Médecins de la Grande Guerre

Le Père Vuillermet, chantre des brancardiers.

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Le Père Vuillermet, chantre des brancardiers.

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Couverture du livre

T.R.P. Antonin Vuillermet des pères prêcheurs

Le R.P. Antonin Vuillermet au Noviciat des Dominicains à Flavigny (Côte d’Or) avant son départ pour le Canada en 1903.

Le T.R.P. Antonin Vuillermet – Photo prise en août 1925 à Poligny.

Le T.R.P. Antonin Vuillermet après sa messe dans les tranchées.

A Beaumarais, une messe sur le front dans une chapelle construite par nos poilus.

Photo provenant de : Creute de Rouge Maison


Le Père Vuillermet,  chantre des brancardiers

A ma fille Isabelle qui m’a fait découvrir les creutes du soissonnais.

Dr Loodts P.


Le T.R.P. Antonin Vuillermet après sa messe dans les tranchées.

       Le Père Vuillermet des Frères prêcheurs est né le 17 septembre 1875 à Poligny.  Après son noviciat, il effectue son service militaire en 1896. L’année suivante il perd sa mère âgée seulement de 48 ans. Ordonné prêtre le 29 septembre 1901. En 1903, suite à la loi Combes, il prend la route de l’exil qui le mène au Canada au couvent de Saint Hyacinthe qui venait d’être fondé par les Dominicains français.. Il se consacre principalement à la jeunesse et met à profit son talent d’écrivain pour écrire de nombreux articles dans la revue « Le Rosaire ». En  novembre 1906, il rejoint la France et commence son apostolat à Lille où il se fait connaître par ses prêches, ses conférences et ses premiers livres de morale. Mobilisé le 2 août 1914, il remplit les fonctions de brancardier et d’aumônier au 53e territorial puis au 133e. Il est  ensuite muté en avril 1916 à la 4e brigade des  chasseurs alpins.  Il va alors connaître les combats en première ligne : en août-octobre 1916, les combats de Forest, Saint-Pierre-Vaast dans la somme ; en avril aout 1917, ce sera le Chemin des dames et Craonne, en octobre 1917, la bataille de la Malmaison et en 1918, les combats de Moreuil, du chemin des Dames, de Saint-Quentin, du canal de la Sambre. Il fut souvent cité pour son courage à l’ordre de la 46e division des chasseurs alpins.

Voici ses mérites détaillés par le général de Segonne :

       L'aumônier : catholique Vuillermet a été sous mes ordres à la 4e Brigade de Chasseurs, puis à la 66e Division, de juin 1916 à septembre 19l7. Il  était du service auxiliaire et malgré la faiblesse de son cœur, il s'est toujours dépensé sans compter. C'est ainsi qu'il a pris part aux affaires de septembre et octobre 1916 dans la Somme et aux opérations de 1917 dans la région de Craonne et au Chemin des Dames. Cet aumônier s’est à tout moment fait remarquer par activité, inlassable, son zèle, son dévouement et son abnégation. Toujours en première ligne, réconfortant les uns, animant les autres, il a puissamment contribué au maintien de l'excellent moral des unités auxquelles il est « rattaché. A plusieurs reprises, après de rudes journées au combat, il a pris en mains de nuit la direction du service de relèvement des blessés, faute de personnel du Service de Santé, utilisant les-quelques  disponibilités à proximité. C'est uniquement grâce à lui qu'en deux circonstances très difficiles, à Raucourt en 1916 et au Chemin de Dames en 1917, les blessés ont pu être relevés dans la zone d'action et transportés dans des conditions acceptables malgré un bombardement  systématique des plus sérieux.

       A 1’époque des citations ont mis en relief cette bravoure et cette énergie. Il n’était pas  question alors d'attribuer aux aumôniers de futures récompenses. Depuis, beaucoup d' entre-eux ont été nommés Chevalier de la Légion d'honneur. La loi du 15 juin 1926 permet de la lui conférer. Je demande à ce qu'il en bénéficie. Il remplit, et au-delà, toutes les conditions requises par la loi pour être promu Chevalier de la Légion d’honneur pour sa conduite pendant la guerre.

       La guerre offrit au Père Vuillermet l’occasion de montrer toute sa bravoure et cela malgré une affection cardiaque. Il raconta ses aventures dans deux livres qui connurent beaucoup de succès, Avec les Alpins et Les Eglises Guerrières. Après la guerre, l’aumônier des chasseurs alpins retrouva ses prêches à Lille dans la paroisse Saint-Maurice. Il continua à écrire de nombreux traités de morale religieuse surtout à destination de la jeunesse. Parmi ses œuvres aux titres explicites : Soyez des hommes  (1908), La mission de la jeunesse contemporaine (1908), Les sophismes de la jeunesse (1910) ; Le suicide d’une race (1911), la vocation au mariage (1913), Les modes actuelles (1914), La mobilisation des berceaux (1917), Les divertissements et la conscience chrétienne (1923), Les divertissements permis et les divertissements défendus (1924), Les Catholiques et les danses nouvelles (1924) , la croisade pour la modestie (1925)….  

       Le Père Vuillermet décéda prématurément de sa maladie cardiaque  en  mars 1927 à l’âge de 51 ans.  Dans une page qui était un peu le testament de son cœur, le Père Vuillermet avait écrit ses lignes émouvantes. Il me plaît à penser que, pendant cette écriture, l’ancien aumônier militaire pensait à tous ces jeunes gens qui moururent autour de lui pendant la grande Guerre.

       Les feuilles que nous voyons tourbillonner et venir, avant de se coucher à terre, mendier une dernière caresse, nous les avions vues appelées par la lumière, naître à la vie! Happées par le souffle glacial de la mort, elles s'en vont vers le néant, heureuses d' avoir, durant leur  éphémère existence, été utiles aux hommes. Comme elles, nous tomberons, fauchés par la mort. Il faut que nous passions par les ténèbres pour arriver à la pleine clarté, par la souffrance pour jouir du bonheur, par la mort d'un jour pour gagner les rives de la vie sans fin. Puissions-nous avoir bien rempli toutes tes saisons de notre vie! Puissions-nous aller vers la mort, heureux d'avoir toujours fait la volonté de Celui qui nous a appelés à la vie ! Comme la petite feuille que le soleil a dorée de ses feux, nous n'attendrons peut-être pas l'automne pour nous endormir dans l'éternel repos ! Qu'importe ! Notre idéal ne consiste pas à vivre un printemps sans gelée traîtresse, un été sans ouragan qui emporte et sans chaleur qui dessèche, un automne sans frimas qui tarissent une sève appauvrie, mais de bien faire en chaque saison, à chaque instant, ce pour quoi nous sommes ici-bas, en ayant toujours les yeux fixés sur l'idéal à atteindre et sur les lèvres le mot : Présent! pour répondre à l'appel du divin Voleur. Regardons tous là-haut. Voyons la place réservée aux humbles, aux âmes droites et aux cœurs généreux, Rassasions-nous d'espérance, et, avec nos devanciers qui jouissent de la lumière et de la gloire de Dieu, chantons les louanges de Celui qui a fait avec rien tant de merveilles, et demandons lui, dans une prière fervente, de faire avec les riens que nous sommes, nous aussi, et malgré toutes les difficultés, des saints de la patrie céleste. Comme dit un de nos plus grands génies : Celui qui a été de son temps a été de tous les temps, il a sa part dans la création des choses qui  sont éternelles.

Son livre « Avec  les Alpins » constitue un véritable hymne à la mémoire des brancardiers.

       De nombreuses pages de son témoignage au sein des chasseurs alpins concernent la vie des brancardiers. Le Père Vuillermet écrit avec talent, avec passion mais aussi avec réalisme comme le prouve les mots et phrases qui furent censurés par les autorités lors de la parution de son livre en 1918. Le lecteur ne restera pas insensible aux tableaux qu’ il nous brosse de la Grande Guerre des soignants. Il trouvera ci-dessous une sélection des extraits les plus beaux.  Si vous ne devez en lire qu’un, lisez le premier récit qui concerne le bois de Beaumarais.

Les plus beaux témoignages écrits par le Père Vuillermet et figurant dans son livre « Avec les Alpins »

1)    L’agonie du bois de Beaumarais au printemps 1917

(Rem : ce bois se trouve à quelques kms au sud de Craonne)


A Beaumarais, une messe sur le front dans une chapelle construite par nos poilus.

       Après quelques heures passées à la ferme de la Fontaine-aux-Viviers, nous nous mettons en route au petit jour. A la lisière du bois des Couleuvres, nos bataillions campent. Çà et là des petites tentes abritent encore quelques dormeurs en retard. Le spectacle de tout ce monde, allant et venant, dans cette demi-obscurité, était vraiment pittoresque. Il eût été bon de s'attarder un peu auprès de ces hommes qui s'en allaient vers le terrible inconnu du champ de bataille. Mais le temps était compté. Nous entrons dans le bois de Beaumarais. Nous marchons à une distance respectueuse les uns des autres, des obus nous ayant avertis qu'un peu de prudence devenait nécessaire. Des chiens nous suivent. Viennent-ils chercher auprès de nous une protection dont ils sentent le besoin, ou sont-ils simplement attirés par l'odeur des vivres ? Abandonnés par leurs maîtres, obligés de quitter leur maison en ruines, ils ont longtemps erré sur les routes, mendiant une caresse à tous les passants.

       Nos chasseurs les adoptent. Et de ces errants, errants eux-mêmes, ils se font des compagnons. L'homme et la bête habiteront le même trou de terre. L'homme sera moins seul, quand, dans la nuit noire, il sentira son chien étendu à ses pieds. Il aura moins peur, quand, au  milieu d'un bombardement, il grondera  pour la calmer cette pauvre bête que l'éclatement des obus affole. Un jour, ces  nomades du champ de bataille s'en iront porter à d'autres un peu de leur amitié ; ou bien, touchés par un éclat d'obus, ils se traîneront dans quelque trou, loin des chemins fréquentés, et là, sans plainte, ils attendront la mort, qui viendra après une plus ou moins longue agonie. Nous marchons sur des pistes détrempées, obligés de faire de longs détours pour éviter des marécages où nous nous enliserions. Il faut le pied sûr et le coup d'œil des Alpins pour ne pas tomber.

       L'appréhension des jours précédents, un instant dissipée, s'empare à nouveau de nos âmes, lorsque nous constatons combien ce secteur est mal organisé. C'est par ces pistes à peine tracées, rendues presque impraticables par la pluie, que doit passer toute l'armée d'exploitation !

         Nous nous taisons, tandis que l'artillerie fait rage. C'est l'heure fixée pour l'assaut des premières lignes. Nos batteries de 75 hurlent en notes stridentes le chant du départ. Par-dessus tout ce concert de rage, les sons graves de l‘artillerie lourde, semblables aux bourdons de nos cathédrales, remplissent l'air d'un chant qui ressemble à la plaintive mélodie d'un Dies irae. Des cadavres de chevaux encombrent les pistes. Touchés par les obus ou asphyxiés par les gaz, ils sont tombés les uns élégamment, – on les croirait au repos, prêts à reprendre le camion qui gît abandonné à côté d'eux, – les autres, loques lamentables dans la boue, le ventre gonflé ou déchiqueté. Nos hommes, que la mort laisse d'ordinaire si indifférents, quand elle plane sur eux, s'apitoient facilement sur le sort de ces malheureuses bêtes. En des phrases courtes, ce sont de vraies oraisons funèbres où l'on exalte les services rendus et où l'on blâme les conducteurs qui ont ainsi laissé leurs bêtes, sans leur faire l'aumône d'une pelletée de terre.

L'attaque était à peine déclenchée, et déjà nous rencontrions des blessés. Les uns étaient dans l'exaltation. Nous avancions en bonds prodigieux, et nos troupes avaient franchi le sommet du plateau de Craonne. Ils les avaient vus. Ailleurs, c'était mieux encore. On voyait les bataillons courir dans la plaine au pas de charge. Les Allemands s'enfuyaient. Ils étaient au-delà de Corbeny, où, dans le village même, nos troupes rentraient. Tant mieux, tout allait bien. Nous étions sous cette impression heureuse, quand, à quelques mètres de là, nous arrêtons un nouveau groupe de blessés. Non seulement cela ne marche pas, mais les compagnies qui sont sorties des tranchées de départ ont dû, surprises par des mitrailleuses que l'artillerie n'avait pas détruites, y retourner aussitôt. C'était un vrai massacre. Les fils de fer n'étaient pas coupés. Les premières lignes n'étaient pas bouleversées. Ce n'était vraiment pas la peine de faire tant de bruit. Nous refusons de croire ces pauvres blessés. Ils n'ont vu qu'un petit coin du champ de bataille ; ils sont encore sous le coup de la première émotion. Très certainement les choses vont mieux que cela. Notre foi dans le succès devient chancelante, quand nous entendons les tirs de barrage allemands, les terribles tirs de barrage, avec des obus de gros calibres, devenir plus violents. Ils nous semblent très rapprochés, si rapprochés que nous craignons qu'ils n'aient comme objectif notre première ligne d' hier. Nous arrivons dans un poste de commandement. Les nouvelles qu'on nous donne, nous mettent tout d'abord un peu de baume dans le cœur. Elles ne sont pas très précises, c'est vrai, mais les communications  sont coupées avec l’avant. On nous dit que, partout, nos troupes, merveilleuses d'entrain, sont sorties de leurs tranchées avec un  brio incomparable. On s'attend, d'un instant à l'autre, à transporter plus en avant les postes de commandement. Déjà on tient en main ses équipements. Finalement, les avions nous apprennent qu’à notre droite, la Ville-au-bois et tout ce formidable système de défense a été enlevé dans un élan irrésistible. Les régiments d'un corps d'élite débordent le village et pénètrent clans les tranchées de repli de l’ennemi. A notre gauche, des régiments, comme aux plus beaux jours de la guerre, se sont élancés à l'assaut des lignes et, trouvant en face d'eux des réseaux de fil de fer, presque intacts, ont eu assez de « cran » pour mordre malgré tout dans les défenses ennemies. On raconte qu'un grand gars du Nord, passant sous les fils de fer, arrive jusqu'à la tranchée allemande et, se redressant de toute sa haute taille, fait des gestes et appelle ses camarades, qui sans hésiter s'approchent, mais doivent ensuite s'arrêter, laissant, face à l'ennemi, de  vraies lignes de tirailleurs couchés pour l'éternel repos. En face de nous, les troupes qui devaient enlever le village de Craonne et le plateau de Californie ont dû stopper, après avoir enlevé les premières maisons du village. Sur les pentes de la colline, elles ont conquis plusieurs lignes de tranchées et se cramponnent au bastion de Chevroux, après s'y être installées. La matinée n'était pas achevée que nous connaissions toute la vérité. Le courage, l'élan, l'héroïsme, avaient dû, sur ce point précis du  champ de bataille, céder devant la force brutale. La ligne approximative du 17 avril, tracée sur les cartes par une main inhabile, était faite avant le soir par les poitrines de nos chasseurs. Notre division, avant-garde de l'armée exploitation, allait, là même où elle devait passer, prendre les tranchées.

         Ce bois qui devait être un champ de mort avait  été jusqu'au moment de notre offensive un véritable lieu de plaisance, un pays d'idylle. Coupés de larges clairières, les taillis, pleins de muguet, s'étendaient dans un repos printanier depuis le bord de l'Aisne jusqu'aux premières maisons de Craonne, voisines de nos avant-postes.

       Le bois était compris tout entier dans notre organisation défensive, dont la ligne de résistance jalonnait sa lisière nord. Vers le sud, il touche au village de Chaudardes, où fleurit cette église du XIVè siècle qu'un obus impie vint ébrécher lourdement. A l'ouest, il ombrage les ruines de Craonnelle, près du vieux moulin moussu où coule le ruisseau de Pontai. A l'est, le cours traînant du Ployon orne les arbres d'une écharpe limpide, non loin de la ferme du Temple, où les éclats d'acier ont écorché les crochets géminés des chapiteaux gothiques.

       Tout près, dans les lignes allemandes, luisaient au soleil les tuiles rouges de Corbeny, où l'horloge du clocher nous donnait l'heure de l'Europe centrale. Les tranchées formaient là, en pleine France, une frontière presque pacifique.

       Cependant l'éperon de Craonne, surplombant de cent mètres tous nos terrassements, donnait à l'ennemi un prodigieux observatoire dont il se servait, d'ailleurs, avec peu de vigilance. Sous les  racines des pins décharnés du jardin de Californie se cachait un poste d'où l'Allemand surveillait la plaine jusqu'aux lointaines limites de l'horizon. Il distinguait Sissonne et Guignicourt, voyait Berryau-Bac, Roucy et Concevreux.

       Aucun isolé ne pouvait circuler sur les pistes du bois de Beaumarais, sans que les lunettes de la Californie fussent en mesure de le repérer. Mais le guetteur prenait rarement la peine d'alerter l'artillerie. Quant aux vieux landwehriens, ils pensaient surtout à creuser sous le village une  gigantesque taupinière ou à préparer de joyeuses ripailles. Le renseignement nous fut apporté par  un Silésien, gris de poil et d'esprit, qui vint se rendre chez nous. Ordonnance d'officier, il avait été remis nans le rang, la veille de sa désertion, pour  avoir témoigné une affection très discrète à quelques bouteilles de Liebfraumilch appartenant à son capitaine.

       Beaumarais était délicieusement calme. Les plans directeurs, donnaient eux-mêmes dans la fantaisie. Le bastion de Chevreux, aux verdures découpées comme des clefs d'instruments à corde, avait reçu le nom de Bois en Mandoline ; un boqueteau situé entre les lignes était baptisé Bonnet persan. Ne voilà-t-il pas une vraie mascarade champêtre, dans ce paysage fait à souhait pour le plaisir des yeux ? Il faut avouer que les bergeries enrubannées étaient absentes. Il y avait, du moins, une étable. Je me souviens de ma surprise lorsque je vis dans une masure, au plus épais de Beaumarais, deux vaches normandes, les pis gonflés de lait, ruminant avec une sereine philosophie à quelques centaines de mètres des lignes. C'était la grande paix, au milieu d'animaux familiers. Sans les rafales rituelles des artilleurs, les soirées auraient été admirables, Les canards sauvages rayaient le ciel de leur vol aiguisé et venaient se reposer dans les roseaux du petit lac, au Bois Triangulaire. Ce massif de peupliers qui ombrage les sources du Playon, se trouvait dans le « no man's land », entre les lignes ; parfois l'on y entendait l'appeau du chasseur. Quelques vieux fusils venaient jeter le trouble parmi les hôtes de la forêt. Un commandant de compagnie fut frappé de trente jours d'arrêts pour avoir commis cet acte criminel. Il ne s'en plaignit pas; bien au contraire, il me disait : « Pour avoir mangé du faisan tous les soirs depuis un mois et avoir garni mon tableau de renards, de faons et de sauvagines, ce n'est pas trop cher. »

       Par une belle nuit de mai, un ténor de l'Opéra Comique, soldat dans un régiment d'infanterie, se hissa sur les sacs à terre du petit poste situé à l'antenne du marais, au bas de la côte qui porte les premières maisons de Craonne. Il jeta à pleine voix, dans une envolée triomphale, les couplets de «  La  Marseillaise ». Le flot sonore monta jusqu'au plateau et ses échos vibrèrent le long de la route de Vauclerc et dans la ferme de Chevreux. Les oreilles boches aux écoutes derrière les parapets bétonnés, dans le parc du château, ne semblaient pas s'en émouvoir. Aucun coup de fusil ne fut tiré sur le chanteur, qui s'était découvert tout entier. La seule revanche des landwehriens terrés dans les caves de Craonne fut de nous répondre en entonnant le « Choral de Luther ».

       Le visiteur ordinaire de nos tranchées du marais, un chat bigarré, venait habituellement nous voir. Il glissait tous les soirs son échine souple dans les réseaux de fils de fer et devenait le familier de nos soldats qui lui donnaient les restes de la soupe. Un jour, il disparut pour ne plus revenir. Attiré dans le village de Craonne par un désir d'aventure, il passa honteusement à l'ennemi. Nous le revîmes le lendemain, au lever de la lune, grimpé sur les plombs tordus des vitraux de l'église.

        « Printemps aboli où devant Craonne, on pouvait, en pleine guerre, chasser, rêver et lire. »

       Claude Cochin ne reconnaîtrait plus son Beaumarais. Le printemps de 1917 ne ressemble en rien à celui de 1916. C'était la joie, c'est la tristesse ; c'était la vie, c'est la mort. Ce pays d'idylle est devenu un vaste cimetière, où hommes et arbres, aussi innocents de cette guerre les uns que les autres, sont tombés au même champ d'honneur. Ailleurs sur les cimes des Vosges, dans les profondes échancrures des vallées d'Alsace, dans les plaines de la Somme, nous avons vu des bois pulvérisés ; ici, nous avons assisté à la lente agonie d'un bois que le printemps appelait à la vie.

       Sans répit, le jour et la nuit, la mitraille casse, broie, déchire, bêtement, cruellement. L'obus, que rien n'arrête, s'insinue traîtreusement en terre, et fait sauter l'arbre qui retombe en blessant mortellement ses voisins qui avaient grandi ensemble, entrelaçant dans la plus touchante fraternité, leurs racines et leurs branchages. Le chêne trapu s'affale, poussant un cri lamentable. Sa mort est sinistre. Le jeune peuplier laisse échapper une légère plainte, tombe les bras en avant, comme pour supplier de lui donner aide et secours. Le soir, sur les pistes qu'ils encombrent, on dirait des morts géants, dont les membres déchiquetés pendent lamentable, dont les moignons noircis par la poudre crient pitié.

       La brise printanière chante en vain ses hymnes de résurrection, elle ne réveillera pas la sève dans leurs veines atones. Ceux-là même qui sont restés debout, farouches, retenant dans leurs bras leurs compagnons tués, ne reverdiront plus; l'obus les a touchés au cœur. Sous et enchevêtrement de troncs et de branches, les trous où l'eau jaillit se multiplient et se donnent la main. Le martyre de cette terre sera complet ; l'obus n'en laissera pas un seul coin sans le meurtrir. Cependant, tout près de nous, le printemps égrenait les notes d'une chanson qu'il fait si bon entendre. J'allais dans la clairière du Temple, où, dans la brume du matin, les tanks, épaves de la bataille, ressemblaient à des navires en détresse. Effarouchées par le bruit de l'homme, elles qui n'avaient pas peur du fracas des obus, des alouettes surgissaient soudain des touffes de trèfle, sautillaient, cabriolaient, puis dans un  vol rapide s'élevaient dans le ciel, où, en notes pures et fraîches, elles grisollaient une chanson d'espoir.

       Comme il faisait bon suivre leur vol éperdu dans l'azur du ciel ! En les regardant et en les écoutant, détournant mes yeux de l'horreur des lieux que j'habitais, je laissais ma pensée s'enfuir à tire d'aile, loin, bien loin du champ de bataille, le plus terrible de ceux que j'avais vus. Et dans l'herbe, si tendre que mes pieds n'osaient la fouler, je cherchais les premières fleurs. Elles me pardonnaient de les cueillir, puisque c'était pour fleurir les tombes de ceux que tous les jours nous enterrions au bois de Beaumarais. Quelle saisissante vision que celle des cimetières perdus dans ce bois tragique !

         Il semble qu'à Beaumarais les morts aient eu peur de la solitude. Là où nous avions remarqué une ou deux tombes isolées, nous retrouvions, quelques jours après, une véritable cité de la mort.

       Moins dociles que ceux que nous avions laissés dans les vallées d'Alsace, nos morts ici refusent de se soumettre à la loi de l'alignement. Dans ces cimetières, c'est un défilé perpétuel. Des morts sont amenés peu d'instants après avoir été frappés. Leurs figures jeunes, presque enfantines, paraissent sourire encore à la vie. Des brancardiers fouillent leurs poches. Ils en sortent de pauvres souvenirs tachés de sang. A défaut des traits que l'on ne reverra plus et qu'il vaut mieux souvent ne pas revoir, tellement les mères auraient de la peine à reconnaître dans ce pauvre petit être déchiqueté, défiguré, l'enfant de leur tendresse, les fiancées le bien-aimé de leur cœur, n'est-ce pas un peu lui qui revivra dans tous ces objets, dans ce carnet où, au jour le jour, il a laissé parler son âme et qui contient peut-être sa dernière pensée, l'expression touchante de sa suprême tendresse, dans ces lettres jaunies, coupées par l'usage, dont la lecture aux heures noires lui faisait du bien au cœur. Sur ces souvenirs des lèvres tremblantes viendront assouvir leur amour t trouver un adoucissement à leur chagrin. D'autres cadavres arrivent, enveloppés dans une toile de tente boueuse. Ce sont ceux qui tombés depuis plusieurs jours devant les tranchées ennemies, ont attendu que des héros obscurs s'en aillent, dans la nuit noire, les chercher un à un pour leur donner l’aumône d’un coin de terre de France. Ces enfants étaient sortis pleins d'entrain du trou où ils se tenaient en attendant l’heure de l’attaque. Après un regard rapide sur tout un passé de lumière, un avenir d’espérance, ils s’étaient jetés tête baissée dans la bataille, quand la mort est venue les cueillir. Cette heure, ils l’avaient vue venir minute par minute, seconde par seconde. Le mouvement de l’aiguille marquait moins vite les mouvements du temps que les battements de leur cœur les derniers instants qui leur restaient à vivre. Et ces derniers instants, ils les comptaient sur une petite montre, pieux souvenir donné par une mère tendrement aimée, ou cadeau reçu le soir du départ des mains de celle qui attendait avec tant d’impatience un retour qu’elle ne reverrait jamais. Si cette petite montre s’est arrêtée au moment même où est tombé celui que vous pleurez, laissez-la à tout jamais marquer l’heure de l’héroïsme !

       Tous ces cadavres, ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui, sont couchés côte à côte. A la tête de chacun, un petit paquet portant son nom. On dirait le paquet d’un jeune conscrit partant pour l’armée ; c’est celui d’un conscrit pour l’éternité. Devant ces escouades de morts qui attendent leur tour pour entrer au cimetière, des corvées passent rapidement. L’endroit est dangereux. Des hommes s’arrêtent parfois pour rechercher si, parmi tous ces morts, il n’y a pas un camarade plus intime, un compatriote. Un mot banal signale les blessures ; un mot de regret souligne une bonne occasion perdue : « Il n’a vraiment pas de chance, il était le premier à partir en permission. » Quelquefois on entend un mot pour rire. Ceux qui portent le « pinard » se réjouissent là à la pensée que la part des morts devient la part des vivants. C'est tout ce que l'on donne à ces camarades d'hier, à ces voisins de demain. Beaucoup parmi ceux qui passent ne sont-ils pas déjà des fiancés de la mort ?

       Un jour, attendant pour réciter les dernières prières que les équipes de travailleurs eussent creusé les fosses, je vois un jeune chasseur s'agenouiller auprès d'un cadavre. Il l'embrasse avec une telle effusion qu'il semble vouloir lui infuser une vie nouvelle. Sortant de sa poche un mouchoir qu'il humecte d'un peu de salive, il essaie d'effacer les taches de sang et de boue qui souillent le visage du mort. Arraché par ses camarades à cette pieuse besogne, il se relève, les joues et les lèvres rouges de sang. Je m'approche, et à mes questions, il me répond :

« C'est mon frère. Dites, Monsieur l'Aumônier, vous l'enterrerez bien. Vous lui mettrez un cercueil. Ma maman sera si contente quand elle le saura. »

       Moins triste à la pensée que son frère aurait une tombe où il pourrait venir prier en passant, il rejoint en courant ses compagnons de corvée. Hélas ! non, pauvre petit, ton frère n'aura pas de cercueil. Je voudrais bien lui en donner un. Je ne le puis pas. Il n'y en a pas. Mais pour que la terre ne souille pas à nouveau ce visage aimé que ta tendresse voulait si propre, je cueillerai quelques branches pour le couvrir. Tu pourras ainsi écrire à ta mère qu'un prêtre a eu soin de son enfant, comme elle en aurait eu soin elle-même. C'est bien simplement que l'on enterre les morts au bois de Beaumarais. Un aumônier dont la soutane boueuse a traîné le long des chemins, ou, le plus souvent, un prêtre brancardier qui a revêtu sur sa capote une étole noire, préside. Les hommes qui viennent de creuser les fosses, se découvrent. Ceux qui passent à proximité viennent se joindre à eux. Si la bataille le permet, des officiers et des chasseurs rendent les suprêmes honneurs. Lentement le prêtre récite les prières de l'Église et, tandis qu'avec ferveur il redit l' In Paradisum, tous les brancardiers descendent un à un les corps dans les fosses. Oui, que les anges vous conduisent dans le paradis, qu'à votre arrivée les martyrs vous reçoivent, vous les martyrs de la Patrie, qu'ils vous mènent dans la cité sainte de Jérusalem. Que le chœur des anges vous accueille et qu'à jamais vous reposiez avec Lazare, qui fut pauvre autre fois, vous qui reposez en terre, sans qu'on ait pu vous faire l'aumône d'un linceul. Vos corps mutilés ressusciteront glorieux. « Ego sum resurrectio et vita , qui credit in me, etiam si mortuus fuerit, vivet ».  Je suis la résurrection et la vie, celui qui croit en moi vivra quand même il serait mort. Une dernière fois, le prêtre demande pour ceux dont il confie les corps à la terre, le repos éternel. « Requierl't œternam dona eis, Domine, Donnez, Seigneur à ceux qui nous quittent, l'éternel repos. » Leur âme jouira là-haut de l'éternel repos, car Dieu est fidèle dans ses promesses ; repos. Il faudra, douloureuse besogne, redresser les croix renversées, recouvrir les morts que mais, ici-bas, les corps de ces vaillants qui ont si souvent tremblé au fracas des batailles, reposeront ils en paix ? Hélas ! nos cimetières, ici, ne sont pas des champs de repos. Tandis que les hommes, même sur la tombe de leurs ennemis, répondent : « Amen, qu'il en soit ainsi », au souhait du prêtre, l'obus  hurle : « Non, pas de repos ». Souvent, pour s'assurer qu'il n'y a plus là d'êtres vivants, il vient ravager ce champ du l'obus aura découverts, ramasser les membres dispersés.

       N'est-ce pas dans ce bois qu'un prêtre du Nord, un vaillant, l'abbé Antheunès, a été frappé au moment même où il priait sur la dépouille mortelle d'un de ses soldats ? Il est tombé dans cette fosse qu'il avait creusée pour un autre, mêlant ainsi au sang de l'héroïsme le sang de la divine charité. Il était vraiment, suivant son désir, le frère de ses hommes, dans la vie et dans la mort[1].

       Dans ces cimetières, on ne voit pas de couronnes. D'où viendraient-elles ? Les combattants sont tout entiers à la bataille et les familles ignorent encore la mort récente de ceux qui y reposent. En attendant des jours plus calmes, une simple croix de bois blanc en restera le seul ornement. Elle rappellera à ceux qui passent les immortelles espérances de l'au-delà. Sur ce lieu de notre désolation, elle mettra un peu de bleu du  ciel.

       Çà et là, mêlés à la terre, traînent quelques menus objets ayant appartenu aux morts. Auprès d'une fosse recouverte de terre fraîche ment remuée, un chasseur ramasse un paquet de gros tabac. Privé de tabac depuis longtemps peut-être, il bourre une pipe, que, sans perdre un instant, il allume. N'a-t-il pas commis un sacrilège ? Pris de remords, il éteint sa pipe et se découvre. Ses lèvres remuent. C'est une prière qu'il murmure. Il remet son casque, allume sa pipe à nouveau et s'en va, disant tout bas :

«  Ça remplacera l'encens qu'on ne peut pas te donner. Va, pauvre vieux, tu ne m'en voudras pas ! »

       Sur la dépouille de nos frères d'armes, nous jetons tristement quelques pelletées de terre, mais Dieu, qui est bon, et qui sait honorer nos morts mieux que nous, les couvrira d'un tapis de verdure. Il fera pousser sur les tombes des fleurs guerrières, qui mêleront leur sang au sang de nos martyrs.

       Traversant un soir une piste proche d' un cimetière, je vis une lumière. Timidement elle éclairait successivement chacune des croix. Je m'approchai doucement, et appuyé contre un arbre, je fus témoin de cette scène touchante. Un chasseur cherche une tombe. La lumière s'éteint. A la lueur blafarde des fusées éclairantes, qui peuple le bois d'ombres sinistres, je le vois qui s'agenouille. Longtemps, il prie. Il se lève et s'en va non loin de là. Poignée par poignée, il apporte sur une tombe de la terre fraîche. Puis il sort de la poche de sa capote des cailloux blancs qu'il dispose en forme de croix. Son travail achevé, il embrasse la croix de bois blanc qui portait un nom, et quitte comme à regret le cimetière. Ce chasseur était celui qui, l'avant-veille, avait, parmi les morts, reconnu son frère. Emu, je regagnai ma « cagna », priant pour ces deux frères et pour tous ceux que la guerre sépare.  La nature marécageuse du terrain ne permettant pas de creuser profondément, on avait dû construire les cagnas dans cette partie du bois, presque au niveau du sol. Simples tôles cintrées recouvertes de sacs de terre, notre abri ressemblait à un immense transatlantique échoué sur une grève et que le flot aurait recouvert de sable. Sa solidité n'était pas considérable. Il faisait bon s'y blottir quand même, alors que venait la nuit et que grondait le canon. Son ombre y était sans mystère et sans peine la pensée s'en allait vers un logis plus doux, où veillaient des êtres chers qui pensaient à vous. Après une journée de rude labeur, le repos y était goûté, et malgré le bruit du canon, le sommeil facile. Avant de s'endormir sur un peu de paille, la prière montait naturellement aux lèvres, et, dans la nuit, dans cette «cagna» qui nous gardait ensevelis à la façon des morts, quand la terre tremblait, on demandait à Dieu de nous protéger contre tout mal. Oui, cette « cagna», Protégez-la, Seigneur ; elle a de quoi vous plaire, étant plus humble encore que n'était le foyer où vous avez vécu quand vous étiez sur terre. Peut-être, à son aspect, vous vous rappelleriez L'étable qui vous vit naitre aux douleurs humaines.

         Cette prière, je la fis plus ardente quand, le dimanche suivant, je célébrai le sacrifice de la Messe dans une des sapes. Il n'était pas possible de la dire en plein air. Les obus éclataient si près, et nous étions en vue des observatoires du plateau de Californie ! La chapelle de Notre-Dame de Beaumarais qui, aux temps idylliques du bois, servait d'église à une partie de sa population, criblée aujourd'hui par la mitraille, n'était plus habitable. La Vierge était toujours sur son autel et, à ses pieds, on pouvait lire encore cette naïve poésie ;

Soldat ! quand, l'œil au guet, tu regardes Craonne,
Pense à ceux qui sont morts en chassant l'étranger.
Et calme, sois confiant, si bientôt l'heure sonne,
Où tu devras marcher pour aller les venger .

Mais si dans les combats la halle meurtrière
Nous étend sur le sol, Vierge, alors apparais !
Et demande à ton Fils d'exaucer la prière
De ceux qui sont tombés au bois de Beaumarais.

       Une nuit, vers deux heures, des lueurs soudaines de grosse artillerie, pareilles à ces éclairs de chaleur qui chatoient dans les nuages en été, illuminent le bois. Le bombardement, qui jamais ne cessait, redouble d'intensité. Notre navire tremble et s'agite, laissant passer par ses fissures un sable fin qui couvre les visages des dormeurs et tombe dans les yeux entr'ouverts de ceux que ce tapage fou effraie un peu.

       Au petit jour, une formidable détonation retentit. La voûte de fer tremble si fort que je crois un instant qu'elle va s'ébranler pour nous écraser tous. Notre « cagna » entre dans une danse macabre. Les lumières s'éteignent. Une seconde détonation, puis une troisième, puis d'autres et d'autres encore... Nos portes sont arrachées. Nous sommes projetés les uns contre les autres. Une fumée noire, âcre, nous prend à la gorge. Une véritable pluie de feu s'abat sur nous, perlant de gouttes lumineuses les sacs à terre, les vêtements des hommes, qui, quittant leurs abris, viennent comme d'instinct se réfugier auprès de leurs chefs. C'est notre dépôt de munitions et d'artifices qui saute et le feu gagne les caisses de grenades incendiaires et asphyxiantes. Dans cette nuit qui tout à coup s'abat sur nous, des fusées éclairantes jettent sur cette scène de désolation l'ironique sourire des soirs de fêtes. A l'intérieur de nos abris, qu'éclairent maintenant les lueurs sinistres de l'incendie, pas d'affolement, mais le calme le plus absolu. Comme un officier sur son bateau qui sombre, l'officier chargé du troisième bureau, le capitaine de Gaujac, s'accroche au téléphone et renseigne minute par minute les états-majors voisins que notre sort inquiète. Et, dans ce silence tragique, sa voix tremblante jette ces mots simples : « Nous sommes tous, toujours vivants. » C'est comme le refrain de la chanson de mort qu'à deux pas de nous chantent les obus. Le capitaine Cumin, chargé du matériel, assiste, ému, a la ruine de ses approvisionnements. Son émotion trahit la grandeur de ses pertes. Organiser le sauvetage comme elle fit dans la Somme, au ravin de la Pestilence, avec une superbe crânerie, était ici chose impossible. Le lieutenant de Saint-Genest, avec un mépris serein du danger, s'en va reconnaître la situation. Il revient, et arrachant son masque contre les gaz, il nous annonce qu'il faut quitter, sans perdre un seul instant, notre poste. Une formidable explosion est imminente. Au milieu du dépôt en feu, il y a des centaines de nos plus gros crapouillots, de ces monstrueuses bêtes ailées aussi terribles au repos que redoutables à l'ennemi. Le colonel Payard, qui, cette nuit même, dans un bastion fameux, avait déjà essuyé le feu des mitrailleuses et des batteries allemandes, continue de donner des ordres avec son imperturbable sang-froid. Un instant, sa pensée et la mienne s'étaient rencontrées. Devais-je donner une suprême absolution à tous ceux que la mort enveloppait déjà comme dans un linceul ? Rester là, c'était sacrifier inutilement des vies humaines. Il donne alors l'ordre de gagner le large. « En bon ordre et sans affolement, » telle fut la consigne donnée par le chef.

       A travers les ténèbres plus épaisses que celles d'Egypte, nous gagnons, sous le violent bombardement, un coin du bois situé à environ trois cents mètres du lieu de la catastrophe. Il manque des chasseurs à l'appel. Que sont-ils devenus ? Sans hésiter, quelques-uns d'entre nous retournent inspecter les « cagnas ». Les abris étaient effondrés et, aux appels, personne ne répondait. Nos chasseurs, débrouillards et courageux, au lieu de rester blottis dans leurs trous, s'étaient résolument réfugiés dans des tranchées voisines.

       Suprême ironie, sur le lieu du sinistre flottaient gaîment, au souffle des obus, des drapeaux tricolores. C'étaient des fusées-drapeaux qui devaient, dans la pensée des organisateurs de l'offensive d'avril, annoncer la marche triomphale de notre division à travers les lignes ennemies. Nos trois couleurs couvraient l'héroïsme silencieux et presque naturel de nos hommes. La mille et unième nuit des contes de fées et des romanciers n'avait certainement jamais été aussi émouvante que la mille et unième nuit de la guerre dans ce bois tragique. La Vierge de Beaumarais avait été projetée par l'explosion hors des ruines de sa pauvre chapelle. Elle fut relevée intacte par un chasseur qui, avec quelques planches à demi-consumées, lui fit un petit autel qu'il orna de fleurs. Pauvres petites fleurs blanches, elles étaient tachées de rouille.

       Elles avaient été elles aussi victimes des grenades. Nous avions passé par l'eau en venant à Beaumarais, nous devions passer par les flammes avant d'en repartir. Trouverions-nous, après, le lieu du repos promis par l'Ecriture ? (extrait de : Avec les Alpins, du père Vuillermet)

2)    La vaillance des brancardiers des chasseurs Alpins à Craonne le 5 juin 1917

       En pleine bataille, sur le plateau même de Craonne, me raconte l'intrépide et toujours plein d'entrain adjudant Amiel, des applaudissements frénétiques retentissent. Ce sont des chasseurs qui acclament des brancardiers du 24e  bataillon.

       Prévenue qu'il y avait des blessés près des ruines de l'église du village, une équipe sort du poste de secours, malgré un effroyable bombardement qui fait de ce carrefour un lieu vraiment infernal. L'un des brancardiers s'en va en avant pour reconnaître la situation. A son signal, les autres se précipitent. Il y a deux blessés et un seul brancard. Ils n'hésitent pas une seconde. Tandis qu'un blessé est emporté couché, un brancardier plus robuste emporte délicatement l'autre dans ses bras comme un enfant. Et ces hommes, pour ne pas faire souffrir ces blessés, s'en vont à pas lents sous la mitraille. Une rafale d'obus, et ils s'arrêtent. Puis ils se remettent en marche et s'arrêtent à nouveau.

       Finalement, couverts de débris de terre, ils arrivent au poste où le major Rodoccanachi et leurs camarades, qui les croyaient irrémédiablement voués à la mort, leur font fête. J'applaudis non-seulement ces héroïques brancardiers, mais aussi les chasseurs qui les applaudissent. Ils ont tous prouvé aujourd'hui que les plus timides d'entre eux, les plus jeunes comme les vieux briscards, peuvent devenir des héros. (extrait de : Avec les Alpins, du père Vuillermet)

3)    L’exode des blessés :

La mort du Capitaine Hubert de Castex


Photo provenant de : Creute de Rouge Maison


Au matin du 23 octobre 1917, au moment où j’inspecte une des voitures sanitaires, je reconnais le commandant Hubert de Castex. Il vient d'être grièvement blessé. Ses brancardiers, malgré le danger, sans perdre une minute, l'ont apporté au poste de secours, d'où sans retard il a été dirigé vers nous.

– Vous êtes blessé, mon commandant ?

– Oui, père, et grièvement, me répond-il.

– La Providence peut vous sauver !

– C'est vrai, j'ai une confiance très grande, vous le savez. Mais j'ai demandé qu'on me dise toute la vérité et on ne m'a pas caché que mon état était très grave. Pourvu que mon bataillon fasse bien son devoir, qu'il atteigne tous ses objectifs ! Ce sera dur, mais mes chasseurs, mes petits chasseurs, sont si braves ! Avec eux tout est possible. Mon grand sacrifice, c'est de ne pas conduire mon beau bataillon à la victoire. J'offre au bon Dieu toutes mes souffrances pour mes chasseurs.

Et après m'avoir dit qu'il a vu avant de partir le brave abbé Delrieu, l'aumônier de son bataillon, il me demande ma dernière bénédiction. – Commandant, ce n'est pas la dernière, je l'espère.

– A la garde de Dieu, père. Si vous le pouvez venez me revoir. J'en serai si heureux !

       C'est de la douleur plein le cœur que je regardai s'éloigner cette voiture d'ambulance qui emportait ce brave entre les braves.

       Pourrait-on le sauver ? Ce n'était guère probable. Son état d'extrême faiblesse ne lui permettait pas de supporter le choc de l'opération, ni de réagir contre le mal. Tous les soins de la médecine et toutes les interventions de la chirurgie furent inutiles. Maurice Hubert de Castex s'éteignit doucement  vers minuit. Toute la journée, dominant d'atroces souffrances et s'oubliant lui-même, sa pensée s'en allait de Dieu, qu'il invoquait, à ceux qu'il laissait, sa femme et ses enfants, et à son bataillon. Que de fois, au cours de ces longues heures d'agonie, il a demandé des nouvelles de ses chasseurs, de ses officiers, les nommant chacun par leur nom. Il s'inquiétait de la marche en avant. La pensée dominante de cet être de devoir était de savoir si on avait bien atteint tous les objectifs. Jusque dans la mort, il voulait être pour ses hommes un chef. Malgré ses allures de grand seigneur, ses intransigeances de soldat, il avait su se faire aimer. Si la division le regrette comme un des chefs les plus estimés, ses chasseurs le pleurent comme on pleure un père très aimé. C'est un peu de la gloire de ce beau bataillon dont il avait si noblement incarné toutes les fiertés qui disparaît avec lui. Beaucoup de blessés ne s'arrêteront pas à Ailly. Leurs pansements, soigneusement faits, et leurs fiches précises indiquent qu'ils ont passé par un autre poste de secours de la division.

L’infirmerie dans  la carrière de rouge Maison à Vailly[2]

       Le service de santé, sous la direction intelligente et active du médecin-major Gaisset, dans un esprit d'initiative qui est tout à son honneur, a organisé dans de vastes creutes, où, hier encore, s'appuyaient nos premières lignes, une installation ultra-moderne pour recevoir les blessés, leur donner les premiers soins et les garder plusieurs heures, si l'évacuation, par suite de bombardements trop intenses, devenait impossible, ou même dangereuse. Nos brancardiers divisionnaires ont longtemps travaillé à l'aménagement de ces salles souterraines. La lumière ruisselle au pays des ombres. Dans ce rendez-vous de la souffrance percera un rayon de joie. On a voulu orner ces grottes, et sur les tentures blanches, qui en tapissent les parois, le cor de chasse traditionnel prouvera aux nombreux et importants visiteurs, stupéfaits qu'on ait pu mener à bien, en un tel lieu, une semblable organisation, que pour les chasseurs alpins, il n'y a rien d'impossible. Les blessés trouveront dans ces abris solides, où la canonnade si proche paraît si lointaine, la sécurité ardemment désirée par tous ceux qui sortent de la fournaise du champ de bataille. Ils veulent âprement sauver le peu de vie qu'ils ont dérobé à la mort. Dans ce lieu de repos ils trouveront le réconfort moral dont leur âme boule versée a tant besoin, le réconfort physique  après lequel aspire leur corps fatigué, dévoré par la fièvre.

       Le groupe des brancardiers a détaché là son aumônier divisionnaire, un médecin aide-major et un pharmacien. Tous, aidés d'un personnel d'élite, s'emploient, des jours et des nuits, à remplir consciencieusement leur sainte besogne. Ils seront vraiment la chose des blessés. Aucune besogne ne leur répugnera, aucune plainte ne les laissera insensibles. Autant de fois qu'ils l'appelleront, l'abbé Mosseler se penchera vers eux, et dans des paroles douces comme des caresses, cet Alsacien de si rude aspect versera le baume des divines consolations sur ces âmes endolories et sur ces pauvres cœurs meurtris. Pour charmer la longueur de l'attente, sans se fatiguer, il passera de brancard en brancard, de rang en rang, allumant ici une cigarette, versant là un verre d'un vin généreux.

       « Vous êtes bon comme une maman, » lui dira un jeune blessé que déjà la mort guette et qui, dans cette suprême angoisse, appelle en vain celle qui lui a donné la vie et qu'il invoque pour conjurer la mort. Au contact de cette soutane qui le frôlait si doucement, aux soins délicats dont ce prêtre l'entourait, ce pauvre enfant instinctivement avait pensé à celle dont le seul souvenir lui faisait du bien au cœur.

       Le très jeune médecin aide-major Fialip, dont l'activité trépidante est partout, le pharmacien Carteret, dont le calme dévouement, joint à un sens pratique très avisé, pourvoit à tout, se multiplient. La nuit succède au jour et le jour à la nuit, et dans cette grotte où sans cesse entrent les épaves du combat, la charité sans ambition qui soulage et qui console est toujours en éveil, toujours en travail. Ce qui émeut, c'est le calme impressionnant de tous ces hommes grièvement touchés. Les cris, les plaintes sont rares, les boutades plaisantes nombreuses.

       – Tu auras du pinard quand tu auras passé sous le couteau, dit un loustic à son camarade qui réclamait un second verre.

       En effet, au fond de la grotte, dans une salle parfaitement aménagée, une équipe chirurgicale fonctionne sous la direction des docteurs Garrigues et Macary. Beaucoup de nos blessés, que seule une intervention chirurgicale peut sauver, doivent la vie à ces deux praticiens dont le zèle égale la compétence. Les mots héroïques fusent naturellement. C'est comme la respiration des âmes en ces sublimes journées. Les combattants n'y font pas attention. Ceux qui se dévouent à eux les recueillent avec émotion, et, longtemps encore, certains mots entendus dans les creutes  d'Harneret , retentiront dans leurs âmes.

       Le docteur Ernst, médecin-chef du 27e bataillon, blessé à la cuisse, est aussitôt transporté dans les grottes par ses brancardiers.

       – Eh bien ! docteur, c'est la bonne blessure, lui dit l'aumônier, en allant au-devant de lui.

       – Oui, répond-il, avec un bon sourire.

       Tandis qu'il cause gentiment, un blessé dit à ses camarades, en parlant du docteur: « Ça, c'est un crâne. On l'a toujours vu en avant. Il peut porter sa Légion d'honneur. Il ne l'a pas volée. »

On amène le capitaine Geillon, commandant la compagnie de mitrailleuses du 24e bataillon. Blessé une première fois, un éclat d'obus est venu lui fracasser la mâchoire, alors qu'il se rendait au poste de secours.  On l'entoure et comme on lui demandait s'il souffrait, il fit de la main un geste négatif. Ce fils de la fière Comté voulait jusque dans la plus atroce souffrance donner à ses chasseurs l'exemple de l'endurance. Quelques jours après, quand on apprendra que cet homme loyal, rude et bon, est mort, ce sera dans tout son bataillon un véritable deuil.

       – Les Boches ne m'ont pas eu, c'est le bon Dieu qui m'aura I dit un sapeur du génie, quelques minutes avant de mourir.

       Et les blessés arrivent toujours. Les brancardiers déposent à terre avec précaution un chasseur du 24e bataillon. Immobile sur un brancard rouge de sang, il attend patiemment qu'on s'occupe de lui. Il appelle l'aumônier qui passe.

       – Vous avez bien reçu mes messes ? lui dit-il.

Et comme l'abbé Mosseler hésitait un peu à répondre,

       – C'est moi qui, avant-hier, en montant à l'assaut, vous ai envoyé vingt francs pour que vous disiez des messes pour mes camarades qui tomberaient. Puis, il se recueille et, dans un suprême effort, il ajoute :

       – Vous en direz bien une pour moi, n'est-ce pas ?

       Quelques instants après, on conduisait le cadavre de cet enfant dans la chapelle mortuaire. Profitant d'un moment d'accalmie, l'aumônier qui, après avoir prodigué ses soins et son ministère aux vivants, voulait donner aux morts l'aumône d'une dernière prière, s'en allait vers cette partie de la carrière, qu'on avait aménagée en chapelle funéraire. C'est la nuit noire. Une odeur âcre vous saisit à la gorge. Les morts sont alignés. L'abbé se penche. Projetant la lumière blanche de sa lampe sur tous ces visages livides, il les éclaire un à un. Pour s'approcher des derniers, il enjambe un brancard. Tout à coup, un bras s'accroche à sa soutane. Il regarde, croyant qu'il a dérangé un mort. C'est une main qui se crispe.

       – C'est vous, Monsieur l'aumônier ? dit un chasseur dont les yeux s'entr'ouvrent péniblement.

        Oui, petit.

        Eh bien, où suis-je ?

       – Vous êtes à l'abri ici. Des brancardiers vont vous transporter pour qu'on puisse refaire votre pansement. C'est votre tour.

       Des infirmiers, prévenus par l'aumônier, viennent chercher celui que, par inadvertance, on avait déjà rangé parmi les morts. Quelques minutes après, grâce aux bienfaisants effets d'un brancard chauffant, l'hôte temporaire de la morgue avait retrouvé toute sa gaîté. (extrait de : Avec les Alpins, du père Vuillermet)

4)    Les litanies de la Gloire : Ultime hommage aux brancardiers

       Les combattants hésitent moins à se lancer dans la fournaise, quand ils savent que, derrière les vagues d'assaut, des brancardiers sont là, prêts à leur porter promptement secours. De plus, quand ils vont relever en pleine bataille les blessés, ne connaissent-ils pas tous les risques des combattants ? Tandis que d'autres, dont la mission n'est pas urgente, se blottissent dans les trous d'obus pour laisser passer la rafale, eux s'en vont, de leur pas lent, portant à travers les pistes coupées par les tirs de barrage un blessé, débris sacré du combat. Sa vie est souvent entre leurs mains. Le temps presse. Le blessé se vide comme une futaille en perce et le froid le gagne. Une intervention rapide des médecins et des chirurgiens peut le sauver. Rien ne les arrête. Le sentiment aigu du devoir parle plus haut que le désir cependant bien naturel de la conservation personnelle. Et toujours, sans s'arrêter, durant des journées entières, on les voit qui parcourent les mêmes chemins dangereux. Si le brassard de la Croix-Rouge ne les protège pas contre la haine du guetteur qui les regarde et les ajuste derrière ses créneaux, il ne les garantit pas de la mitraille aveugle. Beaucoup s'en iront dans les cimetières compléter les rangées de tombes où dorment ceux que, quelques heures auparavant, ils y  avaient amenés eux-mêmes. On vient annoncer au poste de secours du 6e bataillon qu'un blessé est étendu à quelques centaines de mètres et qu'il réclame du secours. On croit que c'est un soldat allemand. Qu'importe ! C'est un blessé; il faut aller le chercher. Le brancardier Amédée Manen est désigné. A ce moment là, les tirs de l'artillerie ennemie redoublent d'intensité, faisant un barrage formidable à peu de distance du poste. Sortir, c'est aller à une mort presque certaine. Beaucoup auraient hésité. Avec une simplicité qui trouvait son inspiration dans des sentiments de foi profonde, Manen répond : « J'y vais. »

       – Que la Providence vous garde, lui dit l'aumônier, en lui serrant la main.

       – Que la volonté de Dieu soit faite, répond le brancardier.

       Cinquante mètres plus loin, et le sacrifice suprême de ce héros, qui ne voulait revenir de la guerre que pour fonder un foyer chrétien, était consommé. La fiancée qui l'attendait là-bas peut, dans sa douleur, être fière de celui qu'elle avait choisi. Ils étaient dignes l'un de l'autre. Elle n'ignorait rien de ce qui faisait l'âme de son Amédée. Ne lui avait-il pas dit, un jour, que, bien qu'il l'aimât passionnément, il l'abandonnerait, la tristesse plein le cœur, mais il l'abandonnerait s'il apprenait que ses idées sur la famille chrétienne et nombreuse avaient changé ?

       La nuit, tandis que la bataille ralentit en premières lignes, et que les combattants se reposent un peu, les brancardiers continuent leur besogne, mais combien plus terrible dans les ténèbres !

       Ils s'en vont par équipes de quatre. C'est le silence lugubre que seuls viennent rompre les sifflements sinistres des balles de mitrailleuses balayant le terrain, les éclatements d'obus qui, comme le cri des sentinelles aux avant-postes, indiquent qu'on veille de l'autre côté, De temps à autre, on entend une exclamation un bruit d'une chute. C'est un brancardier qui vient de tomber au fond d'un entonnoir. Pendant que l'un barbote dans un trou rempli d'une eau bourbeuse, les autres, que la même aventure attend l'instant d'après, rient comme des enfants. Comment trouver les blessés dans cette immense obscurité ? Des fusées éclairantes qui déchirent la nuit de leur lueur rapide achèvent de jeter le trouble et l'hésitation sur la marche. Elles empêchent de s'accoutumer à l'obscurité. Quand les ténèbres retombent, il semble que le sol se dérobe. Impossible de faire usage de sa lampe électrique. La consigne est formelle. Cette lumière les ferait repérer et attirerait sur le petit groupe les tirs de l'ennemi.  Quelques blessés crient :

A moi ! Au secours !

Maman ! j'ai soif !

       D'où viennent ces voix si étouffées, si lointaines, qu'elles semblent sortir des profondeurs de la terre ? D'autres, épuisés, se taisent. Ils dorment, ou bien la mort, achevant son œuvre, les étreint à la gorge. Les râles sont à peine perceptibles.

       Où sont-ils tous ? Il faut s'en aller à tâtons, fouillant de la main les trous d'obus. Voici un corps : Est-ce un mort ? Est-ce un vivant ?

C'est un blessé ; le moindre mouvement lui arrache des cris. Ses membres sont brisés. Le salut est cependant dans le silence. Doucement caressé par des mains qui le prennent avec délicatesse, à toutes les questions, il se contente de répondre en soupirant :

       - Que je souffre ; vous me faites mal ; merci quand même d'être venus ; emportez-moi vite.

       Parfois, oubliant ses propres douleurs, le blessé indique que tout près de lui il y a un autre blessé.

- Il ne se plaint plus, allez voir, il est peut-être mort.

       La marche des brancardiers reprend. Quel calvaire pour le blessé ! Quelle fatigue pour ceux qui le portent ! Il faut éviter les trous sur un terrain où les trous se touchent. Enfin, après avoir mis des heures à parcourir quelques centaines de mètres, on arrive au poste de secours. Tandis que le blessé est confié aux infirmiers, les brancardiers replient leurs brancards et s' en vont à la recherche d'un autre blessé.

       Au soir d'une avance triomphante, le terrain nouvellement conquis présente une animation extraordinaire. C'est le travail d'organisation qui se poursuit activement. Ce sont les corvées de ravitaillement en vivres et en munitions qui circulent, s'égarent, et, après des heures de marche en tous sens, se retrouvent, exténuées, à leur  point de départ. Des hommes, que la fatigue terrasse, dorment  le long des pistes.

       Une nuit, les brancardiers poursuivaient leur besogne de relève des blessés, quand ils rencontrent un homme étendu au fond d'un trou d'obus. On l'appelle. Il ne répond pas. On s'approche. Il respire, et, par intervalles, sa respiration est  bruyante. Deux brancardiers essaient de le soulever. Il est si lourd qu'ils doivent appeler du renfort. On l'installe avec peine sur le brancard. Au moment où les brancardiers s'apprêtent à partir, il se lève comme mu par un ressort et s’enfuit, en poussant un cri effroyable. C'était un territorial qui, esquivant une corvée, s'était blotti dans un coin et qui, le froid et le « pinard » aidant, s'était endormi. Les brancardiers, vite remis de leur premier mouvement de surprise, s'en vont porter à d'autres qui les accueilleront mieux les secours de leur charité.

       Quand on parle de la mission du brancardier relevant les blessés au péril de sa vie, on l'appelle sainte. Comment pourra-t-on qualifier celle de ce même brancardier qui s'en va pendant la nuit ramasser sur le champ de bataille les cadavres des combattants, tombés parfois depuis plusieurs jours ] Elle est héroïque. Je ne sais pas si un  homme peut remporter sur lui-même une plus belle victoire. Pour soutenir son courage, il n'a pas l'excitation du combat, pas de cris, pas de clairons, pas de drapeau déployé. Il est seul, sans témoin. Il n'aura pas de merci de ceux qu'il portera sur son dos; ils sont muets à tout jamais. Pour vaincre l'horreur instinctive qu'il y a à toucher des cadavres en putréfaction, il faut faire appel à sa conscience ; il faut, dans le silence de cette nuit effroyable, entendre la voix de cette conscience qui parle plus haut que la nature, et  qui, au nom de tous ces frères d'armes dont on ramasse, dans des mains tremblantes, les restes sacrés, chante : merci.

       Il s'en va en rampant, ne faisant qu'un avec le sol où se mêlent la boue, le sang et des débris de chair. La moindre silhouette se profilant sur le ciel attirerait des balles. Il tâtonne. Tout à coup sa main touche quelque chose de ..... (mot censuré) A ce contact;  ….. (mot censuré), l'homme le plus maître de sa sensibilité se révolte. Dès qu'on remue ces chairs en putréfaction, les odeurs horribles qui sommeillaient, s'éveillent. Ces cadavres, dont les effets sont imbibés d'eau et collés à la terre, sont difficiles à manier ………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………… ……………………………………………………………………………………………………………. (lignes censurées)

Faisant alors un suprême effort pour vaincre une invincible répugnance, on saisit dans ses bras cette masse……… (mot censuré)

       C’est la vie et la mort qui s'embrassent. Sans souci du danger, on court comme un fou, pour se débarrasser plus vite de ce fardeau. Et quand on l'a déposé, on retourne là-bas, en aspirant à pleins poumons les bouffées d'air pur, chercher un autre cadavre.

       Anges miséricordieux des champs de batailles, donnez à ces cadavres grimaçants, aux postures ignobles, la position allongée qui leur permettra d'attendre dignement le jour glorieux où ils se lèveront pour les récompenses éternelles. Le ciel vous regarde avec joie, quand il vous voit rétablir l'harmonie divine détruite par la malice des hommes, et la France qui pourra, sans être obligée de se détourner d'horreur, venir regarder  ses défenseurs, vous bénit. Après avoir fait un dernier pèlerinage au cimetière où nous laissons tant de nos braves, nous quittons Vailly. Une courte étape dans le petit village de Vasseny et nous irons, sous d'autres cieux, jouir d'un peu de repos. (extrait de : Avec les Alpins, du père Vuillermet)

 

Source

1)       F.- A. Vuillermet, Avec les Alpins, troisième édition, Paris, P. Lethielleux. Libraire - Editeur

2)       Adolphe Thery, Le Père F.-A. Vuillermet des Frères Prêcheurs, P. Letheilleux, éditeur, 1929

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Au 110ème, la tradition orale que j'ai recueillie toute fraîche, dit M. Henry Bordeaux, dans la préface de Mon régiment, célèbre les cieux aumôniers qui se succédèrent dans la mort. L'un était sergent-major, l'autre brancardier; ils ne remplissaient que par surcroît l'office d'aumôniers. Le brancardier, l'abbé Antheunès, professeur au collège de Dunkerque, fut tué le 15 avril, veille de l'assaut, dans l'accomplissement même de son devoir de prêtre. C'était un saint qui ne vivait que pour secourir les blessés, assister les mourants, ensevelir les morts. Dans la bataille de la Somme, on le voyait partir tout seul, après les actions, sans aucun soucis des obus et des balles, avec une pioche et des croix de bois dans les bras. Il allait recueillir les cadavres et bénir la terre qui les recevrait. Le régiment n'a pas laissé un seul mort à l'air, le brancardier Antheunès ne l'eût pas permis. Habituellement il ne fumait pas. Quand ça chauffait, il allumait une cigarette afin d'avoir l'occasion d'offrir son paquet plus naturellement. C'était un homme qui songeait aux plus petites choses comme aux plus grandes. Il avait été cité au corps d'armée, mais il ne travaillait pas dans les citations. Donc, le matin du I5 avril, comme les artilleries écrasaient le sol, il apprit qu'un agent de liaison venait d'être tué près du poste de commandement du colonel. Il se mit aussi tôt en marche avec une croix de bois, rendit les derniers devoirs au mort, et, comme il tenait la croix des deux mains pour la planter en terre, un obus éclata près de lui et le tua sans délier l'étreinte des doigts sur la croix.



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