Monsieur Pelabon, fondateur d’un
village Belge… sur la Tamise
En guise d’introduction
Sonnet on the Belgian Expatriation
(sonnet sur l’expatriation belge)
I dreamt that people from the
Land of Chimes
Arrived one autumn morning with
their bells,
To hoist them on the towers and
citadels
Of my own country, that the
musical rhymes
Rung by them into space at
measured times
Amid the market’s daily stir and
stress,
And the night’s empty starlit
silentness,
Might solace souls of this
kindred climes.
Then I awoke : and lo,
before me stood
The visioned ones, but pale and
full of fear ;
From Bruges they came, and
Antwerp, and Ostend,
No carillons in their train.
Vicissitude
Had left these tinkling to the
invaders’ear,
And ravaged street, and
smouldering gable-end
Thomas Hardy
Cet article est dédié à John
Beauval.
Monsieur Pelabon crée un village belge sur la Tamise
Monsieur Charles Pelabon.
Dans
les premiers mois de la guerre, des milliers de belges réfugiés ou
soldats blessés trouvèrent un asile chaleureux en Angleterre. Parmi ceux-ci beaucoup essayèrent de se
rendre utiles à la cause des Alliés comme un certain Charles Pelabon, ingénieur des Mines, qui au moment de la
déclaration de guerre dirigeait comme administrateur - délégué, la Société
Franco-belge de Construction d’Outillage à Air Comprimé
située à Ruysbroeck-lez-Bruxelles. A la déclaration de la guerre, Monsieur
Pelabon et ses ouvriers s’étaient mis à
la disposition du Gouvernement belge et avaient
trouvé un premier asile derrière la ceinture de forts d’Anvers à Merksem
dans l’usine de la Société Nationale des Tubes sans Soudures.
Monsieur Pelabon et son personnel ne
cessèrent le travail que le 7 octobre 14 pour rejoindre au plus vite
l’Angleterre et cela la veille de l’entrée des Allemands à Anvers. Charles
Pelabon trouva rapidement à Teddington sur la Tamise un simple hangar vide et trois semaines
après avoir traversé le Channel, l’usine démarrait et produisait ses premiers
obus de 75. Très vite, il fallut
agrandir l’usine et on se mit à rechercher un établissement de plus vaste
dimension et le choix de Pelabon se porta
sur un « rinking » inachevé à Richmond, toujours sur les bords
de la Tamise. Des
travaux d’aménagements furent rapidement effectués .Dès la fin de décembre
1914, on y installait les premières machines et en février 1915, lorsque M .de
Broqueville, Ministre de la
Guerre visita la nouvelle usine, une division y était déjà en
pleine production. En mai 1915, on put faire une première livraison de 10.000
obus et bientôt au premier hall, on ajouta un second puis un troisième,
quatrième et cinquième et rapidement l’usine belge prit la forme d’un véritable
arsenal. Les riverains de la
Tamise suivirent évidemment avec attention la construction de
cette usine non sans quelques
appréhensions et il y eut quelques murmures : quoi, une usine à Richmond,
ville de saison, de plaisir, presqu’une ville d’eaux ! Profanation !
Les
craintes s’estompèrent rapidement car
le fondateur de l’usine prouva qu’une
fabrique n’était pas nécessairement un assemblage de murs noirs avec de
vilaines cheminées crachant une fumée malodorante. L’usine fut en effet conçue
pour être la plus propre possible (on dirait aujourd’hui écologique) et par des
dispositifs très ingénieux Monsieur Pelabon « ravalait » ses propres
fumées. L’aspect extérieur des bâtiments était de surcroît élégant : les
bâtiments ne manquaient pas de style et vus du fleuve, ils n’avaient, avec des
tons vifs de leurs briques rouges et blanches, rien de maussade. A l’intérieur
des établissements, régnait une grande
propreté et nulle part, on ne percevait odeurs désagréables. En bref, Monsieur
Pelabon avait conçu un établissement véritablement moderne dans lequel les
commissions d’hygiène les plus difficiles n’auraient trouvé rien à redire ! Le problème de la main d’œuvre ne se posait
pas car Monsieur Pelabon employait les
réfugiés belges qui avaient pu rejoindre l’Angleterre. Restait évidemment à les
loger mais par un heureux hasard, Richmond et Twickenham comptaient de
nombreuses maisons vides à louer. Il y avait une explication à ce phénomène :
la bourgeoisie anglaise qui représentait
la majorité de la population de ces deux villes, profitant de l’aubaine des
premières automobiles, commençait à cette époque à déserter de plus en plus la banlieue londonienne pour s’installer en pleine campagne. Aussi, on eût dit que ces
deux villes s’étaient exprès mises en état d’accueillir les six mille belges
qui allaient dépendre de Monsieur Pelabon. D’après un relevé officiel, il y
avait au début de la guerre à Richmond seul, 572 maisons à louer. Fin de décembre
1915, ce nombre se trouvait réduit à 182.
Cette grande profusion de logements disponibles fit que l’on trouva
rapidement à Richmond et à Twickenham des rues entières qui ne sont habitées
que par des Belges, où l’on n’entend parler que le français, le wallon ou le
flamand. Vivant sans être à charge de personne dans des villas à l’aspect riant, la population
belge de Richmond se trouva très
favorisée ! Le personnel ouvrier spécialisé ne dépassait pas 15% de la
main-d’œuvre totale et tout le reste du
personnel était composé de réfugiés de toutes les classes sociales et parmi eux
beaucoup aussi appartenaient avant la guerre aux professions dites
libérales. Une des particularités de
l’usine était donc d’employer des
travailleurs issus de toutes les classes sociales. Une autre fut d’employer
les femmes à grande échelle. Pour la plupart des femmes belges c’était
la première fois qu’elles mettaient les pieds dans une usine et les
« munitionettes » belges au nombre considérable ( 700 !)
entraînèrent l’admiration de tous. Quant
aux ouvriers spécialisés, on en manqua toujours mais grâce au concours d’agents
habiles et courageux on arriva à amener en Angleterre un certain nombre de
métallurgistes wallons du pays de Liège qui avaient accepter de traverser la frontière
électrifiée entre la Belgique
et la Hollande
au péril de leurs vies.
Le
personnel de l’usine fut particulièrement honoré par la venue dans leurs
installations de la musique de la Garde Républicaine en octobre 1916 et en novembre
par celle des Grenadiers Belges qui toutes les deux se firent vivement
applaudir par les ouvriers mais aussi par la population de Richmond ! Ces
deux visites donnèrent lieu à de touchantes manifestations patriotiques :
l’armée du travail pouvant fraterniser avec l’armée de l’Yser !
Les travailleurs belges de Richmond devant l’usine Pelabon.(Musée royal de l’Armée, Bruxelles)
Les
Belges de Richmond étaient parfois bruyants et beaucoup moins discrets que les
Anglais car ils aimaient s’attrouper sur les trottoirs, discuter à haute
voix en gesticulant et parfois en criant. En outre, ils n’avaient qu’un
respect mitigé du repos dominical et aux yeux des Anglais ils possédaient la vilaine habitude de chiquer ou plus
vilaine, encore de cracher ailleurs que dans leurs mouchoirs. Les femmes se
permettaient de sortir « en cheveux » chose que les Anglaises
considéraient comme infiniment « shocking ». Les Belges eux, se
contentaient de trouver comique
l’habitude des Anglaises de ne jamais se montrer au delà du seuil de leur
porte, et quel que soit d’ailleurs le travail auquel elles se livraient, sans
avoir un chapeau sur la tête.
L’invasion
pacifique mais bruyante des belges eut des retombées économiques intéressantes
pour les commerces anglais. Peut-être ceux-ci ont-ils vus avec moins de plaisir
l’éclosion et la multiplication de boutiques belges. Epiciers, bouchers et charcutiers belges
s’installèrent un peu partout et
permirent aux réfugiés de revivre comme avant. Le « rollmops »
national et le « kip-kap » bruxellois, la tête pressée, la tête de
veau en tortue, le pâté de foie et le filet d’Anvers s’étalaient appétissantes à de nombreuses vitrines. Le
bon jambon d’Ardenne était malheureusement absent, par contre le saucisson
d’Ardenne s’affichait partout grâce à
son importation …d’Amérique. Une boucherie chevaline était aussi venue scandaliser les Anglais qui n’admettaient pas le cheval au nombre des bêtes de
boucherie…Les pâtisseries belges par contre attirèrent rapidement une nombreuse
clientèle anglaise malgré les
restrictions en sucre, farine et
œufs qui
limitèrent leur succès ! En tout cas, les « doreïes » et les
pâtés tentaient le passant un peu
partout et nos pâtissiers belges imitaient avec perfection les « maids of
honour », spécialité pâtissière de Richmond depuis trois siècles qui
attiraient le tout Londres en belle saison à Richmond. Même deux restaurants « frites-moules »
furent ouverts et nombre d’Anglais vinrent y goûter notre plat national malgré
la peur bien établie chez eux que les petits filaments bruns ou noirs qui
constituent un des organes de la moule pouvaient être de redoutables poisons ! Enfin, les Belges ouvrirent aussi des magasins
de tabac dans lesquels on pouvait trouver les cigares « Albert » ou
« Vieil Anvers », les « Cigarettes Nationales », les
« Liégeoises » etc..
Les
Belges rebaptisèrent à leur usage le nom des rues et des marchands.
L’épicier s’appelle « Chez Delhaize », il y a la « rue de la Poule » et le bar du
coin n’est plus un bar, c’est le café du gros Joseph. Le frites-moules est à
l’enseigne du « Maillet », chère aux Liégeois.
Les
Belges entreprirent donc de refaire une petite Belgique là où ils se trouvaient
sans trop se soucier de l’opinion des autochtones dont certains les trouvent
étranges parce qu’ils ne respectent pas le « tea-time » sacré, qu’ils
se promènent le dimanche au lieu de se reposer, qu’ils font fi de toute
« respectability », qu’ils sont peu « gentlemanly », qu’ils
sont souvent « noisy », voir « troublesome »…
Justin
Wallon, d’où
provient l’essentiel de mes renseignements sur Charles Pelabon et son
entreprise, a bien résumé la perplexité
des Anglais devant certaines scènes de
la vie des Belges: « Je me souviens de l’étonnement des flâneurs de
Richmond lorsqu’ils voyaient , au printemps dernier, passe dans les rues les
premières communiantes belges, si bizarrement engoncées dans leurs robes
blanches, si drôlement coiffées de couronnes de fleurs d’oranger et
accompagnées de leurs familles endimanchées. Ce rappel, imprévu sur les bords
de la Tamise,
d’une des plus jolies et plus naïves coutumes de notre pays, a certainement ému
le cœur de tous les Belges. Il n’a pas moins frappé les anglais, qui
s’efforçaient de pénétrer la signification d’un spectacle qui nous rappelle
tant de souvenirs. Ils s’informaient, ne comprenaient guère ce qu’on essayait
de leur expliquer et s’en allaient, sans doute en se disant qu’il y a tout de
même quelque chose de vrai dans l’idée qu’ils avaient des Belges avant de les
avoir vus, peut-être d’un peu trop près ».
Les
espions allemands en Angleterre furent aussi impressionnés par les réfugiés
belges. Louis Piérard en 1917 écrit avoir trouvé dans un journal allemand le
« Lokal Anzeiger » cette surprenante conclusion d’un article consacré
aux Belges en Angleterre :
Et
voici les conclusions du « Lokal Anzeiger » :
« Un
subtile observateur a résumé les observations des Anglais contre les Belges
dans les phrases concises suivante :
Ils
ont des manières impossibles.
Ils
mangent avec le couteau et se nettoient les dents à table.
Ils
ne se gênent pas en société de ladies et même à table, pour se nettoyer les
cheveux et la barbe avec des brosses et des peignes de poche.
Ils
ne sont pas à rassasier et grommellent contre la cuisine anglaise.
Ils
ont la coutume d’acheter chez le marchand du saucisson et du fromage et de les
déguster dans le papier au moyen de leur couteau de poche, opération pour
laquelle chaque endroit leur convient, le salon de leur boarding-house ou un
compartiment de chemin de fer.
Ils
abandonnent les habitations qu’ils ont habitées gratuitement dans un état
épouvantable, lorsqu’ils déménagent. Souvent des objets manquent.
Leurs
femmes qui possèdent souvent des toilettes coûteuses, et des bijoux précieux,
ont coutume de les échanger contre des vêtements pauvres pour mendier de
l’argent aux comités de secours anglais.
En
rue ils suivent les dames anglaises de façon impudente.
Ils
portent des bottines jaunes avec leur morning-coat.
Dans
la conversation ils sont trop bruyants et s’aident des mains et des pieds.
Ils
sont ingrats.
Un
médecin londonien a très bien connu et résumé d’une façon encore plus concise
son opinion sur les Belges, et probablement a exprimé par là le sentiment de la
majorité des Anglais : « Seulement parce qu’ils nous ont mis les
Belges sur le dos, les Allemands méritent d’être vaincus ».
Cette
petite anecdote n’a de propos que de vous amuser et de vous faire replonger
dans l’esprit d’une époque, mais finalement, connaissant le caractère belge, il
n’est pas impossible que de temps en temps les Belges aient pu être à la
longue « encombrants » pour
certains ! Profitons de l’occasion ici pour remercier encore une fois
l’Angleterre de nous avoir hébergés en si grand nombre pendant de si longs mois
et cela, sans aucune hésitation… Quelques chiffres nous rappellent la réalité de l’hospitalité anglaise :
entre le 20 septembre et le 24 octobre 1914, 35.OOO réfugiés belges
débarquèrent à Folkestone. Le flux des réfugiés continua, par après, à être
alimenté par les Belges qui avaient trouvé un premier refuge en Hollande. En
1915, on comptait autour de 210.000
réfugiés Belges en Angleterre ! Après cette date, un certain nombre de
réfugiés rejoignirent la France
et leur nombre se stabilisa autour des
150.000 et cela jusqu’à la fin de la
guerre.
Voici
à ce propos, deux témoignages émouvants
qui concernent l’arrivée des
soldats blessés et des réfugiés en octobre 14. La première est le témoignage de
la nurse Bellamy du détachement dit « Voluntary Aid »
14
octobre
Mon
favori parmi les blessés belges fait très peu de progrès. Il ne semble pas y
mettre de la bonne volonté. Je ne crois pas qu’il désir se guérir. Il est
tellement persuadé qu’il ne reverra plus sa femme et ses petits enfants. Il
refuse d’être consolé. Je voudrais tant pouvoir comprendre tout ce qu’il dit,
mais il est Wallon et ne sait que très peu le français.
15
octobre
Aujourd’hui
nous avons mis son lit près de la fenêtre pour qu’il puisse regarder les
enfants sortir de l’école. Ils grimpent par la grille pour l’entrevoir un
instant, et leur sourit, mais si tristement ! Ce spectacle me fend le
cœur.
16
octobre
Cela
a mieux marché aujourd’hui avec mon pauvre Wallon blessé. Je sais maintenant
que sa femme et ses 5 enfants étaient à Liège ; - c’est pourquoi il est
tellement persuadé qu’il ne les reverra plus. Quand j’essaie de le consoler, il
me regarde avec une expression de désespoir complet, et de ses mains faibles et
amaigries il fait des gestes pour indiquer les horreurs qu’il a vues - les
femmes assassinées, les enfants mutilés : « j’ai vu,
madame ! » dit-il, « j’ai vu ! »
17
octobre
Grande
surexcitation à Ladrock aujourd’hui. Cinq cents réfugiés belges sont arrivés de
bonne heure ce matin et nous autres du V. A. D.
espèrent qu’il y aura parmi eux quelques gens qui savent un peu
d’anglais ou de flamand ou de wallon de façon à pouvoir servir d’interprètes
entre nous et nos blessés.
18
octobre
Mon pauvre wallon blessé a passé la matinée à
regarder les enfants à travers les fenêtres, et je les ai regardés quelques
temps avec lui.
Une
chère petiote a couru lui offrir quelques fleurs qu’elle tenait serrée dans sa
petite main si sale, et elle les a tendues au bout de son bras malade qu’elle
pouvait apercevoir à travers la fenêtre. La vue des fleurs et de l’enfant a
semblé le ragaillardir. Il a souri et j’ai ouvert la fenêtre pour prendre les
fleurs à la petite fille. L’air d’automne était doux et embaumé, et lorsque
j’eus ouvert la fenêtre, je me suis tenue de côté pour permettre à mon blessé
de voir la rue tout à son aise et d’avoir un souffle d’air frais. Je le
regardais promener ses regards douloureux et désespérés sur la rue, lorsque
tout à coup il changea d’expression. Avant que j’aie pu l’en empêcher, il
s’était à demi levé de son lit, en étendant les bras ; il avait poussé un
grand cri et était retombé inerte sur son oreiller. La sœur courut à mon
secours et je la laissai le soigner un moment, pendant que, poussé par une
impulsion étrange,- je me penchais par la fenêtre pour regarder dans la rue. Une
petite foule triste d’hommes et de femmes, et d’enfants erraient à l’aventure
sur le trottoir, ouvrant de grands yeux étonnés sur cette petite rue de
province, type des rues d’une ville anglaise provinciale. Une femme plus jeune,
et à l’air plus misérable que les
autres, avait quatre petits enfants
cramponnés à ses jupes, et dans ses bras elle portait un petit bébé enveloppé
d’un châle déguenillé. Ce fut chez moi
instinct, intuition, inspiration, - tout ce qu’il vous plaira de
l’appeler ; toujours est-il que je perdis toute notion d’ordre et de
règlement, je quittai mon poste, m’élançai dans la rue et, au grand étonnement
et ébahissement de la pauvre femme, je la saisis par la main et la forçai à me
suivre dans l’hôpital V.A.D., et je la
fis descendre dans notre sous-sol.
Personne ne dit un mot, car, en ce moment, la même intuition ou
inspiration était venue à nous tous : du moins à tous ceux qui regardaient
alors le pauvre soldat wallon. La femme poussa un grand cri et courut vers
lui ; les enfants le suivirent à qui mieux mieux. Mon favori parmi les
blessés belges vient de quitter l’hôpital pour aller dans une infirmerie, dans
le voisinage. Sa femme et ses enfants resteront à Ladrock pendant ce temps. Il
s’est remis si promptement, et elle est une si brave femme ! Les enfants
sont des amours, et il en est si fier.
Le
deuxième témoignage assez cocasse est
raconté par Louis Piérard:
Octobre 14 : des jours durant, des
trains débarquent à Victoria, à Charing Cross, des milliers de réfugiés, flamants
pour la plupart, qui ont fui l’invasion, les villes et les villages en Flammes,
les sévices et les avanies. Les voici sur le pavé de Londres, désemparés,
hagards, avec des airs de bêtes traquées. Mais la bonté anglaise fait des
merveilles et se dépense sas compter, avec un élan que ne vient pas toujours
corriger une observation suffisante de la psychologie et de la condition
sociale des secourus. On offre des châteaux en Ecosse, de somptueux cottages à
de braves poissonnières .Des gens de la campagne, des petits rentiers amoureux
de leurs aises, vont devoir se mettre en smoking tous les soirs.
Qui
n’a pas son réfugié ? A la sortie des gares, les Anglais, nobles lords ou
bourgeois qui ont l’air de sortir d’un roman de Dickens, attendent et emmènent chez
eux de force, pour les installer, des familles qu’ils choisissent dans le flot
des réfugiés . Un clergyman expansif prend par le bras un homme timide, en
casquette, que suit une femme en cheveux, jeune encore : « Come along
Madam ? » .Ils résistent un peu, mais le clergyman les entraîne et
les poussent dans un taxi où il pénètre à leur suite, le visage épanoui de
bonheur.
L’homme
et la femme, un peu gênés, souriant à leur protecteur, échangent quelques mots
en flamand, la seule langue qu’ils connaissent. Le pasteur se fait entendre
d’eux par une mimique éloquente. Les voici à Saint John’sWood. La maison est
charmante, tapissée de vigne vierge. Le clergyman mène les deux réfugiés à la
chambre qui leur est réservée, vaste, claire, aux lits, aux fauteuils moelleux.
Mais ils s’arrêtent sur le seuil et refusent d’entrer. Le maître de la maison
croit qu’ils résistent par politesse, ou timidité, parce qu’ils trouvent la
maison trop belle pour eux. Il les pousse à l’intérieur avec des mots pleins de
cordialité. C’est en vain qu’il essaie de comprendre la femme qui, maintenant,
parle avec vivacité. Après le dîner, quand le clergyman ramène les deux belges,
à leur porte, même scène. Madame l’étourdit à nouveau de paroles, cependant que
Monsieur rit discrètement. Que diable peut-elle bine réclamer ? De guerre
lasse, le clergyman navré ferme la porte sur ses deux hôtes, après leur avoir
souhaité une bonne nuit. Il se propose d’aller à la recherche d’un interprète.
Le lendemain, à la table du breakfast, le bon pasteur, ravi, trouve ses deux
Belges souriants et calmés. Voici venir l’interprète, un autre Flamand logé
dans le voisinage. Il interroge ses compatriotes à la demande du
clergyman :
-
Are they all right ? Ont-ils besoin de quelque chose ?
Non,
vraiment ? Mais que voulaient-ils hier soir et pourquoi donc Madame
parlait-elle avec vivacité ?
La
jeune femme répond, d’abord un peu gênée, puis souriante. L’homme détourne la
tête. Un rire fou s’empara de l’interprète.
-
Well ? Interroge le clergyman intrigué.
-
Oh ! Tout est bien, dit l’interprète. Maintenant ils sont très contents.
Mais voilà : hier, quand vous les avez pris à Charing Cross, ils n’étaient
pas ensemble, ils ne s’étaient même jamais adressé la parole…Ces gens ne se
connaissaient pas !
Mais
revenons encore une fois à notre colonie
de Richmond. La Petite
Belgique sur les bords de la Tamise se manifestait aussi
par une vie sociale intense. On comptait une petite dizaine de sociétés dont la
principale était le club philanthropique des usines Pelabon au sein de laquelle
les Belges cotisaient pour venir en aide au ravitaillement de la Belgique occupée, à
l’aide de nos prisonniers en Allemagne, à l’entretien des soldats en congé
etc.. Deux autres sociétés importantes furent la chorale qui réunissait 80
membres et la philharmonie qui se firent entendre à plusieurs reprises à
Londres et à Richmond et notamment à une fête organisée au London Hippodrome au
bénéfice de la Noël
du soldat belge. Impossible aussi de ne pas citer, outre de nombreuses sociétés
de sport, les sociétés dramatiques wallonne et flamande ! Trois écoles soutenues par le bon Monsieur
Pelabon s’occupèrent de l’éducation de 650 enfants. Enfin la jeunesse disposait
d’une troupe scoute qui animait fréquemment
la ville lorsqu’elle jouait ou
défilait sur le
« common » de Richmond,
en arborant fièrement nos
couleurs nationales.
Se souvient-on aujourd’hui à Richmond des
Belges qui y vécurent pendant la Grande Guerre…Rien n’est moins sûr ! Mais
tout bien réfléchi, il doit bien encore avoir une ou l’autre famille de
Richmond dont l’ascendance comprend un
Belge de l’entreprise Pelabon …
Elisabethville à Birtley
Une rue d’Elisabethville. (Imperial War museum, London)
La
colonie belge de Richmond ne fut pas un
cas unique en Angleterre. Deux autres entreprises occupèrent de nombreux belges
à savoir à Letchworth « Kryn and Lahy » et la « Nationale Projectile
Factory » créée en 1916 à Birtley. Cette dernière usine occupait
essentiellement des soldats belges rendus inaptes. Mais comme de nombreux
inaptes furent rejoints par leurs familles, un village entier fut créé de toute
pièce près de l’usine. Cette agglomération de bois compta jusqu’à 7000 habitants et fut appelée
« Elisabethville ». Voici
comment Willy Breton
décrivit ce village belge :
Dès
l’origine, le programme imposé à l’usine comportait une production hebdomadaire
voisine de 15.000 obus, d’un calibre variant entre 5 et 8 pouces, ce qui
correspond à peu près aux dimensions de 13 à 21 cm. Rapidement atteinte,
cette production n’a pas tardé à être très largement dépassée. C’est à dire,
qu’ici encore, le personnel d’ingénieurs et d’ouvriers belges a su se monter
pleinement à hauteur de la tâche qui lui a été confiée. Une véritable colonie
ouvrière belge s’est ainsi fondée en Angleterre, pour le plus grand profit de
nos alliés, prompts à apprécier, d’ailleurs, les services que leur rendent nos
travailleurs habiles. Un village, qui porte le nom évocateur d’Elisabethville
et semble être une parcelle de notre patrie, a été créé dans le voisinage
immédiat de l’usine. Ses rues, ses places, ses avenues portent des noms
empruntés à notre épopée militaire, à nos villes et villages martyrisés par
l’envahisseur, aux grandes figures de cette guerre, aux vaillantes nations
unies pour la défense du droit et de l’honneur contre la force et la félonie.
Il comprend 500 habitations pour les ouvriers mariés, chaque ménage disposant
de son « home » qu’il entretient et embellit à sa guise ; de
vastes baraquements pour célibataires ; deux immenses réfectoires ou
« dining halls » pouvant contenir chacun 2.000 convives ; des
écoles où les enfants de nos travailleurs reçoivent une instruction conforme
aux programmes d’enseignement en vigueur en Belgique ; une église
catholique ; un vaste marché à l’usage de nos ménagères ; un poste de
gendarmerie belge, enfin, chargé d’assurer la police et le maintien de l’ordre
dans cette cité plus importante que bien des agglomérations rurales de nos
provinces. Toutes les installations sont non seulement confortablement
aménagées, mais avenantes et coquettes, avec cet aspect de la propreté qui
caractérise notre peuple, même le plus humble. Quand nous aurons dit que le
village est éclairé à l’électricité, qu’une canalisation d’eau chaude assure le
chauffage des baraquements, que ceux-ci sont pourvus de lavabos, de salles de bains et d’installations
hygiéniques modernes, on se rendra compte des soins dont le gouvernement
britannique a désiré que fût entourée la population ouvrière belge mise à sa
disposition pour un fructueux travail de guerre.
En
conclusion, nous voudrions rendre hommage à nos ouvriers et ouvrières
munitionnaires qui furent en Angleterre et en France des soldats de l’ombre.
Leur travail ne fut pas toujours sans risque et certains y laissèrent la vie
comme dans la catastrophe de Graville-Sainte-Honorine
La catastrophe de Graville-Sainte-Honorine
Monument élevé au cimetière du Havre à la mémoire des victimes de l’explosion du 11 décembre 1915. (Tiré de « Les établissements d’artillerie belges pendant la guerre » 1917 du Cdt Willy Breton)
Les
ateliers de fabrications de munitions
belges situés tout près du Havre
(Graville-Sainte-Honorine) subirent une
terrible catastrophe.
Le
samedi 11 décembre 1915, une explosion formidable faisait trembler toute la
ville du Havre. La secousse fut telle que, de l’autre côté de la Seine, à Honfleur, les
vitres volaient en éclats. A Saint Adresse, pourtant protégée par la colline,
on avait entendu les d »eux détonations. Aussitôt on y apprenait par
téléphone que la poudrerie de la pyrotechnie avait sauté. Quelle
consternation ! A tous les malheurs qui nous avaient frappés venait encore
s’ajouter celui-là, comme si le destin, acharné contre nous, eût voulu que rien
ne nous fût épargné ! L’accident s’était produit à 9h 40. A ce moment, les ouvriers
du service de nuit venaient de quitter les baraquements. Il y restait cent et
cinq travailleurs sous les ordres du commandant Stevens et du sous-lieutenant
Jacqmin. L’explosion avait été terrible. Pas un de ceux qui se trouvaient dans
la poudrerie n’eut la vie sauve. A l’emplacement de l’usine on ne voyait plus
qu’un trou profond de dix mètres et des débris humains, horriblement
déchiquetés, tout autour. Le pavillon dans lequel travaillait le commandant
avait été soulevé par la force de l’air et projeté avec ses occupants à une
cinquantaine de mètres. On retrouva le directeur, la poitrine défoncée, les
membres à peu près arrachés du tronc. A plusieurs kilomètres de là, des
toitures avaient été arrachées, des palissades renversées ; on eût dit
qu’un cyclone avait passé sur la contrée. Dans le’ préau du lycée du Havre,
transformé en chapelle ardente, cent et un cercueils furent rangés devant
l’autel, enveloppés dans les drapeaux tricolores des deux nations sœurs. Le 18,
à 9 heures du matin, on les plaça sur des prolonges d’artillerie ornées de
drapeaux et de feuillages. Puis après les paroles liturgiques et la
bénédiction, les fourgons se dirigèrent en cortège funèbre et triomphal vers
l’église Notre-Dame qu’ils entourèrent. La catastrophe de
Graville-Sainte-Honorine, si douloureuse qu’elle fût, ne retarda en rien le
ravitaillement de notre armée. Le lendemain, notre service des poudres se
remettait à fonctionner et l’on étudiait le moyen de l’installer ailleurs, dans
de meilleures conditions ; les parties endommagées des autres ateliers
étaient réparées sans que le travail eût dû être interrompu. Dans d’autres endroits, des hangars sortaient de terre et
poussaient à vue d’œil. En quelques semaines des champs de friche se couvraient
de cités industrielles. Le génie de la Belgique éprouvée se manifestait d’une façon qui
inspirait l’admiration la plus grande à ceux qui en étaient les témoins éblouis.
Un
monument à la mémoire des victimes de l’explosion fut élevé dans le cimetière
du Havre. On pouvait y lire les noms des 105 victimes. Peut-être ce monument
existe encore ?
Dr
Loodts P.