Médecins de la Grande Guerre

Soeur Cléophas (Julienne Christiaens) au service des Poilus en France.

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Soeur Cléophas (Julienne Christiaens) au service des Poilus en France.

point  [article]
Mère Marie Cléophas à 30 ans. (Tiré du livre « Dans la Paix, Vie de Sœur Marie-Cléophas ») 

La famille de Sœur Cléophas. (Tiré du livre « Dans la Paix, Vie de Sœur Marie-Cléophas ») 

Maison-Mère des Sœurs Blanches à Saint Charles en Algérie. (Tiré du livre « Dans la Paix, Vie de Sœur Marie-Cléophas ») 

La chapelle de la Maison-Mère. (Tiré du livre « Dans la Paix, Vie de Sœur Marie-Cléophas ») 

Oasis de Biskra. Sœur Cléophas, bergère à ses heures. (Tiré du livre « Dans la Paix, Vie de Sœur Marie-Cléophas ») 

Ambulance coloniale à Nogent sur Marne. (Tiré du livre « Dans la Paix, Vie de Sœur Marie-Cléophas ») 

Salle Edith Cavell de l’ambulance Château de Rochefort en Yvelines. (Tiré du livre « Dans la Paix, Vie de Sœur Marie-Cléophas ») 

Le cimetière de Tongres où repose Mère Marie Cléophas. (Un grand merci à Monsieur Steven Vandewal l'archiviste de la ville de Tongres)

Au cimetière de Tongres, chapelle sous laquelle repose Sœur Cléophas. (Photo F. De Look)

L’autel de la chapelle. (Photo F. De Look)

L’autel en plus gros plan. (Photo F. De Look)

Les plaques commémoratives de Sœur Cléophas, de son papa Mathieu et de sa maman Maria Péters. (Photo F. De Look)

La plaque concernant Mère Cléophas. (Photo F. De Look)

Julienne Christiaens, Sœur Cléophas :

une religieuse belge au service des Poilus de France.

 

 

 

Julienne Christiaens naquit à Tongres, le 2 avril 1890. Elle fut placée lors de son baptême sous le patronage de Sainte Julienne du Mont-Cornillon. Julienne deviendra  l’aînée de 16 enfants ! Parmi eux, deux  moururent en bas-âge, deux garçons  s’engagèrent aux missions d’Afrique chez les Pères Blancs et cinq filles entrèrent au couvent !  Le père de cette famille très chrétienne était Mathieu Christiaens qui exerça la profession d’ingénieur-architecte et mit  chaque fois qu’il le pouvait, ses talents bénévolement au service de  la construction ou à la restauration d’églises. Il se dévoua aussi en étant pendant de longues années, président du bureau de bienfaisance de sa ville de Tongres. En 1890, il se maria avec Maria Péters issue d’une famille qui avait longtemps tenu la  ferme-abbaye de Saint-Laurent à Glons, dans la vallée du Geer. Le  père de Marie avait été le dernier à exercer ce travail de fermier mais  suite à l’augmentation du prix du fermage, il se vit contraint de quitter ce métier et il s’établit à Tongres comme commerçant de toiles.


La famille de Sœur Cléophas. (Tiré du livre « Dans la Paix, Vie de Sœur Marie-Cléophas ») 

 Julienne fit sa première communion  en 1901 et déjà à cette époque, elle rêva de devenir religieuse. En 1904, elle rentra au pensionnat de Velm qui faisait partie de l’école tenue par les Soeurs de la Charité. Elle y resta jusqu’en août 1906, date à laquelle elle rejoignit le foyer familial pour y seconder sa maman ! Malgré la présence à la maison de deux servantes, il y avait matière à dévouement dans une si grande famille !  La nuit elle prenait auprès d’elle deux ou trois des plus petits afin que sa mère puisse se reposer ; puis tout le long du jour elle était attentive à ses frères et sœurs auprès desquels elle acquit très vite un grand ascendant en les encourageant à l’étude et en veillant à leurs loisirs ! « Survenait-il un différend, raconte une de ses sœurs, elle arrivait toujours à faire céder les plus entêtés par des raisonnements comme ceux-ci « Celui qui aime le bon Dieu lâchera la premier ! ». Outre ses activités domestiques, Julienne parvint à suivre une formation  pour devenir infirmière et à  passer devant le jury de la Commission Médicale les épreuves pour obtenir  son certificat d’infirmière. Le 15 octobre 1910, Julienne fit ses adieux aux siens et  rentra au Postulat des Missionnaires Notre-Dame d’Afrique qui se trouvait à Herent près de Louvain. Monsieur Christiaens éprouva une peine profonde à la pensée du départ de son aînée mais il ne s’opposa pas à la vocation missionnaire de sa chère Julienne. Le postulat fut une épreuve pour Julienne qui était plus une intellectuelle qu’une manuelle et qui se montra « assez lente au travail ». Ses  rêveries lui valurent reproches et humiliations dans un ordre religieux qui n’était pas spécialement  voué à la contemplation !  Ce ne fut que très lentement que ses consoeurs s’aperçurent de ses grandes qualités intérieures cachées derrière un abord extrêmement  réservé et un manque de dextérité au travail manuel. Le Père aumônier du postulat écrivit en 1912 à Madame Christiaens : « On lui a permis de lire le « Château de l’âme »  de Sainte Thérèse, et elle a reconnu que Dieu lui a fait en substance les mêmes grâces qu’à cette sainte, en particulier celle du mariage spirituel qui constitue le plus haut degré d’oraison. ». Julienne connut non seulement des souffrances morales lors de son séjour à Herent mais aussi des souffrances physiques puisqu’elle s’anémia et maigrit considérablement alors qu’elle était déjà d’une constitution mince et élancée !  Néanmoins, malgré la tentative de madame Christiaens de la reprendre à la maison, Julienne s’obstina dans sa vocation et fut acceptée comme novice. Le 21 mars 1911, Julienne rejoignit Marseille et avec 17 compagnes venues de France, de Belgique et de Hollande s’embarqua pour Alger afin de rejoindre la propriété des sœurs Missionnaires N.D. d’Afrique à Saint Charles de Kouba. Le site était réputé pour être magnifique : le monastère dominait un groupe imposant de bâtiments à flanc de coteaux et à l’arrière-plan se dressaient  les derniers contreforts du Djurjura aux sommets étincelants de neige durant les mois d’hiver.  C’est dans ce cadre que Julienne  passa son noviciat. Le premier mai, elle reçut l’habit blanc des filles de Notre-Dame et échangea son nom contre celui de Sœur Marie-Cléophas (en souvenir de la sainte femme, épouse de Cléophas que l’évangile signale au pied de la croix du Sauveur). La novice, Sœur Cléophas va alors subir différentes formations en vue de faire ses vœux définitifs et de devenir une Sœur Professe. Son parcours au noviciat fut malheureusement marqué par la maladie: à la fin de juillet 1912, elle dut s’aliter suite à une atteinte pulmonaire. Il fut alors question de la renvoyer en Europe mais subitement la fièvre disparut et on lui permit d’entamer sa convalescence sur place. L’auscultation subie fin septembre n’était  pas encore normale mais on l’autorisa néanmoins, à sa grande joie, de prononcer ses vœux définitifs le 27 octobre 1912.  Julienne, Sœur Cléophas fut ensuite désignée pour travailler à Biskra. La mission de Biskra avait été fondée par le cardinal Lavigerie. Ce cardinal rêvait d’installer là les « Frères Armés du Désert », société de religieux militaires qu’il rêvait de mettre au service de la lutte anti-esclavagiste. Finalement cet ordre ne fut pas créé mais des ébauches du projet subsista un l’hôpital de 150 lits remis à la disposition des Soeurs Blanches. A l’hôpital s’était alors adjoint un dispensaire, un ouvroir de tissage et une école. Entre le service du dispensaire et le soin des malades dans les salles, Sœur Cléophas fut chargée du  bureau des inscriptions des malades. En outre, la supérieure de l’hôpital se souvenant de la santé fragile de Sœur Cléophas lui avait donné un travail complémentaire  « en plein air » consistant à garder les moutons dans la propriété ! Malgré les aménagements prévus dans son travail, Sœur Cléophas restera de santé très fragile et le mal à son genou droit dont elle avait souffert dans sa jeunesse reprit subitement. La jeune Sœur fut alors contrainte de retourner à la Maison-Mère de Saint-Paul avant que les grandes chaleurs ne viennent accabler Biskra. Là, Sœur Cléophas fut  employée comme aide-secrétaire. En octobre 1912, à sa grande surprise et à sa joie, elle fut  renvoyée comme infirmière à l’hôpital de Biskra. Une longue lettre à son frère donne une petite idée de son travail : J’aide la sœur de la salle des hommes une aimable hollandaise qui s’y connaît au soin des malades. Veux-tu faire le tour avec moi ? Le matin, tant que le soleil ne paraît pas encore, les malades restent au lit, mais bientôt après le repas de 9h., ils vont se chauffer aux rayons bienfaisants dans la palmeraie mise à leur disposition ; la veille de sa mort, un arabe voudra encore qu’on le porte au soleil. (…). Suit alors une longue description du quartier des blessés et de la salle « des vilaines plaies ». Sœur Cléophas termine alors sa lettre par  Allah ibarerek fik ! Que Dieu te bénisse. Ikether kleirrek ! Qu’il augmente ton bien, qu’Il ne te fasse aucun mal !

 Le cataclysme de 1914 allait rompre l’apostolat de Sœur Cléophas en Algérie. Elle fut envoyée en France pour servir à l’hôpital militaire de Nogent s/Marne puis à l’hôpital de Rochefort-en-Yvelines. Le lecteur trouvera ci-après la retranscription des deux chapitres du livre racontant la vie de Sœur Marie-Cléophas (« Dans la Paix, Vie de Sœur Marie-Cléophas », par une religieuse de sa congrégation, Procure des Sœurs Blanches, 23, Rosier, Anvers, 1937)  et qui concernent son travail au service des blessés de la Grande Guerre.

Que devint Sœur Cléophas après la première guerre mondiale ?  Elle passa avec succès l’examen d’infirmière major le 24 janvier 1919 puis en février 1919 elle fut autorisée à séjourner dans sa famille à Tongres. Le 16 mars, elle retourna à Rochefort où elle apprit sa désignation pour l’ambulance de Lyon qui, se préparant à fermer, réclamait un personnel compétant pour rédiger les inventaires et trier le matériel. Le 15 mai 1919, son aventure française se termina et les infirmières-missionnaires reprirent le chemin de l’Algérie. A peine arrivée à la maison de Saint Charles, Sœur Cléophas fut atteinte par une bronchite qui l’a força au repos. Un mois plus tard, la Révérende Mère la désigna pour rentrer en Belgique et devenir responsable des postulantes de Hérent. Sœur Cléophas devenait ainsi  Mère Cléophas !  Le 30 juillet, elle prit officiellement en charge sa petite communauté qui  comprenait cinq sœurs professes chargées de l’aider ainsi que 16 postulantes à former. Mère Cléophas dirigea ses postulantes avec beaucoup de douceur. Elle écrivit d’ailleurs à une de ses sœurs : « je ne crois pas que ce soit conforme à l’esprit évangélique de rudoyer les âmes. Moi, je voudrais être le bon Pasteur pour les postulantes et le bon Pasteur donne sa vie pour ses brebis et ne les traite pas avec rudesse »


Mère Marie Cléophas à 30 ans. (Tiré du livre « Dans la Paix, Vie de Sœur Marie-Cléophas ») 

Ce fut vers cette époque qu’on lui demanda de rédiger un texte sur ses propres expériences  spirituelles. Mère Cléophas répugna à faire ce travail mais obéit. Ce beau paragraphe issu de son texte nous fait découvrir son caractère mystique:

 « Mais je n’ai encore rien dit encore de ce qui me semble le plus important : cette respiration incessante en Dieu. L’âme respire Dieu, elle s’exhale en Lui. L’âme aspire Dieu et Dieu aspire l’âme…et cette respiration est à l’unisson de la respiration des poumons ! De sorte que c’est vrai à la lettre qu’à chaque respiration de mon corps je fais un acte d’amour (...). Je pense que cette respiration, aspiration que l’on remarque autant de fois qu’on y prête attention pendant les occupations et continuellement dès que l’esprit est au repos, que cette respiration interrompue n’est pas seulement un état, une habitude mais habituellement un acte, acte méritoire d’une grande sublimité dans son admirable simplicité »

Mère Cléophas aurait pu se laisser aller à sa nature contemplative. Quand on lit sa biographie on est cependant frappé par la volonté dont elle fit preuve afin de ne pas céder complètement à sa nature contemplative en s’efforçant de consacrer temps et travail aux malades et à sa communauté.

Mère Cléophas fut certainement déçue de devoir abandonner ses postulantes en octobre 21 car ce travail répondait à ses aspirations. On l’avait alors désignée comme nouvelle  responsable de la Procure. Ce service consistait essentiellement à faire connaître l’ordre missionnaire des Sœurs Blanches au dehors. Cela exigeait de sortir beaucoup du couvent : il fallait préparer réunions, expositions, publications !  L’hiver 1921-1922 fut en grande partie consacré à des tournées de propagande : Bruxelles, Anvers, Liège, les Flandres virent passer Mère Cléophas pour encourager les œuvres des sœurs missionnaires. Dans une lettre à une religieuse, elle expliqua une nouvelle fois comment elle perçoit le travail par rapport à la contemplation.

«  Vous devez vous extérioriser, vous donner davantage aux âmes. Votre union à Dieu est assez solide, il faut réagir contre l’aimantation. Dieu veut avoir besoin de vous pour faire du bien aux autres et Il veut que les autres deviennent pour vous une occasion de vous unir à ses divines perfections (…) »            

   

Est-ce l’important travail de représentation à l’extérieur qui épuisa Mère Cléophas dont la santé pulmonaire avait par ailleurs toujours été fragile ?  Au printemps 1922, après une mauvaise grippe, un examen bactériologique révéla que le poumon droit était profondément atteint par la tuberculose. On envisagea le transfert de Mère Cléophas au sanatorium de l’ordre qui se trouvait en Algérie mais celui-ci fut remis de mois en mois. L’hiver s’écoula dans un état d’amélioration relative mais Mère Cléophas savait ses jours comptés. Quelques mois plus tard, le 7 octobre 1923, elle s’éteignit avec à son chevet sa chère maman. Mère Cléophas avait 33 ans et huit mois. Julienne Christiaens fut ensevelie après treize années de vie religieuse dans sa ville natale de Tongres.

Dr Loodts, janvier 2006

 

 

Relation de quatre ans de service passés par

Sœur Cléophas dans les hôpitaux de France au service des Poilus.[1]

 

 

 

   La guerre éclatait en août 1914. Elle devait bouleverser toutes les institutions, depuis la famille jusqu’aux gouvernement des nations. Les sociétés religieuses eurent leur part des perturbations générales et, jusque dans les missions lointaines, on sentit le contrecoup d’une désorganisation imprévue.

   On sait le rôle que jouèrent au front ou dans les ambulances tant de prêtres et de religieux arrachés aux contrées païennes qu’ils évangélisaient. La Société des Pères Blancs donna sa large part de dévouement à la Patrie et, de leur côté, les Sœurs Blanches ne restèrent pas inactives.

   Tandis qu’à la Maison-Mère s’organisait le Rosaire perpétuel, puis l’adoration du Très Saint-Sacrement tous les dimanches afin d’attirer la miséricorde de Dieu sur l’Europe ensanglantée, la charité des sœurs missionnaires trouva l’occasion de s’exercer de divers côtés.

   Les sœurs diplômées de la Croix Rouge s’offrir pour le service des blessés et une cinquantaine d’entre elles furent bientôt employées dans les hôpitaux de France.

   Les Religieuses des maisons de Belgique, de Hollande et d’Allemagne, prodiguèrent, elles aussi, leurs soins aux victimes de la guerre. A Tunis, elles se dépensèrent près des blessés des Dardanelles.

   Le départ des missionnaires pour les régions équatoriales furent suspendus, mais nombres de sœurs, dans ces postes éloignés, furent appelées auprès des malades et des blessés militaires puisque, hélas, le sang coula aussi dans les colonies des nations belligérantes.

   La plupart des maisons de l’Afrique du Nord continuèrent, comme par le passé, leurs œuvres auprès des indigènes, et même, en certains endroits, sur une plus grande échelle.

   La supérieure de l’Hôpital Lavigerie à Biskra, avait été constituée Présidente d’un Comité de Secours organisé par les dames de la ville, pour distribuer des vivres aux familles que la mobilisation mettait dans la nécessité, en les privant d’un chef ou d’un gagne-pain. Dans ces heures douloureuses, toutes les bonnes volontés, toutes les générosités s’alliaient pour tâcher de diminuer la rigueur du fléau soudainement déchaîné sur le monde : - «  La foi se réveille et la charité fraternelle s’épanouit… », écrivait Sœur Cléophas.

   Cette dernière avait espéré un moment que l’administration leur enverrait des blessés et qu’elle aurait la consolation de se dévouer aussi auprès des héros du droit et de la justice. Mais ce ne fut qu’en 1916 que Biskra vit des soldats de la guerre et devint une sorte de camp d’instruction pour les Sénégalais appelés sous les armes des profondeurs de leurs régions sahariennes. Les autorités militaires demandèrent alors quelques religieuses pour le service de l’hôpital où les fiévreux et les éclopés ne manquaient pas parmi ces pauvres nègres.


   Une communauté de Sœurs Blanches fut affectée à ce nouveau poste ; mais, à cette date, Sœur Cléophas n’était plus à Biskra.

   La Providence lui réservait un autre champ d’apostolat ; en attendant d’y être appelée, elle continua, modeste et effacée, ses offices habituels.

   L’emploi du bureau qui lui était toujours dévolu, lui occasionnait de fréquents démarches à la mairie pour des formalités que les hostilités compliquaient : la Sœur qui l’accompagnait souvent dans ces circonstances, admira toujours l’attitude humble et conciliante avec laquelle elle se prêtait à toutes les exigences et endurait les lenteurs et les petites contrariétés, sans jamais se départir de sa patience ou de sa bonne humeur.

   Le 15 octobre, elle entrait en solitude, c'est-à-dire, qu’elle commençait sa retraite annuelle, et cette année, elle la faisait en particulier, à Biskra, ne pouvant, par suite de circonstances, suivre la retraite commune prêchée à la Maison-Mère. Nul doute qu’il ne lui déplut pas de rester au désert, seule, pendant huit jours, avec son Bien-Aimé et toute livrée à ses divins vouloirs sur la conduite de son âme : Que l’Epoux la conduisît au Thabor, ou qu’Il la laissât abîmée dans le sentiment de son néant et de son abjection, elle se laissait faire avec la même souplesse, quittant un état pour l’autre avec la plus parfaite docilité, sûre qu’elle était, de trouver dans l’un et dans l’autre, tout l’amour de Dieu pour son humble servante.

   La retraite finie, elle fut désignée par ses Supérieures pour rejoindre sans retard, l’ambulance de Marseille. De France, elle annonçait ce changement à ses parents, alors réfugiés en Hollande : - « En renouvelant mes vœux dans la chapelle de Biskra, dimanche dernier, j’étais loin de penser que je finirais la semaine à Marseille. Mon diplôme d’infirmière me vaut d’être parmi les heureuses élues pour le service de la Croix Rouge. Nous nous sommes embarquées à 8 ; 5 d’entre nous vont se joindre à nos sœurs déjà occupées dans deux hôpitaux de Marseille, les 3 autres partiront pour Vendôme.

   J’ai visité mon nouveau champ d’activité : un hôpital de 500 lits où une cinquantaine de dames de la Croix Rouge soignent des blessés. Nous sommes six Sœurs Blanches pour les aider.

   Demain matin, j’entre en fonction dans la petite salle qui m’est attribuée. J’ai entrevu quelques-uns de mes malades : l’un a l’œil emporté, l’autre l’épaule découverte, celui-ci est atteint en trois endroits, son voisin a la jambe paralysée…

   Trois aumôniers assurent le service religieux, les soldats sont bien disposés, la sainte communion est distribuée dans les salles.

   Plus tard, je vous donnerai de plus amples détails sur ma nouvelle mission. En attendant priez pour moi afin que je puisse faire un peu de bien à ces pauvres soldats. »

   Marseille ne devrait être qu’une courte étape de la vie d’infirmière qu’elle va mener pendant quatre ans ; cinq semaines après son arrivée, Sœur Cléophas fut envoyée à Nogent s/Marne.


Ambulance coloniale à Nogent sur Marne. (Tiré du livre « Dans la Paix, Vie de Sœur Marie-Cléophas ») 

   « Quelle surprise, écrit-elle le 19 décembre ! C’est de Paris que je vous envoie mes souhaits de saint et joyeux Noël ! Oui, me voici un peu plus rapprochée de vous, mais quelle infranchissable barrière d’hommes nous sépare !

   Lundi dernier, j’étais encore près de mes 25 blessés à Marseille, je venais de réchauffer la soupe pour quelques nouveaux arrivés, quand j’appris qu’un télégramme m’envoyait à Paris, ou plutôt dans la banlieue, à Nogent, pour y soigner des blessés arabes et sénégalais. Le lendemain je pris le train avec 4 autres de mes Sœurs, et nous voici installées, 7 pour le moment, dans notre nouvelle mission.

   Un Sénateur avait demandé à nos Supérieures des religieuses pour cet hôpital qui bientôt sera affecté aux indigènes de l’Afrique. – Nous sommes les premières qui répondons à cet appel.

   De jolis pavillons, perdus dans le beau parc du jardin colonial, seront aménagés pour les blessés ; l’un d’eux est déjà occupé par une trentaine d’hommes, installés dans une belle salle d’une cinquantaine de lits ; un autre sera bientôt prêt et nous attend spécialement. Ce sont des souvenirs de l’Exposition Coloniale ; même le jardin avec ses belles serres nous rappelle l’Afrique, il n’y a que le soleil qui manque.

   Nous sommes logées dans un petit palais de couvent, complètement séparé des autres locaux ; c’est une villa qui a été aménagée pour nous, il y a même une chapelle dans notre appartement, mais il y manque le Saint-Sacrement ; nous espérons pour Noël, Lui souhaiter la bienvenue chez nous, et ne plus le laisser partir. La Ste Messe sera célébrée de temps en temps ici, les autres jours nous irons à l’église de Nogent. Vous le voyez, je ne fais plus que voyager depuis 3 mois ; priez pour moi afin que je n’oublie pas trop mon Jésus au milieu de ce nouvel entourage.

   Ma santé est bonne, et malgré la peine de vous savoir dans l’épreuve, je suis heureuse. – Le Soleil est toujours dans mon cœur, dirais-je comme les Arabes de Biskra – la chaleur est passée, mais le Soleil luit toujours…

   Si vos chambres à Maëstricht ne sont pas ensoleillées, par contre je l’espère, vos cœurs sont réchauffés par le divin Soleil de Justice.

   Si j’étais près de vous, chère Maman, nous parlerions ensemble de ce Soleil de nos âmes… comme à Hérent ! En Lui nous nous retrouverons un jour.

   « En attendant, rivalisons de zèle pour sauver le plus d’âmes possibles. »

   Laissons-la décrire elle-même aussi l’emploi de ses journées d’infirmière :

   « Je suis heureuse au milieu de mes soldats. Nous sommes deux infirmières au pavillon de la Tunisie, construction en style mauresque avec coupoles et arabesques. Les croissants ne manquent pas ; les armoires même en sont enjolivées. Il y a dans cette salle une trentaine de lits presque tous occupés quelques-uns par des Français-algériens, la plupart par des Arabes tunisiens ou marocains. Ce sont de grands enfants qu’il faut savoir conduire avec bonté et fermeté, aussi vous me verriez faire de temps en temps de gros yeux et commander d’un ton énergique !

   Le matin nous arrivons à la salle au moment du réveil des malades ; il y a les températures à prendre, les cuvettes à passer pour la toilette, les impotents à débarbouiller, le café à servir, puis les lits à faire, la visite du médecin à accompagner. Les infirmiers font le lavage des salles, nous époussetons et rangeons. Le dîner sonne à 11 h. ½.

   Les tables une fois débarrassées, nous passons nous-mêmes au réfectoire et après un peu de récréation dans notre petit couvent nous faisons nos exercices de piété avant de rentrer dans les salles où on nous attend. Il y a des médicaments à donner, des piqûres à faire ou des ventouses à mettre. Il faut aussi se procurer linge, habits, objets de toilette ou autres petites choses. Les docteurs font leur tournée comme le matin et la soirée est déjà près de se terminer.

   Pas de pansements à faire ! Ils se font dans la salle spéciale où jusqu’à présent, je n’ai pas encore mis les pieds, sinon une fois pour servir d’interprète. – Ce petit train de vie peut changer encore, je ne suis que provisoirement dans ce pavillon.

   A Marseille, j’ai vu pas mal de choses… je ne crains plus rien ; la première opération à laquelle j’ai assisté fut amputation d’une jambe ; je n’ai pas été émue, moi qui avais le cœur si faible jadis… ! »

   C’était bien un petit coin d’Afrique que cette salle remplie de soldats de couleur, si heureux de trouver dans les Sœurs des infirmières capables de les comprendre dans leur langue. Sœur Cléophas avait acquis de l’arabe une connaissance suffisante pour pouvoir s’entretenir avec eux et leur servir de secrétaire à l’occasion, aussi ils recouraient à elle en toutes circonstances.

   « - Fille de ta Patrie, lui disait l’un, tu es meilleure que mon père, que ma mère ; tu iras droit au ciel, dit la formule « Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète. »

   - Cela jamais, ma religion me le défend, protestait l’infirmière.

   - Ce serait pourtant dommage que tu n’ailles pas au ciel, mais Dieu est bon et t’y fera entrer quand même, reprenait le pieu Marocain. »

   Dans une autre occasion, la conversation s’engage sur le mariage :

   « - Ma Sœur, tu n’es pas mariée ?

   - Non, et je ne me marierai pas, car Dieu me suffit.

   - Ma Sœur, ce n’est pas bien !

   - Dans votre religion peut-être, mais chez nous c’est plus parfait.

   - Cela je ne le comprend pas, s’exclame l’interlocuteur intrigué.

   - Dis-moi, reprend la Sœur, au Maroc, que deviennent les enfants qui n’ont plus de mère ? Ils courent les rues, mendient leur pain et meurent de faim ; chez nous, ce sont les Sœurs qui deviennent leurs mères et les font manger dans leurs maisons. Et les pauvres vieillards ? Lorsqu’ils ne peuvent plus travailler vous les mettez dehors pour en être débarrassés. Nous sommes les mères des vieillards. Si nous étions mariées nous n’aurions pas le temps de vous soigner, vous et tant de pauvres Arabes qui sont dans nos hôpitaux ! »

   « - Andek el hak ! Tu as raison, ma Sœur, pardon si nous avons dit que tu n’avais pas bien fait ; maintenant nous comprenons, c’est très beau. »

   Quelques moments de conversation amicale faisaient oublier à ces enfants du Désert ou de l’Atlas, l’ennui et la souffrance.

   L’administration se mettait d’accord avec les religieuses pour leur procurer les petites satisfactions compatibles avec la situation générale, telles que la facilité d’accommoder leur nourriture d’après les coutumes locales ou les observances religieuses. Une lettre de Sœur Cléophas nous les montre préparant le « méchoui » ou mouton rôti tout entier avec la tête, les pattes, les pieds et les entrailles. Un ignorant des procédés culinaires en Islam avait déjà éventré la bête pour la vider, les pauvres turcos étaient consternés. Heureusement, une Sœur qui connaissait les rites obligatoires, vint résoudre les hésitations : elle recousit le mouton qui fut jugé digne de la broche.

   Au moment du « Ramadan » (carême musulman), tous ceux qui jeûnaient étaient mis à part, dans un pavillon, pour ne pas incommoder leurs camarades. Ils ne devaient, ni boire, ni manger, avant le coucher du soleil (à moins de le faire en cachette), mais ils se rattrapaient la nuit. Chez beaucoup le respect humain qui était souvent la cause première de leur ferveur religieuse, ne tardait pas à tomber, ils revenaient alors manger et dormir avec tout le monde dans leur salle, sans plus se soucier de Mahomet ni du Coran.

   Il n’était pas rare de trouver dans ces régiments d’Afrique, des soldats porteurs d’une médaille de la Ste Vierge. Si on essayait de la leur enlever, ils protestaient énergiquement – « C’est bon ça, cela préserve contre la mort… » - C’était l’occasion alors de leur glisser quelques paroles de confiance et d’abandon à la Providence, occasion dont leur zélée infirmière profitait toujours et qui mettait un rayon de paix et de réconfort dans ces âmes enténébrées.

   Le 2 février 1915, Sœur Cléophas s’alitait avec un mal de gorge et la fièvre. Bientôt des taches rouges caractéristiques apparurent sur les mains, les bras, les jambes. – « Point de doute, disait le docteur, c’est la scarlatine ; elle ne peut rester ici, elle communiquerait son mal à d’autres, il faut l’isoler. » L’isolement n’étant pas facile à Nogent, on retint pour la malade, une cellule dans le pavillon des contagieux, à l’hôpital St Joseph, chez les Sœurs de St Vincent de Paul à Paris ; la voiture-ambulance y transporta la jeune Sœur bien roulée dans ses couvertures.

   - « C’est ainsi que j’ai vu la tour Eiffel pour la première fois, écrit-elle à ses parents ! Pour m’avoir à Lui tout seul, le bon Jésus a joué ce tour à mes Sœurs et à mes braves Turcos qui ne cessent de me réclamer. Et c’est pour toute une quarantaine ! Je me suis laissé emmener par Lui de bon cœur, joyeuse, le remerciant de ce bon temps qu’il m’accordait ; je suis très heureuse ici… »

   Y eut-il scarlatine ? En tout cas elle fut très bénigne ; après quatre ou cinq jours, les symptômes disparurent, la fièvre tomba et aucune complication ne survenant, la patiente fut bien vite au régime des convalescents, exception faite pour sa clôture qui fut maintenue très rigoureuse pendant les quarante jours. C’était donc une réelle vacance, une longue retraite que la Providence lui avait ménagée.

   La solitude et l’inaction, auraient pu sembler longues à d’autres, nous savons que Sœur Cléophas n’était jamais moins seule que quand elle était seule.

   « Les dix premiers jours, je n’ai rien fait que me réjouir dans la Seigneur, nous apprend une lettre adressée à Maestricht ; puis, j’ai eu la bonne fortune de recevoir un livre de lecture.

   Maintenant, mon avoir s’est augmenté d’une grammaire arabe et de cahiers de sorte que je passe de mes exercices spirituels à l’étude de l’arabe ; après cela, un peu de repos dans les bras du bon Dieu en rêvant du ciel, ajoutez-y les repas et le sommeil… c’est à peu près tout l’emploi de mes journées. Nos sœurs viennent me voir de temps en temps : il y a 1 h.½ de tram d’ici à Nogent, mais ma clôture est encore plus sévère que celle d’une bénédictine ; ce n’est qu’à travers une porte vitrée que l’on peut communiquer avec moi. »

   Enfin, le 16 mars, l’infirmière put rejoindre sa communauté à l’hôpital de Nogent et reprendre, au pavillon de la Tunisie, un service qui ne chômait jamais, mais qui pouvait varier. Ainsi, quelques semaines plus tard, nous trouvons Sœur Cléophas momentanément en charge de la lingerie, comme elle l’écrit à sa famille.

   « Je viens de recevoir mon changement d’emploi ; je suis depuis aujourd’hui affectée à la lingerie, au vestiaire… etc. Cela vous étonne ! Moi, si bonne couturière ! Mais il s’agit plutôt de la surveillance et de l’organisation et, avec un peu de tête, je crois que j’y arriverai.

   Le matin, le plus souvent, j’ai des clients à servir : un savon, une brosse à dents, des bretelles, des béquilles. Voici un arabe qui s’amène pour que je fasse quelques points à sa capote. Elle a deux boutons allemands, comment cela se fait-il ? Dans une reconnaissance, me raconte-t-il, il a tué trois ennemis, et comme il lui manquait deux boutons, il a profité de l’occasion et pris aussi les bretelles dont il avait besoin.

   L’après-midi, ma boutique-pagode se change en ouvroir ; les dames de la ville viennent coudre pour les soldats ; elles n’ont pas toutes, comme ma chère Maman, une préférence pour le raccommodage des chaussettes ! Moi, j’aime encore ramailler, cela me rappelle le temps où je stoppais les chaussettes de Papa avec Maman, tout en surveillant Albert sur la balançoire.

   Mais il n’y a pas que les chaussettes à raccommoder ! Il y a les paquetages des soldats qui ont grand besoin d’être vérifiés après quelques mois de campagne : les balles et les obus ont laissé leurs traces dans les capotes ! Dans deux jours, j’attends 68 de ces paquetages revenant du blanchisseur ; celui-ci vient deux fois par semaine, il faut passer en revue le linge qui rentre, compter celui qui sort, répartir dans les salles le nécessaire pour les besoins de chaque jour… etc. Voilà de quoi vous donner une petite idée de mes occupations. »

 

 

   Dans ses rapports avec les blessés et dans les différentes charges qu’elle eut à assumer, Sœur Cléophas restait telle que nous l’avons vue partout : calme et souriante malgré des surcroîts de travail ou en dépit des exigences de certains caractères parfois bien différents du sien.

   Il arriva qu’à la distribution hebdomadaire du linge, elle ne put satisfaire le goût particulier de tous les soldats. Un indigène ayant reçu une chemise rose, son voisin, furieux de devoir en accepter une blanche parce qu’il n’y avait plus de roses, se mit à faire du bruit, criant bien fort qu’il y avait injustice et préférence. Pour se venger de son mécompte, il jeta le linge sale qu’il venait de quitter au visage de la sœur. Celle-ci ne broncha pas, acceptant sans mot dire ce payement de ses services. Le médecin, témoin de la scène, fit punir le coupable et l’aurait fait passer au Conseil de guerre sans l’intervention de l’offensée qui trouva moyen d’excuser le mouvement d’humeur du pauvre turco.

   On recourait souvent à elle dans les cas difficiles ou particulièrement douloureux. Sa simplicité autant que sa douceur et son adresse, gagnaient le cœur et l’estime du patient, tandis que ses sœurs édifiées se disaient entre elles : « Il faut être une sainte pour s’y prendre avec tant de bonté et de délicatesse que Sœur Cléophas ! » Ce sont elles qui nous ont rapporté qu’à deux reprises différentes on sollicita le dévouement d’une sœur pour une situation délicate où des heurts étaient à redouter et où il fallait agir avec tant de tact et de vertu que personne n’osait se proposer. Sœur Cléophas s’offrit simplement : « Moi, ma mère, je pourrais y aller, si vous voulez. » Elle réussit, non seulement à rendre les services que l’on attendait d’elle, mais encore à gagner des esprits prévenus. Ce ne fut pas, certes, sans pousser d’abord l’abnégation personnelle à un très haut degré !

   A côté de l’infirmière, les malades trouvaient en elle une véritable mère. Pour les distraire et les encourager, surtout dans les heures grises où le « cafard » descendait sur la salle comme un voile de mélancolie, elle s’ingéniait à inventer des jeux, à raconter des histoires dans lesquelles se glissait à propos le trait moral. Malgré ses occupations, elle était toujours prête à servir de secrétaire ; lorsqu’il s’agissait d’écrire en arabe, c’était pour elle un exercice en même temps qu’un acte de charité et le blessé était tout heureux, en échange du service rendu, de devenir pour un moment professeur dans sa langue maternelle.

   Si attentive à tous les besoins de ces membres souffrants du Christ, on devine que, par-dessus tout, son souci était les âmes souvent bien plus malades encore que le corps.

   D’une très grande réserve, elle ne cherchait jamais à devancer l’heure des conversations et ne s’exposait pas à compromettre le bien sous prétexte du mieux. On lui fit remarquer quelquefois qu’elle ne semblait pas suffisamment seconder certains retours à Dieu ; elle répondait : « Le moment n’est pas encore venu, le Saint-Esprit ne m’y pousse pas. » Puis après quelque temps : « C’est le moment, il faut aller de l’avant ! »

   Rien ne l’arrêtait alors et sa joie était si grande d’amener une âme à la réconciliation avec son Père céleste, de la conduire à la sainte Table, qu’elle en oubliait parfois les détails d’ordre pratique. Tel le jour où, ayant préparé un soldat à sa première communion, une de ses compagnes s’aperçut au dernier moment qu’elle avait oublié de vêtir son converti qui ne pouvait cependant aller à la chapelle dans son costume de nuit.

   - « Oh c’est vrai, dit bonnement Sœur Cléophas, je n’ai songé qu’à son âme ! »

   Elle composa pour l’instruction religieuse de ses catéchumènes musulmans et des chrétiens éloignés depuis longtemps d’une religion trop oubliée, une méthode destinée à poser des bases solides de conversion et de persévérance. C’était une sorte de catéchisme sur l’action de la grâce sanctifiante dans les âmes. Ce travail, tel qu’elle l’avait fait, sous forme de questions et de réponses a été détruit parmi d’autres papiers qu’elle fit brûler avant sa mort ; mais nous en avons retrouvé la substance dans un exposé plus complet qu’elle rédigea en 1919 pour l’instruction des postulantes dont elle était chargée. Elle fit alors approuver sa doctrine en soumettant son travail à une approbation compétente. Mais nous y reviendrons plus loin.

   Quand l’état du blessé, ou la prudence à observer vis-à-vis des arabes au sujet de certaines questions religieuses, ne lui permettaient pas d’aborder l’explication complète des grandes vérités de la foi, elle suggérait au moins la confiance et l’abandon à Dieu, actes particulièrement méritoires pour les musulmans livrés à un fatalisme desséchant. Moins le malade pouvait donner de coopération, plus elle suppléait par la prière et le sacrifice afin qu’aucune âme n’échappât à la rédemption et que l’application du sang du Christ se fit dans une large mesure.

   A Nogent depuis dix mois, Sœur Cléophas s’était attachée à sa vie austère et active. Le contact journalier de la souffrance et de la mort comme aussi la pensée des désastres que la guerre amoncelait dans le monde mettaient dans les esprits une gravité inaccoutumée et obligeaient pour ainsi dire à vivre plus près de Dieu. La piété des infirmières, la foi de certains soldats entretenaient aussi dans les pavillons une atmosphère cordiale et surnaturelle tout-à-fait conforme à ses aspirations.

   Le 9 septembre 1915, un télégramme de la Maison-Mère l’arrachait à ce milieu devenu familier et lui enjoignait de se rendre au plus tôt à l’ambulance de Rennes.

   - « J’ai vite fait ma valise, lisons-nous dans une lettre à sa petite sœur, j’ai dit au revoir à mes braves blessés et me voici, non plus avec des musulmans et des français, mais au milieu des belges. C’est peut-être en raison de cela que mes supérieures m’ont envoyées ici. Je suis avec des wallons de Liège, Verviers, Charleroi. Il y a beaucoup de flamands dans les autres salles, mais pas de tongrois ! Ils sont contents de parler flamand avec moi, mais… c’est que je me trompe souvent et leur sers des mots arabes ! Or, d’arabes, il n’y en a que deux ; ceux-là plus que n’importe qui, ont été heureux d’entendre parler leur langue ! »

   La situation des sœurs infirmières à Rennes était toute différente de celle qui leur était faite à l’hôpital colonial.

   Elles ne jouissaient pas des satisfactions de la vie de communauté, n’avaient pas de supérieure à leur tête et se trouvaient sous la direction des dames de la Croix-Rouge.

   L’installation dans une ancienne école de filles manquait de confort pour les blessés et l’administration toute militaire des services ne permettait pas de les entourer, comme à Nogent, des petites douceurs et du réconfort d’une vie un peu familiale.

   Si Sœur Cléophas en souffrit pour ses malades, et, si elle regretta pour elle-même les avantages d’une vie régulière bien organisée, elle eut, par ailleurs, durant son court séjour en Bretagne, une très douce joie.

   L’aîné de ses frères avait pu, quelques mois auparavant, tromper la surveillance ennemie et rejoindre l’armée belge en France. Il espérait être prochainement envoyé au front et avait obtenu la permission de venir passer trois jours avec sa sœur.

   Le bonheur fut grand pour tous les deux. Sœur Cléophas put à loisir questionner le jeune soldat sur les journées tragiques vécues à Tongres aux premiers jours de la guerre et dont nous reparlerons plus loin.

   A peine le jeune homme était-il arrivé qu’elle fut reprise au genou du mal coutumier et obligée de rester étendue pendant quelques jours. C’était un contretemps fâcheux pour le service ; mais, selon l’expression du visiteur, fallait-il le considérer comme un bonheur ou un malheur puisque cela procurait à l’infirmière des heures de loisir supplémentaires pour jouir de la chère visite !

   Combien elle aurait voulu, la grande sœur, gâter un peu son petit frère ainsi que cela lui aurait été certainement permis à Nogent ! Mais il y avait défense de loger, de nourrir qui que ce fût en dehors du personnel de l’hôpital : le jeune soldat belge dut donc chercher un gîte en ville.

   Sœur Cléophas profite de son inaction forcée pour raccommoder et mettre en état la capote militaire, dans les poches de laquelle elle glissa quelques douceurs. Somme toute, malgré les restrictions imposées par des règlements assez sévères, se revoir fut bien doux aux deux exilés et ils mêlèrent avec effusion leurs accents de reconnaissance envers le ciel qui les réunissait.

 

 

   Pendant la visite de Jean Christiaens à Rennes, on apprit que l’hôpital allait être évacué. Aussi, à peine debout, Sœur Cléophas mit tout en ordre dans son département et, le 13 octobre, elle reprenait ses anciennes fonctions à Nogent avec le même dévouement et le même zèle apostolique. Elle avait été partie l’espace d’un mois.

   - « Mon administration n’a pas été longue à Rennes, écrivait-elle à son frère. Je suis revenue ici où il y a de grands blessés actuellement et me voici dans mon ancienne salle après quelques jours passés au pavillon de Madagascar – ou chez « Madame Gaspard » comme disent les arabes ! –

   Nous avons toujours beaucoup d’arabes, ceux d’à présent viennent de Verdun.

   J’ai un Sénégalais bien gentil, un vrai petit saint. Il a été très mal et se sentait si content de mourir pour aller au ciel. Mais voilà qu’il va beaucoup mieux. Il aime tant le bon Dieu ! « Je pense toujours à Lui », me dit-il. Quand je lui demande s’il ne s’ennuie pas il répond en levant les yeux : « Il n’y a plus que Lui et moi ! »

   Je passe toute la matinée de 7 h.½ à 12 h., et souvent l’après-midi, à la salle des pansements. Ailleurs, il n’y a pas moins de travail ; on devrait être de tous les côtés à la fois.

   Un des blessés m’appelle « Zuster » ; c’est un arabe pourtant, mais il sait quelques mots de flamand qu’il a appris en Belgique lorsqu’il était au repos dans une famille des Flandres. – « Dans ton pays, me raconte-t-il, il y a de drôles de marabouts (prêtres) je suis resté chez eux huit jours et ils n’ont pas dit un mot entre eux ; ils portent un sac sur le dos, une corde autour de la taille et font de grands fromages ; ils ne se parlent que par signes. »

   Ce pauvre homme est resté 4 jours sur le champ de bataille avant d’être ramassé. Un autre a la cuisse amputée. Je lui demandais si c’est le docteur d’ici qui la lui a coupée. – « Non, m’explique-t-il, c’est une marmite boche qui l’a projetée au loin. » Un autre a un bien vilain bras ; le chirurgien du front voulait l’amputer, mais je n’ai pas voulu, proteste –t-il. « Comment, Guillaume m’a laissé mon bras et les Français le couperaient ? Vous êtes fous ! J’aurai la médaille militaire si je suis amputé ? Mais j’aime mieux garder mon bras que d’avoir la médaille ! »

   Les mois s’ajoutaient aux mois et rien ne faisait prévoir la fin prochaine de la guerre. Les blessés se succédaient dans les salles d’hôpital. Par période, les arrivées ralentissaient un peu ; mais au lendemain des grands combats, des offensives meurtrières, les lugubres défilés recommençaient sans fin, apportant de nouveaux contingents de victimes.

   Profitant des périodes d’accalmie, les sœurs de Nogent, l’une après l’autre, s’isolaient pendant quelques jours pour vaquer aux exercices de la retraite et retremper leur vie spirituelle à la source unique de l’abnégation et de la sainteté.

   En janvier 1916, Sœur Cléophas prit à son tour le temps nécessaire à l’accomplissement de ce devoir.

   Soucieuse d’accomplir scrupuleusement toutes ses obligations de la manière prescrite, elle s’appliqua à suivre le plan méthodique tracé généralement pour les retraites ; mais le divin Maître qui l’avait quelque peu sevrée de ses suavités, se plut à l’attirer de nouveau à Lui, comme jadis, en dehors de tout cadre préparé d’avance.

   Il la ravit selon la règle de l’amour qui n’en a d’autre que lui-même et la conduisit toujours plus avant dans ce chemin dont elle avait depuis longtemps la douce expérience.

   Se reprocha-t-elle cette douceur goûtée dans l’intimité divine et son impuissance à y échapper pour demeurer dans le cadre des exercices selon saint Ignace ? Nous avons une lettre de son directeur spirituel qui la rassure à ce sujet :

   « Nous devons toujours être dans la disposition d’obéir et prendre la voie de l’obéissance, car dans les relations intimes que nous avons avec Lui à l’oraison, Notre-Seigneur vient souvent faire route avec nous dans cette voie et, en tout cas, c’est là qu’Il vient toujours nous rencontrer.

   Mais si, une fois la rencontre faite, il plaît au Bien-Aimé de nous entraîner dans les sentiers que nous n’avions pas prévus, il faut bien se garder de résister. Agissez de même dans tous vos exercices de piété. Ne prenez de vous-même que le sentier battu, quitte à l’abandonner, même dès le premier instant, si le Maître fait entendre sa voix pour vous attirer et prendre possession de tous les mouvements de votre cœur. Il es le tout de notre vie ; lorsqu’Il veut bien absorber notre cœur dans l’amour qui nous transforme en Lui, il n’y a qu’à se tenir là sans chercher autre chose. »

   C’est bien là qu’elle se tenait n’éprouvant qu’un unique désir : Vivre de Jésus et en Jésus, et par Jésus en Dieu pour devenir, selon l’expression de saint Paul, la louange de sa gloire.

   Cette perte totale de soi-même dans le Christ aboutit nécessairement au sommet des désirs apostoliques, au « Sitio » que les amis de Jésus partagent avec leur Maître et qui prépare les conquêtes d’âmes.

   Cette soif indicible, éprouvée déjà à l’aurore de sa vie religieuse, Sœur Cléophas en était tourmentée sans trêve ; elle l’endura dans toute sa rigueur jusqu’à son dernier soupir. Il lui fallait à tout prix, dût-elle pour cela se livrer à toutes les morts, donner Dieu aux âmes et donner les âmes à Dieu.

   Un cœur animé de ces dispositions acquiert une puissance rare sur le cœur du Tout-Puissant. On pouvait s’en rendre compte en face du fructueux apostolat de la discrète infirmière auprès des victimes de la guerre et ceux qui la connaissaient disaient hautement leur conviction sur son crédit exceptionnel. Le R. Père M. continue dans la lettre citée plus haut :

   « Jésus s’est fait homme afin de se communiquer aux hommes. Cette communication est l’objet de la soif qui fut son grand tourment. Lorsqu’Il distingue des âmes et leur accorde des privilèges de choix, c’est pour qu’elle se consacre tout entières à soulager son ineffable soif en Lui gagnant d’autres âmes. Quand Il se fait une petite Reine, c’est pour qu’elle use du pouvoir qu’Il lui donne sur son cœur et en tire des torrents de grâces de conversion pour les pécheurs et les infidèles. A une petite Reine assoiffée comme Lui des âmes, Il ne peut rien refuser. Voilà votre vocation ; agissez comme si vous aviez la soif des âmes, faites violence au Cœur de Jésus pour elles, vous ferez ses délices. Il se communiquera de plus en plus à vous et donnera à votre soif une extraordinaire fécondité. Quelle n’est pas la puissance d’une pauvre créature quand son cœur est arrivé à prendre possession du cœur de Dieu ! Savez-vous qu’il peut y avoir sur la terre et qu’il y a des évènements formidables, des évènements qui sont des mouvements de peuples entiers, dans l’exécution desquels Dieu réalise les désirs d’une frêle créature qui a captivé son cœur et qui Lui fait l’immense plaisir de Lui demander grandement, audacieusement des actes puissants pour l’établissement de son règne sur la terre et le salut des âmes qu’Il a tant aimées ! Entrevoyez-vous la grandeur du talent dont vous disposez malgré votre nullité et votre néant ou même dans la proportion où vous sentez votre misère ? Excitez donc votre soif de gloire pour Jésus ; ne perdez pas une minute, faites valoir votre talent, demandez son triomphe eucharistique, son règne social sur les nations et sur le monde. Ouvrez les yeux pour voir ceux de ses intérêts qui sont en péril et ne souffrez pas d’en voir un seul en péril sans vous faire son avocate auprès de la Toute-Puissance. »

   La petite Reine du bon Dieu avait toute la conscience de son pouvoir et en même temps le sentiment très profond de sa misère et de son néant.

   Pour combler de son mieux l’abîme entre la prédilection dont elle était l’objet et son indignité absolue, elle « s’exerçait tous les jours, comme elle disait, à devenir meilleure ». Elle n’éprouvait plus le besoin de solitude pour trouver Dieu, parce qu’elle vivait en Lui partout et toujours ; mais elle se sentait provoquée à communiquer les trésors reçus à tous ceux qu’elle côtoyait dans la vie journalière, ses malades et ses sœurs, heureuse lorsque dans ses relations quotidiennes il se glissait pour elle quelqu’épine secrète qui les rendait parfois pesantes et partant plus méritoires. Elle a fait la confidence que la rudesse et la grossièreté de certains blessés lui furent très pénibles, mais nul ne s’aperçut dans les salles d’hôpital des froissements intimes qu’elle eut à supporter.

   Nous avons dit comme elle se faisait éloquente dans sa simplicité pour parler de Dieu et de son amour au chevet des soldats qui ne le connaissaient pas ou qui l’avaient oublié.

   Il est frappant qu’elle redevenait ensuite réservée et discrète pour en dire quelque chose en communauté comme si elle redoutait de trop épancher son cœur et de laisser surprendre ce qu’elle tenait soigneusement caché.

   Pour les yeux plus clairvoyants des religieuses qui vivaient dans sa compagnie, elle portait à Dieu sans proférer beaucoup de paroles.

   Rarement elle s’avançait en récréation, mais si on demandait son avis sur un sujet de spiritualité, elle sortait de sa réserve habituelle, et surtout s’il s’agissait directement de Notre-Seigneur, elle s’enflammait et laissait déborder son cœur… puis, surprise comme quelqu’un qui se serait trahi, elle retombait dans son silence coutumier.

   Entre toutes ses compagnes de Nogent, il en est une en qui Sœur Cléophas devina des aptitudes surnaturelles semblables aux siennes et dont le voisinage lui fut une très pure joie pendant quelques temps.

   Sœur Saint-Anselme, à peu près du même âge qu’elle, cachait sous un extérieur enjoué une âme éprise de Jésus-crucifié. Douée d’un joli talent pour la poésie, il lui arrivait de traduire son secret intérieur dans des vers pleins d’ardeur et d’appels à l’amour infini. C’est à la lecture de ces poésies que Sœur Cléophas soupçonna son émule et tressaillit de sentir vivre auprès d’elle un cœur battant à l’égal du sien pour le même objet.

   Avec l’approbation d’une autorité sûre, il s’établit entre les deux jeunes religieuses un échange mutuel et discret des saints désirs qui les animaient. Chacune admirant dans l’autre l’épanouissement des dons de Dieu dont-elle était elle-même gratifiée, elles s’entraînaient réciproquement dans des ascensions toujours croissantes.

   Au début de 1917, Sœur Saint-Anselme, malade, du rentrer à la Maison-Mère où elle acheva de se purifier par la souffrance pendant les longs mois qui précédèrent son départ vers le ciel, en avril 1918.

   Sœur Cléophas conserva de cette sœur et amie une profonde édification et l’assurance qu’elle avait frôlé une âme prédestinée extraordinairement aimée de Dieu. – « Je suis l’une de celles qui l’ont le plus intimement connue » pouvait-elle dire avec raison. C’était toujours avec autant d’émotion que d’allégresse qu’elle évoquait le souvenir de celle qui l’avait précédée aux noces éternelles.

 

 

   En juillet 1916, on apprit que l’hôpital de Nogent allait être militarisé. C’était jusque là l’unique, pour indigènes, qui ne fut pas sous le régime militaire. Le ministre de la guerre exprimait toutefois le désir de voir les Sœurs Blanches y continuer leur service en faveur des blessés coloniaux.

   A son frère Jean qui avait espéré profiter d’un congé pour renouveler la visite de l’année précédente, Sœur Cléophas écrivait donc qu’il n’était pas du tout certain qu’elle resterait à Nogent.

   - « Tu ne feras sans doute pas connaissance avec le Jardin Colonial, ni avec les braves Sénégalais, Soudanais qui, en ce moment, forment la majorité des blessés. Nous avons réellement ici des représentants de toutes les races. Le Jardin est gardé par un planton d’Annamites. Dans les salles, Algériens, Tunisiens fraternisent avec des Français, Sénégalais, Marocains, Mossi. Nous avons des Malgaches au pavillon de Madagascar, à celui de la Guyane trônent les sous-officiers nègres ; dans une de mes petites salles, un adjudant français donne des leçons de lecture à son voisin, un Bambara, qui, en retour, lui apprend à tisser le raphia ainsi qu’à un Martiniquais. Hier, il nous est arrivé un Cochinchinois d’une politesse raffinée. »

   Cette lettre avait en post-scriptum : « J’apprends que notre départ est décidé. »

   La Société de la Croix-Rouge préféra employer les sœurs dans une de ses ambulances et, en attendant un choix définitif, les infirmières de Nogent furent provisoirement affectées à l’hôpital Meurice à Paris.

   C’était un grand hôtel converti partiellement en ambulance ; les dames qui en avaient la charge accueillirent avec satisfaction le renfort inopiné qui permettrait à quelques-unes d’entre elles de prendre des vacances légitimes. La besogne n’était pas fatigante et ce fut aussi pour les religieuses une sorte de demi repos dont elles avaient grand besoin pour la plupart.

   Les blessés occupaient néanmoins leurs infirmières ; c’étaient presque tous des officiers. Sans respect humain et avec succès, Sœur Cléophas, là comme ailleurs, allia son rôle d’apôtre à celui d’infirmière. Elle n’hésitait jamais à aborder la question capitale avec un malade bien que de son aveu : « les officiers ne soient pas si faciles pour cela que les bons nègres ! »

   Le séjour des sœurs à Paris ne fut que de quelques semaines.

   Elles étaient attendues à Rochefort-en-Yvelines, petite localité de Seine et Oise, près de Rambouillet.


Salle Edith Cavell de l’ambulance Château de Rochefort en Yvelines. (Tiré du livre « Dans la Paix, Vie de Sœur Marie-Cléophas ») 

   Dans ce pays accidenté et boisé, cent hectares de par cet de terrain de chasse où abondaient le cerf et le faisan, enclavaient les ruines de l’antique demeure féodale des seigneurs de Rochefort. Au milieu de jardins somptueux se dresse le magnifique château que Mr et Mme Porgès mettaient généreusement à la disposition de la Croix-Rouge.

   Un hôpital auxiliaire, pouvant recevoir 130 blessés, allait être aménagé dans cette demeure princière. Les grands salons et les vastes salles à manger se transformaient en salles d’hôpital, les boudoirs et les fumoirs devaient être affectés à la chirurgie et aux pansements.

   Douze Sœurs Blanches y arrivèrent fin septembre pour aider l’organisation car tout était à faire. Pendant que des ouvriers décrochaient les tableaux, enlevaient les fauteuils, installaient des cloisons le long des murs pour protéger les décorations, les sœurs recevaient et déballaient les colis, préparaient tout le nécessaire pour la literie et la lingerie ainsi que les multiples accessoires des différents services.

   Avant l’arrivée des malades, quelques-unes profitèrent des derniers jours de relâche dans le travail pour faire leur retraite annuelle. Sœur Cléophas était du nombre. Il n’y avait pas un an qu’elle avait accompli pour la dernière fois ce point de la règle, mais il fallait profiter du moment le plus propice. Son âme toujours prête à se recueillir s’enfonça dans la solitude et la paix. Elle a noté pendant ces jours un verset du psaume 4ème « In pace in idipsum dormiam et requiescam »[2] ; il semble que ce soit bien toute la synthèse de son état intérieur.

   Ce repos dans la confiance lui fit percevoir une invitation très nette de la grâce, à donner à Dieu un nouveau gage de sa filiale tendresse.

   Avec l’assentiment de son guide spirituel, elle résolut de se lier par le vœu du plus parfait en promettant de faire toujours ce qui lui apparaîtrait clairement comme le plus agréable à Notre-Seigneur, c’est-à-dire le meilleur selon les circonstances.

   L’excellence de ce vœu s’explique ainsi : Entre donner à Dieu un acte de puissance et lui donner la puissance avec tous ses actes, ce dernier don est incomparablement plus précieux car il vaut bien mieux, selon un Père de l’Eglise, se donner un arbre avec tous ses fruits, qu’un ou quelques-uns des fruits seulement.

   Ils ne sont pas rares les saints qui ont eu l’ambition de ne produire dans leur âme que les fruits les plus délicieux et se sont obligés par un vœu spécial à n’en souffrir aucun autre en eux-mêmes.

   Sœur Cléophas selon le conseil qui lui fut donné fit ce vœu d’abord pour un temps limité avant de le faire pour toute sa vie. « Soyez modeste » lui avait-on dit. Cela voulait dire aussi : soyez prudente.

   Mais l’âme de l’humble religieuse voguait sur des eaux trop calmes pour que cette obligation risquât de lui devenir une source d’inquiétude et de scrupule lorsqu’il faudrait décider où se trouvait le plus parfait. La liberté d’esprit avec laquelle elle agissait sous le regard de Dieu faisait qu’il n’y aurait là, pour elle, que de nouvelles occasions de mérites dans une plus constante immolation de la volonté propre.

   Sa dévotion si grande pour l’Eucharistie qu’elle appelait « notre grand trésor » s’accrut encore à cette époque. Son bonheur était de faire connaître les délices de la Table Sainte aux malades qu’elle cherchait à consoler ou à fortifier. Favorisé par la bonté des châtelains, son zèle se donnait libre cours et l’hôpital voyait se dérouler des scènes édifiantes de foi et de piété.

   Dans une de ses lettres, Sœur Cléophas établit le bilan des fêtes de Noël 1916 : « Tous les blessés, sauf une demi douzaine ont assisté à la messe de minuit. Trois ont fait leur première communion et seront confirmés dans deux jours. Un jeune protestant instruit du catholicisme sera aussi prochainement admis au baptême et à la réception des sacrements. »

   Sœur Cléophas remplit à Rochefort diverses fonctions. Lorsque le nombre des blessés diminua, elle partagea son temps entre la salle « Edith Cavell » qui lui avait été spécialement confiée et la pharmacie. Le pharmacien la réclamait à cause des services qu’elle rendait sans bruit et sans fièvre avec une précision mathématique et une bonne grâce toujours égale. Les médecins de leur côté reconnaissaient ses qualités et sa valeur professionnelle. On savait que sans perdre son sang-froid, elle s’acquitterait sérieusement de la tâche confiée et qu’en dépit de la surcharge de travail elle accueillerait toujours une demande de service surérogatoire.

   Ignorant les détails et les minuties, elle embrassait d’un coup d’œil ce qu’elle avait à faire, puis discernant le nécessaire de l’accessoire, elle y allait sans inquiétude et sans hâte, laissant de côté les petites choses superflues pour viser avant tout au soulagement des malades.

   Elle eut comme compagne de salle une sœur pour qui son calme imperturbable était un sujet d’agacement et qui le lui dit simplement.

   - « Mais, répondit en souriant Sœur Cléophas, j’ai double raison de me posséder puisque vous vous agitez pour deux ! » Elle avait soin d’ailleurs dans leurs responsabilités communes de prendre pour elle le plus désagréable et de se charger pour décharger les autres.

   Mme Porgès se dépensait à l’égal des infirmières afin de procurer aux hospitalisés des distractions et des plaisirs innocents.

   Aux approches de Noël, la préparation d’un arbre de Noël, tout en ménageant des surprises, avait tenu en haleine les activités ; car les hommes, en retour des prévenances dont ils étaient l’objet, avaient, eux aussi, préparés leurs cadeaux. De sorte qu’à certaines heures, on voyait les salles se transformer en véritables ateliers. Un travail joyeusement accompli chassait les fantômes que l’inaction traîne toujours après elle.

   Sœur Cléophas se tenait à l’affût de tout ce qui serait une occupation en même temps qu’un délassement. Les circonstances dirigèrent les initiatives vers des travaux de perles. Toute une entreprise s’organisa au profit des missions sous sa direction et son contrôle ; elle-même au dire de ses sœurs, révéla un goût, une ingéniosité incroyables pour diriger et stimuler tous ceux qui participaient à la nouvelle industrie.

   Quelques modèles de colliers et de pendentifs inspirèrent les artistes ; on les imita, puis on en inventa d’autres dans un style susceptible de plaire aux beautés du Soudan à qui ils étaient destinés.

   A côté des enfileurs de perles, des blessés tricotaient ou faisaient des ouvrages en filet, en macramé, ou encore tressaient du raphia.

   Sœur Cléophas se prêtait à tout, aidait à sortir d’une difficulté, conseillait pour le choix des couleurs et des dessins, procurait à chacun le matériel nécessaire, félicitait et encourageait tour à tour.

   Avec un doigté sûr, elle mettait à l’œuvre les aptitudes si diverses des natures réunies dans sa salle afin que chacun soit employé selon ses moyens et ses goûts.

   Les soldats que leurs infirmités ne retenaient pas au-dedans, jouissaient du parc splendide mis à leur disposition ; on y rencontrait des promeneurs, des gourmets revenant de la cueillette des champignons, des artistes croquant un coin ensoleillé de la belle nature.

   Lorsqu’on fut fatigué des colliers en style nègre, et des colifichets, l’industrieuse infirmière dut inventer autre chose.

   Elle était chargée de la bibliothèque de l’hôpital et trouva là un nouveau filon à exploiter.

   Patiemment, elle enseigna à faire de la reliure ; on la vit coudre des livres, puis cartonner sous les yeux attentifs de ses apprentis tout étonnés et ravis de l’adresse de leur professeur. Celui-ci, autant qu’eux, prenait plaisir à voir s’étaler sur les rayons des séries de volumes remis à neuf entièrement.

   Tout, pour ce cœur d’apôtre, était occasion d’apostolat. – « J’apprends à écrire à un de mes blessés, lisons-nous dans une lettre, c’est un moyen de lui enseigner aussi le catéchisme qu’il a bien oublié ! »

   Et ailleurs : « Un jeune homme de ma salle a été baptisé hier soir, ce matin il a fait sa première communion et a été confirmé avec un autre qui, en arrivant ici, ne connaît pas un mot de la religion. Le parrain était aussi un néo-converti ; voilà un beau trio qui s’est donné à Dieu dans tout l’élan de ses vingt ans. »

   Presque toutes les lettres à ses parents, à ses frères et à ses sœurs contiennent des appels comme celui-ci : « Il faut prier pour nos blessés afin que le bon Dieu leur donne de nombreuses grâces de conversion. Beaucoup déjà ont appris à l’aimer ici et, mieux encore, après un retour sincère, il y en a qui ont des velléités de vocation religieuse. Il y a quelques jours nous avons eu la joie de la conversion d’un israélite ; conversion qui aboutira aussi à une vocation, s’il plait à Dieu. »

   Parmi les catéchisés de Sœur Cléophas, en effet, un sergent des Sénégalais et un autre jeune soldat se dirigèrent vers le séminaire des Pères Blancs.

 

 

   Au mois d’octobre 1917, les cinq années de vœux temporaires étant écoulées pour elle, la jeune missionnaire se prépara dans la retraite à prononcer ses vœux perpétuels. La cérémonie se fit le 31 octobre dans la chapelle du château de Rochefort.

   En quelques mots adressés à ses parents, elle chante son bonheur : « Je voudrais vous dire longuement ma jubilation ! Votre souvenir a été bien vivant en ce beau jour et plus d’une fois, j’ai eu de la peine à retenir mes larmes. Ce n’était ni regret de la séparation, ni les circonstances pénibles des temps présents, mais je ne sais quelle tendresse filiale, quelle profonde reconnaissance par trop concentrée dans mon cœur. Oh, merci à Dieu de m’avoir donné un tel père et une telle mère ! »

   Sœur Cléophas comprenait dans toute son étendue le sens de la donation qu’une âme fait à Dieu en se consacrant à Lui jusqu’à la mort par les vœux de religion.

   Ne peut-on pas dire que l’acte de la profession religieuse agit sur l’âme comme les paroles mystérieuses prononcées à la messe sur le pain de l’autel pour en faire le corps du Christ, l’Hostie sans tache de la rédemption du monde ?

   Il y a dans ce symbole une réalité saisissante et divine. Plus les âmes consacrées se mettent à la disposition de l’Epoux qu’elles ont elles-mêmes armé d’un glaive sacrificateur par la formule de leur donation, plus Dieu se plaît à unir ces offrandes à la première oblation offerte sur le calvaire.

   L’immolation a lieu dans des régions de l’âme qui échappent à toute analyse ; la volonté de Dieu dans les diverses circonstances de la vie est le bras qui sacrifie et le feu de l’amour, en consumant la victime, parfait cet holocauste très agréable à la divine Majesté.

   Aussi bien par amour que part reconnaissance, Sœur Cléophas se livrait totalement et sans retour. Hostia pro Hostia ! Elle entendait que ce soit à tout jamais un échange et une union qui atteindraient le maximum possible à la fragilité de la nature humaine.

   Voici la manière très simple et pratique qui lui est suggérée pour réaliser dans la vie quotidienne ces ambitions si élevées : « Dans tout ce que vous éprouvez, dans tout ce qui vous atteint, dans tout évènement et surtout dans les peines, voyez la volonté de Dieu dominant et imprégnant tout le créé. Cette volonté divine bien acceptée sera pour vous le couteau et le feu du sacrifice, comme ce feu du ciel que Dieu envoya quelques fois dans l’ancienne loi pour consommer les holocaustes.

   Comme le feu du sacrifice absorbe pour ainsi dire la victime, il faut que la volonté de Dieu absorbe la nôtre, afin que l’amour qui est en Dieu soit en nous. C’est alors le sacrifice parfait.

   Cela ne se fera pas sans souffrances, la croix est le lit nuptial du divin Epoux. Son amour qu’Il allumera de plus en plus dans votre cœur est un feu terrible et ineffablement doux ; il consommera le sacrifice d’holocauste, triomphera de tout et survivra à tout pour toujours. »

   A dater de ce jour, rien n’est changé dans le train de vie ordinaire : fatigues, travail, rebuts, grossièretés des soldats, satisfactions ou insuccès se succèdent comme auparavant pour Sœur Cléophas. Mais une conviction plus intime, une certitude plus complète d’être agréée s’est établie dans son âme avec la prévision d’une identification qui ne sera plus surpassée que dans le ciel.

   Un petit feuillet trouvé dans ses notes a conservé ces lignes :

   « O mon Dieu, quel abîme que mon cœur ! Ou plutôt quel océan que le vôtre où mon âme s’enfonce toujours d’avantage, où elle vit, respire, se dilate. Elle vogue en paix, mais l’horizon s’étend toujours, s’élargit de plus en plus. O amour infini, mon unique vie, océan d’amour, engloutissez-moi. Lumière éternelle, horizon sans fin découvrez-vous à moi, illuminez ma misère. Je me vois si petite et je me sens si grande, pauvre enfant misérable et petite reine richement parée. Abîmée dans mon néant, je suis si loin de Dieu et cependant je me trouve si avant dans son cœur ! Je sais que je ne suis rien et je me sens quelque chose ; je plane au-dessus de tout ce qui m’entoure. Oui, je le sais, ce rien peut être quelque chose de grand entre les mains de Dieu ; ma confiance est audacieuse et ce que je me reproche cependant, c’est précisément de ne pas avoir encore assez de confiance ! »

   Pas assez de confiance ! Dieu étant infini, seule une confiance infinie, en effet, pourrait honorer dignement son amoureuse Providence et son infinie Bonté. L’humble religieuse l’avait compris ; elle tâchait d’augmenter sans cesse en elle et autour d’elle cette vertu ; on peut dire qu’elle rayonnait la confiance.

   Un jour, en communauté, elle entendit une réflexion où perçait une sorte de défiance vis-à-vis du Cœur de Jésus. Une de ses sœurs, jadis compagne de noviciat de Sœur Cléophas, en exprimait sa peine un moment après en disant : « Comment peut-on douter ainsi de Notre-Seigneur, cela doit Lui faire tant de peine ! » Son interlocutrice la regarda longuement d’un regard qui semblait lire bien loin au fond de l’âme et, sortant de sa réserve habituelle, elle répondit : « Oh, vous pensez comme moi ! Laissez moi vous dire que, dès le noviciat et sans avoir reçu vos confidences, j’avais deviné votre âme. Je me disais : Voilà une petite âme comme la mienne sans capacités, sans aptitudes, mais allant droit à Dieu avec tout son cœur. Puisque nous aimons le bon Dieu de la même façon, voulez-vous que nous nous entr’aidions ? Oh oui, ayons confiance et n’ayons point le respect humain de l’amour. »

   C’est à la même qu’elle disait encore : « Pourquoi craint-on tant le purgatoire ? Pourquoi penser que nécessairement toutes les âmes religieuses y passeront ? Le feu de l’Amour est bien plus purifiant que celui du purgatoire. » Et à une autre qui lui demandait sa méthode pour aimer Dieu comme elle l’aimait : « C’est bien simple, répondait-elle, je l’aime, c’est tout. Il faut être aux aguets de ce qui peut Lui faire plaisir, ainsi, on ne le perd jamais de vue : Il est l’Epoux ! Voyez les époux de la terre, si nous mettions la même délicatesse dans nos rapports avec Jésus qu’ils mettent entre eux dans leurs rapports de chaque jour, oh comme nous serions vite saintes ! »

   On sentait que son cœur vivait ailleurs, loin des contingences de l’entourage et du milieu. Une religieuse de la communauté en eut un jour l’impression saisissante en entrant à la chapelle un peu avant l’heure d’un exercice commun, Sœur Cléophas était là, agenouillée devant le Saint-Sacrement, dans son costume d’infirmière. Les mains jointes sur l’accoudoir de sa chaise, la tête légèrement renversée, elle fixait le tabernacle avec un visage radieux dont l’expression révélait qu’elle goûtait un bonheur indicible bien loin de la terre. La supérieure qui arrivait à son tour fut également frappée du reflet céleste empreint sur cette physionomie surprise à l’improviste. Les deux arrivantes s’édifièrent à la vue de leur jeune sœur qui trahissait dans une attitude non étudiée quelque chose du secret de cette perfection constatée par tout le monde dans la vie quotidienne et dont la source était un amour ardent, tendre et généreux.

   Sœur Cléophas dut avoir à cette époque l’intuition qu’elle entrait dans une nouvelle et dernière phase de sa vie spirituelle, après laquelle ce serait la consommation qui l’unirait à tout jamais à son unique amour.

   Une page de ses notes de retraite en exprime quelque chose :

   « O mon Dieu, ô Soleil de mon âme, Centre divin en qui j’ai la vie, le mouvement et l’être, je veux toujours me laisser attirer vers Vous ! Que j’évolue vers Vous avec toute la force, la rapidité, l’impétuosité que Vous désirez. Que je me laisse engloutir en cet abîme d’amour que j’entrevois ; que je me laisse fasciner, ô mon Soleil, absorber, illuminer, transformer en vos feux. O foyer de lumière et d’amour, mon Principe et ma Fin, c’est vers Vous que convergent tous les élans de mon âme qui subit votre attraction toujours plus intense.

   Votre petite étoile, ô Jésus, Vous l’avez fait entrer dans une nouvelle phase, la dernière peut-être dans le temps, avant d’être à tout jamais fixée dans l’Eternelle Lumière. Il me semble, que Vous l’invitez à répandre un peu de chaleur et de lumière, avant de l’éclipser à tout jamais dans Votre Cœur ! O Jésus, elle sait qu’elle n’a d’éclat que pour Vous ; que l’amour que Vous l’invitez à répandre, a son unique source en Vous, Divine Fournaise, qui purifiez ce qu’il y a de plus misérable, qui embrasez ce qu’il y a de plus glacé.

   Je m’abandonne à Vous, je ne veux pas prévenir votre action.

   Oui, je veux bien Vous faire aimer, attirer les âmes à se donner sans réserve à l’Amour Miséricordieux, si ce n’est pas par mes paroles, au moins par mes prières et par mes souffrances…

   … O Jésus, Vous aimez mieux exercer la Miséricorde que la justice ; c’est donc à votre Infinie Miséricorde que je m’abandonne à tout jamais. »

   Ce feuillet semble avoir été écrit pendant la retraite qu’elle fit en novembre 1918.

   Une lettre adressée durant ces jours à son directeur exprime les mêmes pensées :

   « Depuis plusieurs semaines, le bon Dieu me donne un désir plus ardent que d’ordinaire de faire connaître l’amour, et il me semble q’Il attache à mes paroles des grâces spéciales : je parle de Dieu aux âmes avec une audace qui ne vient pas de moi. J’ai eu jusqu’à 5 blessés à instruire simultanément, je suis donc heureuse de pouvoir leur parler de l’Amour infini, du pur Amour. Mais cependant, si j’ai une soif si ardente de répandre l’Amour, ce n’est pas tant par la parole que par la souffrance. J’ai l’impression qu’une nouvelle phase s’ouvre pour ma vie spirituelle, la dernière avant ma transformation définitive. Il m’attire de plus en plus fort et combien je désire me laisser attirer, évoluer en Lui selon les lois tracées par la divine volonté et avec toute l’impétuosité désirée par elle.

   C’est vrai aussi que je ne désire pas la mort, je reculerais même le ciel à plus tard car Dieu a toute l’éternité pour jouir de moi dans la gloire tandis q’Il n’a plus que quelques années pour jouir de moi sur la croix. Je ne suis plus pressée d’arriver là-haut ; mais pressée plutôt dans mon désir fou de voir arriver la souffrance, d’être étendue avec Jésus sur la croix et de Lui enfanter des âmes ; de Lui donner la gloire de me revêtir de sa force, la joie de se glorifier dans ma faiblesse. Ce désir est tranquille, confiant ; j’attends tout de Lui et absolument rien de moi. »

   On aurait peut-être envie de se demander quelle est la croix qui fut le partage de Sœur Cléophas ? Elle connut sans doute des heurts de la vie quotidienne ; de plus, avec son tempérament, la vie très active qu’elle fut appelée à mener dut lui être souvent un poids pénible ; mais sa carrière ne semble pas avoir été féconde en grosses et lourdes épreuves. D’après des témoignages irréfutables, sa croix, ce fut son amour. Elle endura toute sa vie la souffrance des âmes qui ont entrevu Dieu un moment et que l’expiation retient encore loin de Lui. Sa vie fut un purgatoire continuel. Appelée vers son centre par la loi de l’attraction elle mourait de ne pas répondre à cet appel. Son supplice était son amour et son amour était son supplice, terrible et délicieux tout à la fois.

 

 

Le 11 novembre 1918, les cloches, sonnant avec ivresse la signature de l’armistice, annonçaient la fin des sanglantes réceptions pour l’hôpital de Rochefort ; mais les sœurs devaient y rester encore quelques mois, car bien des blessés n’étaient pas guéris et réclamaient toujours leurs soins.

   Les quatre années qu’elle venait de passer dans les ambulances avaient donné à Sœur Cléophas une science et une pratique approfondie de la profession d’infirmière. Avant son retour en Afrique, ses supérieures l’engagèrent à faire contrôler par l’autorité médicale des connaissances qui pouvaient lui être si utiles dans les œuvres de la mission et à tenter l’épreuve nécessaire pour l’obtention du diplôme d’infirmière-major.

   Elle en parlait à son frère en ces termes, au 24 décembre : « Je risque un échec à moins que la pratique et le bon sens ne suppléent à ce qui me manque. » Son humilité était mauvais prophète, à la fin de janvier elle passait l’examen avec succès et reprenait pour quelques jours encore ses attributions à Rochefort.             



[1] Les pages suivantes sont extraites du livre suivant : « Dans la Paix, vie de sœur Marie-Cléophas » ; par une religieuse de sa congrégation. Procure des Sœurs Blanches, 23, Rosier, Anvers 1937)

 

[2] En paix je dormirai et me reposerai en Celui qui ne change pas, car vous m’avez Seigneur, singulièrement affermi dans l’espérance.



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