Médecins de la Grande Guerre

A Nimy, la vie quotidienne d'une famille pendant la Grande Guerre.

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A Nimy, la vie quotidienne d'une famille pendant la Grande Guerre.

point  [article]
Pierre Gervais

Achille Gervais

Paul Gervais

La maison communale de Nimy

Une rue de Nimy

F. Gurnet, Félicie Grégoire et A. Cambier fusillés à Nimy le 23 août 1914

Affiches de pièces écrites par Arthur Gervais et jouées à Nimy

Affiches de pièces écrites par Arthur Gervais et jouées à Nimy

Affiches de pièces écrites par Arthur Gervais et jouées à Nimy

Dans le Stalag de Honstein, on reconnaît Pierre Gervais à l’extrême gauche de la photo

Les Canadiens hébergés par la famille Gervais. Cette photo fut faite dans l’euphorie de la victoire. Paul et Pierre sont fiers de leur uniforme confectionnés par leur maman. Il manque cependant sur le cliché Achille, le fils aîné de la famille, mais peut-être est-ce lui le photographe. La jeune femme qui figure à droite de la maman n’est autre que la Française dont parle Gabrielle dans son récit et qui fut recueillie par la famille Gervais. Le petit chien sur les genoux d’Arthur est Jimmy la mascotte des soldats Canadiens qui libérèrent Nimy le 10 novembre

La soupe populaire à Nimy. Gabrielle, volontaire de cette œuvre, est la 3ème à partir de la gauche

Paul et son frère Pierre en soldats. Ils portaient un uniforme confectionné par leur maman au moyen de tissus offerts par les soldats Canadiens que la famille Gervais hébergea. Sur la tête, ce n’est cependant pas le képi canadien qu’ils portent, mais le béret à floche belge. Photo data de 1918 ou 1919.

Photo de famille au lendemain de la guerre en 1919. Gabrielle, ses parents et ses trois frères. L’aîné des frères Achille a connu pendant la Grande Guerre le travail forcé à Loquignol 

Arthur se trouve assis à l’extrémité droite dans le groupe de La Société Philarmonique de Nimy. Au centre le président, monsieur Fernand Bouteiller qui sera bourgmestre de Nimy pendant de nombreuses années. Les réunions se tenaient au café du Midi où l’on mangeait la fameuse tarte au fromage, spécialité de Nimy

Pages du cahier de poésie de Gabrielle écrites par les soldats canadiens hébergés

Pages du cahier de poésie de Gabrielle écrites par les soldats canadiens hébergés

Pages du cahier de poésie de Gabrielle écrites par les soldats canadiens hébergés

Le grand-père de Gabrielle, Emmanuel Gervais, à droite sur la photo, dans une rue de Nimy sur son camion de Brasserie

Gabrielle bambin avec sa grand-mère Eugénie Ménil

Devant le pavillon de la faïencerie de Nimy durant une foire commerciale vers 1922 se trouve au centre Arthur Gervais et à l’extrême droite son gendre, Georges Loodts qui vient d’épouser sa fille Gabrielle.

Le prince Léopold sortant du stand de la faïencerie de Nimy qu’il vient de visiter

Sème et Espère - La devise de la famille Gervais. Cette assiette figurait en bonne place au-dessus de la cheminée.

A Nimy, la vie quotidienne d’une famille pendant la Grande Guerre.

Par G.Gervais

Préface et avertissement

Dédicacé à Marie-Thérèse Loodts, fille aînée de Gabrielle Gervais, gardienne au grand cœur de la mémoire familiale.

Le texte qui vous est présenté ici est celui de Gabrielle Gervais[1] née à Nimy le 24 septembre 1899 et décédée à Mons le 25 septembre 1967. Quand la guerre éclate, la jeune Gabrielle a 15 ans.  La plupart de nos entreprises ferment leurs portes et  Gabrielle voit son père, Arthur Gervais (1874-1947), représentant commercial à la faïencerie de Nimy[2], perdre ses revenus. Arthur n’est cependant pas un homme à se décourager. Il va faire preuve d’une grande ingéniosité pour procurer à sa famille pendant toute la durée de la Grande Guerre de quoi survivre ! Son épouse, Sophie Cantrin (1872-1934), est l’associée idéale d’Arthur ! Dévouée, courageuse, bonne conseillère, elle aidera son mari à mettre en pratique tous ses projets pour améliorer les conditions matérielles de la famille… Gabrielle, adolescente fut sans aucun doute très impressionnée par les qualités de ses parents et son récit est certainement un hommage à ceux-ci. Ce récit fut cependant écrit par elle bien des années après la guerre. Tous les faits concernant sa famille y sont exacts. La partie romancée de son récit concerne son amourette avec Robert, jeune homme de Nimy, puis son mariage avec un des soldats anglais hébergé dans la famille après l’armistice. Mais ces deux faits inventés par Gabrielle nous apprennent beaucoup sur les rêves d’une adolescente de la Grande Guerre. Sa famille, ayant dû héberger et donc coexister avec des soldats allemands, canadiens et anglais pendant plus de quatre longues années, il est normal que ces jeunes hommes aient suscité questionnement et imagination dans le cœur d’une adolescente. Le monde restreint à la famille et au village se termina en 1914. Le brassage des langues, des nationalités et des races commença à cette époque pour aboutir au monde complexe de 2012, un monde devenu de façon extraordinaire  un unique village où subsistent encore tant d’inégalités mais, qui pour survivre, n’a de choix que d’opter pour toujours plus de solidarité entre ses  habitants !

Gabrielle se maria le 14 octobre 1922 avec Georges Loodts employé aux faïenceries de Nimy  et de surcroît… passionné comme son beau-père de théâtre amateur. Le couple donna naissance à une famille nombreuse qui connut les affres d’une deuxième guerre. Gabrielle Gervais était ma grand-mère.

Dr Loodts. P

 14 janvier 2012

Le récit de Gabrielle :     


Je commence en vous parlant de mes grands-parents, ils ont droit, je pense, d’être en première ligne, les considérant comme le berceau des récits qui vont suivre. Je me souviens parfaitement d’eux, je les vois mêlés à toutes nos histoires autant tristes que gaies, les chants de mon grand-père pour nous endormir, les anecdotes de grand-mère pour nous faire rire, tout cela forme un tout qui va me dicter les lignes qui vont suivre.

Le travail de mon grand-père, garçon brasseur

Mon grand-père Emmanuel Gervais était garçon brasseur[3]. Qu’il est loin de nous le temps où chaque ménage avait en cave son petit tonneau de bière. C’était tout un art de l’ouvrir c’est-à-dire de le mettre «  en perce »  et parfois même un drame. Il fallait être très adroit pour ne pas déclencher une catastrophe en inondant la cave de bière.

Je conserve précieusement le petit pot de terre rouge qui servait à grand-mère Eugénie Mainil[4] pour aller chercher la boisson pour les repas. Elle remontait les escaliers tout en gémissant la pauvre vieille, car elle souffrait de rhumatismes. Très jeune, me racontait-elle, elle allait au lavoir Sainte Barbe pour lessiver le linge des gens riches de la ville et ses pauvres mains ainsi que ses jambes en furent toutes déformées. Mon grand-père distribuait donc ces tonneaux que certains appelaient barriques, il portait pour cette besogne un gros tablier de jute qui, retenu par des anneaux et des cordelières, faisait le tour de sa taille. Il éveillait toujours mon attention ! J’avais quatre ans, sans doute l’âge d’où datent mes premiers souvenirs ! Après trente années, j’ai toujours devant les yeux les croisements et les nœuds des lacets qui passaient dans les trous du tablier et dont je ne parvenais jamais à en saisir la trame.

Grand-père sentait toujours la bière et les chevaux, même le dimanche lorsqu’il avait revêtu sa chemise blanche après le vigoureux coup de brosse hebdomadaire que lui infligeait ma grand’mère. Les gros véhicules de la brasserie qu’il conduisait, étaient tirés par deux gros chevaux qui à la procession du « Car d’Or »  servaient à faire parcourir la châsse de Sainte Waudru à travers toute la ville.

Ces camions étaient nommés  « queue de brasseurs », ils étaient bas, longs et découverts. Le siège du conducteur était très haut, il fallait, à mon humble avis de petite fille, être un gymnaste accompli pour s’y installer. Lorsque j’atteignis la limite en sagesse, ma grand-mère m’emmenait avec elle chercher du « gé ».  C’était de la levure liquide, résidu de la fermentation du blé. Dans la brasserie où travaillait grand-père, elle était distribuée   gratuitement deux fois la semaine. Ma grand’mère transportait Cette mixture dans une grande cruche blanche et elle vendait cette marchandise au village pour 5 centimes le litre aux ménagères qui cuisaient leurs pains. Un jour de paie, grand’mère m’acheta au marché un pot pareil au sien mais plus petit et je vis avec fierté l’ouvrier de la brasserie faire un clin d’œil à mon aïeule et verser un peu du précieux liquide dans ma petite cruche. Mais il y avait un triste revers à cette visite chez Caulier, on y voyait souvent  grand-père et d’autres travailleurs assis sur un banc qui s’appuyait contre les quatre murs d’une immense pièce et lorsque ce dernier  riait et s’amusait bruyamment, grand-mère décelait de suite son état. Le ton qu’il prenait avec ses camarades était pour sa femme un thermomètre qui marquait toujours juste le haut et le bas du niveau ! Elle était des plus courageuses, se donnait pour son petit commerce et supportait mal grand-père lorsqu’elle s’apercevait qu’il avait bu un coup de trop. Elle le touchait alors à l’épaule et lui faisait signe de le suivre. On reprenait le chemin du village et parfois grand-mère très lasse priait son mari de l’aider. Il prenait alors vigoureusement la cruche mais si quelques gouttes de levure sautaient sur la route, elle lui adressait un vocabulaire bien garni et, rageusement, reprenait la marchandise… Le chemin alors se terminait en silence.

Mon père élève des poules

En ce temps-là, j’avais quatre ans, j’étais une enfant « princesse ». Mes parents avaient fait construire une jolie maison dans un petit parc, mon père s’amusait à l’élevage des poules. Je me souviens d’une espèce de caisse surélevée sur quatre pieds de bois. Cette boite était pour moi plein de mystères. Elle avait double fond, sur le supérieur étaient placés des œufs sélectionnés qu’une chaleur qui devait être régulière arrivait à faire éclore. Cette chaleur était produite par une grosse lampe à pétrole placée sur le côté de la caisse. Avec un carton dans lequel était découpé la forme d’un œuf, mon père chaque matin prenait délicatement une pièce à la fois, la plaçait dans le trou et parvenait par le mirage à découvrir les progrès de l’évolution du poussin. Dans mon demi-sommeil d’enfant, je voyais la nuit passer sur le palier des chambres l’ombre de mon père ou de ma mère qui allait surveiller la lampe de la couveuse car un contrôle permanent était nécessaire car si elle s’éteignait ou dégageait de la fumée les embryons étaient perdus. Le travail marcha quelques mois mais je crois que mon père n’y gagna pas gros car la caisse devint vite un repaire pour vieux chiffons !  Mon père donnait des conférences avicoles et voyageait beaucoup dans les faïenceries de France et de Belgique. Il était aimé et fort respecté dans le village. Ma mère très bonne se prêtait facilement à toutes ses fantaisies.

La famille « pan-pan » du sonneur de cloche

Malgré le standing de vie où la situation de papa nous avait élevé, nous étions pour les villageois la famille «  pan–pan ». Beaucoup de familles avaient encore un «  spo », sobriquet vers ces années 1900. Le nôtre venait du père de ma grand-mère qui était sonneur de cloches dans notre petite église. Comme il n’avait pas l’oreille musicale lorsqu’il tirait la corde, les sons étaient toujours pareils, que ce fut pour une noce, une grand-messe ou un enterrement, les abat-son renvoyaient toujours vers le sol les mêmes pan-pan.

Il habitait avec sa fille, ma grand’mère, et son gendre, mon grand-père, une petite maison adossée à l’église ce qui lui donnait vraiment le titre d’homme du culte.  Je n’ai naturellement pas connu ce parent qui d’après les dires était vraiment un villageois dans toute l’expression du mot.

Une souris dans la cruche de café du vieil oncle[5]

Mais, il y avait, outre mes grands-parents paternels, un frère à grand’mère qui habitait également près de l’église. Je n’ai de sa maisonnette que la vision d’une petite bâtisse blanche blottie au milieu de fleurs, il fallait traverser un enclos pour y arriver et écarter les roses et les épines qui encombraient le chemin, des géraniums sur les fenêtres étaient des taches de sang se reflétant dans les carreaux sans rideaux. Sans doute n’y ai-je jamais été en hiver car je ne vois dans mes souvenirs qu’un amas de fleurs  se terminant par la porte verte. Et pourtant je n’ai jamais vu la cheminée au repos  sans une  fumée bleue. En toute saison, elle fonctionnait.  Mon grand-oncle faisait du feu dans un poêle que l’on appelait «  étuve » et qui était d’usage en ce temps là.

C’était ma mère qui prenait soin de son linge. Le dimanche après-midi, en allant lui reporter son paquet en ordre nous le trouvions toujours assis près de son feu passant et repassant du café dans une grande cruche de grès bleu. Il faisait son breuvage pour huit jours. C’était son passe-dimanche disait-il non pas que la besogne le pressait en semaine car je pense qu’il ne travaillait pas beaucoup, à part un peu jardiner… Souvent je voyais maman lui glisser une petite pièce de monnaie pour son tabac et un petit verre.

Un dimanche lors de notre visite, il était tout silencieux : il nous conta qu’il craignait d’être malade car il avait trouvé dans le fond de sa cruche, en la vidant de sa dernière tasse, une souris morte toute gonflée. Peut-être, dit-il, est-elle tombée dans le pot au début de la semaine !  Maman donna au vieil oncle un purgatif, lava la cruche à grandes eaux et chercha à la maison un couvercle s’adaptant sur cette cafetière afin que cela n’arrive plus. Il ne mourut pas d’avoir bu le jus de la souris mais je crois qu’il ne tarda pas d’aller rejoindre sa femme qu’il avait perdue au début de son mariage à la naissance d’un petit garçon qui ne vécut pas. Pauvre vieil oncle !

La naissance de mon frère

Les parents de ma mère étaient décédés. Son père lorsqu’elle avait seize ans et sa mère quelques mois avant ma naissance. Mon  père[6] s’absentait parfois très longtemps, pendant un de ses voyages à Lourdes en plein hiver il se recueillait la  grotte d’autant plus pieusement qu’il s’y trouvait seul et attira dit-il la bénédiction de la Vierge sur le petit monde que formait notre famille.

Deux ou trois jours après son retour, mon frère nous arriva... un petit bébé bien fait que je me préparai de suite à convertir en jouet. Contrairement à certains évènements survenus à cette époque, j’ai perdu la souvenir des circonstances de cette arrivée ! Il fut pour moi un compagnon de jeux des plus agréables, plus tard, un ami sur qui je pouvais compter. Son départ en déportation en 1917 me fit connaître les grandes souffrances que la vie nous réserve. Il épousa en 1924 ma grande amie de pension et nos liens se resserrèrent davantage. Mais il eut peu de stabilité dans sa situation, ce qu’on attribua aux conséquences de l’éloignement de la famille qu’avaient exigé les Allemands lorsqu’il n’avait que 14 ans et qui désorienta complètement sa vie.

Mon grand-père et ma grand-mère viennent habiter chez nous 

Ma grand-mère vieillissait et grand-père allongeait de plus en plus ses stations sur les bancs de la brasserie, il prenait de l’âge son travail le fatiguait et le soir il avait beaucoup de peine pour se remettre debout après une petite halte avec ses camarades.

Papa conçut alors un plan plein d’affection familiale qui changea notre manière de vivre. Un soir d’hiver, grand’mère arriva chez nous toute grelottante. Elle était seule, grand-père était resté à la brasserie...

Le petit  commerce de levure continuait, il y avait plus de trente ans que grand’mère le faisait.

Je compris que tout ne tournait pas rond chez les vieux : depuis quelque temps, déjà des pourparlers à voix basse retenaient mon attention et me faisaient prévoir quelques changements.

Le soir et parfois très tard, j’entendais mes parents chuchoter et mettre au point un élément qui échappait à mon jugement de petite fille  mais que je comprenais existant. Dans les quelques jours suivants, il y eût des sorties imprévues de mon père et pendant quelque temps la tension des parents était complète.

Puis, il y eut des visites, munis de mètres et de chaînes d’arpenteur, des ouvriers prirent possession de la moitié jardin, la petite porte élargie devient double et laissait passer des camions, curieuse je priais non père de m’expliquer. On construit me dit-il une maison près de la nôtre pour grand-père et grand’mère. Ils n’iront plus à la brasserie et garderont ici un petit élevage.

Je ne me souviens pas de ma réaction mais je me rappelle qu’à partir de ce moment la vie de ma chère maman changea tout comme la demeure et l’existence à l’ermitage. Mes grands-parents quittèrent sans joie ni amertume la petite maison adossée à l’église. Mon frère et moi, prirent part au déménagement avec grand plaisir mais lorsque nous réfléchissions, ce changement nous donnait de la peine car nous allions devoir abandonner deux coins du village propres à nos jeux et à nos joies d’enfants. Un petit temps avant ce changement, on avait donné un nom à la maison et malgré la construction nouvelle, c’était toujours l’Ermitage.

L’Ermitage[7]

Mon père aimait bricoler le dimanche matin, pendant une de ces matinées de printemps, je le vis travailler une petite planchette de bois et la peindre en bleu, je ne perdais pas de vue cette besogne oui m’intriguait. Après la sieste, il retourna dans le petit atelier et s’assura que la couleur était sèche, il sortit d’une boite des lettres découpées dans des feuilles de zinc et les plaça sur la planche de manière à former le nom de la maison et les peignit en rouge, il me fit admirer et m’expliqua que l’« Ermitage » serait maintenant le nom de notre home. Trop jeune pour comprendre la signification du geste de mon père, je trouvais simplement que ces lettres rouges sur fond bleu étaient d’un joli effet. « Jeudi prochain, me dit-il, on baptisera la maison, la plaque sera sèche et suspendue à la grille, je pense qu’à cette occasion maman préparera un petit gâteau…et… . »

Monsieur le Curé vint bénir l’ermitage. Désormais ce nom était sur toute la correspondance aussi bien pour le départ que pour les arrivées. J’avais quatre ans et j’étais choyée.

Ma grand-mère au cœur d’or avait  adopté un enfant orphelin rescapé de l’épidémie du choléra de 1874

Ma grand-mère m’aimait beaucoup. Tantôt, c’était une séance de photographie qui prenait alors une importance capitale… J’ai dans mes souvenirs une carte où je suis représentée avec une longue robe, mes bottines à haute tige se fermant par un nombre important de boutons tenant ma grand-mère par la main qui, elle aussi, avait fait sa toilette… Ou bien, c’était une sortie le dimanche matin qui nous menait dans la Collégiale pour entendre une messe à midi exécutée par les militaires en grande tenue qui jouaient sur des instruments en cuivre les pages religieuses des grands maîtres de la musique. Ou encore, elle m’offrait une sortie à la foire ou un après-midi au cirque. En un mot, j’étais une gâtée. Elle avait un bon cœur mais n’aimait pas être contrariée, elle était courageuse et bonne car elle montra un cœur d’or lorsqu’elle recueillit un petit orphelin lors de l’épidémie de choléra qui ravagea notre village vers 1874. Son amie et son mari furent emportés et le petit Félix resta seul. C’est alors que ma grand-mère donna un petit frère à mon père et des parents au petit orphelin. Elle ne le laissa pas partir au tourniquet. Il s’agissait d’une grand’ roue moitié dans la place, moitié dans le corridor du bureau de bienfaisance. Les choses se faisaient rapidement et simplement. Voulait-on se débarrasser d’un bébé, il suffisait de faire tinter la cloche d’entrée.

La porte s’ouvrait et la roue tournait, il fallait suivre les instructions  affichées dans le couloir : « Dites au revoir à votre enfant, placez-le sur la roue avec les souvenirs que vous désirez qu’il garde et une carte avec son nom si vous  voulez. Sonnez deux fois, la roue tourne, le bébé passe le mur et rentre dans la grande famille des sans parents. Parfois des personnes charitables aiment avoir un gosse. I1 suffit qu’elles fassent la manœuvre dans l’autre sens et le bébé leur est offert. » Or donc, ma grand-mère qui avait déjà un fils, en eût deux. C’est alors qu’elle commença ses promenades à la brasserie car grand-père n’augmentait pas ses revenus.

De mon père qui était son propre fils, elle voulait qu’il fût chimiste et pour Félix, elle entrevoyait sa situation au chemin  de fer.

El1e les éleva aussi bien l’un que l’autre. Lorsque l’orphelin eût douze ans et fini son école au village, grand’mère commença à réfléchir sur son avenir. Justement à quelques jours de là, le garde-champêtre passant dans la rue battant le tambour annonça une place vacante dans la petite gare du village... Grand’mère resta songeuse... cependant elle est souriante car elle pense que son Félix sera bientôt chef de gare ! E1e va un peu vite dans son rêve. Mais il faut un commencement a tout... et lorsque le bambin rentra le soir avec sa canne a pèche et le petit seau où quelques légers poissons se tortillaient, grand’mère ne lui dit rien... Elle ne savait comment lui annoncer qu’une place était pour lui à la gare. Lorsque Félix fût couché, elle prépara ses vêtements du dimanche et le petit en s’éveillant les aperçut sur une chaise et comprit que quelque chose allait se passer… Lorsque grand’mère entra dans la chambre, elle avait les yeux rouges, elle avait  pleuré ayant peur de ce tournant dans  la vie du petiot.

Elle lui parla et il sut que le travaille l’attendait… Il eût le regard dur d’un être frustré, un éclair de défi passa dans ses yeux bruns. Il s’habilla en silence mais bravement.

L’aïeule mit sa capeline et conduisit son fils adoptif au chef de Gare. L’air déluré du gamin parla en sa faveur, il fut accepté et resta dans le bureau comme piéton, devint porteur de dépêches, puis  monta l’échelle et devint chef de bureau. Ces faits ne furent racontés par grand’mère d’une façon si simple et si véridique que je crois en avoir été témoin.

Le gamin grandit, resta à l’administration, épousa une collègue, eût une fille élevée par une gouvernante, se fit construire une immense maison... mais n’eût aucun geste de remerciements pour mes grands parents… Nous étions pour eux les petites gens du village !

La carrière de chaux et le magasin de madame Jude : de magnifiques terrains de jeux

Nous allions mon frère et moi à l’école du village. Tous les changements apportaient dans notre existence infiniment de plaisir mais avec celui survenu dans la situation des grands-parents, nous devions abandonner deux coins du village bien propices à nos jeux d’enfance, à nos embuscades et à nos courses folles. En face de l’église, un contemporain de grand-père avait trouvé en bêchant son jardin une couche de terre blanche. Muni d’un échantillon de cette argile, il s’empressa de se rendre d’abord chez l’instituteur ensuite chez le bourgmestre qui prirent tous deux un air de dictateur pour lui dire : « pas de doute, mon cher Charles, il s’agit de la chaux que tu détiens chez toi ». Le brave Charles crut sa fortune faite, il embaucha quelques hommes qui creusèrent… On fit un four et l’on inscrit en géographie ; four à chaux pour notre petit village. Le seau de blanc pour façade se vendait 5 centimes ! A l’occasion de la kermesse, toutes les maisons du village étaient badigeonnées de neuf !

Vous pensez que cette carrière était un excellent terrain de Jeu. On prenait place dans les petits wagonnets, on jouait aux indiens dans les trous et les aspérités du terrain. Mais ces jeux nous étaient défendus, nous n’avions pas notre conscience tranquille en y allant. La demeure de grand’mère nous servait d’alibi. Nous pouvions expliquer : « Grand’mère était absente, nous avons joué un peu joué en attendant. Et puis, il y avait aussi la boutique de madame Jude !! C’était à nos yeux un magasin merveilleux… Lors de nos visites chez grand-mère, si nous étions parvenus de la mettre de bonne humeur, elle nous donnait une pièce de deux centimes. Aussi vite que nos petites jambes le permettaient, nous courrions à la boutique. Elle était tenue par une petite vieille dame à cheveux blancs qui portait un bonnet noir garni de dentelles mauves et de fines lunettes, elle marchait voûtée s’appuyant sur une canne, mais souvent nous la trouvions dans un fauteuil d’osier au centre de la pièce, car elle savait qu’elle ne marchait pas vite et n’avait pas grande confiance dans les garnements du village qui visitaient son établissement. Elle était donc prête à nous servir lorsque la clochette  de sa porte tintait. Elle avait beaucoup de patience avec sa clientèle car on restait parfois quelque gros temps en extase devant l’étalage et la diversité des choses que nous offrait la nappe à carreaux blancs et rouges installée sur la table ronde. Que choisir ? Des gommes multicolores ? Des anis noirs qui voisinaient avec des poires cuites toutes siropantes et retenues par un bâtonnet ou de minuscules bâtons de chocolat qui faisaient de l’œil aux sucettes ? Il y avait aussi et c’était mon bonbon favori trois longs fils de jus noirs retenus à la base sur une rondelle de papier représentant la tête d’un Chinois ; parfois avant de les manger, je tournais en tresse les trois cheveux de l’homme jaune ! Dans un coin de ce paradis existait une table carrée garnie de touches, de crayons, de craies, d’ardoises et de quelques cahiers. C’était le coin des érudits et Madame Jude connaissait tous ceux qui se dirigeaient vers cette table. Le déménagement de  nos grands-parents fermait pour ainsi dire cette partie du village à nos rêves et à nos projets pour les jours de congé.

Grand’mère abandonna comme son mari les trajets à la brasserie et je crois qu’ils en ont souffert. Cependant ils se plaisaient bien près de nous et nous les aidions de notre mieux. Chaque matin, grand-père allait en ville avec une minuscule Charrette tirée par un gros chien, des cruches de lait y étaient alignées et la mesure accrochée a un gros clou sur le côté de la voiturette. Parfois il nous hissait au milieu de ses bidons, c’était alors pour mon frère et moi une promenade dans un paradis terrestre !

On achète un cheval nommé « Mazette »

 Le nouveau bâtiment avait exigé de mes parents de grandes dépenses, cependant un an après l’installation, on construisit une vaste remise pour abriter les bêtes de la petite ferme. On bazarda beaucoup de choses qui ornaient la cour, le grand chien devint le gardien de la maison, la minuscule charrette un jouet pour nous deux et grand-père eut un cheval et une charrette convenable pour distribuer le lait. Je bénéficiai beaucoup de ce changement car j’avais appris à chevaucher Mazette, nom du petit poney que mon grand-père utilisait. On organisa des jeux, des courses et malgré mon jeune âge, j’y participais toujours. Mes longues promenades à cheval dans les chemins creux des Wartons  m’ont donné tant de plaisir, sont encore si vivaces dans mon esprit qu’il me semble jouir encore du bonheur d’alors.

Parfois mon grand-père exigeait que je m’occupe du nettoyage de Mazette. Ma grand’mère protestait, j’étais certains de trouver le cheval prêt pour la sortie.

Un deuxième frère

Un matin, sur la fin de notre année scolaire, au mois d’août, maman nous donna le double de notre dix heures (petites friandises que l’on dégustait à la récréation) et nous pria d’aller dîner chez des amis. Elle devait, disait-elle, aller faire des courses en ville. J’acceptais de mauvais cœur car je trouvais l’attitude de maman très bizarre.

A notre rentrée de quatre heures, c’était le branle-bas à la maison, un deuxième garçon était né !  J’en fus très heureuse, je prévoyais le rôle de petite maman que j’allais jouer. Mais je n’ai jamais eu avec ce frère le même lien qui existait avec l’autre. A cause sans doute de la différence d’âge ou de caractère.

Mes parents installent un laboratoire pour argenter des boules de Noël[8].

De retour de ses voyages d’affaires, mon père chercha un travail supplémentaire pour couvrir les frais de l’installation de ses parents mais il y associait ma chère maman qui pourtant était déjà si occupée.

Ils avaient aménagé un laboratoire dans une chambre vide de la maison et là, tels que Mr et Mme Curie, ils manièrent éprouvettes, filtres et formules. Ils voulaient trouver ce qu’ils cherchaient. Mon père qui avait continué l’école de chimie après la moyenne se souvenait de certaines équations, de résultats de certains mélanges et du produit de liquides en ébullition. Maman  joignait au savoir de papa un esprit pratique, une vive intelligence et un travail posé et sûr. Les bouteilles, les bassins, les papiers recouverts de chiffres incompréhensibles, le petit réchaud au gaz, garnissaient généreusement la cheminée, la petite table et les chaises de la pièce. Et leur conversation se déroulait sur les mélanges et les résultats obtenus et à obtenir. Des bonbonnes d’eau distillée arrivaient de la ville ainsi que d’autres bouteilles cerclées de rouge. Un jour, ils crièrent «  Euréka », ils avaient trouvé la formule pour l’argenture sur verre.

Cela changea tout chez nous. Papa voyagea davantage et maman se mit au travail. On engagea une servante et je devais moi-même m’occuper du ménage. Entre ces travaux ménagers, mes livres d’école, mes frères et mes grands-parents, j’avais perdu ma couronne de princesse !!  J’avais 9 ans, un peu désemparée par ce que l’on attendait de moi, j’étais pourtant de bonne volonté, je me prêtais à toutes les besognes pour soulager nia mère qui le soir rentrait de l’atelier bien fatiguée.

La maison se payait, notre renom dans-le commerce se valorisa. Les verreries dont mon père était seul client dans ce genre d’articles nous expédiaient par milliers des boules de verre soufflées et maman les argentait. Il y en avait de toutes les dimensions, elles garnissaient les arbres de Noël et se retrouvaient  jusque sur les pelouses des grands jardins, certaines d’un diamètre d’une boule à jouer, d’autres que nous avions à peine à tenir dans nos bras. Toutes ces boules étaient expédiées dans tous les coins de la Belgique et passèrent même la frontière.

 Au début de cette industrie, on faisait venir l’eau distillée de la ville. Mais il en fallut en très grande quantité car les commandes affluaient. Le travail prenait tant d’extension que papa parvint à fabriquer lui-même ce produit indispensable grâce à un alambic installé dans l’atelier. Je me souviens avoir eu une question d’examen sur le fonctionnement de cet appareil et d’avoir décroché le maximum !

Et puis, on récupéra les déchets de l’argenterie. Ceux-ci furent  mis dans des creusets allant dans un four à plus de 100 degrés. Les résidus devenaient poussières mais l’argent formait un lingot qui se liquéfiait en subissant une nouvelle opération avec la chaleur et du borax.

 Maman était l’âme de ce travail, la conductrice de ce labeur... C’est elle, qui par son exemple,  ma conduit dans le chemin du grand devoir. Le souvenir de son regard, de son rire intérieur qui montrait sa grandeur d’âme, de l’effort plein d’abnégation qui exigeait l’accomplissement de sa tâche pourtant bien ingrate n’empêcha durant toute ma vie de m’éloigner de la voie droite. Notre magnifique jardin était transformé en cour dans laquelle gisaient pêle-mêle caisses, paniers, verres et pailles, près de l’atelier de maman mais aussi au coin opposé près de l’étable et la remise nécessaires à l’élevage dont s’occupaient mes grands-parents.

Un vélo pour moi et une carriole pour partir en promenade avec Mazette

Petit à petit, je dus renoncer de sortir à cheval car grand-père en avait besoin pour sa culture, il lui avait même donné une compagne  achetée pour peu d’argent à un vieux fermier. Elle avait pour nom Pauline et travaillait fort... J’eus beaucoup de peine d’abandonner Mazette mais mon père me consola en m’achetant un vélo. En ce temps là, c’était un cadeau des plus «  Ultra ». J’appris vite ce sport si agréable et ne fut pas longtemps avant de savoir rouler. Comme mon père, j’aimais tout ce qui n’était pas ordinaire. J’avais un appareil photographique et je développais moi-même les photos dans une petite chambre noire que papa avait aménagé dans la cave, pour tout ce qui n’était pas banal en science ou en matériel, nous marchions mon père et moi main dans la main. Parfois ma mère soupirait à l’annonce d’une nouvelle « invention  du paternel » mais elle y était toujours consentante et souvent au prix  grands sacrifices dont je ne rends compte seulement maintenant de l’étendue et de la valeur. Un jour papa revient avec une nouvelle idée : il nous faudrait dit-il une petite voiture pour aller nous promener le dimanche. Maman resta silencieuse mais  par un coup de baguette magique, le petit break échoua dans la cour le samedi suivant. Mon père avait fait tant de démarches dans la semaine qu’il avait trouvé ce qu’il lui fallait. On partait en famille tous les dimanches, c’était souvent moi qui tenait les guides de Mazette que l’on employait pour ces soties. Le samedi, je devais astiquer les harnais et nettoyer la voiture, ce que je faisais d’un grand cœur car j’aimais voir les regards envieux nous suivre lorsque nous traversions le village. A notre rentrée à l’ermitage, la servante avait mis la table, nous étions très gais et je croyais parfois que la couronne de princesse de mes quatre ans était revenue sur ma tête. J’avais quelques amies, le soir nous jouions au croquet ou au jeu de grâce, lorsque mon frère aine ne venait pas y mettre un terme le jeu durait jusqu’à la nuit tombante. Ce garçon était très turbulent et aimait de nous ennuyer mais il était très bon et je crois qu’il m’aimait beaucoup. Le lundi, les classes et le travail recommençaient, les courses et le ménage étaient du programme et il n’était plus question alors de princesse. Le dimanche était pour moi avec ses sorties et ses jeux un oasis dans notre maison de labeur.

Le nouveau  caprice de mon père : un four à pain portatif

Après la petite voiture, ce fut un four portatif à faire le pain que mon  père acheta. Il  parla pendant quelques jours de bonnes tartines de pain de campagne dégustées pendant ses voyages. Il s’imaginait mangeant du pain fait au lait battu et aux œufs fournis par la ferme des grands-parents. Je crois l’entendre encore dire en mangeant sa croûte : « Je suis dégoûté de manger cette mixture du boulanger. » Et maman céda encore. Un grand camion apporta le four en question. Surcroît de besogne !  Deux fois la semaine, on pétrissait la pâte ! !  On fit faire une remise pour y mettre l’installation ce qui prit encore une bonne partie de la cour !

Deux billets de tram datant de 1895 mis sous verre ornaient  la chambre de mes parents. Ils témoignaient de  leur amour mutuel[9] !

Très intriguée par un cadre suspendu dans la chambre de mes parents, je me permis un jour d’en demander l’explication à ma Mère. Ces deux billets de tram soigneusement placés sous verre révèlent toute une histoire qu’elle me conta.

J’avais 16 ans, me dit-elle, lorsque mon père décéda, mes deux sœurs étaient mariées, j’allais encore en classe en ville. Ta grand-mère essaya de continuer le commerce de la famille... Je faisais partie d’un petit cercle d’écoliers liés par une très forte amitié. Ton père fréquentait aussi une école de la cité, on se voyait souvent. Avant chaque vacance, on se disait au revoir avec un serrement de mains qui montrait les préférences. J’avais encore un an d’école à faire pour obtenir non diplôme. Or donc, on se quitta en cette fin juillet pour deux mois d’une façon un peu triste mais on avait confiance dans un revoir proche. Ta grand-mère était courageuse mais elle lâcha pied ! Le vieux domestique qu’elle avait engagé pour le transport des marchandises tomba malade. Elle en prit un plus jeune nais s’aperçut vite qu’il ne convenait pas. A bout de souffle, elle me confia son projet d’abandonner et de changer de vie. Je devais dire adieu à l’école. J’en eus bien de la peine surtout lorsque je pensais à la poignée de mains qui nous avait promis un « au revoir ». Le jour de la rentrée des classes, je n’ai cesse de pleurer, je ne demandais comment serait la réaction de l’ami quitté quelques semaines plus tôt lorsqu’il verrait ma place vide dans les rangs de l’école. Trop tendre pour faire de la peine à maman, trop fière pour m’appesantir sur la lourdeur de mon cœur, je me suis tue et j’ai suivi ma mère à Bruxelles lorsqu’elle trouva une place de cuisinière dans un pensionnat de jeunes filles anglaises, j’y remplis moi-même le rôle de femme de chambre et notre vie s’organisa. Nous n’avions plus de meubles, mes deux sœurs s’étant équipées au détriment du ménage de maman. C’était vers 1895, les robes à paniers, les capelines un peu démodées des riches anglaises permettaient à maman et à moi-même d’y tailler nos vêtements et de nous habiller assez coquettement. Nous étions si aimées dans notre nouvelle demeure que le souvenir de nos peines s’estompait légèrement. Lorsque dans la deuxième année de notre nouvelle vie, je partis un jour en ville pour y faire des courses. Très jolie, j’étais souvent accrochée à l’épaule ou bousculée par un audacieux passant. J’étais dans cet après-midi là dans un tram restant impassible aux chutes répétés par un garçon installé derrière moi... mais d’un coup, j’entendis qu’il prononçait mon nom ! Je me suis retournée car j’avais reconnu la voix de ton père ! Quelle surprise et quelle coïncidence, se rencontrer par hasard dans un tramway bruxellois sans aucune préparation à se revoir. Notre première exclamation passée, on se ressaisit. Il m’expliqua qu’il était venu dans la capitale passer un examen de chimie. De mon côté, je lui racontais nos déboires, notre aventure, la vie que nous menions  ta grand’mère et moi, il fut très surpris et pris mon adresse. Nous fîmes quelques pas. Il y eût promesse d’échange de lettres. Il serra dans son portefeuille les deux tickets de tram qui nous avaient réunis et je reçus le cadre que tu  vois là quelques semaines après cette rencontre. On ne savait se revoir souvent mais on s’écrivait. Au bout d’un an de cette situation, nous nous marièrent  et ta grand’mère vint habiter avec nous, elle nous nous vit heureux mais n’eût pas le bonheur de te connaître, elle mourut quelques mois avant ta naissance. « Vois-tu, ma file, comme le destin nous conduit quoique l’on fasse, notre voie est tracée, le principal, c’est à nous de la suivre en droite ligne. »

Maman avait quitté la chambre depuis un moment, j’étais toujours à la même place ne demandant ce que hasard allait faire de ma destinée et si je suivrais sans détour la voie qui me serait tracée.

Le numéro 982 libéra mon père du service militaire

Sur l’autre mur, un autre cadre était suspendu à peu près semblable, il contenait le n° 982 imprimé sur une étiquette Officielle.  C’était le numéro que mon père avait tiré du tambour au tirage du sort qui désignait les jeunes gens allant faire  le service militaire. Le nombre bas que le milicien enlevait, l’envoyait « manu militari » à l’armée mais mon père tira un numéro au dessus de la moyenne et rentra joyeusement dans la petite maison près de l’église. Il porta pieusement une réplique de ce numéro dans une chapelle à la Vierge pas très loin du village et la fiche officielle fut gardée en souvenir.

Un orage terrible débaptise l’ermitage en 1910


 Un jour du printemps 1910, le climat devint tropical. Une brune épaisse s’étendait sur notre petit village, on avait peine de respirer... une anxiété saisissait tous les habitants, lions étions dans l’attente d’un phénomène atmosphérique. Dans l’après-midi, le ciel devint d’un noir d’encre. Les lumières intérieures furent allumées et on chercha ses chapelets soit dans les poches ou les sacs. Soudain un orage exceptionnel s’abattit sur nos demeures, une pluie fantastique fit déborder et citernes. Le vent d’une violence inouïe enleva d’un coup le  toit de notre maison communale. Des papiers, des cartons, de la paille, des débris de toutes sortes dansaient une sarabande endiablée sur la chaussée. Un coup plus terrible que les précédents arracha de la grille la pancarte désignant l’ermitage et l’expédia sur l’autre côté du chemin. J’avais fermé les yeux, lorsque je les ouvris nous n’avions plus d’ermitage, notre maison avait perdu son nom. On ramassa la planchette après l’ouragan, on ne la replaça pas. Et papa dit tristement. Ce n’est plus qu’un souvenir ! Je me souviens d’avoir pleuré d’énervement ou de tristesse. Mon père avait pourtant mis tout son savoir pour lier la planchette nais elle n’a pas résisté aux éléments déchaînés… Y voyez-vous une figure de  la vie résister aux coups du sort ou s’abattre dans le chemin au premier vent qui passe ! ! Le nom fut rayé des correspondances, la maison comme toutes celle du village ne répondait plus qu’à son numéro, le cinq pour la nôtre. Voila ce qui nous arrivera si nous ne savons pas résister aux fameux pieds du sort ! Une image souvenir de notre maison d’autrefois venait de se brouiller à tout jamais dans ma mémoire d’enfant.

Je tombe sérieusement malade et suis  mise en pension

Après ce coup, ce furent les vacances, je rangeais mes livres pour deux mois, Je me mis à la besogne. Soigner mon petit frère, aider mes grands-parents, faire le ménage, constituaient mon programme. J’étais parfois si fatiguée que le sommeil alourdissait mes paupières lorsque j’allais faire faire la sieste au bébé. Mon grand frère était vraiment difficile. Faire des farces, ennuyer grand-père, jouer à l’indien, étaient ses passe-temps de vacances et mettaient les personnes raisonnables à bout de souffle. Un août arriva cette année là avec des journées pluvieuses et brouillards. Un matin, mes jambes ne voulurent plus me porter. je fus sérieusement malade... On remit cela sur le compte de la fatigue. Le mois que je dus passer au lit me fut salutaire. Mais à la rentrée des classes, on reprit à la maison  une deuxième servante et pour me soustraire au va et vient de la demeure, mes parents me mirent en pension. Je versai beaucoup de larmes mais je trouvais au couvent une fille de mon genre qui avait toujours les yeux humides. Sur un banc en dessous de deux marronniers dont les feuilles tombées couvraient d’un tapis brun les petits graviers de la cour, nous racontions nos chagrins d’enfants. Douze ans après nos premières entrevues, elle devint ma belle-sœur et nous sommes toujours restées très amies.

Mon père ramène une petite fille abandonnée à la maison.

Mon père ramena un jour à la maison une petite fille de mon âge. Visitant les faïenceries, il aperçut dans l’une d’elles un enfant malade et couchée dans un rayon. II interrogea le chef d’atelier qui lui apprit qu’elle était sans famille, abandonnée, elle logeait dans une affreuse auberge et était exploitée sur tous les points par la propriétaire. Le soir, il conta la chose à maman, ils se mirent d’accord et le lendemain, il alla chercher la petite française qui trouva un foyer parmi nous. A mon congé je fis sa connaissance, elle me plaisait et nous vécurent presque dix ans ensemble. Elle fut digne de figurer au milieu de notre maison, une des servantes la mettait au courant des besognes pendant que maman était à l’atelier.

Dix jours pour parcourir la Belgique en train

Nous voilà de nouveau aux grandes vacances, mon  père voulut un extra et prit pour mon frère aîné et moi-même un coupon de chemin de fer de dix jours. Lui-même en était exempt ayant un libre parcours. Nous devions sur de petits carnets inscrire nos impressions de voyage. Ce fut d’abord Bruxelles qui reçut notre visite, ensuite  Anvers, Liège, Ostende, Dînant, Namur. Mon père était à bout tant mon frère était difficile. Je préférais, disait-il à maman en rentrant le soir, faire un travail de terrassier que d’encore recommencer pareille aventure ! Mon frère arrivait parfois à se hisser dans le filet aux bagages des voitures de chemin de fer, il attirait l’attention de tous les voyageurs par ses tours endiablés. Au jardin zoologique entre autre, il mit un singe en colère en le taquinant à travers les barreaux, le gardien dût intervenir et encore un peu notre visite ne pouvait continuer. A Ostende, sans souci de ses habits, il entra dans l’eau et s’avançait toujours malgré les appels de notre père. Nous fûmes obligés de rentrer dans un café pour le mettre en état de continuer notre voyage.

La tristesse d’une fête de communion au pensionnat

Les vacances terminées, je retournais à la pension, je ne revis plus ma compagne, elle avait changé d’école, ayant suivi une tante religieuse qui était partie ailleurs. J’étais très triste, j’avais pour Madeleine une véritable amitié et nous avions beaucoup de points communs, nos larmes, nos études, nos prières et nos petits carnets relatant nos B.A. !  Je l’avais quittée après la remise des résultats annuels. Je revivais ce moment en écoutant la religieuse n’annoncer qu’elle ne reviendrait plus. C’était le dernier petit déjeuner avant le départ. Elle passa trop près et trop brusquement devant la grande cruche du café à demi-pleine et la renversa. L’heure du train était là, Madeleine ne pouvait prendre le temps de réparer le désastre en torchonnant. Je ne mis à la besogne et c’est en maniant brosses et torchons que je lui souhaitais bonne route et bonne vacances. La sœur directrice arriva et me rendit responsable du gaspillage. Je dus alors attendre dans une chambre que vienne me chercher une servante envoyée par mes parents.

Pendant cette année de pension, je fis ma première communion sans tambour ni trompette avec une mise en scène de couvent. Je fus communiée pour la première fois. Il y eut retraite de quatre jours, préparation en règle à ce grand événement, beaucoup de  retenue était érigée dans notre comportement. Le matin, on nous  fit admirer la table mise dans le grand réfectoire garni pour la circonstance. On attendait les parents invités, la religieuse nous fit admirer la nappe, les broderies, les surtouts. Les fleurs manquaient mais on espérait que tout serait que tout serait fleuri par les fleurs qu’apporteraient les  familles. En fait, il y eut abondance dans ce genre de garniture. Le diner fut copieux mais très réservé. Il était loin de ressembler à ceux que me contaient mes amies avec des chants et des rires propres à toutes  réunions de familles. Nous avions toutes les mêmes robes de serge blanche avec le même modèle marin toute simple comme le repas. Cette fête avait plutôt une « atmosphère monacale » Le lendemain, ce fut la messe d’action de grâce où les parents n’étaient pas invités mais nous avions un congé de deux jours. Les religieuses et nos parents me permirent d’avoir Madeleine chez moi  pour passer ces vingt quatre heures de détente. L’année se passa calmement et j’obtins de bons résultats.

Mon père voit ses oiseaux s’envoler…

Pendant les vacances qui suivirent cette année, il arriva deux fameux ennuis à la maison. Mon père avait fait construire une volière dans un coin de la serre. Ces oiseaux donnaient une atmosphère bien agréable à cette place et j’étais fière de les faire admirer par mes amies. Lors de ses déplacements, mon père revenait souvent avec un couple de ces oiseaux exotiques au plumage de couleurs vives. La cage contenait des canaris, des paddas, des perruches et de minuscules bengalis. J’avais souvent la charge du nettoyage de la cage, je rentrais  franchement à l’intérieur, suivant non humeur, j’y faisais parfois la folle effarouchant les petites bêtes, il arriva que je ne pris pas la précaution de fermer la porte de la volière, devenus sauvages par ma présence les petits pensionnaires prirent la clef des champs !  En un clin d’œil, nous n’avions plus d’oiseau ! Pendant deux jours, nous les vîmes voltiger sur les abris de la cour. Tous, semions des graines par ci -par là, mais ils ne rentrèrent pas. Mon  père fut très fâché, bouda pendant quinze jours. On ne racheta plus d’oiseaux, la cage servit de fourre-tout : outils de jardinage, brosses, torchons remplacèrent les oiseaux aux multiples couleurs et au gazouillis enchanteur. L’ermitage avait encore perdu une plume de son chapeau !

Une sonnerie électrique à la porte : une formidable innovation dont la destruction fit enrager  mon père pendant trente jours !

Je vous décris non père comme un home aimant l’extravagant mais surtout les innovations qui le faisaient remarquer dans notre cercle d’amis. Nous étions alors loin de l’électricité qui faisait sonner nos portes et éclairer les maisons. Pendant deux dimanches, papa  bricola… ... et le troisième il installa à la porte d’entrée un bouton électrique qui faisait tinter une sonnerie. Un accumulateur était placé dans une petite planchette à l’entrée de la cave et des fils parcourant le corridor arrivaient à la sonnette, mis en contact les deux pôles faisaient tinter la cloche. Papa était félicité de toute part pour ces travaux. Un de ces samedis qui font sortir brosses et torchons de leur refuge, une servante saisie d’une frénésie de nettoyage abattit d’un coup de brosse poussières, toiles d’araignées et accumulateur ! Grand Dieu ! Quelle  catastrophe ! Ma pauvre maman se tenait la tête entre les mains, chercha la solution au problème qui demandait réparation avant le soir c’est-à-dire avant l’arrivée du chef. Elle m’envoya en ville chez le vendeur. Mais hélas ces choses ne se trouvaient pas facilement, il fallait les commander à Bruxelles. Le désespoir de maman faisait peine surtout que la colère pour l’envol des oiseaux allait s’atténuant mais n’était pas encore terminée, cette catastrophe le redoubla…  pendant un gros mois père garda le silence. Je scrutais tous les jours la figure de maman pour voir si la situation s’améliorait mais hélas cela dura 30 jours !

Je suis mauvaise au cours de musique !

Ce furent des vacances tristes, mais encore jeunes noua avions mon frère et moi, un ressort puissant dans nos jeux d’enfant pour refouler nos peines. Dans le couvent hostile, je n’acharnais sur mes livres et cahiers. Lors de mon premier congé de l’année, non père avait quitté son air boudeur et parla de ne faire apprendre la musique. Je reconnaissais les notes avec leur valeur de temps, leur nom, leur différence de son nais y voir une intonation, juger de leurs effets et de leur signification était pour moi impossible ! ! A cette fin, voici une petite histoire. Etant à l’école primaire du village, nous avions pour la classe un professeur de musique nommé sans doute par le collège échevinal. C’était  un camarade d’enfance de mon père nais son talent de musicien qui lui donnait une vanité déséquilibrée, il portait de grosses lunettes noires et avait un air à faire peur aux enfants que nous étions. Papa l’appelait Edmond, je redoutais le rencontrer avec lui car une causette s’amorçait toujours. Pendant  une leçon de chant, je n’égosillais avec mes compagnes à donner le ton à quelques notes tracées au tableau  qu’il suivait  avec sa baguette. D’un coup, il la claqua sec sur son bureau  et dit en maugréant «  il y a encore un rossignol dans la classe ;  Je vais le chercher, recommencez et que personne ne se  taise ».  Il tendit son oreille libre en relevant ses yeux et se pencha devant chaque banc. Ce fut près du mien qu’il s’arrêta, releva la tête victorieusement et annonça avec Triomphe : «  Je l’ai trouvé, le voila le rossignol.»

Des larmes de dépit coulèrent sur non visage rouge de honte et je fus au fond de la classe la tête entre les mains. On m’appela longtemps le rossignol ! Et mon père voulait me faire apprendre la musique. Le choix fut vite fait pour indiquer l’instrument.  Le violon demandait de l’oreille ! Le piano était inaccessible pour nous en ce moment-là ! On pensa à la mandoline qui allait me donner un air romantique. Grâce à la patience d’une  religieuse, je pus interpréter « Le beau Danube bleu » sur la scène du petit théâtre du couvent où chaque élève montrait ses capacités au moment de la distribution des prix.

Le carrelage sablé de ma grand-mère

A chaque congé, j’arrivais toujours en trompe pour saluer mes grands-parents. J’admirais chaque fois le carrelage si propre de la cuisine de grand’mère. Elle le garnissait de sable blanc en y faisant des arabesques autour du feu et de la table après le nettoyage. La provision de ce sable à Ofr50 la mesure était aussi nécessaire à grand-mère que sa provision de café ou de farine. Ma mère continuait le travail d’argenture, il y avait toujours deux  servantes et la petite française. Mon frère aîné commença de la mécanique agricole et le petit allait en classe au village. De nouveau, ce fut la fin de l’année scolaire, j’y avais gagné quelques livres et une couronne de lauriers que la directrice me posa sur la tête en m’embrassant.

Naissance d’un troisième frère

Maman ne me semblait pas en très bonne santé lorsque j’arrivais à la maison. Sur la fin de ce mois d’août par une journée de grande chaleur après avoir bien travaillé toute la matinée, elle se retirera dans sa chambre. Mon père et ma grand’mère chuchotèrent. Il  y eut des préparatifs inusités, des allées et venues et je fus en vélo porter mie lettre à l’adresse qu’indiqua maman puis nous partîmes chez les grands-parents, mes frères et moi, passer le reste de la journée. Tard dans la soirée, mon père vint nous chercher en nous annonçant l’arrivée d’un troisième garçon au foyer. Nous étions tous heureux nais il ne fut plus question de pension pur moi.  J’allais rester à la maison. J’avais presque 13 ans. De ce bébé, je fus vraiment la petite maman, il me rendit bien l’amitié que je lui donnais. Je n’occupais constamment de lui, c’est moi-même qui l’initiai aux principales étapes de la vie, le langage, la marche et le sourire. Il fut pour moi un véritable refuge. Dans ses grands yeux, je lisais l’innocence et tout ce qui semblait beau dans la vie. Parfois de vagues pensées commençaient à m’envahir, mes parents très occupés, mes amies de pension abandonnées, j’étais un peu désemparée et ce furent les soins que je lui procurais autant matériels que spirituels qui me remirent d’aplomb. Toute l’amitié qui se forma dans mon cœur à cet âge, c’est sur lui qu’elle se déversa. Pour lui, je vidais souvent ma tirelire pour faire l’achat d’un petit jouet ou vêtement.

L’aîné de mes frères m’associait à ses jeux mais il commençait de devenir trop turbulent pour moi, le second allait à l’école, son caractère n’était pas très expansif et il se trouvait entre deux pôles : trop petit pour s’associer aux jeux du grand, trop grand pour jouer avec le dernier né. Il devint un peu taciturne ! C’est pour moi que le petiot fit sa première risette et j’assistai à ses premiers pas chancelants. Les vacances terminées, l’hiver arriva comme sur tous les villages de Belgique, annoncé par ses matinées brumeuses. Ces journées pluvieuses rendaient courts les jours et allongeaient les nuits. En décembre, il commençait à faire plus froid et le baromètre  resta au mauvais temps.

Fête de Saint-Nicolas

Vint le 6 décembre la fête de la Saint Nicolas. Pour mes frères, mon grand-père m’initia  à l’art de faire d’immenses sacs en papier. Grand-mère fabriquait une infecte colle avec de la farine et de l’eau. On barbouillait  les bords des pièces de papier qui pliées avec art pouvaient  contenir une grosse betterave pour l’âne de Saint Nicolas avec quelques morceau de pain séché. Une bouteille avec un verre pour le grand patron. Tout cela posé dans un coin de  cheminée. On espérait pour le lendemain un échange avec les jouets demandés, à moins qu’un fouet ne remplace le  jeu.

Le 8 décembre, nous fêtons la vierge avec Agnès, la vieille vendeuse de médailles religieuses

Puis ce fut le 8 décembre, fête de la Vierge. Ce matin-là, grand-mère me parla de la neuvaine. Nous nous rendions toujours à deux dans cette petite chapelle au bout du village. Là s’élevait un assez grand oratoire, lieu de pèlerinage très suivi. C’était un ex-voto d’une fameuse proportion, elle y renfermait une centaine de chaises, un jubé et une sacristie raisonnable. En ce temps-là (1790) la contrée était couverte de forets infestée de brigands. Un riche Seigneur et sa famille devaient la traverser en diligence. Il promit à la Vierge si le trajet se faisait sans encombre une chapelle de dimension assez importante. La diligence passa les obstacles semés sur la route et sa dame qui attendait un bébé arriva saine et sauve au but de leur voyage. La chapelle fut construite et depuis près de deux siècles, on y vient  implorer la Vierge. La neuvaine commençait le 8 décembre, on y allait surtout le soir. Des bougies éclairaient le sanctuaire et aux fenêtres étaient accrochés une multitude d’objets rappelant le but des pèlerinages – bouts de ruban, épingles à cheveu, vieux foulards, pipe en terre – etc. Sur le chemin conduisant à la Vierge était un vieux calvaire dont le Christ douloureux m’impressionnait beaucoup. Nous commencions là le chapelet à réciter en chemin. Près de 1a grille de la chapelle, une vieille dame du non d’Agnès organisait une vente de médailles, de chapelets, d’images pieuses et de bougies. Elle se gardait du froid par une toile tendue dessus de son magasin, un gros châle de laine protégeait son dos et une chaufferette ses pieds. Un soir de grand vent, la tente fut soulevée, renversée la table  à « bibelots »  et Agnès s’écroula. On la ramassa blessée. Mais l’année suivante, elle ne vint plus tenir son petit commerce. Souvent, grand-mère et moi nous parlions d’elle et je pus un jour la voir avec non aïeule dans sa petite maison le long de la route. Quand nous rentrions de la neuvaine, mon frère avait souvent éclairé l’avant-cour de la maison avec une betterave creuse où il avait façonné des yeux et la bouche en trois vilains trous d’où sortait la lueur d’une bougie allumée. Les passants en  avaient peur.

Le premier janvier, la tradition impose que  le premier visiteur au foyer doit absolument être un homme…

Après, ce fut Noël, fête des plus familiales que nous célébrions, il me  semble, avec beaucoup de piété. Nous allions à la messe de minuit et le lendemain nous avions la permission de rester au lit et de trainer  en robe de nuit dans la maison jusque  presque midi. Nous tenions dans les bras la « cougnole », cadeau de Noël traditionnel que nous avions trouvé au pied du lit. L’aurore de la fameuse année I914 pointa à l’horizon, comme les premiers jours de l’an mon père se leva très tôt et après un rapide bonjour à nous tous, s’en fut chez nos grands-parents car les anciens dictons voulaient que le premier visiteur de l’année fut un homme afin que l’on ait droit à l’année heureuse. De suite après son départ, maman prépara le café, mit sur la table la bouteille de kummel que père avait préparé lui-même d’après une recette française et le plat de galettes cuites pendant la soirée de l’avant-veille. Toutes les tables du village étaient pareilles. Nous attendions aussi le premier visiteur qui nous donnerait un gage d’année heureuse. Il se présenta sous l’aspect d’un bon vieil ouvrier, camarade de papa. Autant que je m’en souvienne, c’était toujours lui notre «  étrenneur », il avait dans sa poche un propre mouchoir rouge qu’il tirait délicatement de son veston pour en essuyer sa bouche avant de nous embrasser, car ce jour là le baiser pour tous et à tous était de rigueur. Donc, commença dans les meilleures conditions possibles cette année qui allait faire des belges neuf millions de miséreux et de sans abri. Cependant, nous avions vraiment suivi les directives des planètes comme disait grand’mère. Mais la destinée encore une fois était là, implacable, nous étions forcés de la subir. Après le retour de mon père, on récita le compliment appris à l’école ou écrit sur une feuille de papier garnie de fleurs et de rubans que l’on avait acheté chez Mme Jude. On dîna ce jour là en famille chez grand-père et grand’mère, les visites à faire et à recevoir complétèrent la journée. Le mois de janvier passa sans histoire, la vie de l’ermitage continuait d’être très laborieuse. En février, papa trouva que je devrais rouvrir des livres classiques. Il confia cette mission à une institutrice amie de maman. Trois fois la semaine, j’allais chez elle, elle me fit entrevoir le degré supérieur des études de ce temps. Je connus de l’Iliade avec l’histoire ancienne. L’algèbre et la grammaire qu’elle m’apprit me faisait croire que je devenais savante,  en fait j’étais heureuse de pouvoir rechercher des racines carrées et de réciter des passages de Cyrano dans nos petites réunions.

La fête des Rois

L’hiver s’étira coupé par de petits rassemblements de famille telle celle où on tirait les rois ou, à la Chandeleur, quand grand-mère nous invitait à manger des crêpes. On montrait son savoir faire en les faisant sauter dans la poêle pour les retourner. Quant aux rois, c’était grand-père qui nous amusait en faisant le fou ! Nous tirions dans sa casquette des vignettes soigneusement pliées représentant les sujets de la cour du roi Dagobert et après ce tirage au sort chacun avait son rôle à remplir, mais c’était toujours lui qui  faisait le fou, la figure et les mains noircies de suie : il rendait noir le visage d’un invité qui n’avait pas bien rempli son rôle. Il fallait aussi crier chaque fois que le roi buvait : Vive le Roi et à sa santé. Le roi avait été désigné  par la présence d’un gros haricot dans son morceau de gâteau et il avait lui-même choisi sa reine. Ces amusements innocents étaient notre lot avant cette drôle de guerre ! 

La guerre éclate

Je devenais une jeune fille et on commençait à ne plus redouter ma présence pour barboter sur l’un ou l’autre, en bien ou en mal. Je connus les méfaits de la vie en écoutant les commères qui venaient chercher du lait chez grand’mère. J’aimais être présente à ces heures de distribution... Accoudée à la table chargée de pots devant un livre ouvert que je ne lisais pas, j’appris bien des choses de la vie. Une porte s’ouvrait  âme ingénue et laissait passer les flots hideux des vérités vécues. Vers le mois de mai, il y eut un revirement, il semblait que le   monde changeait de face, on devenait anxieux. De petits groupes se formaient devant les maisons pour parler politique. Les femmes abandonnèrent leurs potins pour critiquer ou féliciter les gouvernements. Les grands de la terre étaient sur la sellette, acceptant l’un, rejetant l’autre, on formait des clans divisés qui parfois faisaient élever la voix des partisans. On reprenait chemin de l’église, il y avait des bruits de guerre. Les saluts du mois de Marie furent suivis avec plus de piété. Puis ce fut Juin avec ses débats politiques et déjà des ultimatums. On  parla provisions… les petits magasins du village se vidèrent.

Sur cette débâcle, Mme Jude mourut. On distribua le reste de sa marchandise aux pauvres et on ferma la porte de la boutique après  un triste enterrement en attendant les héritiers qui, je crois, ne vinrent jamais. Le 28, après l’attentat de Sarajevo, on n’eut plus de doute sur déroulement des événements. Le 28 juillet, première déclaration de guerre à l’Autriche, à la Serbie, le mois suivant deuxième, début août l’Angleterre entra dans le bain avec la France et fin du mois, notre neutralité, nos traités, nos promesses furent anéanties. Notre pays n’était plus qu’une route où on allait se rencontrer mais cette rencontre coûta cher à l’un comme à l’autre adversaire.

J’allais avoir quinze ans quand ces événements arrivèrent. Notre Belgique était pourtant neutre !!  Elle fut proclamée telle… Les parchemins scellés, les traités signés et résignés par les puissants monarques nous donnaient un défi à la guerre. Mais Dieu, que ce destin est cruel ! !  et comme il sait faire de espoirs, de nos paroles, de nos promesses, des fantoches avec qui il s’amuse.

L’empereur d’Allemagne nous déclara la guerre. Il était venu à Bruxelles deux ans auparavant et les commères s’écrièrent : «  le salaud, il est venu voir si la Belgique était un morceau de choix pour sa grande armée ! Mon  père prenait un air dictateur pour dire : « Vox populi, vox Dei »

Mon père représentait une maison allemande dans les faïenceries de Belgique et de France. Sa situation tomba du jour au lendemain, il ne toucha même plus la redevance du dernier trimestre de son travail. La petite industrie de maman tomba également, les ornements étaient délaissés au profit de la nourriture.

Pour faire face aux besoins journaliers, on se  rabattit la petite ferme des grands-parents. On remercia une servante. On utilisa les produits laitiers pour la famille. Papa se mêlait aux hommes du quartier pour parler de guerre.

Les hommes mis au chômage par la guerre deviennent des « coulonneux » !

Toutes les usines arrêtèrent et au bout de quelques semaines, certains hommes se prirent d’ennuis et devinrent « coulonneux ». Ils s’occupèrent de l’élevage des pigeons. Parfois possédant un brillant sujet, le propriétaire partait de grand matin vers la frontière française avec le panier bien caractéristique à cet effet et là, en réunion, on faisait un lâcher pour la Belgique. Derrière le refuge de l’oiseau, sur le toit de la maison du propriétaire, un homme se tenait coi et attendait. Aussi vite l’oiseau rentré, on enlevait de sa patte une bague et on la plaçait dans l’enregistreuse. On savait alors chronométrer la vitesse de l’oiseau et par là, même sa valeur, cette valeur était amoindrie par le fait que l’oiseau s’amusait sur le toit avant de rejoindre le pigeonnier. La bague alors perdait quelques minutes avant d’être mise dans la boite et le pigeon perdait sa place au concours. Ce jeu amusait terriblement les hommes oisifs  et les paris allaient bon train. Des petits lots récompensaient les premiers prix. Mais hélas, cela ne dura pas longtemps car l’armée intervint, se servant elle-même de ces oiseaux pour le service de renseignements. Volant toujours du sud au nord, on organisa un fameux service de renseignements avec ces facteurs ailés, leurs ailes étaient garnies de papiers pelure sur lequel des renseignements de grosse valeur y étaient mentionnés, on arrivait alors d’avoir une véritable messagerie militaire. On dut se résigner à mettre ces bêtes à la cocotte car les pigeonniers devaient  être fermés. On mangea de mauvais cœur ces  bestioles qui avaient tant de valeur.

On commença de faire connaissance avec les arrêtés. Placardés murs de la Cité, ils nous rendaient anxieux. Les premiers concernaient la réquisition des hommes pour la garde-civique. Tous les citoyens valides devaient se rendre à la maison communale revêtus d’une blouse de toile bleue avec un brassard tricolore, on leur remettait un vieux fusil et quelques cartouches et ils allaient le long du chemin de fer et des routes pour la garde à l’ennemi. Le soir, leur silhouette se découpait sur le bleu sombre d’un ciel d’août dans la pourpre du soleil couchant. Pendant la guerre, en se rappelant ces précautions, nous avions un souvenir narquois car c’était là une chose ridicule à quoi les hommes devaient se soumettre. Qu’est-ce que quelques pauvres vieux fusils auraient pu faire devant les soldats que l’on attendait et qui semaient la mort. La Française qui habitait chez nous était de quelques années mon aînée, elle avait vu partir son amoureux fusil à l’épaule et sac au dos. C’était un brave garçon du village, ils avaient ensemble des projets d’avenir qui malheureusement n’aboutiraient pas ! Il ne revint jamais, l’implacable destin était encore en  jeu !  Cette jeune fille qui faillit toucher au but si désiré par son âme solitaire fut admirable de courage à l’annonce de la perte de ses illusions.

Un casque à pointe est aperçu

Mon grand frère insouciant courrait les bois avec des camarades et revenait souvent avec une pièce de gibier que l’on s’empressait de mettre à la cocotte, le diner de ce jour là parfumait toute la cuisine. Un jour, il revint plus rouge que d’habitude avec de la peur dans les yeux : «  J’ai vu un casque à pointe dans le bois  » dit-il. «  Il était à cheval avec une grande pèlerine et braquait des jumelles dans toutes directions ». On ne le crut pas beaucoup mais néanmoins il fut entouré et interrogé par les voisins. Mon père le fit entrer dare-dare à la maison et il fut consigné pour quelques jours.

Arrivée des Canadiens

Vers le 15 août, on apprit je ne sais par quel truchement que quelques soldats canadiens venaient au secours de notre petite Belgique. C’est dans notre petit village qu’ils commencèrent la guerre. Ils arrivèrent par une matinée très chaude de l’été et s’installèrent dans un champ juste en face de chez nous d’où on découvrait une route venant du nord. Ils creusèrent tranchées et s’y cantonnèrent pour plusieurs jours. Nous avions plaisir ma grand’mère et moi d’aller remplir leurs gourdes de lait ou de café. Nous étions parfois prises d’un lent éclat de rire, car ne nous comprenant pas, nous étions obligées de converser par gestes, quoique la situation fut grave, le rire fusait clair ou chevrotant. Le 23 août arriva, nous étions dans l’attente d’un événement mais lequel ?

Un remous se fit dans les soldats pendant la matinée, des allées et venues nous montraient des hommes nerveux et affairés. Le bruit courut dans des groupes formés que les Allemands arrivaient.

Avec des gestes, les canadiens nous firent comprendre qu’il était temps de se mettre à l’abri.

Nous ignorions tout de la guerre. Quelques anecdotes nous avaient mis au courant de celle de 1870. Mais la comparaison ne pouvait se faire. Nous allions vers l’invasion du malheur, des armées, des peines et de la faim. Les larmes, les dépressions, les problèmes irrésolus allaient devenir notre lot pendant quatre longues années.

Tout le monde à l’abri dans la cave

On se réfugia dans la cave en y portant quelques provisions, on y  resta deux jours, les animaux de la petite ferme avaient reçu double ration de victuailles mais néanmoins leur nervosité se fit grande. Le chien surtout était très nerveux. Le plus courageux d’entre nous remontait les escaliers de la cave de temps en temps par curiosité. Au début de notre descente dans l’abri, mon frère aîné s’éclipsa, grimpa au grenier, il voulait voir se dérouler la bataille, par le mouvement de va-et-vient qu’il infligeait à la lucarne, les Allemands crurent à un poste anglais établi chez nous. Notre maison fut la cible d’un combat acharné. Ce n’est qu’après une descente précipitée du galopin que les balles sifflèrent moins et enfin se turent. Néanmoins, cet incident nous avait mis tous mal en point, les cris, le bruit du tir, les beuglements des vaches, les hurlements du chien furent de fameux présages pour l’époque tragique que nous allions vivre. Nous primes conscience que les Allemands étaient dans le village en entendant le martellement des fers de leurs chevaux sur nos pavés. A vrai dire, depuis l’assassinat de Jaurès, on était sur le qui vive et on redoutait le résultat. En prêtant l’oreille aux bruits du dehors, nos oreilles furent frappées par l’intonation des ordres donnés par les chefs dans une langue dure et gutturale.

Mon grand-père n’y tenant plus, glissa un regard vers la rue par l’entrebâillement du soupirail, se retournant vers nous : « Ca y-est, dit-il, nous sommes Allemands. Les soldats qui sont dans la rue ne sont pas habillés comme ceux qui étaient ici avant-hier ! »

Les Allemands brûlent et fusillent

Silencieux, nous remontions l’escalier, la fusillade avait cessé.

Mais des bruits inquiétants nous arrivaient de la rue. Des pleurs et des cris nous parvenaient du dehors nous mettant en état d'alerte. Grand-père passa le premier dans la cour et revient immédiatement : sauvons-nous dit-il, les prussiens font sauter la grille. En traversant, nous vîmes un cortège lamentable de civils du village pris comme otages. Après avoir escaladé un mur, nous sous sommes retrouvés trois ou quatre familles affolées dans la maison d'une vieille sœur de grand-mère qui vivait seule dans une rue déserte. Notre maison était à la merci de la horde prussienne mais nous étions sauvés ! Ce fut une écœurante odeur de fumée et de rôti qui fit sortir non père de cette demeure hospitalière, il ne fut pas longtemps dehors !  Tout le village brûlait dit-il, 85 maisons étaient en flammes. Les Allemands nous faisaient payer cher la riposte des canadiens. 60 personnes étaient prises en otages et vingt cinq fusillées. Le lendemain, les premiers ordres de l'occupation étaient placardés, réquisitionnant tous les hommes valides au dessus 21 ans pour enterrer les cadavres de tous ces pauvres jeunes gens venus mourir si loin de leur famille !

Trente six heures après cette journée d'émotion, nous rentrions dans la maison. Rien n'était resté en place. Les bêtes avaient été soignées mais tout était bouleversé.

Nous savions que les Allemands étaient restés deux jours « dans nos bidons » comme disait grand'mère et c'est sans doute grâce aux papiers d'affaires de papa qui étaient rédigé en Allemand qu'ils respectèrent un peu notre home, car toutes factures et copies de lettres, étaient sorties du bureau de mon père et bien en vue sur la table, prouvant que les soldats en avaient pris connaissance. Après quelques jours de relâche, on organisa sa vie. D'abord, plus question de leçons particulières, je dus aller dire au revoir et remercier la brave institutrice. Ensuite, la deuxième servante rentra chez elle, il ne restait que « la Française » pour aider maman, elle était très heureuse chez nous, mais elle craignait toujours de reconnaître une ancienne connaissance dans les réfugiés de son pays qui sillonnaient nos routes. Quelques jours après leur arrivée, les Allemands s'installèrent chez l'habitant. Les maisons se divisèrent en appartements, presque partout le salon des modestes foyers était converti en chambre de soldat.

Les étains cachés dans la cheminée fondent par mégarde

Chez nous, ils prirent une grande partie de la cour pour y installer leur cuisine à la place même où quelques semaines plus tôt, ma grand-mère avait fait, creuser un trou par mon frère pour y déposer ses pots d'étain et de cuivre. Le bruit avait couru de possibles réquisitions. On riait sous cape de voir les boches installés sur ces cachettes. Mais grand'mère ne nous avait pas tout donné à enfouir, elle en avait mis une autre partie dans la cheminée de son poêle ouvert. Au premier froid, on y faisait une flambée et c'est la première flambée de 1914 qui réduisit en un lingot informe les beaux pots d'étain de grand'mère. Sans doute les avait-elle oubliés dans cette cachette.

Les soldats nous regardaient avec un air méchant mais nous avions pourtant envie de les taquiner un peu. Il y avait devant la maison un arbre exotique que mon père avait planté au temps de la splendeur de 1’ermitage, il avait résisté à tous les changements, les tempêtes et la guerre. Mon frère et moi arrêtions le cuisinier allemand pour lui faire comprendre que les fruits de cet arbre qui se présentaient en grappes de fruits rouges étaient comestibles. Il en arracha une grosse poignée et en remplit sa bouche. Il dut cracher peut-être très longtemps, nous n'avons pas attendu le reste de l'aventure pour prendre nos jambes à notre cou, il rentra dans une rage folle sur nous deux. Voyant la réaction de cette farce innocente, nous n'osions plus passer dans la cour à proximité des cuisines.

Les  familles des fusillés du 23 août

Chaque jour, passaient devant la maison faisant visite au cimetière, les familles des malheureux fusillés de ce dimanche 23 août. C'était navrant de voir ce cortège. Une maman avec ses deux petits. Un veuf tout courbaturé par la peine. Une jeune femme mariée de quelques semaines mise en joue avec son conjoint mais qu'un évanouissement prématuré avait sauvé de la mort. Quand elle revient à elle quelques moments après le massacre, elle était couverte du sang de son mari qui gisait mort à côté d'elle, elle faisait peine à voir. Une autre famille était sans la mère, en se sauvant ce fameux-jour de larmes elle oublia sa boite avec ses petites économies, retournant sur ses pas elle tomba dans le brasier allumé par les soldats et fut carbonisée. Notre petit village a payé durement sa défense par les Canadiens.

L’occupation allemande

On vécut donc, tant bien que mal, avec des soldats allemands dans les chemins. Entre les affiches, les arrêtés, les réquisitions, les punitions, la vie continua. On devait occulter les fenêtres sitôt la lampe allumée, il y avait l'heure de 1a retraite souvent 9 heures, les rassemblements interdits, etc. En attendant le reste de " l'aventure ", les envahisseurs marchaient vers Paris, ils entrèrent en France comme en Belgique en semant la panique, la peur et la mort. Leur victoire fut facile. Bien équipés, bien armés et surtout convaincus de leur force, ces soldats combattaient contre une armée prise au dépourvu avec pour toutes défenses quelques sacs de sable et comme refuges quelques vieux forts démodés, elle se repliait en bon ordre, disaient les communiqués que l'on parvenait à avoir, jusqu'à ce qu'un général français et un anglais aient mis bon ordre à ce dépliant d'accordéons !

Ils s'arrêtèrent en face de Paris devant un barrage d'hommes que formèrent les armées alliées de nos malheureuses troupes.

L'hiver arriva avec les problèmes à résoudre sur la nourriture et le vêtement. Les grands-parents ne vendaient plus les produits de la ferme ; le lait, le beurre, le fromage servaient à l'usage familial mais, malgré tous les arrangements possibles, la bourse se vidait...

Parfois le cuisinier allemand nous donnait un peu de potage mais nous ne l'acceptions pas d'un bon cœur depuis le tour que nous lui avions fait, nous n'avions plus confiance en lui. Par leur rentrée en France, les casques à pointe effacèrent les frontières.

Mon père se risque à effectuer un voyage en France et ramène deux poussins à transformer en coq de combat…

Le parcours était libre jusqu'à la ligne de feu. Mon père très énervé par l'inaction forcée eut l'idée d'aller jusque dans le nord de la région où se trouvait une faïencerie qu’il visitait souvent et où il comptait des amis. Après maintes recommandations, il partit sur la fin de l'hiver que nous venions de passer et rentra quelques jours plus tard, désespéré, fatigué et fourbu. Il avait employé pour accomplir ce petit voyage un vélo abandonné dans un champ, puis bénéficia de l'aide d'un fermier qui semblait prendre la route de France avec sa carriole, ensuite, en se débrouillant avec le peu d’allemand qu’il savait parler, il fut chargé sur un camion bâché rempli de soldats puis, il marcha longtemps, bien longtemps, raconta-t-il. La situation des Français du nord était pareille à la notre. Ils avaient comme nous beaucoup souffert de l'invasion et redoutaient les Allemands, le ravitaillement était comme chez nous très précaire. Mon Père pourtant revint portant un paquet. Dans une boite à soulier percée de petits trous, il ramenait deux petites bêtes, deux petits poussins de France avec des yeux plus vifs que ceux des nôtres, des pattes plus robustes et le plumage plus foncé. Nous avions mission de faire grandir ces petites bêtes pour les convertir en champions de lutte. Les combats de coqs n’étant pas permis en Belgique mais les français en faisaient leur sport favori.

Pour gagner quelques centaines de francs sans doute, mon père consentit, d’élever ces coqs dans la petite ferme de grand-père. Au bout de quelques mois, ils étaient déjà grands et méchants, ils faisaient leurs délices des déchets de la cuisine allemande, plus d’une fois ils renversèrent bidons et marmites pour se gaver jusqu’au lendemain. Les soldats commençaient à les craindre, mon frère et moi en avions peur et maman se munissait d’une baguette pour aller fermer leur grille. Au bout de quelques temps, il fallut les séparer car les batailles entre eux faisaient rage, ces combats étaient affreux à voir et cependant, pour les corser, on disait que les français avides de ces spectacles, garnissaient encore les pattes des combattants avec des éperons d’acier.

Il fallait combiner un voyage de retour pour ces méchantes bêtes. Avec un ami, mon père les mit en caisse car d’une boite à souliers, il n’était plus question. Le voyage pour remettre ces volatiles à leur propriétaire dut être très ardu car mon père fut lamentable à son retour, il jeta quelques pièces d’argent sur la table, s’affaissa dans un fauteuil et murmura un « plus jamais »  venu du cœur.

Les deux pièces de 20 francs en or de grand-mère  et les allumettes de grand-père

Nous étions donc à la fin du printemps, le premier hiver de la guerre était passé. On avait pu faire les petites réunions marquant les fêtes de Noël et de nouvel-an sans se dérober trop aux traditions, naturellement, les couques de  Noël, les galettes du Nouvel an ne furent pas aussi succulentes que celles des années précédentes. Mais cela passa et grand-mère avait encore extrait d’une boite à cigares, témoin des temps passés, deux pièces de 20 francs en or. Elle avait dit en nous les donnant : «  Je crois que ce sont les dernières ». En effet, elles furent les dernières du trésor de grand-père et aussi les dernières du trésor public. On n’en frappa plus après la guerre de quatorze !

J’avais commencé l’hiver en allant avec grand’mère au cimetière le Jour des morts, en faisant le pèlerinage du 8 décembre à la Vierge et nous avions mis nos espoirs dans nos prières. Mon grand-père avait taillé toute l’après-midi des planchettes de bois réduites en très fins bâtonnets. Installés dans le coin de la cheminée, dans un vieux pot de grès, ils devaient servir d’allumettes que l’on faisait prendre feu dans  le charbon du foyer. Cela servait très bien pour allumer sa pipe bourrée d’un tabac synthétique que l’on vendait au marché noir car les véritables allumettes étaient impossibles à trouver.

Mon père s’essaye à la galvanoplastie !

En France, on avait suggéré à papa de faire de  la galvanoplastie. Cette idée l’enchanta et il en parla à mère.

Pauvre maman, je me rends compte maintenant combien elle fut courageuse et soumise. De chimiste, elle devient fermière puis ensuite  mania les électrodes, les sels métalliques et les fils conducteurs et tout cela en tenant tête à son ménage ! Ce n’était pas là la dernière trouvaille de mon père en fait de travaux. Si vous avez la patience de me lire jusqu’au bout, vous saurez que si mes parents ne furent pas des soldats du front, ils furent des Combattants de l’arrière, peut-être aussi héroïque que les décorés de la ligne de feu.

Donc, on se procura de hautes caisses que mes parents garnirent à l’intérieur de cire à cacheter, mauvais conducteur de l’électricité. On déposait dans un bain préparé dans ces caisses étanches une laque de cuivre et une plaque d’acier gravé servant dans les faïenceries de moule à décors. Ensuite les électrodes, l’une positive qui dégage de l’oxygène et met en liberté le sel qui forme le métal  tandis que l’autre négative fixe le métal libéré. I1 fallait donc poser les bâtons exactement à leur place pour que l’un enlève le cuivre et l’autre le fixe. N’ayant pas d’électricité à demeure, ces électrodes étaient alimentées par des accumulateurs que papa faisait recharger en ville. Dans ce travail, papa n’était jamais seul, il exigeait toujours la collaboration de maman qui lui prêtait son courage et son bon sens. Les plaques arrivaient à la maison, étaient remises en état et renvoyées aux faïenceries. Ce travail était assez dur car les plaques étaient lourdes et l’électricité délicate à manier. Ce travail se faisait en usine avant la guerre mais les bâtiments fermés empêchaient le grand trafic et seules quelques petites industries s’occupaient encore de ce travail. Le labeur était d’un  bon rapport mais, au bout de quelques mois, on dut l’abandonner, les transports devenant difficiles et l’électricité en accumulateurs coûtait chère. Si cette dernière avait régné en maître comme aujourd’hui, mon père aurait fait de grandes choses avec sa collaboration, mais nous étions encore au stade du gaz. J’avais connu à 4 ans l’ère de la lampe à pétrole avec la mèche filante et le verre noirci de fumée puis ce fut le gaz avec bec droit. Les réverbères arrivèrent alors  avec les allumeurs et leurs torches qui chaque soir animaient la rue. Puis, il y eut des améliorations pour l’éclairage des maisons en inaugurant le bec ALLER du nom de son inventeur. Il était plus économique et éclairait mieux. Nous en étions à ce système quand mon père commença ses travaux de galvanoplastie  à l’aide de l’électricité !

Notre maison se transforme en fabrique de poudre à base de plomb pour la vendre aux ménagères qui désirent nettoyer leur four 

Une  après-midi de flânerie, mon père entremit une conversation l’épicier du coin.

 – C’est fantastique, disait-il, comme nos ménagères ont souci de la propreté malgré la guerre, elles astiquent : nettoient sans relâche, Je ne sais plus leur fournir ce qu’elles demandent.

– Que vous demandent-elles de si précieux ? s’enquit mon père.

 – Eh bien, continua le commerçant, entre autre chose leur manque de la mine de plomb pour nettoyer leur foyer, l’hiver arrive et le poêle demande de l’entretien.

Le lendemain, mon père partit en ville et rentra en  jubilant. Ma pauvre maman se demandait de quelle invention nouvelle allait-il lui parler.

– J’ai découvert, dit-il, un petit travail reposant pour toute la maison. Il expliqua... Dans un magasin en gros, j’ai trouvé du graphite, poudre noire extraite d’une moulure de pierres noires trouvées en Sibérie, en Bohême ou à Madagascar. Il est infusible et bon conducteur d’électricité, il rentre dans la composition des électrodes, des mines de crayon  et sert d’enduit au graissage de grosses pièces. Il porte aussi le nom de plombagine ou mine de plomb.

Mon père était dans son élément de chimiste en combinant un mélange dans sa tête de ce produit et de suie qu’il trouva chez le droguiste. Il était si absorbé dans ses idées qu’il n’avait salué personne sur la route. Tout pressé de se retrouver à la maison, il avait marché comme un automate… Maman restait songeuse. Nous allons dit-il faire  de petits paquets de poudre noire pour nettoyer les poêles. Il n’y en a pas sur le marché, nous en vendrons beaucoup et ce travail n’est pas fatiguant. Toute la famille se mettra à la besogne. C’est ce que l’on fit !

Mon père visita les petits magasins et les commandes arrivèrent. On dût prendre trois ouvriers tant le produit était demandé. Mais quel travail ! A la sortie de l’atelier, on était méconnaissable, de vieux foulards protégeaient nos cheveux des poussières et si, pendant le travail, une mouche nous piquait ou un ennui quelconque nous forçait à mettre la main à la figure, nous avions grand plaisir à nous voir, l’une et l’autre, barbouillées de suie.

L’hiver arriva nous trouvant à ce travail ; il faisait froid dans l’atelier. Grand-père revenait des champs avec du bois pour le chauffage, car la carte du ravitaillement donnait une ration insuffisante.

La Toussaint nous mena au cimetière et la fête de la Vierge a la petite chapelle comme les autres années, mais la Noël n’amena pas de cadeaux et les couques étaient réduites. A la nouvelle année, grand’mère nous apprit qu’elle n’avait plus de pièce d’or pour nos étrennes. Et puis, les Allemands firent main basse sur la poudre oui nous servait de gagne pain, ils l’employèrent pour le graissage de leurs canons. Etrange destinée que celle de ce mélange noir ! Encore un métier annulé.

Des cours de couture pour faire d’affreuses chaussettes

Les religieuses françaises d’un couvent situé dans le village organisèrent des cours de raccommodage. Je m’y inscris et un  après-midi par semaine j’étais sur un banc d’école pour apprendre à faire du neuf avec du vieux. Je tirais bien parti de ces leçons et taillais des culottes pour mes petits frères dans de vieux habits de mon père. Avec quelques pièces blanches, on bâtissait un drap de lit. On tricotait aussi des chaussettes avec des restes de laine. De toutes les couleurs, elles faisaient peine à voir tellement que toutes ces teintes leur donnaient un air pitoyable ! Nous  tachions de nous persuader que la mode mettait ses tricots bayadères au cri du jour !

Nous ne pouvions pas nous servir de la machine à coudre pour tous nos arrangements car elle exigeait double longueur de fil pour réparer et les bobines devenaient tellement rares. Peu après, cette organisation tomba car les religieuses furent rappelées dans leur maison de France.

La soupe populaire

Puis le village organisa la soupe populaire. Après une démarche faite au bourgmestre, je pus m’inscrire pour la distribution, ce qui nous donnait droit à double ration. Tous les jours, vers 11 heures, je me rendais au local et à mon retour, je pouvais mettre sur la table deux cruches de potage. Nous commencions à sentir la peine et la faim, notre cœur était lourd et notre estomac léger !!  Ce fut le début de l’année et ensuite le printemps avec le soleil et les fleurs et nous avions faim. Notre pays était déchiré, son histoire tombée en lambeaux. Les cendres de nos héros encore chaudes, ne donnaient pas de chaleur à nos foyers sans feu ! Notre idéal, un peu désemparé, avait perdu toutes attaches qui pouvaient nous relier aux beautés et aux grandeurs du patriotisme. En perdant nos moyens d’existence, nous perdions peu à peu tout notre idéal.

Trier 100 kg de grains, un grain à la fois, nous permit de fabriquer une affreuse mixture pour tromper notre faim

C’est alors que nous fumes heureux d’accepter d’un fermier, ami de mon père, un sac de nourriture refusé par ses bêtes. C’était un mélange de graines dont une sorte était profitable au bétail et une autre néfaste. Nous dûmes remercier avec cérémonie ce donateur si  généreux. Il y avait 100 kg de graines que nous  avons pris la patience de séparer une à une…

Nous nous installions autour de la table, un tas devant nous,

Sur  un essuie propre, on triait : le maïs d’un côté, le froment de l’autre, le seigle en face et les mauvaises graines d’un autre côté ! Le travail  n’était pas fatigant, on bavardait en le faisant mais il mettait nos nerfs en boule !!  Lavées et séchées, le lendemain on les réduisait en farine en manœuvrant le vieux moulin à café de grand’mère et on en faisait une mixture cuite à l’eau. Nous appelions cela « du boubou », cette affreuse assiette agrémentée d’une couche de sirop de ravitaillement à qui on avait du mal de donner un autre nom que celui de « vomitif ». Nos quinze ans, nos cinq ans, nos trente cinq et soixante ans devaient se contenter d’un plat aussi  délicat  mis dans notre estomac avant d’aller dormir.

Cette mixture qui avait nom sirop faisait état de beaucoup de chose, elle servait de sucre pour nos tasses de lait, de matière pour garnir nos tartines de trompe la faim dans la journée lorsque notre estomac criait famine et d’excuse pour pouvoir repousser notre assiette lorsque nous étions sans appétit.

Mon père fabrique un sirop à base de betteraves sucrières

C’est alors que mon père pensa de faire un sirop[10] plus naturel avec  cet affreux amalgame. Grand-père avait récolté des betteraves sucrières pour des fourragères, erreur d’un  marchand de graines qui sans doute dans les temps troubles que nous vivions, avait fait un mélange de fond de sac.

Les Allemands avaient quitté la cour et nous avaient laissé one énorme cuve de leur cuisine roulante. Elle nous vint bien à point !

On coupait les feuilles aux betteraves, on les lavait, les découpait en petits morceaux. Déposées dans une immense passoire posée sur la cuve allemande, on les aspergeait d’eau bouillante pendant vingt quatre heures en les broyant le plus possible, on en retirait un jus acre auquel on devait ajouter tout le sucre de notre ration mensuelle. Le travail était important car il fallait encore faire bouillir ce « jus de carottes ». A cet effet mon père avait fait la dépense d’un petit foyer qui avait pris la place des cuisines allemandes. Le sirop refroidi était bon pour notre palais avide de bonnes sensations mais inutile d’encore demander un morceau de sucre durant le mois suivant, cette fabrication avait englobé la ration mensuelle et puis cela dérangeait un peu les fonctions intestinales qui pourtant étaient habituées à toutes sortes d’aliments.

Les Allemands réquisitionnent mon chien et mon vélo !

La cuisine allemande partie, nous avons dû préparer notre place pour de nouveaux pensionnaires, ils étaient plus sympathiques que les précédents mais mon père leur fit comprendre qu’ils devaient rester dans leur pièce car ils avaient tendance à mêler aux groupes familiaux en nous apportant des vivres. Dans les premiers jours de 1916, il y eut un arrêté placardé sur les murs de la cité qui nous obligeait d’aller conduire nos chiens à la Kommandantur. Les Allemands nous avaient déjà pris la laine de nos matelas, un cheval sur les deux que grand-possédait, nos cuivres, ils réquisitionnaient les produits de la ferme, beurre, fromage et maintenant c’était nos chiens ! Le nôtre était bien dressé. Nous le conduisions tous les dimanches au club. Il avait son pedigree, magnifique malinois aux oreilles pointues, il faisait 1’admiration de tous !

Ce fut moi qui le présentai au contrôle. Naturellement il fut de suite remarqué. Le casque  pointe ne lui inspirant confiance, il sauta sur le soldat en  tirant sur la laisse. Surprise de cette tension, je lâchais prise… Je vis qu’une  lutte s’engageait entre mon chien et le soldat, il sauta sur l’Allemand et je n’aperçus plus qu’un  affreux mélange de poils bruns et de tissus gris. Je fuyais de toutes mes jambes car un adjoint venait de me désigner à l’officier comme étant la propriétaire de l’animal et les représailles pouvaient être terribles.

Après ce coup, ce fut la réquisition des vélos. Comme je fus triste de porter ma petite machine à ces gens jamais contents, aux désirs jamais assouvis. I1 me sembla qu’elle était elle-même en peine de dire adieu à nos belles promenades « 0 chose inanimée, avez-vous donc une âme ! »

Une toison de mouton à transporter à l’insu des Allemands

Il semblait que non père avait perdu l’idée d’un nouveau travail, il était triste et désœuvré, il recommença une marotte qu’il avait eue étant jeune. Il noircissait des cahiers d’une écriture haute et couchée, voulant faire de ces écrits une pièce de théâtre qu’on jouerait plus tard sur une scène du village.

Un fermier de nos amis voulut se débarrasser d’une toison de mouton qu’il n’avait pas voulu livrer aux Allemands. Il n’était pas tranquille d’avoir cette laine chez lui et semblait avoir grande hâte de me la donner. Je partis donc un matin où le brouillard était dense. C’était vers le début de mars, je devais traverser la campagne mais je ne craignais personne. Reçue à bras ouvert chez ces braves gens, j’y reçus un petit déjeuner et on discuta ensuite le moyen d’emporter le butin. Il faut, dit le fermier, mettre cela dans un grand sac avec peu de foin par dessus, vous le porterez sur le dos, ce ne sera pas très lourd. Je devais marcher quatre kilomètres… La fermière eut une autre idée qui l’emporta sur celle mari. Elle me fit entrer dans sa chambre, enleva ma robe et m’entortilla dans la laine brute. Elle me remit ensuite  la robe et heureusement les coutures ne cédèrent pas… J'arrivais à la maison dans un état indescriptible ! Tous  ces préparatifs avaient demandé  du temps, l’heure  avait tourné  et la petite aiguille de la pendule était  au sommet du cadran comme le soleil dans le ciel.

Ce fut un vrai  miracle que les  Allemands que je rencontrais,  malgré leurs regards moqueurs, me laissèrent passer sans m’arrêter car je crois que j’avais un  air bizarre. Mon père me fit construire un rouet et clandestinement, je filais la laine car j’avais besoin d'un vêtement pour l'hiver. Le beau temps surprit l’atmosphère de l’ermitage dans une demi-quiétude. Ma mère et la Française s'occupaient du ménage et aidaient mes grands-parents, mes petits frères fréquentaient l'école du  village, la grand allait en classe pour 1a mécanique, je filais  la laine et mon père écrivait son roman. Mais ces journées  me paraissaient longues, plus de vélo, plus de cheval, plus de voiture… Notre bonne volonté de travailler réduite à  zéro pour les causes multiples qu’engendrait la guerre. Mes parents me permirent de suivre des cours au couvent des ursulines de la ville. Cette période produisit un réel changement sur tous les points me concernant, j’apprenais facilement et j’étais certaine, que la route que je faisais chaque jour  avec des livres sous le bras, me donnait une certaine personnalité que je savais enviée. Il n’était pas question de cartable pour y mettre mes livres. Le dernier existant encore à la maison avait été employé pour confectionner des souliers que le portais après ma rentrée à l'institut.

Réquisition des hommes de 20 à 60 ans

Il y eut une affiche qui nous enleva toute notre quiétude. Les Allemands ordonnaient la présentation à la Kommandantur de tous les hommes de 20 à 60 ans. Nos ennuis reprenaient. Mon père lâcha sa plume et partit avec les autres. Nous avions passé la nuit, maman, la Française et moi, à préparer tant bien que mal deux costumes usagés et à lui fabriquer quelques galettes de sirop et des bonbons aux carottes. Maman avait eu l’idée de lui coudre dans ses vêtements quelques médailles miraculeuses et de s'assurer qu'il avait bien son chapelet. Quant à papa, il fit l'éclopé en se munissant d'une canne. Il  souhaita  " au revoir " et partit clopin-clopant. Ces deux idées réunies, médailles et canne, l'une ayant sans doute suggéré l'autre, contribuèrent à le sauver d'une déportation douloureuse !  Il nous revient, boitillant toujours mais le visage souriant. Cette réunion de gens pleurant et riant faisait peine à voir, la technique de ce recrutement de main d’œuvre était une organisation des plus diabolique !

La mort d’un  coq  pour fêter papa !

Pour fêter le retour de mon père, ma grand'mère voulait un extra mais armoire et garde-manger étaient vides ! Mon grand-père annonça le massacre d'un coq !!  Les poules étaient  pour les œufs mais deux coqs n'étaient pas nécessaires ! On allait en sacrifier un, il irait dans la cocotte pour fêter le retour de papa. Aussitôt dit, aussitôt fait. Il y eut un ménage au poulailler et grand-père en sortit brandissant le condamné. Ses mains n'étaient pas fermes sans doute son âge ou l'énervement, étaient cause de ce tremblement. Il attira à lui avec ses pieds chaussée de sabots un billot de bois qui trainait sur la cour, ramassa une hache, posa la tête du volatile sur la bûche et abattit le couperet pour trancher le cou du coq. Mais, il semble que le coup fut mal porté ou la hache mal coupante, un nerf ou deux ne furent pas tranchés et la bête dans un sursaut d'énergie vola dans un arbre de la cour en poussant  un cocorico désespérant. Avec la tête pantelante et les  plumes sanguinolentes, le spectacle n'était pas beau. Grand-mère se voilait les yeux, mon frère riait, moi je pleurais. Les Allemands accourus à nos cris poussaient des "Acht" à faire tout trembler. La pauvre bête ne resta pas longtemps dans le prunier, elle s'affaissa  exsangue ! Personne de  la famille ne voulut se charger de le dépouiller pour le mettre en marmite. On le donna aux voisins qui s'en régalèrent. Les Allemands, nous voyant si piteux, nous apportèrent deux de leurs pains noirs et durs que l'on mangea avec les galettes que nous avions préparées pour  le voyage que papa  ne fit heureusement pas.

Papa trouve un travail de représentant en denrée alimentaire

Tous les soirs, nous faisions la prière en commun et mon père nous proposa d’y ajouter un chapelet afin de trouver une inspiration pour un travail rémunérateur. Quelques semaines après sa présentation au contrôle, il rencontra un ami d’enfance qui possédait plusieurs fabriques de denrées alimentaires. Naturellement, elles étaient fermées, une seule donnait à tout rendement. Je ne sais par quel truchement cet établissement où on fabriquait des confitures, marchait à plein rendement et papa s’entendit proposer la représentation pour le Hainaut, ce qu'il accepta de grand cœur. Cette situation confiée à mon père  nous sauva autant moralement que matériellement. Nous devinrent donc dépositaires d’une fabrique de confiture. On aménagea dans la cour un magasin avec rayons, mon père racheta un vieux camion dans une firme au chômage, on astiqua le malheureux cheval qui nous restait et on partait chaque matin avec le véhicule chargé pour distribuer la confiture dans les villages environnants. Mon père et ma mère partaient ensemble. Parfois, je remplaçais maman mais cela était très fatiguant car le camion n’était pas très pratique et j’aimais rester à la maison pour terminer mon gilet en laine filée car je voyais venir la mauvaise saison et j’étais sans vêtement chaud. Nous avions aussi la besogne de préparer les commandes du lendemain. Nous nous régalions parfois, la Française et moi, avec les fruits surnageant dans la confiture. Mes frères aussi aimaient cette friandise mais il fallait la prendre adroitement afin de  masquer leur place vide. Cette besogne dura jusqu’en septembre.

 Je suis amoureuse de Robert

Les clients étaient nombreux. C’est ainsi que je fis la connaissance de Robert. Son père était chômeur de par la guerre et lui était étudiant en architecture. Il venait souvent à la maison acheter des pots de confiture et des seaux de marmelade.

Il commença pour m'inspirer une réelle confiance et puis, je remarquais les jours où il était absent. Ensuite son visage et ses yeux : bruns me plaisaient infiniment et je connus un sentiment des plus indéfinissables qui je crois s'appelait amour... J’allais avoir 19 ans !

Mais ce verbe aimer ne fut jamais conjugué entre nous. Cependant son physique comme son moral, incarnait pour moi le pur idéal forgé dans mes espérances. Simplement par l'échange de nos regards, nous comprenions nos sentiments l'un pour l'autre. Lorsqu'il venait chez nous, il était toujours introduit dans le bureau comme un étranger, il ne fut jamais admis dans l'intimité de la famille. Pourtant sa visite, quoiqu’officielle, me faisait toujours un plaisir immense. Des livres que j'avais lu de Pierre Lermite, René Basin et des auteurs à la mode en ce temps là, des exemples de parents qu'un idéal chrétien unissait, j'avais retiré un modèle de vie que je voulais mien et c'est avec Robert que je croyais le trouver. Un matin, je fus à la messe dans une chapelle au bout du village… il y était...  Nous échangeâmes un bref salut à la sortie.

Désormais, ce lieu fut celui d'un rendez-vous muet en face de Dieu. Je me rendais maintenant compte que ses visites à la maison avaient un tout autre but que commercial, il pouvait avoir le but que j'espérais ! Que n'importait la faim, les habits découpés dans de vieilles nippes que nous recevions de La Croix-Rouge puisque je pensais lire dans son regard un amour qui nous unirait peut-être un jour.

Résistants fusillés

Dans ce moment, les occupants devenaient de plus en plus mauvais. Pendant une nuit froide de la fin de l'hiver, nous eûmes l'impression qu'un fait étrange se passait au village. Dans l'artère principale, retentirent des pas de chevaux et des commandements brefs et durs en langue germanique. Le matin, on s'interrogea. Une dizaine de civils belges retenus par les Allemands avaient été passés par les armes dans un bois faisant la limite du village. Nous  en connaissions plusieurs, nous étions vraiment peinés d'un pareil événement. On parla à mots couverts de la cause d'une telle sanction, la vérité fut devinée plutôt que colportée, elle n'arrivait pas à calmer notre anxiété. Mon père resta, quelques jours, bien morose. Il admirait ces braves me dit-il mais se demandait pourquoi ses amis ne l'avaient pas reçu au milieu d'eux. Il les félicitait tout en étant ignorant de leurs gestes et enviait leur héroïque destinée.  Maintenant pour les rappeler aux citoyens qui passent, un ange en pierre met un doigt sur la bouche en demandant une minute de silence pour ceux dont les noms sont inscrits sur le marbre à l’endroit où ils sont tombés ! Il faut se souvenir !

 Mon père perd son travail mais, une fois de plus en retrouve un…

Vers la fin août, les Allemands arrivèrent chez nous pour une perquisition en règle concernant le commerce qu'ils n’autorisaient plus. Papa fit certaines démarches pour la licence mais rien à faire, il fallait terminer cette besogne !!  Mais je pense que Dieu eut pitié de nous car quelques jours après cette débâcle, on vint demander à mon père de faire le contrôle des récoltes dans  un petit village voisin. Mon père reçut un équipement complet pour son travail qu'il paya avec son premier salaire. On vendait encore quelques pots de confiture en cachette et Robert venait régulièrement en chercher par petite quantité.

Les écoles fonctionnaient mal, beaucoup de congé, peu d'enfants dans les classes, des professeurs distraits et à vrai dire l'ambiance n'était pas propice aux études.

Réquisitions des jeunes gens

Soudain une affiche placardée nous glaça : « Les jeunes gens de 15 à 21 ans, présentation à La Kommandantur pour travail forcé au camp allemand ». Mon frère ! !  Robert ! ! Une fameuse veillée commença, la même qui précéda la présentation de père à la maison communale. On s'efforça de bien réussir les friandises au sirop et aux carottes, les médailles, le chapelet, tout fut pareil mais mon frère était maigre, pâlot et jeune, non armé  pour une lutte comme celle qu'il allait devoir soutenir. En  nommant mon aîné, je nommais aussi Robert. Pas un étudiant n'échappa à l'affreuse réquisition, ils partirent tous défricher une forêt dans le nord de la France. Nous étions à la gare, parents et amis pour voir cette jeunesse embarquée dans des wagons à bestiaux. Ils crânaient tous, musique à la bouche, accordéons aux mains, chansons aux lèvres, mais leurs yeux pleins de larmes démentaient leur attitude. Entre les barreaux de la gare, j'aperçus mon frère avec sac au dos dont les grands yeux mangeaient toute la figure. De Robert, aucunes traces mais je vis sa mère sortant de la gare en essuyant ses yeux. Je m'avançais et m'arrêtais à quelques pas d'elle. De quel droit puis-je user pour lui demander des nouvelles ? Le matin à la messe, il m'avait.dit : « j'espère bien ne pas être pris. En  tout cas, je ne vous oublierai pas, priez pour moi, au revoir ! » Et ce fut notre adieu pour ce voyage au but incertain. Tous les jeunes gens partis, quel triste village était le notre. Quel foyer sans le grand frère qui mettait tant de vie à la maison. Où était-il, où couchait-il ? Que faisait-il ?  N’était-il pas malade ? Autant de questions qu’on se posait pour l'absent, autant je m'en posais pour deux !

Mon père partit au travail pour deux ou trois jours, le reste du commerce sombra, on n'avait plus de courage et nous devions héberger et supporter les Allemands. Je ressens encore l’odeur de leurs vêtements et du cuir mouillé qui imprégnait toute la maison, leurs bottes dans le couloir, leurs casquettes au porte-manteau, leur voix qui résonnait dans notre demeure bâtie pour abriter le bonheur. Tout cet ensemble nous crispait et accentuait notre tension !

Les jours passèrent, je n'avais aucune nouvelle de Robert, je voyais sa mère à la messe du matin nais on n'échangeait qu'un simple salut. Concernant mon frère, nous ne savions rien. Les nouvelles nous arrivaient confuses et pleines de " on dit ".

La grippe espagnole épargne mes grands-parents

Une faneuse grippe dite " espagnole " arriva pour nous mettre complètement à plat. Mes  grands-parents y  furent réfractaires heureusement car eux seuls restèrent debout pendant une quinzaine de jours. Mon père était au lit dans le petit village où il était occupé. Cette maladie nous enlevait toute vitalité et pas de médicaments à trouver, plus de vitamines, pas de sucre et l'inquiétude que nous avions au cœur pour nos absents accentuait notre malaise. On ne releva tant bien que mal, chacun  reprit son travail et moi je retournai à la messe. Je revis la mère de Robert mais j'eus l'impression qu'elle m’était hostile. Un matin où le soleil levant embrasait les vitraux de 1a petite chapelle, jetant des feux multicolores sur le drap de l’autel, je vis de suite Robert à mon entrée dans l'édifice, penché sur  prie-Dieu, la tête entre les mains. Je dois avouer que je ne priais pas ce matin-là contrairement à ce que j’aurais dû faire !

A la sortie de la messe après un serrement de mains et un bonjour des plus cordiaux il me conta qu’il fut atteint par cette grippe, qu’il exagéra son état et fut renvoyé chez lui la veille de ce jour. Je fus si heureuse, il n’avait pas bonne mine mais Dieu aidant, il pourrait surmonter son abattement. Répondant à mes questions, il m’avoua ne pas avoir revu mon frère. Ils étaient si nombreux dans le camp et regroupés en plusieurs sections et il était donc bien difficile de nous renseigner à son sujet. Cela mit un peu d’ombre sur mon bonheur et le commerce étant terminé quand et comment allions-nous nous revoir ?

Les heures de cours aux Ursulines n’étaient pas régulières pour cause le va-et-vient des troupes allemandes. De plus Robert abandonna ses cours pour un repos complet. Nous devions nous remettre au hasard. Un soir en allant fermer la grille de la maison, j’eux la surprise de le voir sur le trottoir. En flâneur, il arrivait vers moi. Une poignée de mains scella notre rencontre, il en fut ainsi chaque soir, la conversation se prolongeait de plus en plus, j’m’enhardis à faire quelques pas avec lui puis un bout de chemin et puis j’allongeais la promenade jusqu’au tournant de la rue. L’existence était triste mais mon cœur si heureux.

Retour miraculeux de mon  frère

Mon frère était parti depuis plus d’un mois, on craignait l’hiver que l’on prévoyait terrible. Lorsqu’un Allemand vint nous prévenir en mauvais français : «  petit garçon stationne en ville ». Nous étions bien émotionnés. Comment était-il revenu ? Comment allait-on le retrouver ? Mais il allait bien, fort maigri, très pâle mais grâce à dieu, toujours sur ses jambes. Le lendemain, de grand matin, je partis avec une amie prévenir mon père, il y avait trois heures de marche mais la bonne nouvelle que nous portions, nous donnait des ailes. Il était si heureux le pauvre papa qu'il pleurait de joie. Ces larmes nous récompensaient de l'effort que nous venions de faire en marchant si longtemps. Un fermier du village proposa de nous reconduire en voiture et le soir, nous étions tous réunis pour la prière en commun. Mon frère abandonna l'école pour remettre en équilibre sa santé chancelante. Un fils de magistrat dans la même situation vint chez nous pour se rétablir. Chaque matin, ils prenaient tous les deux la clef des champs, retrouvaient souvent grand-père sur l'une ou l'autre terre et prenaient part à son travail mais d'une façon bien  épuisante pour le pauvre vieux.

Je fabrique des cahiers d’écoles pour mes frères

Pendant ce temps, 1917 s'écoulait, je voyais souvent Robert le soir... Arriva décembre avec ses fêtes. Je pense bien avoir été faire une fois le pèlerinage à la Vierge avec Robert pour la St Nicolas, je tricotais des écharpes pour mes frères et je visitais le grenier de fond en comble pour y faire une trouvaille.

Dans un vieux manteau, j'y taillais  deux mallettes pour l'école et elles n'avaient pas mauvaise mine. Je découvris dans une soupente un rouleau de vieilles affiches du temps où mon père faisait des conférences Agricoles. Ces affiches étaient garnies au verso de dessins représentant les animaux de la ferme, le recto était blanc et pouvait servir. En découpant ces affiches, je construisis quatre gros cahiers reliés par de la fine ficelle et couverts par du papier gris. J'avais ligné le recto, les pages avaient l'aspect assez engageant à l'étude. Mais le verso présentait une anomalie assez comique, parfois le dessin d'urne queue de coq voisinait avec le bec d'une poule ou encore une  tête d'un cheval faisait risette à la patte d'une vache. Enfin, ces cahiers avec ses dessins hétéroclites donnaient des ennuis à l'institutrice, car les enfants s'en amusaient énormément.

  Nous avions déniché dans un vieux magasin quelques craies, crayons, porte-plume et plumes et puis maman suggéra d'ajouter aux cadeaux un petit carton marqué  d'une écriture déformée : " bon pour un vélo après la guerre " ce qui remonta un peu le moral de mes deux petits frères mais ils demandèrent à maman : « Mais après la guerre, ce sera quand maman ? »

Noël 1917 arriva froid et blanc, nous trouvant plus lamentables que jamais, tristes et dépouillés de tout, autant moralement que physiquement. Les Allemands avaient interdit la messe de minuit, il n'y eut pas de cadeaux ni de fêtes. Nous étions juste heureux d'être en famille et c'était déjà un fameux bonheur par ces temps de séparation.

Les soldats ne nous laissaient aucun repos, aucune initiative. Ils anéantissaient nos moindres idées lorsqu'on parvenait à en avoir !! Leurs regards devenaient diaboliques, ils ne me laissaient aucune satisfaction, aucune distraction.

Pour le réveillon 10 merveilleux grains de vrai café et un coq… qui trempa malencontreusement dans un jus de charbon

La veille du 1er janvier, grand-mère me dit : " On croit que nous aurons la paix cette année, je vais faire un extra pour demain, n'en dite rien à personne... je vais tuer le dernier coq de la basse-cour, les poules se passeront bien de lui. J'ai la main plus ferme que celle de grand-père, je ne raterai pas mon coup de hachoir. »  En vérité, cela fut vite fait, le coq fut tué, plumé et vidé en un rien de temps. Le premier janvier se leva avec son histoire ! A notre visite matinale pour les souhaits, nous aperçûmes le coq tout nu et pantelant prêt à mettre au bouillon. Grand'mère avait tout préparé et avec bonté et orgueil nous invita à diner. Cela fera un peu fête dit-elle et remontera notre moral. Vers 11 heures, je fus chez elle pour l'aider un peu. Après avoir dressé la table, elle me dit : " monte sur cette chaise placée en face du buffet, prends derrière la vaisselle sur la plus haute planche une petite boite de fer blanc. Il y a dedans 10 grains de café conservés précieusement, on les ajoutera au malt pour faire une bonne tasse qui complétera le diner. "  Depuis trois ans, nous n'avions plus bu de café.

Le fumet du bouillon dans lequel mijotait le coq répandait une si bonne odeur dans la cuisine de grand'mère que notre tête en tournait ! Elle tournait si fort que son tourbillon amena le drame.

Je préparais donc le bon café. Grand'mère mit les pommes de terre à cuire, vérifia la cuisson du riz et prépara le nécessaire pour confectionner la sauce blanche qui accompagne sur l'assiette toute bonne poule au pot. Tout promettait un bon festin... de guerre.

Derrière le poêle se trouvait un bac pour le charbon. Comme il était réduit à l’état de  poussière, il fallait le mouiller, le mélanger afin d’en faire une espèce de mortier qui servait à nous chauffer.

Grand-mère très affairée avec son festin en préparation vérifia  la teneur d'eau dans le charbon et dit : moitié bas, moitié haut, je vais remettre une pelletée dans le feu. Comme elle était très active, aussitôt dit, aussitôt fait, mais au lieu de glisser la casserole et de se trouver devant le foyer  ouvert, elle eut une de ses distractions, elle souleva le couvercle de la marmite croyant manier celle de la cuisinière et ouf, voila la ration du menu charbon partie mijoter avec le coq !! Ma pauvre grand-mère tomba assise et deux grosses lames coulèrent sur ses joues ridées laissant des traces humides dans les creux de son visage !! Nous n'avions vraiment pas de chance avec nos coqs au pot !!  A mon cri, toute la maisonnée arriva. Mon grand-père était furieux, mon père peiné. Le sang froid et le savoir de maman sauva la situation, elle prit le coq par une patte, le sortit de son bain noir pour le plonger dans un récipient d'eau tiède, elle lui fit prendre plusieurs bains dans ce sens jusqu'à ce que toute trace de charbon ait disparu. Bien nettoyé, on le fit rebouillir une fois avec du sel. Sans doute à cause de la rapidité de l'intervention de maman, le goût du coq ne fut pas altéré, mais le potage fut à jeter. Néanmoins, on se régala et, si parfois un petit grain noir se cachait dans les dents, on ne disait rien à grand'mère car elle en aurait eu trop de peine. Après avoir bu le bon café, on riait  ensemble de l'aventure mais au moment de son arrivée, on était plutôt triste. Je voyais Robert tous les jours et la vie continuait " en tirant le diable par la queue "  comme disait grand-père. Ma tristesse revient un jour de janvier à l'aube. Robert était absent de la petite chapelle. Ma journée fut maussade, le soir il était devant la grille, il m'expliqua que sa mère lui ordonnait un grand repos matinal mais à la fin du jour, il pouvait facilement s'absenter de la maison.

Mon espoir déçu de le trouver à la chapelle ne n'empêchait pas de me rendre à la messe chaque matin.

Mon père se lance dans  la fabrication de chicorée

Les récoltes finies et contrôlées, mon père se trouva de nouveau  sans situation... Mais il avait mijoté quelques nouveaux travaux. Dans les villages voisins du nôtre, on y pratique la récolte des chicons. Ce légume est la deuxième pousse d'une racine qui donne tout son rendement dans ces feuilles presque blanches qui font les délices de nos gourmets. Mais ces racines en carottes gardent toute leur amertume après les deux récoltes. Elles sont distribuées au bétail mais le trop nuit à leur santé. Les fermiers avaient de la peine à s'en débarrasser, mises en silo le mauvais temps allait les détériorer. Mon père apprit que la diminution des bêtes par les perquisitions, le manque de moyen de transport mettaient en souffrance l'écoulement de cette marchandise. Dans ses visites aux fermiers mon père avait pris des informations, il était très bien documenté sur cette sorte de plante qui pouvait remplacer la chicorée.

Le café n'ayant plus cours, la chicorée s'employait en quantité massive. On en fabriqua chez nous mais pour cela le montage d'un atelier était nécessaire. Mon père n'hésita pas !! Il se rendit à la banque qui avant la guerre gérait ses négociations d’argent. Le directeur lui remit une somme assez forte avec échange de traites acceptées et la chicorée rentre en scène. On s’équipa d’abord dans l’ancienne remise, magasin à la confiture. On y installa un moteur au gaz qui actionnait un moulin concasseur...

Dans un bâti de moule à carreau, j'ai oublié de mentionner dans ce mémoire que mon père avait cherché à fabriquer des carreaux, il avait dans ce but établi un four qui n’avait pas beaucoup servi mais qui allait maintenant être employé comme foyer pour cuire les cossettes que l'on introduisait dans un immense tambour actionné par une main courageuse.

On coupait les racines après lavage dans l'ancienne cuve au sirop, on les faisait sécher dans la passoire au dessus du feu installé dans la cour. Tous les ustensiles employés pour la fabrication du sirop étaient occupés. Ensuite, venait la torréfaction, puis le concasseur et le moulin se mettait en action, venait ensuite la mise en sachets gui était confiée aux deux ouvriers. J'abandonnais de nouveau les livres et je fabriquais à longueur de journée des sachets cylindriques qui servaient à l'empaquetage de la marchandise.

Ce commerce marchait bien mais je me souviens que la première traite acceptée venue à échéance fut honorée avec l'argent de la vente d'une des quatre vaches de grand-père. Les religieuses ayant constaté ma bonne volonté aux études me donnèrent un certificat et je laissais tomber devoirs et leçons pour aider ma mère.

Déçue par Robert

Pendant quelques jours, je ne vis plus Robert, j'étais inquiète quand un matin sa mère fut à la chapelle. Je fus hardie et je la rejoignis: « puis-je vous demander des nouvelles de Robert, depuis quelque temps il est absent à la messe ».

Oh, me lit-elle, rien de grave, il a de nouveau la grippe qu’il a reprise en faisant une petite sortie chaque soir mais il va déjà mieux. Je la remerciais. Son absence dura une semaine.

J'aurais voulu aller le voir mais sa mère me parle d’un ton si peu encourageant que je renonçai à obtenir pareille faveur. Les promenades de Robert au clair de lune du froid mois de février devenaient de plus en plus rares. J'étais anxieuse de cette absence. Je savais qu'il sortait en ville donc sa santé n’était pas la cause de son absence. Je commençais à craindre la perte de mes illusions. Je les voyais sombrer peu à peu. Je comptais sur Robert pour bâtir ma  "maison", je croyais que lui seul pourrait m'aider à m'élever jusqu'au foyer rêvé. Mes idées sur ce point toutes fraiches et si jeunes n'étaient pas encore altérées par les méchancetés de l'existence. J'avais consacré tout de ma vie intérieure, tout donné dans cette grande amitié que je nommais tout bas " l'amour ". N’allais-je rien recevoir ? Etait-elle si exigeante qu'elle prenait tout et ne donnait rien ? Possédait-elle une subtilité si énorme qu'un regard, une parole ou un geste pouvait la changer à tout jamais. Si la force de sa ténacité n'était pas plus robuste, comment bâtir sur de telles fondations le foyer que je voulais résistant à toutes les épreuves de la vie ? Sans doute Robert ne me voyait-il pas la compagne de ses jours. Mais que voulait dire ses regards, ses serrements de mains, ses visites, ses au-revoir au seuil de la petite chapelle. Au lieu de me faire connaître l'amour, m'aurait-il appris ce qu’est la comédie humaine ? Mais j'espérais encore.

Les Allemands devenaient terribles, l'armée piétinait sur l'Yser. Aux environs de Paris, les pertes de soldats étaient lamentables. Dans le village, on tremblait, perquisitions, ordonnancée, arrêtés nous dépouillaient de tout. Un coup de heurtoir à porte nous faisait tressaillir et cependant nous avions un sourire intérieur qui n’échappait pas aux rusés soldats et qui semblait mettre leurs nerfs en boule.

Je donne une gifle à un officier allemand

Un de ces après-midis historiques, la Française et moi regardions déambuler dans la rue deux jeunes officiers prussiens, monocle a l'œil et badine à la main. Ils nous lancèrent des œillades que nous accueillîmes avec un sourire des plus méprisants, jamais sans doute ils ne comprirent le sens de notre réponse; ils recommencèrent de plus belle. Exaspérée, je leur fis comprendre notre dédain en faisant une fameuse grimace à leur intention. Ils entrèrent  dans la maison par la cour brandissant leur cravache. Nous reçûmes la Française et moi la plus magistrale gifle jamais eue. Maman les priait de nous laisser et grand'mère se jeta à genou devant ces maudits Allemands. Ils ne voulurent se calmer que lorsque mon père mit sous leurs regards haineux les papiers avec entête de la fabrique qu'il représentait en Allemagne mais nous eûmes à notre actif deux soldats ennemis avec une haine à double sens qui se reflétait dans leurs yeux nous jetant de tels éclairs que j'eus peur jusque la fin de la guerre. Quelques jours après, je les rencontrai rôdant dans la rue, ils me suivirent jusqu'au magasin et j'eus beaucoup de peine  à les semer. Ma mère m'interdit alors toute sortie pendant le séjour de leur compagnie dans le village. Je ne pouvais plus mettre mon nez dehors ce qui voulait dire : plus de messe, plus de course, plus de fermeture de la grille le soir. Et Robert ?  C'était à lui maintenant de perdre toute confiance en moi. Sans un mot, sans un geste, je restais invisible sur tous les points de nos rencontres ! Après quinze jours, les soldats partirent pour faire place à d’autres. Les deux officiers évacuèrent avec leur troupe, ma détention prenait fin, j'allais revoir Robert.

Robert continue à me décevoir

A la chapelle, sa place était toujours vide, je poussais mes pas vers sa maison, elle était fermée. Je ne fis rien pour le revoir... J'attendrai... À quelques jours de là, il vint à la messe... je lui expliquai mon aventure, il avait l'air sceptique mais triste… Il me semblait qu'il n'était pas certain que c'était avec lui que je voulais atteindre le sommet des illusions fantastiques et pratiquer la descente main dans la main. Je n'étais pas armée, pour combattre la désinvolture avec laquelle on parlait de l'amour. Je croyais ce sentiment au dessus de tous les bas-reliefs de ce monde et si puissant qu'il permettait la relève si on chutait.

Je revis Robert à la messe, toujours pareil, mais il me sembla plus distant. Puis vint une longue semaine sans nous revoir... Pourquoi ? J'appris que sa famille avait dû quitter leur demeure, réquisitionnée par les troupes qui affluaient venant du front. Il habitait maintenant asses loin de la chapelle. Après un petit temps, je commençais à ne plus espérer. Avec quelques amies, nous étions parties au bout du village cueillir quelques fruits  sauvages pour en faire de la marmelade. Averti sans doute de notre promenade par un frère d'une amie, il se trouva comme par hasard sur la route bordée de peupliers que nous devions suivre pour le retour, c'était fin mai, il faisait beau, la joie et la poésie débordaient de mon cœur.  Robert m'expliqua son changement d'adresse m'assurant de sa fidélité quoiqu'il arrive, il ne n'oublierait pas. Mais se revoir allait devenir difficile : à la messe du matin il ne fallait plus y songer et encore moins le soir. « Il faut, me dit-il, être raisonnable et remettre au destin le soin de nous réunir de nouveau. » Ne plus se voir !!

« La rencontre est pourtant nécessaire pour mettre nos âmes à l'unisson »  lui dis-je. Les temps sont trop troublés pour faire des projets d'avenir répondit-il. « Oh, Robert, j’avais tant mis d'espérance en toi. » Il reprit : « si tes espoirs doivent aboutir, Dieu est là pour en faire des réalités ! »

On se quitta sur un au revoir lamentable. Et c'était le printemps. Cette promenade débordait de poésie et mon cœur était plein de joie !  Je dus conclure qu’il  ne bâtirait jamais avec moi  et la joie me quitta.

On travaillait toujours à la fabrique de chicorée, mon grand frère toujours à la maison et les deux petits à l'école, pour eux l'existence était sans histoire, ils se rendaient compte que la vie n'était pas très gaie mais ils n'en avaient pas connu d'autre. Leur jeune âge les défendait contre toutes idées de retour en arrière.

Le soir, mon père écrivait encore un peu et quand ma mère n'était pas trop fatiguée, elle passait son temps aux raccommodages. Mes grands-parents vieillissaient doucement et travaillaient plus doucement encore.

Quant à moi, je n'avais pas abandonné ma messe du matin quoique le prie-Dieu de Robert fût toujours vide et le soir, je laissais non grand-frère aller fermer la grille. Parfois, je lui posais une question à sa rentrée : n'as-tu vu personne ? C'était toujours un non catégorique qu'il me répondait.

Je commençais à perdre mes couleurs et la gaieté avait quitté mon visage, mais ce changement atteignait aussi mon âme. Je réfléchissais beaucoup tout en travaillant.

D'accord, la famille attribua mon changement d'attitude au travail que je devais fournir !  Il est vrai qu'il était très absorbant. Partagée entre mes grands-parents, mes parents, mes frères, le ménage et les sachets à confectionner, je n'avais pas une minute à perdre. Dans non état d'esprit, on pouvait croire que le travail était une distraction salutaire. Mais chez moi, l'effet était contraire, j’aurais préféré être seule et penser tranquillement, me rendre compte avec sang froid des événements et tenir tête à la réaction que l'attitude de Robert devait ne dicter. Mais les tourbillons de la vie 1'emportaient. Les jours fuyaient et je les laissais fuir.

Je suis autorisée à suivre les cours de La Croix-Rouge

Cependant ma volonté empêchait que la chute de mes illusions me jette dans un précipice sans issue. J'avais 18 ans. J'appris l'ouverture de cours de Croix-Rouge. C'était là que  retrouver ce que j'avais abandonné à Robert, mon espérance et ma charité.

C'était le début de juin, je m'inscrivis à l'école. J'avais le goût d'étudier mais je pensais que cela ne serait pas facile. Heureusement, les cours se donnaient le soir, la journée pouvait encore être consacrée au ménage. Nous n'avions pas de livre, il fallait copier et recopier  les causeries des professeurs. De cela, mon père m'aidait le soir. On cousait aussi afin que je sois convenable pour ne présenter en ville. Il y eut assez bien de coupures dans l'horaire des cours à cause du va-et-vient des troupes allemandes. Lorsque j'avais une soirée de libre, je traduisais les cours que j'avais sténographiés et papa mettait au propre sur des carnets de fortune. On parlait paix, mais bas, très bas. A la mi-juillet, un professeur nous parla après l'heure de cours : « Voici, dit-il, je pense que ces temps troublés n'invitent pas aux voyages. Il y a deux mois de levée des cours c'est-à-dire de vacances. Voulez-vous faire une croix sur ces jours de congé ? Nous continuerons les cours, nous tâcherons même de mettre les bouchées doubles afin de bien avancer dans nos matières pour être prêtes pour d'éventuels événements dont on murmure dans les milieux bien informés des dates approximatives. » Ces fameuses dates, il ne nous les indiqua pas mais nous les espérions très prochaines.

La route que je parcourais chaque jour me faisait espérer une rencontre avec Robert mais je ne le voyais jamais. Le mouvement des armées allemandes était un va-et-vient continuel et les soldats très méchants.

Mon grand-frère par ses moqueries fait perdre l’équilibre à un cycliste allemand

Mon grand frère eut plus d'une fois des ennuis, il avait peine à se retenir de rire devant l'infortune de ces soldats qui avaient voulu Paris. Pendant une petite sortie avec son ami, il avait croisé un allemand à vélo qui avait un air bien comique dirent-ils et tous deux se mirent à rire. Le casque à pointe les regarda, il perdit son équilibre, les roues de sa machine furent prises dans les rails du train qui traversaient la chaussée et le voilà à terre, les pieds  entourés dans la chaîne et le bras empêtré  dans le frein à main. Les deux amis rirent de plus belle mais quand le boche put enfin  se dépêtrer, ce fut le signal d’une poursuite fantastique ! Les deux amis prirent leurs jambes à leur cou mais ce soldat avec ses bottes de cinq lieues fut vite sur leurs talons. Ce fut grâce à la très bonne connaissance de l'endroit sillonné de petits sentiers que les fugitifs furent sauvés. Je crois que cela aurait fait un beau carnage si cette furie était arrivée à son apogée !

Mon père reçoit une commande pour torréfier du café

Le commerce marchait bien mais la saison s'avançait et les racines diminuaient, il se trouverait quelques mois creux avant la nouvelle récolte. Un établissement religieux de la ville connaissant notre petite industrie envoya son économe parler à mon père.

« Il y avait, dit-il, quelques centaines de kilos de café vert dans le grenier. Ne pourriez-vous pas le torréfier ? Vous seriez payé en nature et en monnaie.»

On ne refusa pas l'aubaine ! Le café arriva très tard presque dans la nuit et le lendemain, on tournait dans le grand tambour une vingtaine de kilos à la fois. Les voisins s'interrogeaient sur l'odeur répandue dans la rue, l'air était embaumé de ce parfum que répandait la torréfaction de ces graines, si rares en ce temps là. Mais le silence devait être gardé. Le soir, nous pouvions faire une bonne tasse. Ce travail était cependant très pénible, l'essence de la graine mettait nos nerfs en boule et maman qui tournait le tambour fut très malade. Je ne rappelle avoir suivi avec effroi les battements de son cœur pendant vingt quatre heures. Le docteur ne parvenait pas à le calmer. Après cette alerte, les tasses de café que nous pouvions boire, avaient perdu tout leur arôme. J'appris que Robert était parti dans les Ardennes pour un repos complet mais je soupçonnais plutôt sa mère d'avoir exigé cet éloignement.

Les cours de la Croix-Rouge me passionnent

Je suivais avec beaucoup d'attention et le plus régulièrement possible les cours d'infirmière, les professeurs étaient de bons vieux papas que l'armée avait laissé en arrière garde. Ils nous étaient bien utiles pour les petits maux qui nous arrivaient parfois. A part la fameuse grippe, nous semblions immunisés aux graves malaises. Les docteurs avaient l'air désœuvré. Il faut croire que le manque de nourriture, les restrictions de tout genre que nous devions subir, tout en affaiblissant notre organisme, nous faisaient produire des anticorps puissants en remplacement des médicaments que nous ne savions nous procurer. Nos cours étaient théoriques, les professeurs remettaient la pratique à plus tard. Ils étaient suivis par quelques jeunes filles de bourgeois qui aimaient  montrer en société par une conversation scientifique qu'elles en savaient beaucoup. D’autres étaient filles de docteur qui parfois accompagnaient leur père en visite et qui voulaient se montrer à la hauteur du « paternel » ! Ensuite, il y avait mon genre d'étudiante, peu nombreuse et qui disait comme moi : « J'ai besoin de faire quelque chose et cela peut toujours me servir en plus de me distraire pour le moment.» Ou allaient nous conduire ces études très élémentaires sur les naissances, les maladies contagieuses ou non, les vénériennes, les blessures, la bactériologie, les analyses de laboratoire, la pharmacie, etc. ? Pour moi, elles me furent salutaires sur tous les points et je les suivais avec goût. Parfois un docteur ami nous prenait avec lui pour nous montrer la technique d'une piqûre, du  sondage, d'un lavement, des ventouses à placer, etc. Nous avions des mannequins vivants pour apprendre à réussir les bandages. Nous allions à l'asile des folles et celles-ci se prêtaient à toutes nos prouesses de jeunes étudiantes pour quelques friandises que l'on s'était procurées avec beaucoup de peine. Au début septembre, je décrochai mon diplôme d'infirmière théorique mais non pratique. Je recommençais le travail à la maison, malgré toute notre bonne volonté, les grands-parents souffraient de privations et devenaient vieux, mes petits frères grandissaient, mes parents avaient l'intention de remettre l'aîné à l'école afin qu’il décroche un diplôme. Mais ce premier de l'année scolaire ne fut pas fameux pour les études. Après un mois de cours les écoles fermèrent leurs portes, nous étions mi-octobre.

Le début de la fin de la guerre

Les Allemands commençaient à crier grâce sur le front de l'Est. Mais le petit coin de Belgique qui nous était resté au delà de l'Yser, on se bougeait. Dans l'intérieur du pays, les avions de nos alliés survolaient nos régions, nous faisant renaître à l'espérance en jetant des tracts réconfortants qui se répandaient dans nos jardins, nos champs et sur nos routes. Ces petits imprimés nous demandaient de la patience. Parfois, nous en trouvions dans les boites aux lettres. Sans connaître les porteurs de ces billets, nous les jugions « Chevaliers sans peur ». Nous sentions notre délivrance proche, je crois que la vigilance des agents secrets se relâcha un peu. Il y eut rafle.

Une patrouille baïonnette au canon visita presque toutes les maisons du village.  Des postes clandestins furent découverts, les possesseurs arrêtés. Des pigeons voyageurs prêts à l'envol furent trouvés dans des paniers au grenier de certains patriotes qui avaient  travaillé quatre ans avec nos troupes amies. Il y eut des prisonniers et des braves hommes expédiés en Allemagne. Tout comme 1916, cette rafle fit des martyrs patriotiques. Des affiches placardées n’avaient pas le style agressif des édits du début des hostilités. Elles disaient à la population de se tenir très réservée, sans manifestations, de fermer portes et fenêtres au passage des troupes qui se retiraient en bon ordre sur des positions préparées à l’avance disaient-elles ! Nous n’osions plus sortir, la tension était forte. On se souvenait du 23 août 14. Nous avions plutôt peur de nous-mêmes, de notre réaction devant des troupes en défaite, les ayant connues victorieuses ! Un geste, un sourire, une grimace, une parole pouvaient permettre aux Allemands de se croire trahis et de renouveler leurs gestes de leur arrivée en mettant le village à feu et à sang. Pendant quatre ans, notre haine s’était nourrie et affermie par le spectacle de nos foyers détruits, par l’endurance de nos misères, de nos joies pleines de larmes, de nos projets sans lendemain.

La fin de la guerre et l’armistice : les Canadiens, nos libérateurs, sont à nouveau parmi nous.

Nous devions fermer nos poings sur la vengeance et le mépris accumulé dans nos cœurs. Comme l’avait publié l’affiche, les troupes commencèrent à passer dans le village dans le sens contraire à celui qu’elles avaient suivi en 1914. Les soldats logeant chez l’habitant nous quittèrent, on aéra largement leur chambre ouvrant toute grande la fenêtre donnant sur la campagne. On parla de refaire quelques provisions en prévision d’un séjour prolongé dans la cave. Mais que pouvait-on acheter ? Les magasins, la huche et les armoires étaient vides. Enfin on ramassa ce qu’on put trouver : carottes, navets, pains noirs, biscuits au sirop. Le comité de ravitaillement distribua double ration de vivres et sur les escaliers du sous-sol s’amassaient, malgré la pénurie des boites, des paquets et quelques légumes frais. Il y avait aussi une bouteille de teinture d'iode et quelques vieux linges blancs pour le cas de blessures, que mes savoirs d'infirmière m'avaient dicté de joindre aux provisions de bouche. Une cruche d'eau potable et quelques couvertures complémentèrent notre aménagement pour l'abri.

Les malheureuses troupes du Kaiser avaient cessé de passer, de temps en temps un soldat épuisé rasait les maisons en traînant les pieds, fusils et baïonnette en désordre sur le dos... Après deux fois vingt quatre heures de cette pénible attente, des avions amis survolèrent notre ciel et une pluie de petits messages nous arrivèrent. Ils nous disaient d'être très prudents et dès la moindre alerte de descendre dans  la cave car l'offensive pour la libération étant déclenchée. Les civils devaient se conformer aux ordres afin de ne pas entraver la marche des alliés. Nous descendîmes à la cave, mes petits frères en pleurnichant, l'aîné en faisant le fanfaron. Mes parents et grands-parents s’occupèrent en priant. Quant à moi, je pensais à Robert dont j'étais sans nouvelles depuis si longtemps.

Nous restâmes deux jours et deux nuits à la cave. Le soir, on remontait parfois quelques minutes pour  « passer son idée » comme disait grand-mère. Le troisième jour, rentrant de sa petite promenade, mon grand-père nous redit comme en 14 que les soldats avaient changés d’uniformes ! Le silence s'était fait, les canons s'étaient tus, les mitraillettes avaient cessé leur tir étourdissant, mais dans le ciel les avions vrombissaient toujours. Prudemment mon père remonta l'escalier. Il revint nous dire avec des larmes plein les yeux : " C'est fini mes enfants, les Canadiens sont de nouveau là ". Chez nous ils avaient commencé la guerre en I9I4 et maintenant ils la finissaient dans notre petit village ! A 11 heures ce jour là, toutes les cloches des églises environnantes, les bourdons des beffrois sonnèrent la victoire. L'armistice était signée[11]. Les premiers transports de joie furent des plus fantastiques. Tout comme pour les Allemands, on s'organisa mais dans un tout autre ordre d'idée, ici c’était l'amitié, la reconnaissance qui nous guidait tandis qu'en 1914 c'était la haine et le mépris ainsi que la force qui nous faisaient agir. Les Canadiens prirent dans nos maisons le dans nos maisons les places que les Allemands venaient de quitter, mais avant de prendre possession de leur chambre, ils passèrent par la cuisine pour  regarnir nos armoires de conserves, de beurre et de pain, je me souviens de l'un d'eux qui nous apporta un demi-veau !  Dans toutes les maisons la chose était pareille. Le va-et-vient de nos sauveteurs de leurs camions à nos demeures privées de tout, faisait resplendir leur visage d'un rayonnement lumineux que donne seulement le bonheur que l'on prodigue à autrui. Deux soldats logeaient chez grand-mère et trois chez nous. Après avoir été transportés au " septième ciel " par l'arrivée de nos libérateurs, nous fumes obligés de descendre sur terre et d'envisager l'existence sous des angles différents de ceux depuis quatre ans acceptés.

La vie avec les Canadiens à la maison

Nous avions les canadiens chaque jour en soirée. Ils ne parlaient pas le français mais se faisaient comprendre par gestes ou par quelques mots retenus au hasard de leurs conversations en Belgique. Nous nous proposions des cours de langue réciproques mais cela n'arrivait pas au résultat voulu car on s'amusait plutôt que d'étudier et pourtant nous devions nous remettre  au travail interrompu par leur arrivée. Mon frère ne voulut plus d'école et joua au " Gentleman farmer", en un mot il aidait grand-père ! Mon père écrivait à ces moments perdus. La fabrique de chicorée était muette. Je m'occupais du ménage avec maman. Lorsque l'occasion s'en présentait, je recherchais toujours Robert mais sans résultat. Quelques semaines après le 11 novembre, nos pauvres soldats rentrèrent dans leur foyer. Beaucoup d’entre eux manquaient à l'appel, notamment le fiancé de notre petite Française qui fut tué un des premiers dans les combats de Liège.

La jeune fille soutient la détresse par un véritable courage. Déjà avertie au début des hostilités, elle ne l'attendait plus mais la rentrée des autres la fit pleurer, la plaie de son cœur se rouvrit n'étant pas cicatrisée complètement. La vue des compagnons rentrant sans son ami la fit donc saigner de nouveau heureusement elle ne devait pas cacher son chagrin. On connaissait sa peine, elle pouvait demander quelques consolations, les accepter et en jouir...

Robert était absent et dans ma vie et, dans l'amitié donnée et trouvée, je ne pouvais plus le nommer !

On pensa d'abord s'évader un peu des tristes souvenirs... Allions-nous rattraper ces quatre maudites années de guerre, ce temps perdu sur les distractions de nos jeunes années ? J'écrivis à mon amie de pension... Elle me répondit. Des lettres s'échangèrent. On se raconta de part et d'autre les événements que ces années de guerre nous avaient fait supporter. Elle avait perdu sa maman et devait aider beaucoup dans le commerce et le ménage. Cependant, elle accepta mon invitation et nous arriva par un froid matin de décembre.

Loisirs en compagnie des soldats canadiens et travaux à la clinique

On organisa quelques réunions. Les Canadiens étant du nombre des invités. Ils nous apprirent des jeux et des tours de leurs pays lointains. Les fêtes de fin d'année furent très réussies car ils y mettaient beaucoup d'entrain. Au début 1919, on parla d'organiser à la commune une fête profit des sinistrés de la guerre. Mon père présenta sa pièce, elle fut acceptée et on la joua. J'avais parfois des désirs si tenus de revoir Robert mais... personne !

Une convocation réunit les élèves de la classe de Croix-Rouge. Le professeur nous invita à entrer dans un hôpital pour compléter nos diplômes  par un cours de pratique qui devait durer un an. Mon père opposa un refus catégorique à ma demande. J'en eus vraiment du chagrin !  Les troupes en rentrant au pays avaient ramené les jeunes internes des hôpitaux du front. Le vieux docteur ami me présenta à plusieurs de ses jeunes confrères et je fus incorporée dans la clinique. Piqûres, veilles, assistante d'opération, cela ne distrayait beaucoup et ne donnait un genre que j'avais toujours souhaité d'avoir. J'étais fort demandée pour ce travail de collaboration. J'aurais été si heureuse si Robert avait été à mes côtés, sa silhouette sur son prie-Dieu était un souvenir qui me hantait sans répit. Enfin, on allait jouer la pièce de papa. Il passait presque toutes ses soirées dehors accaparé par la mise en scène, les répétitions, etc. Parfois, je l'accompagnais.

La désillusion brutale d’une jeune fille devant le mensonge !

Pendant un de ces malheureux soirs qui font perdre parfois tant d'illusions, tout sombra chez moi, comme un château de cartes, tout s’écroula ! L'espoir, amour, tout s'évanouit, la signification de ces signes extérieurs sur lesquels sont modelés ces sentiments bénis et maudits à la fois, ne fut plus qu'un amas de ruine sur lequel s'écroula toute non espérance. Un ami de mon père marié et père de famille vénéré dans le village, tenait enlacée dans ses bras une jeune fille préposée aux nettoyages du petit théâtre. Cachés par une coulisse en réparation, ils ne m'avaient pas vu et je ne pouvais pas détacher mes yeux du spectacle !! Leur étreinte était significative et durait ! Soudain un mouvement me mit sur mes gardes et je sortis du couloir en tenant les mains sur les yeux. Je priais mon père de me reconduire à la maison. Devant non air stupide, il me questionna, j’avouais un léger malaise et nous rentrâmes.

Etendue sur non lit, j'ai beaucoup réfléchi. Ce jour là, j’ai perdu tout mon idéal et ne sachant me plier au mensonge, j'ai préféré tout abandonner et me laisser aller au gré du vent des  événements. En sortant du couloir, j'ai tourné le dos à ce mensonge et j'ai voulu regarder plus haut. Mais mes yeux comme mon âme ont chaviré et j'ai baissé la tête dans un geste de soumission que m’ordonnait la vie !

Des robes faites avec des couvertures et… avec le linceul de grand-mère

Ayant perdu les illusions petit à petit comme l'ermitage avait perdu sa plaque, ses oiseaux, et son beau jardin, je continuais de travailler avec les hommes en blanc.

Nous passions nos soirées en famille. Nous avions reçu de la part des soldats des couvertures dans lesquelles nous nous sommes taillés deux robes, la Française et moi. J’avais agrémentée la mienne d'un petit col de guipure  qui la garnissait bien. Elle était du même modèle que celle coupée dans un drap de lit que grand-mère m’avait donné pour la bonne saison.  Elle l'avait tiré de son armoire où il était caché, elle avait des larmes aux yeux en me le donnant car disait-elle elle l'avait mis de côté afin qu'il lui serve de linceul !! J'ai beaucoup hésité avant de l'accepter mais je n'avais plus rien à ne mettre.

Les soldats canadiens sont remplacés par des soldats anglais

Vers la fin janvier, les Canadiens nous quittèrent, nous en avons eu de la peine. On se promit d'écrire... mais comme mon père disait " partir, c'est mourir un peu " Nous en étions au grand nettoyage de la pièce des soldats lorsque le garde du village vint nous inscrire pour quatre soldats anglais.

Un jeune interne de la ville semblait s'intéresser à mon humble personne et me posait souvent des questions sur non avenir.

Un jour, me parlant de mon diplôme, il me demanda de rentrer en stage à 1'hôpital. Sur ce chapitre, mon père fut intraitable, son " non " était catégorique. J'eus de la peine de m’y résigner mais depuis quatre ans, les événements avaient fait de nous des êtres sans volonté se pliant aux exigences de la vie avec une résignation presque héroïque.  Mais le petit docteur ne me lâcha pas et vint chaque fois que c’était nécessaire à la maison. Mes grands-parents vivotaient toujours avec deux vaches et un cheval, ils avaient laissé quelques terrains. L'aîné de mes frères fréquentait quelques cours de mécanique agricole, père s'occupait beaucoup de lui afin qu'il ait un vernis intellectuel assez étendu. On parlait de mettre le second garçon dans un collège de la ville. Il aimait servir la messe, était très pieux et maman caressait l'espoir de le voir prêtre un jour. Son grand amusement consistait à imiter Monsieur le curé et nous devions assister à ces messes pour jouer. « Tu seras prêtre, je serai ta servante » pensait sans doute ma mère.

Les réunions du dimanche : un grand motif de joie dans notre jeunesse

Les petites réunions d'amis continuaient et chacun y mettait sa part en ayant son tour à inviter. Il y a 10 à 15 ans, mes parents et quelques familles amies organisaient des réunions toutes pareilles, tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre. Nous étions alors encore fort jeunes, notre refuge était la cuisine, les berceaux pour les plus petits, des paniers au linge ou des lits de fortune sur des fauteuils car ils étaient encore très enfants et à l'âge de la sieste. De ces réunions, j'ai omis de renseigner plus haut que nous en avions conservé d’inoubliables souvenirs. C'est en invitant ces amis  que notre petit cercle s'arrondissait. Nous étions au stade de la grande amitié dans ces réunions du dimanche quand les Anglais arrivèrent.

Comme les Canadiens, nous reçûmes ces soldats à bras ouverts. Ils firent partie de toutes nos distractions. Les dimanches, jours de soleil, ils étaient parmi nous pour les promenades, jours de pluie ils les agrémentaient par des jeux et des tours qu'ils nous apprenaient. La guerre était finie, la paix signée. Guillaume II dans la " mélasse " avec ses soldats. Les soirées de mars étaient encore longues, le coin du feu recherché, chacun y avait sa place. Parfois chez grand-mère, on frisait tourner les tables en citant Napoléon, les Anglais s'amusaient, ils aimaient quand grand-père allumait un feu de bois  dans la cheminée ouverte. On éteignait les lumières. Dans l'ambiance dramatique créée par cette atmosphère, 1'esprit de l'empereur était vite là  et les Anglais de crier : « All right, fort amusant… »

Mon père fonde un syndicat agricole

Les communications se rétablissaient petit à petit, mon père fonda un syndicat agricole, les fermiers avaient l'avantage de commander en gros la nourriture pour leurs bêtes et les payaient moins cher. Nous avions un petit bénéfice, je devais m'occuper des écritures de ce commerce. Très souvent, c'était les jeunes gens qui venaient au bureau. Ma grand'mère me disait parfois : Attention ma fille, les docteurs recherchent des filles riches... ou des  maîtresses, tu n'es pas de ce calibre là.  Ne t'amuses pas trop avec les fermiers car tu es trop jolie pour nettoyer des étables, je ne voudrais pas que tu sois l'esclave des bêtes. Quant aux Anglais, méfie-toi : « A beau mentir qui vient de loin. »

« Pauvre grand-mère, ne savais-tu pas que Robert habitait toujours mon âme ? »

 J’allais avoir vingt ans et de celui qui prenait une grande place dans mes pensées... pas de nouvelle, mais un silence ouaté qui enveloppait son souvenir.

Comme la pièce de mon père fut jouée avec un immense succès, il eut idée d'en écrire d'autres mais le côté pécuniaire était plutôt vers le déficit. Ma chère maman fermait les yeux. Cependant il était temps qu'une rentrée d'argent se fasse aussi  bien pour la maison  que pour ses habitants. Je traînais toujours ma robe en couverture, toute la famille était en piteux état d'habillement et la maison criait miséricorde pour un « jeu de peinture ».

Mon père s'absentait parfois quelques jours pour voir les faïenceries dont hélas la fumée de leurs fours n'enveloppait pas encore les toits des petites maisons environnantes. Les fabriques en chômage étaient en attente d'un redressement financier mais les temps durs n'étaient pas encore révolus !

Je devais me rendre compte que dans cette attente de temps meilleur, dans les projets d'avenir imaginés, dans l'essor qu'une nouvelle vie semblait amorcer, le souvenir de Robert se perdait petit à petit dans la brume des événements et pourtant… le revoir aurait été pour moi une chose sublime !

Les quatre jeunes Anglais reçoivent des sobriquets

Des Anglais qui partageaient avec nous notre demeure, nous ne connaissions d'eux que ce qu'ils avaient bien voulu nous dire. Le premier était John, employé de banque. Il avait un physique agréable, parlait peu, lisait beaucoup et savait un peu le français.

Le second, Georges tenait une épicerie avec ses parents dans la banlieue de Londres et se coiffait en arrière avec de longs cheveux filasses, il n'était pas beau, avec un regard interrogateur  et l'air ahuri.

Le troisième était un agent de police, très fort, le visage rouge, les yeux et les cheveux noirs. Il aurait pu plaire mais son physique lui donnait un air paysan. Il aimait les livres mais préférait les illustrés. Je crois qu’il était réfractaire au travail même à celui de ses méninges.

Le quatrième était grand, un front dégarni de quelques cheveux blonds. Il avait les yeux très  clairs et comme  tout anglais qui se respecte, sa tenue était impeccable. Il se disait pharmacien, parlait peu le français mais aimait déchiffrer des livres dans notre langue. La Française et moi les avions nommés par des noms qui semblaient se rapporter parfaitement à leur personne.

Le premier était  « le Prince du  rire », le second  « le comte d'épice », le troisième « le baron du stop »  et le quatrième « duc de Folkestone ».

L’Amérique commençait à nous vêtir. Le soir on tricotait les laines ou tissus venus de si loin. Parfois, on prenait une détente avec un jeu quelconque. J’étais  souvent la partenaire du « duc de Folkestone » pour le jeu des échecs. Il possédait un standing de vie qui lui permettait de se montrer parfait joueur de ce jeu tandis que l'agent de police se contentait du jeu de loto avec mes frères.

Ma grand-mère avait remarqué notre bonne entente du duc et moi et m'en avait fait la remarque. Ce garçon, il est vrai, me plaisait mais Robert tenait toujours le sommet et puis je réfléchissais beaucoup.

J'avais revu l'homme à la petite ouvrière, il n'avait rien de changé chez lui, aussi fier, aussi provoquant qu’avant. Il avait su garder la confiance de sa femme, l'amour de ses enfants mais qu'avait-il gardé dans son âme ? Où était la vérité ?

Le « duc » anglais m’avoue son penchant pour moi

Un soir, l'Anglais prit son livre de français, ouvrit une page qu’il  me présenta et dont le signet était marqué de : " I love you ". Je fermais le livre en rougissant et je fuis dans un coin de la pièce un tricot à la main. Depuis cette soirée, la sérénité avait quitté nos relations. Lorsque nous nous parlions, il avait cet air énigmatique d'anglais qui veut cacher ce qu'il pense  et rien ne laissait voir qu'il n'était plus l'ami des jours précédents.

Allais-je donner à un étranger ce qui me restait de Robert ?

Des soldats encombrant un foyer, une jeune femme s’interrogeant avec angoisse sur son avenir !

On commençait à souhaiter le départ des soldats. Depuis si longtemps que l'on n’était plus en famille, l’intimité était souhaitée à grands cris ! Nous avions chez nous ces hommes tout-à-fait étrangers et qui peu a peu s'étaient infiltrés dans notre milieu familial.

Je pensais souvent à cet Anglais qui m'avait dit m’aimer ! Mais après quatre ans d'absence, rentrer au pays avec une petite belge pendue au bras, la posséder sans fortune, sans  renom, la faire admirer par les amis restés en Angleterre, la donner comme fille à sa mère, c'était vraiment là extraordinaire, une action d'éclat rêvée. Mais était-ce  une aventure de ce genre que mes vingt ans ne demandaient de vivre !

J’avais le choix pour l'avenir : devenir une petite ménagère villageoise, ou une femme de docteur sans dot, ou encore une fermière à jolis sabots avec le foulard sur la tête ? Ou plus sublime, garder intacte la foi donnée à Robert et rester vieille fille dévouée ans parents ! Beaucoup de choses rentraient en ligne de compte pour fixer ma destinée mais je voulais quoiqu'elle soit, la suivre droite sans défaillir. Sinueuse, montagneuse ou sans encombres, je désirais l'accueillir sans restriction. C'est pourquoi j'hésitais ! Les jours passaient, les Anglais toujours à la maison mais une certaine tension entre le duc et moi. Au printemps, mon père retrouva une situation car les faïenceries recommençaient de travailler. Les pays étrangers allaient maintenant se bousculer dans les révolutions, les guerres civiles, le chômage et le mécontentement. Toute notre petite Belgique avait l'air de tenir le coup de ce chaos dramatique des peuples d'après guerre, la Yougoslavie martelée, épuisée ne fabriquait plus. Les Allemands, occupés de se refaire un pays, songeaient plutôt à leurs pièces d'artillerie lourde à reconstruire plutôt qu'aux manufactures ménagères. Le rendement de nos petites fabriques qui se remettaient à la besogne lentement mais avec courage, remportait un fameux succès sur le plan financier.

On laissa tomber la fabrique de chicorée, mon frère arriva à se procurer un petit tracteur, je mijotais toujours mon petit savoir d'infirmière.

Enfin les Anglais nous quittèrent nous laissant avec des sentiments très mitigés !

J'écrivais régulièrement à mon amie de pension, les petites réunions de plaisir avaient toujours lieu et enfin... les Anglais nous quittèrent.

Les parents jetèrent un ouf de soulagement !! Ils rentrèrent un soir avec un sourire éclairant leur figure. Le départ était fixé dans les quelques jours suivants. Ils espéraient revoir tout ce qu'ils avaient quitté et étaient joyeux. Chacun avait des réactions différentes. La Française avait un air triste, celui de mes parents traduisait le soulagement et le mien était indéfinissable. Moi-même, je ne pouvais me rendre compte des sentiments qui m'agitaient. Je voulus avoir un souvenir de chacun d'eux, je leur passais mon cahier de poésie et ils écrivirent quelques vers en anglais qui traduisaient exactement l’état de leur esprit comme je me le figurais. Mais le duc se distingua par quatre lignes qui avaient double sens !

Ils nous quittèrent par un matin brumeux de printemps qui annonçait une journée pleine de soleil. Les adieux furent tous pareils, rendus publiques par le rassemblement des familles dans  la rue. Le soleil qui brillait dans la brume ne mettait toute sa clarté dans ce monde qui se séparait. Le « duc » eut le temps de me demander s'il pouvait revenir, si je l’attendrais. Je ne sus que répondre mais je lui souriais de toute mon âme en lui faisant comprendre que ce serait là une grande preuve d'amour.

Ils étaient déjà loin, nous laissant tous moroses. Ils avaient emporté nos plaisirs d'après guerre. Eux partis, nous devions revivre comme avant 1914. Ils semblaient être pour nous un rappel vivant de nos terreurs de l'occupation et de notre bonheur lors de notre liberté retrouvée. Leur départ avait tiré un rideau sur le drame qui avait duré quatre ans. Les fenêtres de leur chambre ouvertes au printemps, les deux panneaux plaqués contre le mur laissant pénétrer le soleil, semblaient une parenthèse tirée sur ces années de misère et d’angoisses. Le soir de cette journée d’adieu nous laissa bien silencieux. Même la joie de mes parents d'avoir enfin retrouvé les soirées d’antan avait un sentiment plein de regret qui les  laissait moroses et  nous étions plutôt stupéfaits de nous retrouver en famille sans étranger.

Un mois après ce départ, la maison fut remise en ordre, j'invitai mon amie de pension qui nous arriva un samedi matin toute fraîche et pimpante. Elle était bien changée à son avantage, elle plut à mes parents et encore plus à mon frère aîné. Ensuite, nous avons formé une  équipe de " journalistes " en éditant à la pâte à polycopier une petite feuille des jeunes. Chacun de notre petite société avait sa tache à remplir et son article à composer dans son genre personnel. J’aimais ces réunions où souvent j'étais la vedette, je ne comprenais pas quel courant dirigeait ma barque, parfois ces réunions ressemblaient aux cercles d’étude et de patronage et parfois elles prenaient l’allure libre et désinvolte de cercle privé.

Le « duc » tint sa promesse et revint en Belgique pour me revoir

Je voulais chasser de mon souvenir la présence de Robert et je me défendais de penser à l’Anglais. Ces quatre étrangers nous avaient quittés en emportant un peu de notre vie. Ils savaient tout de nous, ils avaient été témoins de nos efforts pour supporter le poids des jours  sans pain, sans vêtement et sans argent et, avec leur flegme anglais, sans en avoir l'air, ils avaient compris nos ennuis. Mais, avaient-ils fait un effort pour nous secourir ? Ils ne nous avaient même pas confié leurs espoirs et leurs peines nous étaient inconnues. Sous prétexte de ne pas savoir notre langue, ils s'étaient tus sur leur passé et ne parlaient pas de leur avenir. Avaient-ils  été au front ? Etaient-ils des recrues de la dernière heure ? Pourquoi penser à eux ainsi qu’à Robert que je ne parvenais à retrouver ? J’adoptais alors une attitude désinvolte et je rejetais très loin mes espoirs déçus. Nous recevions pourtant des cartes postales d'Angleterre assez régulièrement et le duc n'écrivait en mauvais français qu'il avait retrouvé sa mère en bonne santé, avait repris son travail et passait son temps libre à apprendre le français.

Je fis une démarche assez discrète à l'école de Robert prétextant un livre à remettre. On ignorait où il se trouvait. Sa maison était toujours vide : il avait sans doute changé de résidence avec ses parents !

« Adieu Robert », dis-je, en allant m’agenouiller sur le prie-Dieu qu'il avait si souvent occupé dans la petite  chapelle où j'entrai en revenant de cette enquête.

Pendant une de ses réunions, un dimanche après-midi, quelqu'un jeta : il manque un invité !  « Mais non, nous sommes au complet », dis-je. On répliqua : " le duc de Folkestone avait promis de venir ! "

Ce fut un beau remous dans notre assemblée et juste à ce moment, la porte s'ouvrit et l'Anglais entra avec badine et chapeau à la main. Arrivé la veille, il était descendu dans un hôtel de la ville et sans doute, s'était informé de mes distractions du dimanche. Il avait traversé La Manche pour me revoir ! Il resta huit jours dans le village logeant en ville. Il parla de sa mère, de son travail. Il faisait des promenades avec mes frères. Il avait fait de grands progrès dans la langue française, avait l’art de se faire admettre dans les familles, soignait mes parents et grands-parents en petits cadeaux qui leur faisaient toujours plaisir. Quand il nous quitta, il demanda à père la permission de revenir le mois suivant.

« Nous verront répondit-il, écrivez-moi ! Je vous répondrai. »

Il m’embrassa, comme à son premier départ, en face de toute la famille. Apparemment sa visite n’avait rien changé dans notre vie, elle continuait comme avant. Mais j’avais dû subir de la part de mes parents un fameux discours d’au moins d’une heure ! Ils m’interrogèrent. Je répondis vraiment et sincèrement et père conclut : « Nous attendrons, je vais prendre des renseignements.»

Les commères du village avaient maintenant un nouveau sujet à leurs potins et des regards curieux me suivaient dans la rue. Mes amies devenaient plus distantes et nos réunions s’espacèrent. A mon point de vue, cette visite jeta du sable sur mon exubérance. J’y perdis ma gaieté et souvent je restais songeuse. La Française, qui était toujours chez nous, fit la connaissance d’un brave ouvrier et on parla bientôt de mariage. Elle détruisit toutes les cartes venues d’Angleterre et fit le tour de la maison, supprimant toute trace des étrangers. Les conciliabules durèrent un petit temps pour se mettre d’accord car on ne savait rien de son état civil. Enfin tout s’arrangea et à quelques mois de là, ils se marièrent. On fit ce qu’on pouvait faire pour cette cérémonie et ils partirent.

Ma mère qui était très scrupuleuse sur le devoir, sentit l’avoir accompli complètement envers cette étrangère à qui nous ne devions rien. Mais, vraiment, maman appréciait les services qu’elle nous avait rendus depuis 1910. Après cette affaire, mon père s’occupa de moi en écrivant à  Londres. Il avait beaucoup interrogé Jim et connaissait les points principaux de sa situation de famille. La réponse vint confirmer les dires de l’Anglais. Ma mère ne retint pas ses larmes en pensant que, peut-être, j’allais suivre un étranger. Elle souhaitait sans doute un mauvais rapport de l’ambassade afin que je renonce à ce projet à peine ébauché. Mais mes parents permirent à l’Anglais de revenir car l’enveloppe frappée du sceau du Ministère anglais avait eu bonne réception.

Jim, qui tenait une pharmacie dont il était gérant, habitait avec sa mère un cottage dans la banlieue de Londres. Très sérieux et travailleur, il avait une belle situation et soignait bien sa mère. Nous étions un peu sur le qui vive à cause de cette visite que nous pensions être décisive pour moi ! Mes frères grandissaient et comme c’est d’usage, mes grands-parents se reposaient beaucoup de leurs travaux des champs sur les jeunes bras de mon frère ainé qui disposa, pour l’aider,  de nouvelles machines acquises par mes parents.

Ma mère avait repris une petite servante pour l’aider dans le ménage et  mon père voyageait beaucoup. Quant à moi, je n’avais pas abandonné mes visites d’infirmière. J’étais même devenue une aide efficace pour les docteurs qui avait formé une magnifique équipe pour les soins à domicile.

Baron, comte et vicomte anglais n’écrivaient plus.

Jim nous revint un samedi matin.

 Il resta huit jours parmi nous, mais nous n’étions pas encore fiancés lorsqu'il repartit près de sa mère. Mais je crois que peu de choses pouvaient encore servir pour nous lier. Novembre arriva avec ses fêtes commémoratives. Jim m'écrivait qu’il ne pouvait s'absenter. En effet c’était le moment de la « soupe aux pois » de Londres et de ses environs. Les docteurs soignaient et les pharmaciens vendaient. Sa mère, m’écrivait-il, pourtant bien habituée aux brouillards était atteinte par ce mal d'outre-manche. Je fis une neuvaine à la Vierge avec grand-mère mais elle marchait plus lentement et sa voix devenait chevrotante pour réciter le chapelet. Je crois qu'elle n'était pas très contente que je n’avais pas refusé carrément les avances de l'Anglais. Puis vinrent les fêtes de fin d'année, elles eurent un peu plus d’éclat que les précédentes. Sans y prendre garde, nos traditions reprenaient pied sur nos ennuis qui doucement s'estompaient.

Jim, le « duc » devient mon mari

Dans le mois de janvier 1920[12], arriva une lettre de Londres dans laquelle Jim annonçait sa venue. Entre-temps, mon père reçut pour moi deux demandes de fiançailles que je refusais net. J’allais mieux, j'étais plus posée. La vie reprenait un sens positif. Avec Jim, arriva sa demande en mariage ; il était nerveux et possesseur d’une magnifique bague qu'il me glissa au doigt en face de mes parents. Ces derniers n'acceptèrent pas ma nouvelle situation avec bonheur mais ils étaient contents de me voir heureuse. En vérité, je ne sais pas si cet enthousiasme que mes parents semblaient lire en moi, n'était pas plutôt un air détaché qui me faisait accepter ce nœud de la vie avec résignation. Je n'apportais pas pour mes fiançailles ce grand bonheur que j'avais toujours cru y trouver. Etaient-ce à cause des turpitudes que mon départ allait produire chez nous ? La peine de mes parents et de mes grands-parents  jetait sur mes épaules un courant d'air froid qui atteignait mon cœur... Et ou était-ce Robert ?  Il est à constater que tout ce qui me retenait en Belgique, mon village, ma maison, mes amies, mes parents, était catapulté dans un grand sac qui prenait pour moi le nom de " pensées " et que je me défendais d'ouvrir avant d'avoir fait le grand saut au dessus de la mer du nord. Je me voulais forte et prête pour le départ avec le sourire malgré ma peine et mon cœur en sang. La soirée de ce jour fut pourtant triste mais je crois que Jim comprenait notre situation. Je lui  demandais encore 24 heures pour me retrouver en moi-même. C’est dans la petite chapelle où j'avais prié avec Robert que je suis allée voir clair en moi-même, après quoi, je répondis à Jim que j'étais prête à le suivre ! Lui ou ma destinée ? Par quel égoïsme intransigeant notre destin est-il flanqué pour que rien ne nous arrête pour l'accompagner dans son grand voyage jusqu'au delà !  Les peines de mes parents, les yeux de ma mère rougis par les larmes, les pleurs de mes frères, le tremblement des mains ridées de mes aïeux, ma peine elle-même qui venait de tous ces sacrifices ; rien n’a retenu la course que je devais accomplir. Je connus pourtant après ma décision un air sévère de mon père qui me révéla un excès de mauvaise humeur, une attention trop bonne de ma mère qui doublera ma peine du départ et, enfin, les regards de mes grands-parents qui semblaient me reprocher mon départ, au moment même, où ils allaient avoir besoin d'un  bâton de vieillesse. J'étais comme envoûtée par une volonté, rien ne pouvait me faire reprendre parole. Ma vie continuait pourtant pareille à celle menée avant cette aventure, si ce n’est que je commençais à coudre et à préparer cette male qui était cachée dans un coin de ma chambre. Nos réunions pour le petit journal existaient toujours mais 1'entente et l'enthousiasme du début commençaient à s'estomper. Beaucoup d’entre nous avaient du travail ou avaient « trouvé chaussures à leurs pieds », comme disait grand-mère pour faire comprendre que le mariage était proche. Le héros de la famille revint encore une fois vers le mois de mai pour mettre au point certaines choses propres à la cérémonie qui fut fixée au mois de juillet. Il était toujours très gentil et avait le don de conquérir l'amitié de toute la famille, cependant des réactions toujours pénibles réapparaissaient lorsqu’il annonçait sa visite. Les yeux bleus acier de mon père, plus durs que le fer intraitable, me suivaient partout. Les regards plein de larmes de maman me firent comprendre l’immense sacrifice que j’exigeais d’elle. Je fuyais 1a présence de mes grands-parents car j’étais certaine de lire un reproche dans leurs yeux clignotants. Je me permis de regarder parfois mes frères à leur insu, le temps d'une longue pose de photographie, afin de graver à tout jamais leurs traits dans ma rétine toute embuée de l'eau de la tristesse ! J’étais une automate vivante actionnée par les événements. Le temps s’écoula... J’abonnais petit à petit mes sorties avec les docteurs. Nos soirées d’amis devinrent plus rares. Quand je le pouvais, je pensais encore à Robert mais je me défendais de ces chevauchées fantastiques qui me portaient dans les chemins creux du passé. Le mois de juillet arriva vite et avec lui débarqua à l'Ermitage la petite dame en noir et à cheveux blancs qui allait devenir ma belle-mère. Elle était très sympathique et, je pense,  m’aima du premier regard. Ayant perdu son mari avant la guerre, toute sa famille était Jim et toute son affection enveloppait ce grand fils de vingt neuf ans. La place que j’allais tenir dans la demeure de cette dame m’ordonnait de l’aimer, si pas comme une  fille, tout au moins d'un amour commandé comme un devoir. Elle était agréable et d'une conversation facile parlant moitié français, moitié anglais. Son langage était comique mais intéressant. Des photos qu’elle retira de sa valise nous firent prendre connaissance avec toute sa vie passée...  Elle loua pour quelques jours une chambre en ville et nous quitta le soir avec son fils. Elle avait conquis tous les membres de sa famille.

Le jour de notre mariage fut vite là. La date tant attendue et redoutée à la fois nous tomba sur le dos fin de ce beau mois d’été. Le calendrier sans souci de nos soupirs égrenait ses jours et ses dates une à la fois mais surement : " O temps, suspend ton vol et vous heures propices, suspendez votre cours " Mais 1e balancier du petit coucou courait toujours et la grosse horloge de grand'mère égrenait les minutes sans souci de nos angoisses.

Le jour fut là, la cérémonie toute simple, mes amies étaient à l'église les bras chargés de fleurs. Jim avait grand air au bras de sa mère. Nous avions, le matin, écouté la messe puis communié ensemble. Nous avions confiance dans l'avenir et la foi de Jim solide. Le petit diner fini, très discrètement, nous sortîmes de table. « Allons, dis-je, les temps  sont révolus... Au revoir tous, parents grands-parents, frères et amis. Nous partons... »

Voleuse de souvenirs, mon cœur gros à craquer, je sortis de la maison entraînant mon mari. Que mon sac était lourd à porter avec tous ses souvenirs agglomérés. Nous partions pour Bruxelles où ma belle-mère devait nous rejoindre et reprendre avec nous la correspondance pour l'Angleterre quelques jours plus tard. Ce programme se passa sans histoire. Tous les changements survenus dans ma vie étaient sans doute normaux mais je devais payer de  regrets la vie heureuse qui semblait s'ouvrir devant moi. Huit jours après notre mariage, je connus 1a maison où j'allais vivre. Un joli cottage anglais plein de fleurs, je m'y plairai certainement. La mère de Jim était au physique la dame anglaise des contes de Dickens. Elle portait le ruban de velours au cou où se balançait un ancien médaillon. Elle gardait un bon souvenir de notre petit village et ajoutait toujours un petit mot pour mes parents dans ma correspondance.

Visite en Belgique, accident de Jim et retour définitif à Nimy

Avant les fêtes de fin d'année, Jim ne fit la surprise de deux coupons de voyage pour la Belgique. On fut si heureux  de se revoir ! Les yeux de mon père avaient perdu leur dur éclat de marbre. Maman me demandait sans cesse si j'étais heureuse. J’avais à remercier tout le petit monde de l'Ermitage pour avoir contribué à l'établissement de mes 20 ans ! Je pus répondre en grande franchise, que j’étais contente dans ce pays de brume. Pendant nos huit jours de vacances, je fus en ville avec Jim. Nous conversions gentiment en regardant à droite et à gauche lorsque soudain, une force irrésistible me força de tourner la tête. Mon regard attiré en arrière, j’aperçus Robert avec son père. Il me fixait de ses grands yeux bruns. Qu’allai-je faire ?? Courir vers lui ou rester figée sur place ? Un terrible combat se livra.  Je perdais conscience de ce qui se passait... Je fus certainement un temps immobile. Jim avait continué sa marche... Robert arriva près de moi et passa en me regardant... Son regard m’interrogeait et se révélait comme un nœud coulant m’empêchant de faire le moindre mouvement ! Même mon esprit resta paralysé. Trop tard, les jeux sont faits !! Son père et lui avaient parcouru quelques mètres et rattrapèrent Jim qui se retourna brusquement me cherchant des yeux.

« J’ai eu un petit malaise, lui dis-je, rentrons à 1a maison. » Nous suivions Robert qui se retourna deux ou trois fois et tourna  le coin de la rue. Arrivés à la maison, je me suis retirée dans la chambre et j’ai tâché d’oublier en prenant un léger somnifère. Quelques  heures plus tard, je suis descendue, prête pour continuer la lutte car je savais qu'une barrière infranchissable était désormais dressée entre le passé et le présent et que jamais je ne tenterais de 1a franchir. Nous restâmes presque six mois avant de revenir en Belgique et ce fut pour dire adieu à mon grand-père. Je lui ai donné une suprême satisfaction en le revoyant avec le grand passage. Puis la mère de Jim contracta une mauvaise grippe, sa santé me retint près d'elle quelques mois. Je pense qu’elle appréciait mes soins dont je l’entourais le plus possible. Elle mourut entre Jim et moi un matin où le ciel était brumeux. Mon mari fut très peiné de cette disparition, notre riant cottage devint une maison triste. Un déplacement en Belgique nous rendit un peu de courage et j’aimais avertir moi-même ma chère maman qu'elle serait bientôt grand-mère. Tous furent heureux de la nouvelle. On regretta la mère de Jim et mon grand-père. Nos regrets étaient sincères. Je passais mon temps à tricoter et tout se préparait très bien. Une petite fille nous arriva en septembre quatorze mois après notre union. Nous nous préparions de venir la montrer à notre famille en Belgique lorsqu’arriva un accident. Jim, distrait, traversant la chaussée déjà sillonnée d'autos, fut renversé et blessé au bras et à la jambe. On le transporta en clinique, je fus prévenue très adroitement. Cet accident désorienta toute notre méthode de vie. Il devait rester quelques mois à l'hôpital car la blessure de son bras n’était pas belle ! J'avais peine de rester seule  avec ma petite Sophie dans un pays encore étranger. Quand je me présentai comme infirmière au chef de la clinique, on me trouva une chambre près de celle de Jim et moyennant quelques travaux, je pus l’occuper  avec ma petite fille. On dut hélas amputer mon mari de sa main droite et il marcha difficilement...

L’assurance contractée par son patron, sa petite pension d'ancien combattant nous obligeront de compter nos revenus. Après quelques mois, je ne me sentais  pas trop bien. J’avais pourtant passé le cap des brouillards. Ce que je n’osais pas dire à Jim, il le devina et le proposa lui-même ! On vendit la petite maison pleine de fleurs avec les meubles les moins précieux en souvenirs et nous prîmes le chemin de mon village. Nous arrivâmes à l’Ermitage un jour après-midi dans l'allégresse générale atténuée pourtant par les tristes circonstances de notre retour. Jim n'était plus qu'un invalide mais il m’aimait toujours et nous avions une si belle petite Sophie. J’aurais voulu aller vivre dans la petite maison adossée à l'église mais 1'urbanisme avait passé par là et on avait fait de ce lieu plein de souvenirs une cour de jeux, sorte de petit parc rempli de rires et de cris d'enfants avec quelques bancs invitant vieux et gardes à s'y reposer. Nous  nous sonnes installés chez grand'mère qui se fait aujourd’hui  très âgée et que je  soigne maintenant de mon mieux. Jim donne quelques leçons d'anglais et notre petite fille m’a remplacée comme princesse de l'ermitage.

Un peu par plaisir, un peu comme souvenir, j'écris ce livre qui ne contient pas de fleur de rhétorique ni de phrases combinées avec art. Mais il est vrai et sincère ! ! Nous avons vu  une deuxième guerre ravager nos cités. Ma grand-mère est allée rejoindre grand-père dans le petit cimetière de notre village. Mon frère  aîné a épousé mon amie de pension. Les deux autres ont  fondé leur foyer malgré les guerre et les ruines. Mes parents habitent toujours la première partie de l'ermitage. Jim et moi la seconde. Notre petite Sophie est grande maintenant et va épouser un ingénieur agronome. J’ai retiré d’un vieux coffre ce récit de ma jeunesse.  Je l'ai écrit petit à petit au gré de ma fantaisie, de mes loisirs, de mon humeur !

Après vingt cinq ans, j'y ajoute cette dernière page. Prenez plaisir à lire ses petites histoires dans une grande. Aimez comme moi les faits du temps passé, ils aident tellement à supporter le présent et à préparer l'avenir.

Gabrielle Gervais de l’Ermitage

 

 

 

 



[1] Les Gervais sont originaires sont originaires d’Hyon, petit village près de Mons, village, où ils se maintinrent pendant plusieurs générations jusqu’au jour où François Gervais en épousant Jeanne Adèle Rousseau, fille d’un fermier habitant à la limite du territoire de Mons et de Nimy quitta Hyon pour venir s’installer dans une petite ferme, chemin de la Procession. Il y éleva 15 enfants dont Emmanuel fut le  douzième. Ce dernier s’engagea comme garçon brasseur à la brasserie Caulier tout en exploitant à Nimy sa modeste ferme. C’est de l’union d’Emmanuel et d’Eugénie Mainil que naquit Arthur Gervais le père de Gabrielle Gervais.

[2] La Faïencerie de Nimy était la plus ancienne de Belgique. Elle fut fondée en 1789 par trois associés et obtint de Joseph II 1'autorisation de s'intituler "Fabrique Impériale et Royale". En 1811 elle occupait 250 ouvriers. Mais à partir de 1850 environ, la fabrique tomba en décadence et fut vendue à Messieurs Mouzin et Lecat qui modernisèrent l'outillage et implantèrent la fabrication de la faïence fine à pâte blanche et compacte. La renommée de la Faïencerie de Nimy s'accrut alors. En 1897, elle comptait 675 ouvriers. Transformée en Société Anonyme, elle connut un nouveau déclin au point que, en 1914, elle n'occupait plus que 410 ouvriers. Pendant la Grande Guerre, occupée par les Allemands, sa production fut quasi nulle. Remise en marche après la guerre, elle occupait 300 ouvriers en 1921 mais la faïence était de moindre qualité et les bâtiments, le matériel ne correspondaient plus aux besoins du moment. C'est alors qu'elle fut reprise par la Manufacture de Maastricht qui réorganisa l'établissement. La crise économique des années 30, puis la guerre de 40 - 45 portèrent un coup fatal à la Faïencerie qui dut fermer ses portes en 1951. Les bâtiments furent démolis en 1953.

Il m'a paru bon de donner ce bref aperçu sur l'histoire de la Faïencerie de Nimy car la vie d'Arthur fut longtemps liée à cette fabrique, puisqu'il y entra comme magasinier à l'âge de 14 ans, soit en 1888, et qu'on l'y trouve encore au début des années 20 avec le titre de représentant. Arthur, qui était d'un naturel très indépendant et supportait mal d'être commandé avait songé plus d'une fois à quitter son emploi pour s'installer à son propre compte. J'imagine que Sophie dut souvent le mettre en garde. S'installer à son propre compte comportait tant d'aléas! Mais, enhardi par sa réussite dans l'argenture des boules panoramiques, Arthur eut finalement gain de cause. Trouvant dans la grange de sa maison des Wartons l'espace suffisant pour entreposer sa marchandise, il achetait de la vaisselle pour son propre compte et la revendait ici et là dans des magasins de la région. Je ne sais si l'entreprise fut rentable, mais je me souviens de toute cette vaisselle colorée installée dans la grange à même le sol, dans une grande poussière de paille. Parfois Arthur nous faisait visiter sa "salle d'exposition" et, dans un geste généreux, nous tendait un pique-fleurs ou une aiguière.

[3] Emmanuel Gervais (1849-1929) était garçon-brasseur. Il exerça ce métier tout d’abord à la brasserie Beumier de Jemappes, puis à la brasserie Caulier de Mons (cette dernière brasserie fut démolie dans les années 50 pour être remplacée par l’immeuble de la Société Générale de Banque). On pouvait voir alors, comme dans les rues de Nimy, de ces longs chars de brasserie qui déposaient, tant dans les estaminets que chez les particuliers, les tonneaux de bière. Certes, la bière en bouteille devait exister à cette époque, mais on trouvait plus économique d’avoir un tonneau en cave où on allait puiser chaque jour la quantité nécessaire au ménage. Emmanuel tirait un revenu complémentaire de sa petite ferme. Il possédait deux vaches, un cheval et une charrette et cultivait quelques champs.

[4] Eugénie Mainil (1845-1931) est décrite ci-dessous  par Marie-Thérèse Loodts, sa petite-fille :

Que nous livre ce portrait? Les lèvres serrées retiennent un sourire qui serait volontiers moqueur; le regard est franc mais dur, impératif et sans pitié : apparemment Eugénie ne déborde pas de tendresse -toutefois les circonstances ont prouvé que, malgré un naturel froid, elle pouvait avoir bon cœur : en effet lors de l’épidémie de choléra qui ravagea le village en 1874 elle recueillit un orphelin, fils de voisins décédés victimes du fléau, le petit Félix Panesse qu’Arthur considéra longtemps comme un frère. Félix fit carrière à la S.N.C.B.

Eugénie ne tolérait pas d’être contrariée ; son ascendant sur son époux et son fils était évident, ils lui obéissaient au doigt et à l’œil et c’est à grand-peine qu’Arthur échappa finalement à l’emprise de sa mère pour épouser Sophie, 1’élue de son cœur. Les atours d’Eugénie sont ici des plus simples ; pourtant il est clair que pour la circonstance/elle a revêtu ses vêtements de dimanche, blouse à pois blancs, chapeau garni de fleurs; ses seuls bijoux sont des boucles d’oreilles fort ordinaires. Les mains d’Eugénie sont déformées par le rhumatisme - Que n’a-t-elle fait de lessives pour les; bourgeois de la ville au lavoir Ste Barbe à Mons.  Le contraste entre le bras délicat l’aïeule qui enserre maladroitement ce tendre poignet est saisissant et émouvant à la fois ;on devine la paume calleuse, les ongles noirs- c’est que l’existence  d’Eugénie est besogneuse : culture de légumes elle ira vendre tôt le matin au marché de Mons, travaux des champs, porte à porte pour se faire quelques sous avec le lait de ses deux vaches ou ce « Jef » qu’elle obtenait gratuitement à la brasserie où travaillait Manuel . Quant a la main gauche, Eugénie l’a repliée, comme gênée de sa difformité, mais elle n’a pu en dissimuler le gonflement, signe de son handicap. Pour soigner ses rhumatismes elle usait abondamment d’huile camphrée dont l’odeur imprégnait sa personne, ses meubles et les deux pièces de sa petite maison. Eugénie était fière de sa petite-fille et a tenu à poser avec elle chez le photographe. Gabrielle raconte que sa grand-mère la choyait particulièrement, la menant chaque année à Mons lors de la foire de novembre, accomplissant avec elle le pèlerinage du huit décembre à Notre-Dame de Conception (Ce pèlerinage qui avait lieu pendant la neuvaine qui précédait le 8 décembre avait comme but la dévotion à Notre-Dame de Conception dans la chapelle du même nom située sur la route de Nimy à Jurbise) ,ou lui glissant de temps à autre un ou deux sous pour s’acheter à l’épicerie voisine de l’école des « piquantes » comme on appelait ainsi au village des bonbons à sucer. à l’épicerie voisine de l’école. Le souvenir d’Eugénie s’estompe avec le temps. Deux ou trois personnes au plus se souviennent encore d’elle mais son nom reste attaché à un vieux meuble que l’on convoite lors des partages de nos modestes héritages : il s’agit d’une dresse en chêne a deux portes assortie d’une archelle où pendent quatre pots de faïence bleue à fleurs blanches.

Marie-Thérèse Loodts novembre 1984


Ci-dessus un portrait d’Eugénie s’apprêtant à quitter sa petite ferme pour la vente de lait ou de « jet ». Remarquer les cruches fortement  abîmées et la pinte entre les doigts noueux. Derrière Eugénie, la fourche de Manuel, la porte avec fenêtre d’aération de la petite étable, le sol jonché de paille.

[5] UNE PAUVRE VIE

Raconte-nous les pauvres gens, les gens sans nom et sans mémoire, gens de partout, gens de nulle part, gui vont meurtris, gui vont peinant, si tôt happés par le trou noir de 1'imparable désespoir. Rigel

Voici ce qu’écrivit Pierre Gervais, le frère cadet de Gabrielle, dans ses souvenirs, concernant  ce fameux oncle dénommé Jean-Baptiste Gervais :

« Mon père nous contait parfois des histoires de son enfance. Il nous parlait entre autres de "Mon oncle Jean Bâtisse", frère de sa mère, Eugénie Mainil.

Jean-Baptiste vivait seul dans une masure du chemin Saint-Hubert à Nimy. Il avait été marié mais sa femme était  partie et leur unique petite fille était morte. Ces événements avaient aigri Jean-Baptiste. Il avait perdu la foi et était devenu "mangeur de curés". Lorsque mon père passait devant sa maison pour se  rendre à la messe, Jean-Baptiste le guettait, le faisait rentrer et s'ingéniait à trouver toutes sortes de prétextes pour 1'empêcher de se rendre à 1'église : il lui faisait miroiter la chasse au furet, la tenderie, essayant ainsi de le retenir loin de l'office religieux.

Un jour, il lui offrit une tasse de café. Dans le coin de l'âtre, à même le sol, une cruche en grès, toute noircie de fumée, contenait une décoction de chicorée parfois vieille de plusieurs jours. Il remplit la "jatte" de mon père. Cela fit un léger "plouc". Mon oncle plongea les doigts dans le liquide tiède et en ramena quelque chose de gris, soyeux, bruni par endroits.  "Tenez!, dit-il, « enn sorit » et il la jeta dans les bûches de l'âtre. Mon père n'avait qu'une envie, celle de jeter ce jus de chicorée... et de souris mais il n'osa déplaire à son oncle et avala l'infect breuvage.

Jean-Baptiste avait une triste manie : une ou deux fois par an, il faisait ce qu'on appelait au village "ess' neuvaine". Muni d'un gros bâton, il se mettait en route et pendant neuf jours il ne dessoûlait pas. Il faut rappeler ici gué les estaminets étaient nombreux autrefois dans les villages et gué l'alcool a été longtemps un terrible fléau dans nos campagnes. Chaque soir, Jean-Baptiste taillait une coche dans son bâton. Il ne payait nulle part et parfois on le retrouvait couché le long du chemin. On entendait les gens se raconter : "J'ai vu Bâtisse Pampan, i fait ss' neuvaine". Sa sœur, ma grand-mère Eugénie, l'avait une fois pour toutes banni de ses relations et elle l'appelait "el Lucifer". Lorsqu'il comptait neuf entailles à son bâton, il rentrait chez lui et, le lendemain, il visitait les cabarets où il était passé pour payer ses "ardoises".

Sur sa cheminée, en lieu et place du traditionnel crucifix, se trouvait là, déployée et clouée la dernière robe de sa petite fille, toute jaunie et poussiéreuse. C'est à ce seul souvenir qu'il vouait un culte et ses "neuvaines"  étaient sans doute un  des dérivatifs à sa misère et à sa solitude. »

Pierre Gervais, Harmignies, 1982

[6] Arthur Gervais était un inventeur mais aussi un compositeur de pièces de théâtre (voir les photos concernant cet article) et un poète épris de la beauté de la nature beauté comme nous le montrent ci-dessous ces deux textes :

Prière du soir :

Quand dans la pourpre et l’or, descend, majestueux,

De son trône d’azur, le soleil glorieux,

En ces calmes instants où, pleine de mystère

La nuit erre, indécise, au-dessus de la terre

En ramenant aux cieux de la brillante vénus,

Quand l’humble cloche sone le fidèle Angélus

Dans la tranquillité de la brume sereine,

Quand l’alouette achève au-dessus de la plaine

Sa prière du soir, son hymne au créateur,

Oh ! C’est alors que j’aime en ton temple, Seigneur,

En un coin retiré, dans le profond silence,

Venir t’adorer, dans la Foi, l’Espérance.

La lumière du jour s’enfuit des grands vitraux,

Puis, sous l’orgue sans voix, près des fonds-baptismaux,

Saint-Jean, le bras levé, se retire dans l’ombre,

Le calme et le mystère emplissent la nef sombre

Et la pâle veilleuse entoure dans le cœur

Le bon Dieu Crucifié d’une vague lueur.

Voûte silencieuse et vous, grands piliers gris

Qu’une invisible main a sacrés et bénits,

Que sous votre ombre sainte, je puisse plein d’ardeur

Faire monter vers Dieu ma prière et mon cœur.

Arthur Gervais, Nimy, 1895

A UNE ANTIQUE ABBAYE

Témoin mystérieux ! O éloquente page  des siècles écoulés, tu nous montres 1'image. Lambeau des temps passés dévoilant à nos yeux la gloire et le travail étalés en ces lieux.

0 pierres d'autrefois, de tous ces jours éteints, je crois entendre encore sous tes portiques saints le chœur majestueux des moines à matines brûlant de feux sacrés, remplis d'ardeurs divines, et, dans la noire nuit, au-dessus des grands bois, ces chants d'amour au ciel monter tous a la fois.

Je crois les voir encore, dans un jour indécis, ces hommes agenouillés au pied du crucifix. O dalle qui gémis sous mes pas insensibles, autrefois te foulaient leurs sandales flexibles.

Et vous, étangs, forêts, larges espaces, vous cachez donc toujours du passé quelque trace ! Que de fois, sur le bord de vos bruissants ruisseaux j'ai cru les voir passer dans leur ample manteau ces moines d'autrefois, humbles bénédictins, lisant fiévreusement de gros livres latins.

Arthur Gervais Nimy, 1898

La promenade dans les bois de 1'antique abbaye de Saint-Denis-en Broqueroie a sûrement inspiré Arthur pour la rédaction de ce poème. Arthur parlait vo­lontiers de cet endroit, si propice à la méditation. On retrouve dans  ce poème 1'évocation des forêts, des étangs, des ruisseaux qui font le grand charme de ce lieu. On y retrouve aussi l'allusion aux quelques vestiges architecturaux qui permettent de se faire une idée de 1'ampleur de cette abbaye autrefois (abbaye fondée au Xlème siècle et dont la grange aux dîmes est un des témoins les mieux conservés).

[7] L’ermitage était le nom donné à la maison de Gabrielle. Son histoire est racontée ci-dessous  par Marie-Thérèse Loodts, fille aînée de Gabrielle Gervais et de Georges Loodts :

« Après leur mariage, Arthur et Sophie habitèrent d'abord une maison de la grand-rue, où naquirent Gabrielle et Achille. En 1901, ils achetèrent à la veuve  d’Edouard Mouzin un terrain d'une superficie d'environ 5 ares, situé à l'angle de la rue de l'égalité et de la rue Camille Leroy. Ils y firent bâtir une maison qui avait belle allure, précédée d'un petit jardinet fermé par un très beau grillage. Les habitations qui, actuellement, font face à la leur n'existaient pas encore, de sorte que l'on pouvait se croire en pleine campagne et que la vue s'étendait jusqu'aux peupliers bordant le canal. En fait, la maison construite par Arthur était une maison double avec, en façade, deux portes et deux fenêtres : Arthur, en bon fils, n'avait pas voulu abandonner ses parents et leur avait réservé une partie de sa demeure. Celle-ci, pour être spacieuse, n'en avait pas pour autant les commodités que l'on trouve aujourd'hui dans nos habitations. Pierre se souvient et nous raconte : " II y avait 3 pièces en enfilade au rez-de-chaussée, que nous appelions cuisine, place du milieu et place devant. A 1'origine, la, maison n'avait pas l'électricité mais était éclairée au gaz. L'allumage du bec Auer devait se faire avec précaution car, au moindre choc, le manchon tombait en poussière et  alors zut … plus de lumière!  J'ai connu un écolier qui, d'un léger coup de latte, plongeait tout le monde dans l'obscurité : en attendant que l'on remplace le manchon, cela lui faisait un quart d1 heure de répit dans ses fastidieux devoirs! Il faut dire aussi que le compteur au gaz ne distribuait ses dons que si l'on introduisait "un mastoque" (5 centimes) dans la fente prévue à cet effet. Souvent, l'on entendait : "habie! via co l'gaz qui baiche" (vite! voilà encore le gaz qui baisse!).

Dans la cour, que l'on voyait de la rue, mon père avait construit un poulailler et une petite étable-écurie pour la jument Fanny et les deux vaches de Manuel. De l'aube à la nuit, tout le monde s'affairait.  Le passant, étonné, s'arrêtait parfois pour regarder grand-père poussant une brouette de fumier ou grand-mère s'apprêtant à partir avec ses cruches pour vendre le lait de ses vaches ou le jet rapporté de la brasserie Caulier. On voyait aussi Achille qui attelait Fan­ny, Paul qui transportait un seau de sirop ou des colis de mine de plomb ou encore des paquets de chicorée. Cette cour, qui aurait pu être un beau jardin d'agrément, ressemblait davantage à un entrepôt où des caisses béantes voisinaient avec un tas de fumier, des monticules de betteraves ou de chicorées. Mais c'était là la preuve de l'activité et de la débrouillardise d'Arthur, lequel, tandis qu'il avait mis tout son petit monde au travail, voyageait comme représentant pour la Faïencerie de Nimy. Il partait chaque jour pour le train de sept heures, le cou raide dans un haut col aux coins repliés agrémenté d'une importante cravate à pois (ce qui était pour moi le symbole de la puissance !). Il était coiffé d'un chapeau melon et portait deux lourdes valises chargées d’échantillons.  Sur le chemin qui menait à la gare, il recueillait comme un hommage les coups de casquettes des ouvriers de la faïencerie et les "Bonjour, Monsieur Gervais" que lui lançaient les passants. Quand il rentrait le soir, il s'informait de la besogne de chacun et distribuait ses félicitations ou ses blâmes. Lorsqu’Achille le voyait revenir et franchir la grille du jardinet, il criait "au rapport !". Dans ma petite cervelle où la guerre avait laissé des traces, je le considérais comme le "feldwebel" de l'escouade.

Nous vécûmes dans cette maison depuis sa construction jusqu'en 1926. »

Marie-Thérèse Loodts, fille aînée de Gabrielle Gervais et de Georges Loodts

[8] Voici en complément, la description de la fabrication  des boules argentées, écrite cette fois  par  Pierre Gervais, le frère cadet de Gabrielle :

« Un jour de l'année 1910, mon père, qui voyageait alors pour une verrerie, fut envoyé chez un client de Bruxelles qui refusait de payer une livraison de boules en verre, prétextant que le prix ne correspondait pas à l'accord préalable. Devant l'entêtement du client, mon père avança un dernier argument en disant : "Tant pis, retournez-nous la marchandise, nous trouverons un autre acheteur." Un éclat de rire lui répondit et le client récalcitrant de lui expliquer : "Je suis le seul en Belgique à pouvoir faire quelque chose de ces boules de verre, le seul qui connaisse le secret permettant de les argenter de 1'intérieur !". Arthur savait le succès de ces boules argentées : non seulement elles servaient à la décoration des serres et des jardins, mais encore pas le moindre sanctuaire où ces boules n'apparussent, faisant office d'exvotos. Cette entrevue laissa mon père songeur. Ne pourrait-il, lui aussi, se mettre à argenter des boules ? C'était peut-être la fortune assurée !

Durant deux ans mon père chercha le secret de fabrication.  Il se construisit pour ses expériences une baraque de planches au fond du jardin qu'il appela "son laboratoire".  Il s'y enfermait des heures et des jours durant.  Un ami, prétendument chimiste, l'aidait dans ses recherches. Un beau jour, ils crurent  être arrivés au bout de leurs peines en trouvant la formule d'un mélange qu'ils appelèrent "solution". Mais la fixation du nitrate d'argent sur le verre restait pleine d'aléas.  Ils finirent par tenter de chauffer le verre, mais, en se refroidissant, les boules se fendirent tout en émettant un "clic" bien douloureux à leurs oreilles.  Ils décidèrent ensuite de chauffer l'air ambiant. Ils calfeutrèrent la "place à boules" (comme nous l'appelions), y installèrent un poêle Godin et s'enfermèrent dans leur laboratoire en se munissant de charbon et aussi de deux tonnelets de bière. Dans la soirée ils sortirent enfin de leur abri, le torse-nu (ils étaient restés toute la journée dans une température de 30°), noirs de fumée et titubant passablement (la bière faisait son effet).  Heureusement, les résultats furent positifs : ils avaient mis au point le mode de fabrication et la production commença sans tarder.  Elle s'arrêta avec la guerre, mais reprit de plus belle sitôt après, pour ne se terminer qu'avec la mort de notre mère, en 1934.

Tout en voyageant pour la Faïencerie de Nimy, mon père en profitait pour prendre ses commandes de boules et les affaires marchèrent rondement. Le travail le plus délicat était réservé à ma mère, travail dangereux où elle se brûla plusieurs fois et qui consistait à récupérer le surplus d'argent quand l'argenture était terminée.  Spectacle peu rassurant que de voir Sophie retirer du feu porté à très haute température le creuset avec le métal en fusion et, tenant ce creuset au bout de pinces, parcourir ainsi, en criant gare, les cinquante mètres qui séparaient la cuisine de la "place à boules". Les commandes affluaient tellement que 1'on dut chercher de la main-d’œuvre supplémentaire, mettant au travail les membres de la famille qui avaient quelque loisir. C'est ainsi que Bertha, la fiancée de Paul, se joignit à d'autres pour faire tourner les boules dans les grands bacs fumants. Le nitrate~d'argent dont on se servait pour argenter le verre laissait sur les mains de vilaines taches brunes qui ne s'enlevaient qu'avec de l'hyposulfite.  Après le travail, on pouvait voir Bertha tendant ses longs doigts effilés dans la main de Paul qui, avec des gestes doux, les tamponnait d'ouate imprégnée d'hyposulfite. Tourner les boules était une besogne  éprouvante pour la santé.  Aux Wartons, la "place à boules" était l'ancienne étable faiblement éclairée et qu'égayait seulement au printemps le vol des hirondelles qui continuaient d’occuper le lieu malgré les émanations et le va-et-vient.  Au milieu de ce travail ingrat il nous arrivait de prêter l'oreille à leurs joyeux gazouillis. »

Pierre Gervais Harmignies, 1980

L'ARGENTURE DES BOULES  PANORAMIQUES

L'opération comprenait plusieurs phases :

Une première solution débarrassait les boules de verre de leurs poussières et impuretés. Une deuxième solution était destinée à préparer la fixation de 1' argent sur la paroi intérieure des boules. Enfin il y avait l'argenture pro­prement dite.

A l'issue de cette dernière opération, on entourait les boules de "caleçons" avec des morceaux de chambres à air pour en boucher les ouvertures et 1'on tournait alors les boules de verre dans de grands bacs d'eau tiède de façon que l'argenture se répande uniformément sur la paroi intérieure, et cela pendant deux heures environ.  Ensuite, l'on vidait le restant de l'argenture dans un creuset pour la récupération de 1'argent non utilisé.

La récupération de 1'argent non utilisé était un travail assez dangereux : on mettait le creuset dans le feu de la cuisinière qui devait être activé jusqu'à atteindre une température fort élevée.  L'argent fondait.  L'on retirait le creuset du feu avec de grandes pinces et l'on versait alors le métal en fusion dans un moule.  Puis, après transvasement dans un récipient en porcelaine, on ajoutait de l'acide nitrique, l'on faisait bouillir le tout et l'on obtenait du nitrate d'argent qui entrait dans la composition de la nouvelle solution.

Après 1'argenture venaient les dernières opérations : le séchage des boules, la pose de chapeaux de cuivre avec agrafe en fil de fer destinée a suspendre les boules, enfin l'emballage dans des caisses avec paille et fibres de bois et l’expédition.

Durée de cette petite industrie : début vers 1910-1911, arrêt pendant la guerre 14-18, reprise après la guerre jusque vers les années 33-34.

Chef d'atelier : Arthur Gervais et, vers les années 30, son fils Paul Gervais.

Des boules argentées ornent la châsse de Saint Vincent à Soignies


Les boules existaient en plusieurs formats : les grosses appelées "panoramiques", de moins grosses et de très petites.  Il y avait aussi des verres en forme de grappes de raisin que l'on argentait de la même façon. Il existait aussi des boules de verre coloré : en l'aune, en vert

[9] LES DEUX BILLETS DE TRAM : Cette belle histoire d’amour fut aussi  recomposée avec talent, bien des années plus tard, par  leur petite-fille, Marie-Thérèse Loodts :

« Aussi loin qu’Arthur plongeait dans ses souvenirs de jeune homme, il ne trouvait vraiment aucune femme qui l’eût frappé autant que Sophie. Non qu’elle fût particulièrement séduisante : large front, traits appuyés, cheveux tirés d’une façon presque austère. Mais le regard de Sophie! Il recelait cette profonde poésie sans laquelle Arthur ne croyait pas pouvoir vivre : c’était comme un étang calme à la tombée du soir ou encore un ciel d’automne où les nuages gris n’empêchent pas la lumière de sourdre. Et quelle honnêteté dans ces yeux-là !  Ils vous regardaient en face posément, simplement. Depuis ce fameux bal où elle était apparue si réservée aux côtés de ses trois sœurs, il ne pouvait l’oublier. Et pourtant les propos qu’ils avaient échangés avaient été des plus courants; elle avait répondu sans détours à ses quelques questions. La mort prématurée de son père l’avait contrainte à « se mettre en service », elle avait trouvé un emploi de lingère à Bruxelles dans une pension pour jeunes filles anglaises de la rue Defacqz. Rares étaient ses jours de sortie, un dimanche par quinzaine. Non, elle ne s’ennuyait pas, elle aimait son travail qui ne lui laissait guère d’ailleurs le temps de rêver. Certes elle convenait que les soirées étaient parfois tristes dans sa petite chambre de bonne au second étage de l’imposante demeure. Oui, si Arthur lui écrivait, elle répondrait volontiers à ses lettres mais il ne devait pas s’attendre à des mots bien savants. Oh non ! qu’il ne s’avise pas de venir la voir là-bas, ce serait très mal vu de sa patronne qui ne tolérait rien qui ne fût de bon ton. Si elle aimait la nature ? Mon Dieu oui !  Mais elle avait si peu l’occasion de la contempler. Aurait-elle souhaité sortir avec lui? Elle pensait que c’était un peu tôt pour en décider, ils venaient à peine de se connaître.

Ah ! la revoir ! Arthur ne pensait plus qu’à cela. Mais c’était compter sans les projets d’Eugénie. Celle-ci avait décidé depuis longtemps de l’avenir de son fils. Elle lui réservait une villageoise de ses connaissances, une fille robuste qui ferait mieux l’affaire que cette inconnue aux fins doigts de lingère. Arthur fréquenta sans entrain la Nimysienne que sa mère lui imposait mais il ne pouvait se résoudre au mariage tant l’image de Sophie le hantait. Lui écrire ? Il ne connaissait même pas l’adresse exacte, ni le numéro de la maison ni le nom de la directrice de la pension ; sa lettre se perdrait sans nul doute. Alors par un beau dimanche d’avril Arthur prit une décision : il irait à Bruxelles, il arpenterait la rue Defacqz, il sonnerait aux portes pour s’enquérir. Tant pis ! Il ne pouvait plus tenir. Prétextant une réunion de Naturalistes, il prit très tôt le train pour la capitale. A la gare du Midi un tram le conduirait rapidement dans le quartier où travaillait Sophie; là il aviserait. Tout à ses pensées, Arthur prit place dans la voiture de tête d’où il pourrait mieux voir s’approcher les hauteurs de Saint-Gilles. Son cœur se mit à battre plus fort. Une certaine anxiété se mêlait à l’espoir. Comment s’achèverait cette journée ? Il était loin de s’imaginer à ce moment que la chance était sur le point de le favoriser d’une façon incroyable. Sophie, sa Sophie., voyageait dans le même tram ! Du fond de la voiture où elle était sagement assise, elle avait immédiatement reconnu la fière allure d’Arthur. Elle se leva, s’approcha, posa délicatement sa main sur le bras de celui qu’elle non plus n’avait pas oublié. Arthur n’en croyait pas ses yeux. Sa bien-aimée était donc là, près de lui, comme par l’effet d’un miracle. Il n’eut qu’un mot: « Sophie » et leurs mains se croisèrent en une douce étreinte. Ils virent dans cette rencontre un signe du ciel: désormais la route de la vie, ils la feraient ensemble. Ils n’eurent pas besoin de mots pour se le dire. Le regard bleu et grave d’Arthur s’illumina soudain pour se perdre dans le lac vert et gris des yeux de Sophie.

Et jusqu’à la fin de leur vie ils gardèrent, précieuse relique et seul ornement de leur simple chambre, leurs deux billets de tram dans un cadre de bois. »

Marie-Thérèse Loodts, octobre 1984

[10] Les mille idées d’Arthur, dont la fabrication de ce fameux sirop, furent aussi décrites par Pierre Gervais,le frère cadet de Gabrielle :

« En ce temps-là c'était la guerre, la Grande comme on l'a appelée. Les activités de la Faïencerie de Nimy allant au ralenti, Arthur imagina d'autres sources de revenus pour arriver à nourrir sa petite famille : pour cela il n'était jamais à court d'idées. C'est ainsi que dans mes souvenirs d'enfant les images de plusieurs "périodes" surgissent du flou des années.

Il y eut d'abord la période "sirop": elle débuta presque fortuitement lorsque mon grand-père s'aperçut que les betteraves qu'il avait plantées pour nourrir son bétail 1'hiver n'étaient autres que des betteraves sucrières. Mon père installa donc sous le hangar des cuves en fonte placées sur des foyers. Les betteraves, lavées dans de grands tonneaux étaient ensuite hachées par une machine actionnées à la main (travail éreintant qui causait au préposé de douloureuses courbatures). Puis, on jetait les morceaux dans les cuves de fonte et on allumait les feux. La cuisson devait être constamment surveillée et il fallait remuer le mélange à 1'aide d'énormes cuillères en bois : c'était aussi bien fatigant et bien souvent j'entendais Maman dire à mon frère d'un ton de doux reproche : "Achille, tu ne touilles plus !", car elle s'apercevait que son fils s'était endormi, la pelle enfoncée dans le visqueux mélange... Ce sirop, il fallait encore l'écumer pour le décharger de ses impuretés; après quoi, on le versait dans de petits seaux étamés que l'on fermait avec un papier au beurre sur lequel était imprimé en rouge : « Sirop de fruit, garanti pur, A.G.N. (Arthur Gervais Nimy ». Chaque fin de semaine, on attelait nos deux poneys au vieux char bâché de toile verte et ma mère partait livrer la marchandise dans les magasins de Mons. J'accompagnais ma mère dans ses tournées; assis entre les seaux de sirop, je faisais des rêves sucrés, bercé par le cahot du vieux chariot.  Cela se vendit bien pendant tout un temps puis d'autres; eurent la même idée, la concurrence fit du tort à notre petit commerce et il fallut chercher autre chose.

Ce fut alors la sombre période de "la mine de plomb" : l'on doit savoir que dans chaque ménage il y avait un poêle en fonte et les ménagères grâce à une pâte à base de mine de plomb astiquaient régulièrement leur poêle tenant à lui conserver ce noir brillant qui était synonyme de propreté. Or la mine de plomb vint à manquer terriblement. Arthur décida donc d'en fabriquer avec du graphite et de la graisse animale mélangée à du sable fin. C'est ainsi qu'après l'odeur des betteraves cuites, l'odeur provenant de la cuisson des déchets d'abattoir emplit à son tour le hangar. Il y avait aussi dans la cour des tonnes de sable que nous devions passer au tamis. Mais le pire, c'était la poussière de graphite qui imprégnait la peau d'un noir lisse et gras. La petite industrie prospéra tellement qu'à un certain moment Arthur dut embaucher plusieurs ouvriers : le soir, ces gens sortaient du hangar tels des nègres sortant d'un bain d'huile. Et l'on entendait dire dans le village : "Un tel a trouvé d’l'ouvrage, y fait 1'nègre chez Gervais". Mais cette période eut sa fin elle aussi, faute de matière première. La période "chicorée" fut celle des meilleures odeurs. Il m'arrive encore, cinquante ans après, de jeter sur le poêle quelques grains de chicorée pour respirer l'odeur de ma prime jeunesse. Comme la culture des chicons était assez importante dans la région et que bien souvent l'on voyait des tas de racines pourrir auprès des couches, comme d'autre part nous étions privés de café et que les succédanés n'étaient guère appréciés, mon père eut 1'idée de se faire fabricant de bonne chicorée. Les racines de chicons remplacèrent dans la cour les tas de sable, le hachoir à betteraves fut transformé et pour la torréfaction on se servit de la brasserie du village incendiée par les Allemands et rafistolée à la hâte. A la maison on avait installé un moteur à explosion "Fafmir" qui marchait au gaz d'éclairage : le mettre en marche était tout un art, seul Achille y parvenait (grâce à une méthode bien à lui et qu'il tenait secrète : il mettait quelques gouttes d'éther dans le purgeur !). Ce moteur commandait un concasseur, "L'Albion" et la chicorée ainsi moulue tombait dans de grands bacs. On l'ensachait à la main dans des sachets rouges sur lesquels se détachaient en bleu les mots suivants : Chicorée Surfine La Wallonne, A.G.N. Et Maman livrait, toujours docile à tout ce qu'inventait Arthur.

Arthur ne s'en tint pas là : la période "boules argentées" est sans doute la plus mémorable. »

Pierre Gervais 1980

[11] Témoignage de Pierre Gervais : «  J’AVAIS SIX ANS A PEINE LE JOUR DE L' ARMISTICE »

Né en douze au bord de la Haine, la Grande Guerre n’a laissé dans ma mémoire que quelques images aux contours un peu flous mais qui me parlent encore après tant d’années. Des Allemands ? Nous étions obligés d’en loger. Leurs paillasses étaient étendues sur le sol de la première pièce ; à côté se trouvaient leurs paquetages dans lesquels j’allais souvent fouiller pour en dénicher une croûte de pain gris qui avait pour moi en ces temps de privations la saveur d’un gâteau. Je cachais mon larcin dans ma robe (à cette époque les garçons comme les filles portaient la robe dans leur jeune âge) et je courais m’asseoir sur un tas de bois derrière l’écurie pour savourer mon butin. La cuisine roulante de la troupe était installée sous notre hangar. A midi le clairon sonnait la soupe. C’était alors un tintamarre de gamelles. Les soldats défilaient en bon ordre devant la cuve fumante. Ma mère me mettait alors dans les mains une soupière énorme (du moins je la jugeais telle) et je me faufilais entre les rangs. Il me semble encore respirer l’odeur de choux mêlée à celle des bottes de cuir qui étaient à la hauteur de mes narines. Eux, riaient en me voyant si petit et si grave, ils me faisaient place et j’attendais mon tour. Le cuisinier tantôt me versait une louche de soupe, tantôt semblait m’ignorer. Peu m’importait car l’essentiel c’était de rentrer dans notre cuisine avec la soupière intacte. Car chaque fois ma mère me disait : « Surtout m’petit fieu, fais bien attention à 1’soupière ». Les Canadiens ? Je les revois dans l’euphorie collective de la victoire, au moment où tout le monde riait, dansait, chantait la « Madelon », hissait le drapeau national. Je fus nourri de biscuits militaires, de lait condensé. Mes aînés fumèrent en cachette des cigarettes « Flag ». Je dépistais facilement leur coin de fumerie grâce à l’odeur de miel brûlé et à leur toux qu’ils ne pouvaient retenir. Mes poches se gonflaient de caramels à la menthe, de morceaux de chocolat. Mais ce qui me rendait « particulièrement » fier c’était ma veste militaire que ma mère avait confectionnée dans une couverture que quelque galant soldat avait offert à ma sœur Gabrielle. Il y avait un Canadien  particulièrement assidu auprès d’elle, il s’appelait Jimmy. Il me fit cadeau d’un petit chien ratier qui reçut aussi le nom de Jimmy et qui vécut fort longtemps après la guerre.

                   Pierre Gervais
                           Harmignies, 1980.

Pierre Gervais, connut la première guerre mondiale comme enfant, il connut malheureusement la deuxième comme soldat et combattit sur la Lys. Après cette bataille il fut fait prisonnier au stalag. Une photo nous le montre avec ses compagnons autour d’un sapin décoré comme ils l’ont pu, avec les moyens de bord. Ce Noël se passait dans le stalag de Hobstein en Saxe. En 1945, Pierre fut détaché de son stalag pour aller travailler dans une usine de machines à coudre et de machines à écrire situé dans la périphérie de Dresde. Il assista ainsi aux terribles bombardements de Dresde des 13 et 14 février 1945, bombardements qui firent 135.000 victimes et rasèrent complètement la ville. Pierre tenta de s’évader plusieurs fois, fut repris par les Russes qui le réquisitionnèrent pour conduire un de leurs camions jusqu’à Prague d’où ils allaient déloger les Allemands. Il faussa compagnie aux Russes, fut de nouveau repris, se cacha chez un civil Pragois et finalement partit seul à pied en direction de l’ouest jusqu’à sa rencontre avec les Anglais. Il ne rentra au pays qu’en 1946 ! Pendant ces longues années, sa femme Marie-Louise éleva courageusement ses trois enfants.

Toute sa vie un visage  hanta le courageux Pierre, celui d’un soldat ennemi qu’il abattit pendant la bataille de La Lys. Il témoigna de sa douleur dans ce magnifique texte :     

NOS ACTES NOUS SUIVENT

Combien de temps faudra-t-il encore pour que s'efface de ma mémoire le souvenir de ces yeux-là ?

Il me revient le jour pour combler mes silences.  Il me revient la nuit trouer mes insomnies. Comment extirper du labyrinthe de mon esprit ce  frisson du remords qui mordille ma conscience ?

Terré dans mon trou, la frayeur aux entrailles, j'entendais mon cœur battre sous mon sale uniforme. Le canon de mon arme traçait une ligne droite sur la terre brune du parapet.  Mon regard effleurait les riantes vaguelettes de la Lys paresseuse.

Leurs uniformes vert sombre dérangeaient les roseaux.

(…)

Soudain, je le vis.   

Il se dressa.  Ses cheveux blonds, collés sur son front, le nimbaient de lumière.  Il était jeune. 

(…)

Une sorte de rage s'empara de mon être. L'ennemi, l'agresseur était à ma portée. Il incarnait la race venue pour nous détruire. J'épaulais.

(…)

La balle l'atteignit en plein cœur. J'eus le temps de voir le sang suinter sur son veston. Il étendit les bras dans un geste de crucifié, s'écroula dans la vase.  Son corps partit à la dérive.

Ce corps, que Dieu avait créé... ce corps, qu'une mère avait chéri et que peut-être une jeune femme attendait... cet homme, mon frère, dont le regard bleu acier s'était subitement adouci pour une ultime prière... je l'avais fait mourir.

Quarante ans ont passé.  Dans ma vie, d'autres morts ont suivi. Parfois les miens s'étonnent de mon soudain silence, de mon regard rêveur.  Mais je revois toujours ces deux yeux quémandant ma pitié, ces deux yeux que ma balle a éteints.

Pierre GERVAIS Harmignies, 1985

[12] 1920 : la vie  reprend après l’affreuse guerre… Les enfants, dont Pierre Gervais, retrouvent leur joie de vivre comme dans l’école primaire de Nimy où monsieur Declève est instituteur. Cela nous vaut une belle page de souvenirs écrite par Pierre Gervais en 1985 :

DANS LA CLASSE DE MONSIEUR DECLEVE

Vers les années 1920 je fréquentais l'école communale de Nimy. Oh ! que je n'aimais pas ça ! De la fenêtre de la classe je pouvais voir le toit de ma maison et je rêvais en attendant midi ou quatre heures, me  demandant ce qui pouvait bien se passer là-bas. J'étais assis auprès du grand poêle colonne. En hiver la chaleur de ce poêle était telle que j'en attrapais des rougeurs sur les joues et de la sueur au front. Car, pour être certain de ne pas grelotter à l'autre bout de la classe, sur son estrade, l'instituteur, Monsieur Declève, venait très souvent recharger ce poêle de grosses pelletées de charbon.

J'avais trouvé, en jouant sur le talus du chemin de fer un chargeur complet avec cinq balles de guerre. Quantité de munitions traînaient ainsi dans les champs et souvent 1'on nous mettait en garde et 1'on nous démontrait le danger qu'il y avait à manier ces projectiles. L'on eut d'ailleurs à déplorer quelques accidents dus à l'imprudence. En ce qui me concerne, poussé par je ne sais quelle fierté d'avoir fait une telle découverte, je ne voulus pas m'en dessaisir et je mis le chargeur dans la poche de ma culotte, je me gardai bien d'en parler à qui que ce soit, m'assurant  chaque matin que les balles étaient toujours à leur place.

Un beau jour que j'étais assis sur mon banc auprès du poêle Godin, assoupi comme toujours, Monsieur Declève s'approcha pour activer le feu, me tirant ainsi de ma torpeur. A ce moment je sentis contre ma cuisse droite quelque chose de froid et de rugueux : c'était le fameux chargeur qui avait troué la doublure de ma poche et descendait dans les jambes de mon pantalon. Pressé de me débarrasser dun objet qui allait devenir soudainement encombrant, je profitai de ce que Monsieur Declève, regagnant l'estrade, avait le dos tourné, pour ouvrir la gueule du poêle et y jeter le chargeur. Je réalisai soudain l'énormité de mon geste et, soulevant le couvercle de mon pupitre, j'y cachai ma tête. L'instituteur qui avait repris place sur son estrade, crut voir dans mon attitude, quelque noir dessein et revint sur ses pas pour me gourmander. Soudain une énorme déflagration retentit : le couvercle du poêle se souleva, les longues buses de tôle qui traversaient la classe se disloquèrent, un nuage de suie noire nous enveloppa. Monsieur Declève gisait à même le sol, recouvert de cendres chaudes. Les élèves pleuraient et criaient tandis que des tronçons de conduits menaçaient de se détacher du plafond.

Je sus me taire. Le fournisseur de charbon fut accusé de malveillance par l' échevin de l' Instruction. J'en ai encore des remords aujourd'hui, mais vous devinez tout de même à quelle correction j'ai échappé !

Pierre Gervais, Harmignies  1985



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