas soldat pour rien. J’attends toujours le jour où je pourrai me venger, et si je dois mourir, ce sera toujours en faisant mon devoir, je ne voudrais pas que l’on dise, qu’à Loncin, il y avait de couards. « DELVENNE » « Heureusement, je ne souffrais pas excessivement, et j’ai de suite pensé à ne pas me laisser prendre par l’ennemi. Quand je pus trouver une sortie et que je pus me rendre compte de l’état du fort, je ne pus contenir mon émotion et mes yeux commencèrent à pleurer. En étions-nous cependant fiers de notre pauvre Loncin. Le seul réconfort, c’est que ce n’est pas un nom blâmable et que, à n’importe qui, on pourra toujours le citer en exemple d’héroïsme. » « DASSY, 1er sergent » « Dans votre lettre vous manifestiez le désir de revenir au feu. Laissez moi vous dire que vous avez fait votre part et que c’est à nous, les jeunes, de continuer ce que vous avez si bien commencé. Vous qui êtes en exil, consolez-vous en songeant que tous vos anciens serviteurs se sont toujours montrés dignes de vous. Je vous embrasse bien fort et de tout mon cœur. Votre petit serviteur et vengeur. » « Gaston DAMOISEAUX, sous-officier » Celui-là, c’était le benjamin de la garnison ; il avait 16 ans ! Pour terminer, un passage d’une lettre d’un médecin qui fut grièvement blessé au fort et qui avait vu notre garnison à l’œuvre : « Je n’ai qu’un regret, mon Commandant, c’est de n’avoir passé qu’une semaine sous vos ordres. Quelle école d’énergie, de sagesse et de beauté ! Croyez bien que cette semaine compte parmi mes souvenirs les plus chers, parce que j’ai joui du plus pur émerveillement parmi votre belle garnison de Loncin. » Les ruines du fort de Loncin sont maintenant devenues un lieu de pèlerinage. A l’entrée, on lit sur un tableau : Le fort de Loncin est cité à l’ordre journalier de l’armée :
On y lit aussi, sur une grosse pierre brute, l’inscription suivante proposée par le général français Maleterre : · Passant ! va dire à la Belgique et à la France qu’ici, 550 Belges se sont sacrifiés pour la défense de la liberté et le salut du monde ! A ceux qui seraient tentés de dire : Pourquoi avoir sacrifié toute la garnison d’un fort ? Je répondrai : Parce que l’Honneur et le Devoir l’exigeaient : nous étions de garde à la frontière de notre chère Patrie. Les soldats de Liège, par leur héroïque résistance, ont très sérieusement entravé les plans de l’état-major allemand. Ils ont permis le changement de front de l’armée française. Les forts de Liège ont arrêté, pendant plusieurs jours, la ruée des armées allemandes, et obligé nos ennemis à mettre en œuvre, dès le début de la guerre, leur monstrueuse artillerie que le monde entier ignorait. Comme l’a dit Deschanel, l’ex-président de la République, au parlement français : La défense de Liège fait partie intégrante de la bataille de la Marne. Colonel NAESSENS.
Souvenirs
d’enfance[1] Souvenirs
d’un ancien soldat, dédiés aux héroïques défenseurs de Loncin. A une lieue de la ville de Thielt, sur la grand’
route de Bruges à Courtrai, est sis le village d’Eeghem. C’est là que je vins[2]
au monde, quatrième de douze enfants, le 29 février 1864. Le cœur me bat encore à la mémoire des
jours heureux vécus auprès des habitants de ma « paroisse » natale,
braves gens à l’âme simple, chez qui la malhonnêteté, la haine, la calomnie, la
médisance étaient choses inconnues. Mon père, travailleur infatigable,
possédait une certaine instruction. Très intelligent, grand liseur, il était un
patriote farouche. Il nous répétait fréquemment, qu’en cas de nécessité, il
fallait tout sacrifier pour la Patrie, même son existence. Ma mère était une véritable sainte. Il y avait toujours des journaux ou des
livres à la maison. A neuf ans, j’avais lu toutes les œuvres de Conscience. Mon grand-père paternel parlait souvent de
ses oncles, et autres membres de la famille, tombés sur les champs de bataille
de Napoléon I. Lui-même avait combattu, pour notre
indépendance en 1830. Ses yeux brillaient de fierté lorsqu’il nous racontait
qu’au parc de Bruxelles, son capitaine lui avait dit : « David, tu
tires merveilleusement juste, tu dois être un fameux braconnier ». Je n’avais pas tout a fait cinq ans,
lorsque mon grand frère Henri, de quatre ans mon aîné, me prit avec lui, à
l’école tenue par le vieux sacristain qui corrigeait ses élèves avec des
verges, toujours à portée de sa main. Aussi à 6 ½ ans, je savais lire et
écrire. Je n’oublierai jamais la peur dont, tout
petit encore, je fus envahi, un jour, à l’église. Henri, qui devait aller se
confesser, m’ordonna de l’accompagner, et me poussa dans le confessionnal. J’étais là, debout, me demandant ce qui
allait se passer, lorsque brusquement le prêtre tira la planchette. Aussitôt,
pris de panique, je me sauvai et courus jusqu’à la maison sans m’arrêter. Quelques jours plus tard, de nouveau à
l’église, Henri me fit trembler une seconde fois. A plusieurs gamins, nous attendions le
curé pour la leçon de catéchisme. Tout à coup, mon frère monta dans la chaire
de vérité pour prêcher. Mais à peine avait-il commencé « mes chers
paroissiens » que le prêtre fit son entrée. Heureusement, notre bon curé
ne prit pas l’affaire au tragique. Il se contenta de mettre le délinquant à
genoux, au banc de communion, où il resta pendant toute la durée de la leçon. J’avais un ami de mon âge, Constant, dont
la mère qui s’appelait Thérèse avait été ma nourrice pendant quelques mois. Je
l’aimais tendrement. Il avait beaucoup de frères et sœurs. Ses
parents étaient très pauvres. St Nicolas ne lui apportait jamais rien et je
trouvais cela souverainement injuste. J’estimais qu’il était tout au moins,
aussi sage et aussi méritant que les autres enfants. Un jour, je me trouvais auprès de lui, au
fond de l’église lors d’une distribution de pain aux indigents après une messe
anniversaire. Le distributeur donna deux gros pains à Constant et, ne me
reconnaissant pas dans la demi obscurité, m’en octroya également deux que je
portai aussitôt chez Thérèse. Quelques jours après, mon père, ayant
appris le fait, au lieu de me gronder comme je le craignais, m’adressa des félicitations. Un jeudi après-midi, Thérèse envoya
Constant mendier à Pithem, où je l’accompagnai à l’insu de mes parents. Alors,
renonçant à tout amour propre[3],
pensant que l’on ne me reconnaîtrait pas, je me rendis également de porte en
porte pour demander l’aumône. Après quelques heures, à ma grande joie, j’avais
récolté pas mal de « cens » et de tartines que, bien entendu, je
remis à mon ami. Tout de même, je ne me suis jamais vanté de cet exploit à
personne. Jusqu’à la fin de mon
existence, je me souviendrai aussi, avec attendrissement, de notre
garde-champêtre, Stientje Meerhaghe. Il n’inspirait aucune crainte aux enfants,
pas même aux petits maraudeurs. Avant l’arrivée de la brigade de
gendarmerie, on n’entendait jamais parler de procès dans la commune. Stientje
tranchait tous les différends, et les deux parties s’inclinaient toujours
devant ses décisions. Je ne citerai qu’un seul de ses jugements.
Une nuit, en hiver, on avait volé des navets chez le fermier Karel Martens.
Stientje, en suivant les traces d’une roue de brouette dans la neige, arriva
tout droit chez le coupable. Il retourna chez le volé et lui dit :
« Jan Verdomme, Karel, je tiens ton voleur ; c’est un tel ». -
Ah ! Qu’est-ce que tu vas
faire ? -
Moi, rien. Mais toi, mon brave Karel, tu
as un devoir à remplir. -
Lequel ? -
Eh bien, voici ! Ton voleur, sa
femme et ses enfants n’ont que des navets à manger. C’est pourquoi, tu vas leur
faire parvenir aussitôt que possible, du pain, du beurre, ou du saindoux, des
pommes de terre et du lard. Et Karel, qui au fond, était le meilleur
homme du monde, s’exécuta le jour même. J’avais environ huit ans, lorsqu’il nous
arriva, en remplacement du sacristain, un jeune instituteur diplômé, Honoré
Bogaert, un maître d’école remarquable. Non seulement, il nous enseigna les
matières du programme officiel, mais aussi la politesse, la propreté, le
respect envers les parents, et les représentants de l’autorité. Il nous fit
comprendre combien nous avions le droit de nous glorifier d’être Belges, et
nous donna des notions de français prétendant qu’il fallait être capable de
s’entretenir avec nos compatriotes wallons. Quelques mois après son arrivée, les plus
sauvages d’entre nous devinrent dociles et son influence se fit sentir dans
toute la localité. Vers la même époque, nous eûmes un nouveau
vicaire, l’abbé Vanden Driessche, un colosse à l’allure militaire, ancien
zouave pontifical. Celui-là, aussi fit énormément de bien en organisant des
patronages, des sociétés d’épargne, des fêtes pour la jeunesse. C’était un
démocrate sincère. Il fréquentait tout le monde même les plus pauvres. Inutile
de dire que bientôt il fut considéré comme le grand bienfaiteur de la paroisse. A neuf ans, je pris la décision de
m’engager à l’armée dès que j’aurais atteint l’âge requis. Depuis lors, je
recherchai assidûment la société des anciens militaires assez nombreux dans
notre commune. A cette époque, on trouvait encore, dans
certaines maisons, des images représentant Napoléon I à la bataille d’Austerlitz,
ou au Pont d’Arcole. En hiver, à la veillée, les plus vieux rappelaient des
histoires ou des légendes se rapportant au grand empereur. La France y jouissait d’une vive
sympathie. Par contre, tout le monde détestait les Prussiens « tous voleurs »
me dit un jour le vieux Seeven Gelders, Je me souviens encore
d’une complainte – que j’ai entendu chanter souvent – dans laquelle on faisait
dire à Napoléon relégué à Ste Hélène : « Waar zijn nu mijn brave
soldaten ? Waar is Marie-Louise, waar is mijn
kind ? Dit alles moest ik verlaten. En ‘t is daarom dat ik geen troost meer
vind. »[4] Mon père lui-même était très francophile.
Ma mère nous racontait que, pendant la guerre de 1870, il suivait
journellement, avec grande anxiété, les événements et les opérations, en
consultant les journaux ou des cartes. Au fur et à mesure des revers essuyés
par les Français, disait-elle, l’humeur de votre père s’assombrissait, il
perdait l’appétit et maigrissait à vue d’œil. Aussi, à la fin des hostilités,
avait-il l’air d’un squelette. Parmi les vieux soldats, ceux qui
m’impressionnaient le plus étaient Wickus, Pante Lebrun, Seeven Gelders, et
Lotje Delaere. Le tout vieux Wickus avait combattu à
Waterloo. Pante Lebrun, un géant, très âgé également
avait servi la France à la légion étrangère. Je buvais ses paroles pendant des heures,
malgré qu’il me donnait la chair de poule en racontant ses campagnes d’Algérie. Il m’inspirait d’autant plus d’admiration
qu’il avait accompli, au village même, un exploit d’une audace inouïe. Un membre de la famille du châtelain étant
décédé, il fallut la nuit précédant l’enterrement, un homme passant la nuit
dans le cimetière pour garder le caveau ouvert. Pante, seul, osa accepter cette
terrible mission. Il m’affirma que, pendant cette garde lugubre, il arriva
ceci : Vers minuit, un paysan rentra chez lui, par un chemin qui longeait
le mur du cimetière, et Pante hissant la tête au-dessus de l’enclos lui
demanda : « Ne pourriez-vous pas me dire
l’heure, mon ami ? » A l’instant même, l’interpellé, terrifié,
se débarrassa de ses sabots afin de pouvoir courir plus vite, et détala comme
un lièvre, sans demander son reste. Seeven Gelders, ex-vice caporal des
voltigeurs, émaillait ses phrases de mots français appris à l’armée. Lotje Delaere était un ancien
« canonnier volant » (artilleur à cheval). Du jour où il me certifia qu’avec un seul
canon on pouvait mettre hors de combat tout un régiment d’infanterie ou de cavalerie,
mon choix était fait quant à l’arme où je servirais. Déjà alors, je fus frappé au cours de mes
entretiens avec tous ces braves gens, du souvenir respectueux et reconnaissant
qu’ils gardaient envers les chefs qui leur avaient témoigné un peu d’intérêt ou
de bonté. En 1880, mes parents s’établirent à
Lophem, localité située aux environs immédiats de Bruges. Dans cette région, il y avait de nombreux
châteaux et maisons de campagne, dont les occupants, en général, ne semblaient
pas se douter du rôle qu’ils auraient dû assumer, à mon avis, vis-à-vis du
peuple dont ils ignoraient la mentalité et les besoins. Certes, il y avait des exceptions. Par exemple, le sénateur van Ockerhout,
grand propriétaire terrien, flamand cent pour cent, très généreux, payait des
salaires plus élevés que la plupart des autres, et rémunérait largement le
moindre service qu’on lui rendait. Il parcourait constamment son domaine et les
environs à cheval, adressait la parole à tout le monde, et s’informait de tout. Aussi, jouissait-il, non seulement de
l’estime, mais de l’affection de tous ceux qui le connaissaient. Maintes fois,
j’ai entendu chanter : « Leve van Ockerhout ! En Hij mag er wezen. Leve van Ockerhout ! En Hij mag er zijn. »[5] Il était aussi le protecteur des humbles.
Et c’est ce dont se souvenait certainement l’un de ses ouvriers, Jan Hoste, lorsqu’une nuit du dimanche
au lundi, en hiver, il fut « cueilli » en état d’ivresse, par la
police, dans une rue de Bruges où il déambulait en chantant à tue-tête. Conduit à « l’amigo », Jan y
invoqua sa qualité d’ouvrier de van Ockerhout, et dit aux policiers « Vous
le payerai cher, lorsque mon patron apprendra que vous avez osé
m’arrêter ». Puis il se démena tellement que le chef du service de police
envoya l’un de ses agents à l’hôtel de van Ockerhout qui se leva aussitôt,
s’habilla, et se dit, après avoir interrogé l’agent sur l’identité du
poivrot : « c’est certainement Jan. » Il se rendit à la permanence et ayant constaté
qu’il s’agissait bien de son Jan, parvint, après quelques pourparlers, à faire
mettre l’ivrogne en liberté, mais... l’envoya ensuite, d’un magistral coup de
pied au postérieur, jusqu’au milieu de la rue, en disant : « Et
maintenant, filez directement chez vous ». Malgré cela, Jan triomphait et se frottant
au bon endroit, il criait à la police : « Vous voyez bien que vous
avez dû me lâcher ». Lorsque j’atteignis l’âge de seize ans, je
sollicitai l’autorisation de m’engager à l’armée et, à ma grande stupéfaction,
mes parents répondirent par un refus formel. Ma sainte mère estimait que j’étais encore
beaucoup trop jeune pour me soustraire à sa surveillance. J’ai bien pleuré
alors. Peu de temps après, nouvelle
désillusion : Mon frère Henri ayant sorti de l’urne un
« mauvais numéro » lors du tirage au sort, je lui proposai de le
remplacer ; il m’envoya tout bonnement promener. Avec l’assentiment du
père, il devança sa classe, s’engagea pour trois ans, au 2ème de
ligne, en garnison à Bruges et fut sergent après quinze mois de service. Il ne me restait plus qu’un espoir :
avoir la même « malchance » que mon frère à la loterie. Mais le matin
du jour où je tirais au sort, ma mère fit dire une messe à mon intention et...
il m’échut un numéro m’exemptant du service militaire. Cette fois-ci, j’étais consterné.
Cependant, à force d’insistance, j’obtins la faveur tant demandée, et je
m’engageai, pour un terme de huit ans, au 5ème régiment d’artillerie
en garnison à Anvers. L’armée A mon arrivée au corps, au début d’octobre
1884, on me conduisit au bureau du colonel où je subis un petit examen qui me
valut d’emblée le grade de brigadier-artificier : deux galons de laine
rouge sur le bras gauche, et 0,39 Fr. de solde par jour. En
mars 1885, on me nomma brigadier effectif, et maréchal des logis fin septembre
de la même année. Dès ma nomination au grade de
sous-officier, je me mis à étudier l’examen préparatoire au grade d’officier
que je réussis en 1886. Il restait, alors, six séries d’examens à passer avant
de me trouver dans les conditions exigées, à cette époque, pour l’obtention du
grade de sous-lieutenant. C’était excessivement dur : j’avais
tout à apprendre, et mon service journalier à assurer comme les autres. Malgré
tout, je ne me décourageais jamais. Bien entendu, j’étudiais jusque tard dans
la nuit. Il m’est arrivé de commencer à dix heures du soir, et d’être surpris
le lendemain matin, toujours au travail, par la sonnerie du réveil. Je présentai, et réussis, les six séries
d’examens comme suit : deux en 1887 ; la plus difficile ; trois
en 1889. En cette dernière année, malgré que le
général, président du jury, me fit savoir que j’avais un peu trop de
présomption en me faisant inscrire pour trois séries, je maintins ma décision
comme c’était mon droit. Les examinateurs ne croyaient probablement
pas que je me tirerais d’affaire pour la dernière épreuve, mais celle-ci
comportait des branches qui me plaisaient beaucoup, je « décrochai »
un 18 sur 20. L’interrogateur du lendemain m’ayant
demandé, avant la séance, si je comptais encore sur un 18, je lui
répliquai : « Mon major, avec un peu de chance, oui ; mais avec
de la malchance, je n’aurai peut-être que 16 ». Il me posa des questions à ne pas en finir
et, un peu plus tard, m’annonça qu’on m’avait accordé un 19. Dussé-je vivre cent ans, je n’oublierai
jamais que, pendant ces quatre années de labeur incessant, des officiers, les
lieutenants Chômé, Monseur, Nuyts et Stappaerts, me servirent constamment,
bénévolement, et sans obligation aucune, de professeurs et de guides. Je leur
dois beaucoup. Nuyts, originaire de la Flandre orientale, fin lettré, d’une
éducation raffinée, possédait nos deux langues nationales à fond. C’était un
vrai papa. Je fus nommé sous-lieutenant vers la fin
de 1889, et désigné pour Liège. Pendant les cinq années que je vécus à la
caserne ; je fis plusieurs constatations, assez pénibles et, qui me
servirent de leçon pour l’avenir. Certains officiers commandaient de trop
loin. Ils évitaient tout contact avec le simple troupier, oubliant peut-être
que celui-ci, quoique pauvre, et d’humble origine, avait un cœur et une âme
comme eux. Ensuite, ils se désintéressaient trop du bien être de leurs soldats. Des
commandants d’unités punissaient, parfois, sur le rapport d’un simple gradé. Il
suffisait d’un sous-officier grincheux, ayant pris un homme en grippe, pour
faire de ce dernier un révolté, un bagnard des compagnies de discipline. A noter que je ne jette la pierre à
personne. C’étaient les errements de ce temps là. Il y avait aussi une catégorie de soldats
que l’on traitait en parias : les volontaires avec prime (c'est-à-dire
ceux qui remplaçaient les riches). Pourtant, la plupart étaient d’excellents
serviteurs. La preuve c’est qu’un grand nombre d’officiers choisissaient leurs
ordonnances parmi eux. J’en ai connu, par exemple, d’anciens
domestiques de ferme gagnant quinze francs par mois, en travaillant, en été, de
4 heures du matin à 9 heures du soir, qui s’étaient « vendus » -
comme on disait alors – pour aider leurs parents à élever les jeunes de la
nichée, ou leur permettre de louer et de cultiver un lopin de terre. En tout cas, pendant la guerre, beaucoup
d’entre eux ont payé les 1800 Frs qu’ils avaient touchés, de leur sang et de
leur vie. Arrivé à Liège, je pris du service dans la
batterie du commandant Janson, un cœur d’or sous des dehors rébarbatifs,
exerçant supérieurement le commandement de son unité, sans punir, en s’efforçant
de rendre ses soldats meilleurs qu’avant leur incorporation à l’armée. Il détestait les « poseurs » et
les matamores qui croyaient se faire valoir en bousculant leurs subordonnés.
Comme ses idées et les miennes sur la façon de conduire la troupe concordaient
à peu près, nous fûmes vite une paire d’amis. Parfois, il m’appelait « mon
fils ». J’ai beaucoup appris avec lui. Bientôt je fus complètement acclimaté dans
ma nouvelle garnison, parmi la charmante population liégeoise, si hospitalière,
si accueillante pour tous. Et, pendant les nombreuses années passées dans la
« Cité ardente » je n’y ai jamais constaté la moindre animosité
contre les flamands. En 1892, ma batterie reçut l’ordre d’aller
occuper le fort de Barchon. L’instruction du personnel devint, dès
lors, très compliquée. Le fort, véritable usine, comprenait différentes espèces
de coupoles, plusieurs calibres de bouches à feu, une installation électrique,
de l’artillerie mobile, etc. En outre, il fallait enseigner aux hommes, dont la
majorité ne possédait qu’une instruction rudimentaire ou était illettrée, la
téléphonie et le maniement du fusil. Après nous être concertés, le commandant
et moi – nous n’étions que deux officiers à la batterie – nous décidâmes de
rompre avec les anciens errements, et de supprimer du programme tout ce qui
nous paraissait superflu : nomenclatures détaillées, récitations par cœur
et d’autres futilités auxquelles certains attachaient encore de l’importance. Un matin, le colonel Theunis, qui a fini
sa carrière comme Lieutenant Général, inspecteur de l’artillerie, vint nous
surprendre de bonne heure, et me donna l’ordre suivant : -
« Interrogez votre personnel, comme vous l’entendez, mais de façon que je
puisse me rendre compte du degré d’avancement de son instruction. » Je n’étais nullement rassuré, me
disant : « Si le « Colo » est un « vieux
système » ce sera la catastrophe. » Mais bientôt je me tranquillisai
complètement, en entendant les questions qu’il posa lui-même. Par exemple, dans une coupole à éclipse,
il dit à un canonnier : « Votre maréchal des logis, chef de pièce,
est tué. Que faites-vous ? -
Je le remplace mon Colonel. -
Très bien. Mais les balles ennemies
arrivent de partout, vous avez peur d’être tué et vous vous sauvez.
Qu’arrive-t-il ? -
On me colle au pied du mur et on me
fusille pour abandon de poste, mon Colonel. -
Je vous félicite. Vous connaissez votre
devoir, mais qui vous a dit tout cela ? -
Le lieutenant, mon Colonel Dans
un fossé, en se plaçant sous le feu d’une pièce de flanquement, il dit à une
recrue : -
Ici je suis à l’abri, n’est-ce
pas ? -
Oh ! Non, mon Colonel, un canon
tire sur vous. Puis, se mettant sous le feu croisé de
trois canons, et s’adressant à un autre soldat : -
Et ici ? -
Là, vous êtes f... (textuel) mon
Colonel, il y a trois canons qui tirent sur vous. -
Parfait, mon ami, riposta le chef de
corps. A la fin de son inspection il nous exprima
au commandant et à moi, toute sa satisfaction, et nous félicita
chaleureusement. Bien mieux, après avoir inspecté les douze
forts de la position, lors d’une réunion générale des officiers du régiment il
engagea ceux-ci à s’inspirer de la méthode d’instruction employée au fort de
Barchon, qu’il leur résuma brièvement. Comme lieutenant en 1896, on me laissa à
Barchon où j’espérais bien rester le plus longtemps possible. Mais en 1902, le
Colonel me prit dans ses bureaux, en qualité de chef du service du matériel
d’artillerie. Alors que je faisais les fonctions
d’adjudant-major, arriva au régiment le Lieutenant-colonel Michel, un
Ostendais, surnommé « Le Tigre » pour tous les officiers
d’artillerie, à cause de sa grande sévérité. Cependant, il ne ma fallut pas longtemps
pour constater que « le tigre » exécrait surtout les
« carottiers ». Il exigeait, il est vrai, de ses subordonnés,
l’accomplissement strict de tous leurs devoirs, mais travaillait lui-même sans
répit. Quoiqu’il en soit, tout le monde en avait peur. Or, un jour qu’il remplaçait le colonel
absent, je lui présentai, pour examen, un rapport destiné au Ministère. Après avoir lu quelques pages, il
dit : -
Vous vous êtes trompé ! -
Pardon, mon colonel, je ne me suis pas
trompé. -
Mais cria-t-il, avec emportement, je
vous dis que si. Alors perdant toute retenue, et élevant la
voix à mon tour, je ripostai : « Et moi je dis que non ». A peine avais-je proféré ces dernières
paroles, que je les regrettai amèrement, croyant qu’il allait me mettre aux
arrêts pour manque de respect envers un supérieur. Mais, à ma grande stupéfaction il
répliqua, avec le plus grand calme en me toisant des pieds à la tête :
« Monsieur, je vous donne jusqu’à demain pour me prouver que vous avez
raison ». Je ne le fis pas attendre jusqu’au jour
suivant : quelques minutes après je lui soumis les preuves demandées,
qu’il examina aussitôt. Son examen terminé, il se tourna vers moi, me regarda
fixement et dit : « Vous avez raison, et j’ai tort ». Depuis lors, il me traita en ami, et même,
parfois en confident. Ayant raconté cette algarade à un ami,
celui-ci me répondit : Eh bien, si « le tigre » ne t’a pas
infligé aussitôt une punition sévère, c’est que tu l’avais entièrement
« estomaqué » car sans nul doute, au cours de toute sa carrière,
jamais personne n’avait eu l’audace de lui répliquer comme tu l’as fait ». Un peu plus tard, le colonel Malengreau
étant en congé, « le tigre » infligea huit jours d’arrêts à un
Commandant de fort – un brave homme que j’aimais beaucoup – qui pouvait espérer
sa promotion au grade de major à une date assez rapprochée. Ensuite, il porta
la punition à quinze jours parce que le commandant avait protesté. Cela
m’attristait beaucoup. Mais que faire ? Brusquement, je pris une décision qui
n’est nullement à mon honneur, mais que je n’ai pourtant jamais regrettée. Sachant que « le tigre » n’était
pas très au courant des questions administratives, j’omis de lui déclarer qu’il
fallait aviser, sans délai, le général, de la punition infligée. Mais, dès la rentrée de notre bon Colonel
Malengreau, je le mis au courant de l’affaire, sans oublier mon omission,
volontaire, concernant l’avis pour le général. Il m’écouta jusqu’au bout, sans
m’interrompre. Puis, prenant un air terrible, il me dit : « Monsieur, je vous avais choisi
comme adjudant-major parce que vous m’inspiriez toute confiance. Or, vous avez
indignement trahi cette confiance vis-à-vis de votre Lieutenant-colonel. Aussi,
comme Colonel, je vous inflige un blâme sévère, mais comme homme, ajouta-t-il,
aussitôt, en me serrant a main, je vous félicite. » « En tout cas, continua-t-il, moi
j’ignore tout, et comme le général ne sait rien, c’est comme si notre
commandant n’avait pas été puni. Toutefois, je ne vous conseille pas d’ébruiter
votre méfait car, si « le tigre » - il lui donnait également ce nom –
l’apprenait, il serait capable de vous coller non pas quinze jours mais un mois
d’arrêts. » Plus tard, « le tigre » devint
Ministre de la guerre. Puis, il fut remplacé par le Comte de Broqueville
lorsqu’il s’agit de faire voter le service général réclamé depuis tant
d’années, par notre grand Roi, Léopold II. En Décembre 1904, l’autorité supérieure me
désigna pour la manufacture d’armes de l’Etat. La manufacture était une vaste usine où
l’on occupait, outre la compagnie d’armuriers, un grand nombre de civils,
contrôleurs, dessinateurs, employés et ouvriers, presque tous Liégeois. Je m’aperçus, rapidement, que la méthode
employée, au fort de Barchon, pour conduire les militaires, convenait
parfaitement pour les civils, et bientôt à ma grande satisfaction, je n’eus
plus que des amis à l’établissement. Trois mois après mon arrivée, le colonel
directeur, en l’absence du major, me confia les fonctions de sous-directeur
dont les attributions comportaient la fabrication. J’eus alors l’occasion de constater que les
« Tiesses di Hoye » c'est-à-dire les Liégeois, quoique s’emballant
vite, étaient très maniables, et qu’avec du tact et de la politesse, il était
possible, d’en obtenir tout ce qu’on voulait. Comme preuve, je ne citerai que l’exemple
suivant. Un jour le colonel me dit : « Nous sommes, depuis toujours,
tributaires de l’industrie civile, pour tes objets. Jamais, je ne suis parvenu
à les faire fabriquer ici. Est-ce que vous ne pourriez pas faire cesser cet
état de choses. » Je lui répondis : « J’examinerai
la question, mon Colonel ». Le lendemain, j’eus une consultation avec
les principaux chefs de service, et grâce à leur bonne volonté, le désir du
directeur fut réalisé peu de temps après. Ce n’était pas plus difficile que
cela. J’ai gardé un excellent souvenir de mon
passage à la manufacture. Loncin en temps de paix A ma nomination au grade de commandant en
juin 1907, je pris le commandement du fort de Loncin. A mon arrivée, la discipline laissait
sérieusement à désirer, mais, avec un peu de patience, je parvins à la
rétablir. Un seul, le canonnier X, continuant à se
montrer tout à fait récalcitrant, je me vis obligé de le punir, coup sur coup,
de huit jours de salle de police et quatre jours de cachot. A l’expiration de
sa peine, je le fis venir à mon bureau, et lui dis : « Vous voyez bien que vous n’êtes pas
le plus fort, n’est-ce pas ? Entre nous deux, c’est la lutte du pot de
terre contre le pot de fer. Si vous ne vous amendez pas complètement, je ne
vous passerai plus rien et, d’ici peu, vous serez incorporé dans une compagnie
de discipline. » « Mais, par contre, si vous voulez
faire du très bon service, jamais personne ne fera la moindre allusion au
passé, et vous serez traité aussi bien que les meilleurs. » « Choisissez maintenant. » Il me répondit les yeux embués de
larmes : « Vous n’aurez plus à vous plaindre de moi, mon
Commandant. » -
Jurez-le. -
Je le jure, fit-il. Quelques jours plus tard, je reçus l’ordre
d’envoyer une demi-douzaine de mes canonniers dans d’autres forts, et comme X
ne m’inspirait pas encore toute confiance, je le désignai parmi les partants. Aussitôt, il demanda à me parler. A peine
en ma présence, il éclata en sanglots, en hoquetant : -
Mais, vous ne pouvez pas m’envoyer
ailleurs, mon Commandant. Je ne veux pas partir d’ici ! -
Pourquoi ? -
Parce qu’ailleurs, je ferai de nouveau
du mauvais service. Il n’y a qu’ici que je pourrai me conduire convenablement. -
Séchez vos larmes, lui dis-je. Vous
resterez ici, seulement n’oubliez pas votre serment. Il devint l’un des meilleurs soldats. Au début de 1908 un de mes sous-officiers
marié se trouva dans une situation lamentable. L’état de sa femme et de son
enfant, atteints tous les deux d’une maladie incurable, exigeait constamment
des soins spéciaux entraînant de fortes dépenses, et les faibles économies du
pauvre homme étaient complètement épuisées. Je lui conseillai de demander un secours
au ministre, mais il refusa net, disant qu’il ne voulait pas
« mendier ». Très discrètement, je parvins à lui
fournir quelques fonds. Néanmoins, au début de mai, ne possédant encore une
fois plus rien, il emprunta une certaine somme s’engageant à la rembourser dans
le courant du mois d’août suivant. Or, sa situation s’aggravant, et se trouvant
au commencement d’août, dans l’impossibilité absolue d’effectuer le moindre
remboursement, il vint me prier de lui rédiger une demande de secours au
ministre. Sa requête, dans laquelle il avouait ne
pouvoir rendre la somme empruntée, arriva chez le général avec avis favorable
du major et du colonel. Le bureau du général me la renvoya, accompagnée de la
note suivante, signée « par ordre ». « Quelles sont les mesures que le
commandant Naessens a prises envers ce sous-officier ? » Je me dis : « Il y a encore
là-bas un acolyte qui veut faire du zèle, et prouver qu’il connaît l’article du
règlement stipulant que « tout sous-officier qui contracte des dettes doit
être puni » et je répondis au général : « Je n’ai pris d’autres mesures
envers ce malheureux et méritant serviteur que de l’aider dans la mesure de mes
moyens. » Je venais à peine de signer ma réponse
qu’on vint me dire : « L’adjudant major du régiment vous demande au
téléphone ». Aussitôt, je me rendis à l’appareil : -
Allo ! -
Allo. C’est toi, Naessens ? -
Oui, quelle nouvelle ? -
Ici, l’adjudant-major. Tu as reçu la
note du Général ? -
Parfaitement. -
Tu sais que tu dois punir ton
sous-officier ? -
Ah, non. Je ne le punirai pas. -
Mais, tu dois le punir ! -
Je répète que je ne le punirai pas. -
Alors, tu recevras l’ordre de le punir. -
Je n’exécuterai pas cet ordre. -
Dans ce cas, tu seras toi-même mis
dedans. -
Nous le verrons bien. Salut ! – Et
je coupai la communication[6]. Quatre jours après, nouvelle demande du
général : « Depuis quand le commandant Naessens
sait-il que le sous-officier X a contracté sa dette ? » Réponse : « Je sais, depuis le
trois mai au matin, que ce sous-officier a contracté sa dette le deux mai dans
le courant de l’après-midi ». J’ai la conviction absolue qu’au reçu de
cette dernière réponse, le général s’était occupé personnellement de la chose,
et avait apostillé favorablement la demande de mon sous-officier, car celui-ci
reçut peu de temps après, le secours sollicité. On lui en octroya même un
second dans la suite. Depuis cette affaire, tous mes
sous-officiers redoublèrent de zèle et de dévouement envers leur commandant. Parmi eux, je ne peux m’empêcher
d’accorder un souvenir particulier à mon brave fourrier Delrez. Le fourrier Delrez C’était un ardennais, sous-officier
d’élite, qui fut tué
au
fort en 1914. Il avait toutes les qualités imaginables. Aussi, sa fin tragique
m’a-t-elle été particulièrement douloureuse. J’ai sa photographie constamment
sous les yeux, dans mon bureau. Il est mort au moment où tout lui souriait, il
venait de se fiancer. Peu de temps avant ses fiançailles, il
était devenu morose au point qu’un jour, me trouvant seul avec lui, je ne pus
m’empêcher de lui dire : -
Mais qu’avez-vous donc, Delrez ? Je
ne vous reconnais plus. Vous avez l’air d’un saule-pleureur, alors
qu’auparavant vous étiez toujours si gai ! -
Je n’ai rien, mon Commandant. -
Allons, dites-moi la vérité. N’avez-vous
plus confiance en moi ? -
Eh bien, voici mon Commandant :
j’aime une jeune fille de mon village. -
Ah ! Et elle ne vous aime
pas ? -
Oh si ! Même son père
m’agrée ; mais sa mère, un peu vaniteuse, a des visées plus hautes pour sa
fille. Je parvins à me procurer l’adresse des
parents de la jeune fille et, sans rien dire à l’intéressé, leur écrivis une
lettre dans laquelle je disais : « Si moi, j’avais une fille ;
et si Delrez me faisait l’honneur de la demander en mariage, je la lui
donnerais tout de suite ». Deux jours après l’envoi de cette missive,
je dis à mon fourrier : « Je vous donne quatre jours de congé, allez
faire un tour dans votre village, vous avez besoin de repos ». Son congé expiré il revint
rayonnant ; la mère aussi, avait donné son consentement. Voici
maintenant quelques traits destinés à faire saisir sur le vif les méthodes du
commandant Naessens. Une histoire de pommes de terre J’avais acheté une machine à éplucher les
pommes de terre qui se détraqua un jour d’hiver et, pendant la semaine
qu’exigeait sa réparation, il fallut effectuer l’épluchement à la main. Cette
corvée eut lieu, chaque jour, entre deux exercices, dans un fossé du fort, et
fut annoncée par une sonnerie de trompette. Le sous-officier de semaine m’ayant fait
savoir que les hommes traînaient le plus possible pour se rendre à ce travail,
et que certains arrivaient même avec un retard sérieux, je donnai la consigne
suivante : « Les deux derniers arrivés ramasseront, seuls, les épluchures ». A partir du lendemain, ce fut une véritable
galopade, de tous les soldats, dès qu’ils entendirent la sonnerie. Or, il arriva que, pendant un épluchement,
le canonnier Z lança une boule de neige dans la nuque d’un camarade, et le
brigadier de surveillance lui dit : « Pour votre punition, vous
aiderez à ramasser les épluchures ». -
Pardon, brigadier, la consigne du
Commandant est formelle : c’est aux deux derniers arrivés qu’incombe ce
travail supplémentaire. Signalez mon acte au rapport si vous le voulez, mais
vous n’avez pas d’autre droit. » -
Canonnier Z, faites bien
attention : je vous donne l’ordre d’aider à ramasser les épluchures, le
ferez-vous ? -
Non ! Le brigadier m’amena le coupable qui avoua
sa rébellion, mais invoqua ma consigne pour sa justification. Je lui dis : « Rien ne peut
excuser votre refus. Vous pouvez disposer ». Evidemment, je n’attachais pas grande
importance à cette « gaminerie ». Toutefois, je pris la décision de
profiter de l’occasion pour donner une leçon à tous. Le lendemain, je réunis la batterie, et m’exprimai
en ces termes : -
Je n’ai pas fermé l’œil de toute la
nuit, à cause de l’acte d’indiscipline grave dont s’est rendu coupable, hier,
le canonnier Z, et voici le résultat de mes réflexions. Z étant un excellent
serviteur, ma conscience s’oppose à ce que je le traduise devant un conseil de
guerre. -
Voyons, est-ce que vous le feriez, vous
autres ? Répondez. -
Quelques faibles « non » et
signe négatif de toutes les têtes. -
Vous me direz : « Infligez-lui
une punition disciplinaire ». Mais alors, je suis obligé d’inventer un
autre motif, c’est-à-dire de mentir au Colonel. Puis-je faire cela ? Même réponse que la précédente. -
Vous comprendrez, maintenant, pourquoi
j’ai passé la nuit sans sommeil : je ne puis rien faire du tout : ni
traduire le délinquant devant un conseil de guerre, ni le punir moi-même. Mais
je vous préviens qu’à l’avenir, je n’aurai plus de pitié pour personne :
le premier qui commettra encore le moindre acte d’indiscipline en répondra
devant le conseil de guerre. Rompez vos rangs. Depuis lors, aucun fait d’insubordination
ne me fût plus signalé. Mon ami L.... Je ne résiste pas au désir de parler un
peu de mon ami, le canonnier L, un type bâti en hercule, originaire de la
Flandre Occidentale et qui nous arriva aves sa classe de milice. Il se plia
très difficilement à la discipline et, pendant ses premières semaines de
service, je fus obligé d’user d’une forte dose de diplomatie et de patience
pour le maintenir dans la bonne voie. Cependant, il avait beaucoup
d’amour-propre, car il devint infiniment plus docile après que je lui eus dit
en notre patois : -
Ecoutez bien, L : nous sommes tous
les deux de la West-Flandre et nous devons tout de même montrer aux wallons,
que nous les valons sous tous les rapports. Je me sentirais humilié si l’on
disait ici, que les gens de mon pays sont inférieurs, en quoi que ce soit, aux
Liégeois. -
Gij bebt gelijk, Kommandant,
répondit-il, ik zal mij goed gedragen, en eens toonen aan de walekoppen dat
wij, de mannen van West Vlaanderen, ten minste de Luikenaars waard zijn[7]. C’était un fin braconnier, excellent
surtout dans l’art de tendre les collets. Si je ne cite pas son nom c’est parce
qu’il habite maintenant une localité, pas bien loin de Liège, où il a un petit
commerce assez florissant, et je n’ose pas garantir qu’il ait complètement
perdu le goût du gibier. Mais, en demandant à n’importe quel survivant du
fort : quel est le nom de votre fameux « cuisinier-braconnier
L ? » Il vous le dira tout de suite. Lorsque je crus son instruction suffisamment
avancée, je le désignai comme chef-cuisinier de la troupe et jamais je n’ai eu
un « coq » pareil. Tous les matins, et parfois l’après-midi, je
passai dans la cuisine où il me faisait goûter ce qu’il préparait. Comme je le félicitai un jour chaleureusement,
il me dit : « Vous pouvez être certain, mon Commandant, qu’il n’y a
pas un homme au fort qui ait jamais eu une aussi bonne nourriture chez
lui. » Dès qu’il eut quelques notions de
français, il ne m’adressa plus la parole que dans cette langue, en la
massacrant quelque peu, bien entendu. Il apprit même le wallon. L sut bientôt que le parc du château de
Waroux, situé à proximité du fort, abritait de nombreux lièvres qui venaient,
constamment, faire des incursions dans les acacias et les hautes herbes
couvrant le glacis de l’ouvrage. Or, une nuit, il devint subitement malade
au point que le médecin le fit transporter d’urgence à l’hôpital. Peu après son
départ, dans la matinée, notre brave chef du service de génie, Gabriel, en circulant
dans les acacias, eut un pied pris dans un collet de lièvre et ... s’étala par
terre. Il trouva encore d’autres lacets et les
apporta, en disant d’un air furieux : « Voilà, ce que vos hommes
font, mon Commandant ; j’ai trouvé cela dans les acacias. » L’après-midi, j’appris à l’hôpital que
l’état de L s’était amélioré, et ne présentait pas de gravité. Je me rendis
auprès de lui, m’assis sur son lit, et lui dit : « L, tu es un fameux
imbécile. Pourquoi me prends-tu pour un confident lorsque tu mets des collets
dans les acacias ? » Il se trahit aussitôt : « Est-ce
qu’on les a trouvés, mon Commandant », dit-il ? -
Oui, on les a trouvés. Et ne recommence
plus, n’est-ce pas ? J’avoue sincèrement n’avoir jamais cherché
à savoir dans la suite, s’il avait recommencé ou pas : les règlements
militaires étaient absolument muets au sujet du délit de braconnage. Rappelé sous les armes au début d’août
1914, L reprit ses fonctions de cuisinier en chef. Cette fois-ci, sa tâche
n’était pas facile : il avait 550 hommes à nourrir. Cependant, les repas
furent toujours prêts aux heures fixées, et tous se déclarèrent satisfaits de
la nourriture. Les cuisines étant blindées, il y faisait
une chaleur torride, et comme je demandais où était le thermomètre que j’avais
pendu au mur – on l’avait certainement cassé – L me répondit : « Il
est fondu, mon Commandant. » Un jour, en voyant un gros allemand que
nos fantassins avaient capturé, il me dit : « Vous ne voudriez pas me le donner
celui-là, mon Commandant ? » -
Pourquoi faire ? -
Je le cuirais dans la « grande
douche » dit-il. Fait prisonnier à la chute du fort et
conduit en Allemagne, il s’évada. Après avoir marché, la nuit, pendant deux ou
trois semaines, il arriva à la frontière hollandaise qu’il parvint à franchir,
et rejoignit notre armée. Un jour, après la guerre, je lui
demandai : -
N’as-tu pas eu d’ennuis au cours de ton
évasion d’Allemagne ? -
Oh, si, mon Commandant, mais tu sais
bien n’est-ce pas ? Que trois ou quatre Allemands « ça ne me fait pas
peur. » En 1919, j’eus l’occasion, et la grande
satisfaction de lui rendre quelques services : il avait femme et enfants. L’année suivante, la veille de Pâques, il
arriva chez moi, un paquet sous le bras. -
Ah ! Mon brave L. Quelle bonne
nouvelle ? -
Je t’apporte « ton Pâques »
mon Commandant, dit-il. -
Mon Pâques ? -
Oui. Il y a trois jours, en voyant
courir un lièvre dans la campagne, je dis à ma femme : C’est justement
« le Pâques » de notre Commandant ? Et le voilà. Pour ne pas l’attrister – que le bon Dieu
et les chasseurs me le pardonnent – j’acceptai « le Pâques »,
c’est-à-dire le lièvre qu’il m’apportait : il avait voulu me témoigner sa
reconnaissance. Il est resté, avant tout, un
« Belge » convaincu, et si la Patrie faisait un nouvel appel aux
anciens combattants, il serait le premier à répondre :
« Présent ». Aussi, je l’aime beaucoup. Cette anecdote à propos de notre cuisinier
m’en rappelle une dernière par laquelle nous clôturerons ces récits du temps de
paix. Le Canonnier malade Un de nos canonniers, B, était maladif
depuis quelque temps et fut envoyé en traitement à l’hôpital. A chacune de mes visites, je constatais
qu’il s’affaiblissait et, finalement, j’appris qu’il était menacé de
tuberculose. Les médecins ayant déclaré qu’ils allaient
l’envoyer dans ses foyers, en congé à long terme, parce qu’il ne restait pour
le sauver qu’à pratiquer un sérieux régime de suralimentation, je me rendis
auprès du malade et lui dis : -
On va vous permettre de rentrer chez
vous. Mais il vous faudra une très bonne nourriture ; vos parents
pourront-ils vous la procurer. -
Oh, non, mon Commandant. Nous sommes
pauvres, et il y a beaucoup de bouches à nourrir à la maison. Je retournai aussitôt auprès du docteur et
lui demandai : -
Est-ce que la présence de ce malade au
fort peut présenter un danger quelconque pour les autres ? Réponse : Absolument pas. -
Alors, répliquai-je, au lieu de
l’envoyer en congé faites-le rentrer à la batterie. Je m’efforcerai de le
soigner. Le
lendemain, je réunis tous les soldats, et leur dis, en français et en
flamand : -
Mes chers enfants, j’ai une
communication assez triste à vous faire. L’un de vos camarades, le canonnier B, est
menacé de tuberculose. Les médecins veulent l’envoyer chez lui, parce qu’il a
besoin d’une nourriture substantielle mais notre malade m’a déclaré que ses
parents n’ont pas les moyens de le suralimenter. -
Aussi, j’ai pensé, et je vous le
propose, de lui donner le nécessaire ici. Nous avons une réserve sérieuse dans
la caisse de ménage, mais comme elle vous appartient, je ne puis pas en
disposer en faveur de B, sans votre consentement. Que ceux qui admettent ma
proposition lèvent la main. A l’instant même, je vis tous les bras en
l’air. -
Bien entendu, ajoutai-je, B ne fera que
se promener et se reposer. Ensuite, je dis à mon cuisinier L ;
« Je vous confie notre malade. » -
Soyez tranquille, mon Commandant,
répondit-il, je l’engraisser comme un cochon. Son service actif terminé, à la grande
joie de tous, B, rentra chez ses parents la mine florissante. Il était sauvé. L’instauration du service personnel eut
pour résultat de renforcer encore la fraternisation entre les soldats des deux
races. Ce nouveau mode de recrutement
fournissait, chaque année, des jeunes gens de Liège et des environs,
appartenant à la classe aisée et qui, le service terminé, allaient souvent
diner et passer la soirée en famille. Grâce à mon intervention, ces wallons,
chaque fois qu’ils se rendaient chez eux, prièrent un ou plusieurs de leurs
camarades flamands de les accompagner. De sorte que mes soldats flamands eurent
aussi l’occasion de connaître et d’apprécier l’amabilité et l’esprit
d’hospitalité de la population liégeoise. C’est peut-être à cause de cela que
certains d’entre eux ont, dans la suite, épousé une Wallonne et fondé un foyer
dans le pays de Liège. Il me fallut trois ans d’efforts
ininterrompus pour la préparation de la défense de l’ouvrage telle que je la
voulais. Mais après ce laps de temps, j’estimais que notre fort pouvait
soutenir la comparaison avec n’importe quel autre. Le gradé qui me donna le plus de
satisfaction à Loncin, fut le sous-lieutenant Derousseaux. Il m’arriva frais émoulu de l’école
d’application, et suivit mes conseils à la lettre. Toujours de bonne humeur,
extrêmement affable, tout mon personnel l’adorait et en moins d’un an, il était
entièrement au courant de son service. Au cours d’une inspection, le colonel,
voyant avec quel brio Derousseaux maniait la batterie, me demanda : -
Depuis combien de temps est-il sorti de
l’école, cet officier ? -
Il y a quelques mois seulement, mon
colonel. -
Eh bien, dit-il, ce gamin est
étonnant ; s’il continue comme cela, il ira loin. Cette prédiction s’est réalisée :
actuellement (en 1936) le « gamin » est colonel chef d’Etat-major du
1er corps d’armée à Bruxelles. Bien souvent, encore maintenant, l’un ou
l’autre des anciens de Loncin, me demande : « Et notre petit
lieutenant Derousseaux qu’est-il devenu, donc ? » A partir du commencement de 1914, je
remplis les fonctions de major, tout en gardant le commandement de mon fort. Au début d’Avril 1914, le général Leman
prit le commandement de la Position fortifiée de Liège. Quelques jours après son arrivée, il me
convoqua chez lui. Au cours d’un entretien de quatre heures, relatif à la
défense de la position il me dit brusquement : -
Il paraît que vos hommes vous aiment
beaucoup. -
C’est vrai, mon Général. -
Pourquoi ? -
Tout simplement parce que je les aime
bien, et qu’ils me redent mon affection au décuple. -
Mais comment procédez-vous ? J’ai
toujours été professeur à l’Ecole militaire, et l’éducation des jeunes gens
m’intéresse. -
Eh bien, voici, mon Général :
Chaque année, à l’arrivée des miliciens, je leur dis que la plus grande peine
qu’ils pourraient me faire, ce serait de se faire punir. Et comme au bout de
peu de temps, je suis parvenu à convaincre chacun d’eux que je m’intéresse
spécialement à lui, ils me considèrent comme un bon papa qu’il ne faut pas
mécontenter, et j’en obtiens tout ce que je veux, sans punir. Décembre
1936 Colonel
V. Naessens[8].
Le discours de Monique Tomson, le 15 août 2008, au fort de Loncin 15 août 1914. Simonne Noé, fille unique du maréchal des logis Louis Noé, a tout juste 6 mois et 16 jours. 15 août 1914. Simonne, bébé d'ordinaire sage et rieur, ne cesse de pleurer, au point d'agacer sa mère, Léonie Fastré. 15 août 1914, 17 heures 20. Louis Noé, 30 ans, meurt, enseveli sous les ruines du Fort de Loncin et, avec lui, près de 350 frères d'armes. 15 août 1914. Simonne Noé est orpheline. Simonne Noé, c'était ma maman. Sa vie entière, elle portera le deuil de son père. Le vide laissé par sa disparition ne sera jamais comblé. 22 octobre 2005. Simonne Noé meurt. Elle a 91 ans. 9 septembre 2007. Ses enfants, Monique, Paulette et Michel, offrent au musée du Fort le portrait de leur grand-père en uniforme d'apparat, ses décorations et son livret de mariage, reliques pieusement conservées par leur mère. 15 octobre 2007, l'équipe de démineurs dirigée par l'adjudant Guy Van Lancker déblaie la casemate 59. Il faut l'aide du Génie pour déplacer un énorme bloc de béton. Et là, les démineurs découvrent les restes d'un défenseur du Fort, son fusil brisé et, parmi les ossements, une alliance en parfait état. On peut y lire, gravée, l'inscription suivante : Léonie et Louis unis le 20 juin 1908. 93 ans après l'explosion fatale, le Fort nous a rendu notre grand-père ! Cette alliance, je la tiens en main pour la première fois. Il est difficile de décrire l'émotion que j'éprouve à toucher ce témoignage plus que centenaire de l'amour de Louis pour Léonie, et de son tragique destin. En ce 15 août 2008, Louis va enfin recevoir une vraie sépulture. Et je pense à Léonie et à la petite Simonne qui ne savaient où se recueillir ou déposer des fleurs. Au nom de maman, sa fille disparue, au nom de ses petits-enfants et arrière-petits-enfants, je tiens à remercier chaleureusement : - le Front de sauvegarde du Fort de Loncin, sans lequel les travaux de déminage qui ont permis la découverte de Louis Noé n'auraient sans doute jamais eu lieu ; - le Service d'enlèvement et de destruction des engins explosifs, et particulièrement, Guy Van Lancker pour le respect avec lequel ces travaux ont été menés, pour la disponibilité et la patience dont il a fait preuve en nous guidant sur les traces de Louis Noé et sur le lieu de son exhumation ; - le 4e bataillon du Génie et le 20e bataillon logistique et du Centre de compétence du matériel roulant d'armement ; - Le Service des sépultures de l'armée et particulièrement, le commandant Rob Troubleyn pour l'ensemble du travail discret mais essentiel auquel il se consacre, sa gentillesse et sa compréhension. Je voudrais remercier aussi tous ceux qui, par leur présence aujourd'hui, ont tenu à rendre hommage non seulement à Louis Noé, Rodolphe Debruycker, Armand Desamore et René Halin, mais aussi à tous les défenseurs du Fort de Loncin, "morts pour la patrie". Notre patrie. En ces temps troublés pour notre pays, comment ne pas rappeler cette phrase du commandant du Fort, le colonel Naessens : "Si les martyrs de Loncin, si ces Flamands et ces Wallons qui dorment pour toujours dans les bras les uns des autres, écrasés sous les blocs de béton, pouvaient se lever aujourd'hui, j'ai la conviction qu'ils nous crieraient : "Qu'ils soient maudits ! Tous ceux qui sous prétexte de différence de langue ou de race, cherchent à semer la discorde entre les Belges." Vive la Belgique ! Sa petite fille Monique en parle Ceux
de Liège Dût la guerre mortelle et sacrilège Broyer notre pays de combats en combats, Jamais, sous le soleil, une âme n’oubliera Ceux qui sont morts pour le monde, là-bas, A Liège. Ainsi qu’une montagne Qui marcherait et laisserait tomber par chocs Ses blocs, Sur les villes et les campagnes, S’avançait la pesante et féroce Allemagne. Oh ! tragique moment Les gens fuyaient vers l’inconnu, éperdument, Seuls, ceux de Liège résistèrent A ce sinistre écroulement D’hommes et d’armes sur la terre. S’ils agirent ainsi, C’est qu’ils savaient qu’entre leurs mains
était remis Le sort De la Bretagne grande et de la France claire ; Et qu’il fallait que leurs efforts, Après s’être acharnés, s’acharnassent encor En des efforts plus sanguinaires. Peu importait Qu’en ces temps sombres, Contre l’innombrable empire qu’ils
affrontaient, Ils ne fussent qu’un petit nombre ; A chaque heure du jour, Défendant et leur ville, et ses forts tour à
tour, Ils livraient cent combats parmi les
intervalles ; Ils tuaient en courant, et ne se lassaient
pas D’ensanglanter le sol à chacun de leurs pas Et d’être prompts sous les rafales Des balles. Même lorsque la nuit, dans le ciel sulfureux, Un Zeppelin rôdeur passait au-dessus d’eux, Les désignant aux coups par sa brusque
lumière, Nul ne reculait, fût-ce d’un pas en arrière, Mais, tous, ils bondissaient d’un si farouche
élan, En avant, Que la place qu’ils occupaient demeurait vide Quand y frappait la mort rapide. A l’attaque, sur les glacis, Quand, rang par rang, se présentaient les
ennemis, Sous l’éclair courbe et régulier des
mitrailleuses, Un tir serré, qui, tout à coup, se dilatait, Immensément les rejetait, Et rang par rang les abattait Sur la terre silencieuse. Chaudfontaine et Loncin, et Boncelle et Barchon, Retentissaient du bruit d’acier de leurs
coupoles ; Ils assumaient la nuit, le jour, sur leurs
épaules, La charge et le tonnerre et l’effroi des
canons. A nos troupes couchées, Dans les tranchées, Des gamines et des gamins Distribuaient le pain Et apportaient la bière Avec la bonne humeur indomptée et guerrière. On y parlait d’exploits accomplis simplement Et comme, à tels moments, Le meilleur des régiments Fut à tel point fureur, carnage et
foudroiement, Que jamais troupe en guerre Ne fut plus ferme et plus terrible sur la
terre. La ville entière s’exaltait De vivre sous la foudre ; L’héroïsme s’y respirait Comme la poudre ; Le cœur humain s’y composait D’une neuve substance Et le prodige y grandissait Chaque existence : Tout s’y passait dans l’ordre intense et
surhumain. O vous, les hommes de demain, Dût la guerre mortelle et sacrilège Même nous écraser dans un dernier combat, Jamais, sous le soleil, une âme n’oubliera Ceux qui sont morts, pour le monde, là-bas, A Liège. Emile Verhaeren. [1]Loncin – Le Colonel Naessens et L. Lombard – 1939, imprimerie G. Leens à
Verviers [2]Colonel V. Naessens [3]En faisant ce récit, le
colonel ne se doute pas qu’il paraphrase un des beaux passages de la Divine
Comédie, quand à l’entrée du Purgatoire, Danté reconnaît l’âme de Provenzano
Salvati, citoyen de Sienne, célèbre par l’excès de son orgueil. Alors, le poète
demande à son guide : « Comment cet homme peut-il être ici ? »
Et Virgile lui répond :-
Lorsqu’il se trouvait à l’apogée de sa gloire, un jour sur la place de Sienne,
il dépouilla toute vanité et tremblant de honte, il se mit à mendier afin de
tirer un ami de la peine.Cette
action lui a ouvert les portes du Paradis. » [4]Où sont mes bons
soldats ?Où
est Marie-Louise ? Où est mon fils ? Tout
cela, j’ai dû l’abandonner.Et
je ne peux m’en consoler. » [5]Vive van
Ockerhout ! Il
mérite d’en être. Vive
van Ockerhout ! Il
faut qu’il en soit. » [6]Pour apprécier ce dialogue, il faut savoir que l’adjudant-major du
Régiment était un officier du même grade que Naessens. Tous deux
s’interpellaient familièrement en camarades. Les réponses du Commandant ne
constituaient donc nullement un acte d’indiscipline. [7]Vous avez raison,
Commandant. Je me conduirai bien, et nous montrerons à ces tiesses de wallons
que nous, hommes de West-Flandre, nous valons bien les Liégeois. [8]C’étaient les souvenirs personnels du colonel Naessens. |