Médecins de la Grande Guerre

Louvain en feu : Le témoignage d'une jeune fille de 13 ans, Madeleine André.

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Louvain en feu : Le témoignage d'une jeune fille de 13 ans, Madeleine André.

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Photo prise à l’ambulance

Gros dégâts

Le séminaire Léon XIII

Vital André, le papa de Madeleine.

Louise Moreau, maman de Madeleine.

Jeanne, la sœur de Madeleine.

Paul, frère de Madeleine.

Maurice, frère de Madeleine.

Madeleine.

Gigi et Marthe Jouveneau en 1915.

Gigi et Marthe Jouveneau en 1915.

Brancardiers de l’ambulance Léon XIII.

Hôpital n° 1 à Louvain – Janvier 1915.

Ruines de Louvain – Université vue du Vieux Marché.

Ruines de Louvain – Université, rue de Namur.

Ruines de Louvain – Université, Bibliothèque.

Ruines de Louvain – Université, Salle des Pas-Perdus.

Ruines de Louvain – Rue de Bruxelles vers la Grand’Place.

Ruines de Louvain – Vue de la rue de Diest vers l’Eglise Saint-Pierre.

Ruines de Louvain – Rue de la Station (actuellement avenue des Alliés).

Ruines de Louvain – Entrée de la rue de Namur.

Ruines de Louvain – Université vue de face.

Ruines de Louvain – Eglise Saint-Pierre vue des sept Coins.

Brassard de la Croix-Rouge.

Les auteurs de ce site  remercient de tout cœur  Monsieur Jean-Pierre André qui a bien voulu nous transmettre ce témoignage exceptionnel d’une petite fille de 13 ans prise dans la tourmente de la guerre !

    Petit journal de la guerre de 1914 par Madeleine ANDRE.

Introduction :

Au mois de mai 2001, en poursuivant le tri des objets de la maison de la rue des Joyeuses-Entrées à Louvain, j'ai trouvé au grenier un cahier d'écolier (partiellement rongé par les souris) sur lequel tante Madeleine André, alors âgée de 13 ans avait écrit au crayon le récit des premiers jours de la guerre de 1914, le sac de la ville de Louvain par les troupes impériales allemandes, la blessure de mon grand-père Vital André et l'évacuation forcée de ma grand-mère et de ses deux filles, Jeanne et Madeleine de Louvain à Tirlemont.

Je le recopie ici en respectant le style et les mots employés par tante Madeleine.

J.P. André
Angleur

Qui était Madeleine André ?

Madeleine ANDRE est née à Louvain (Leuven) le 19 juillet 1901 dans la maison de famille de la rue des Joyeuses Entrées (Blijde Inkomststraat). Elle était le 4ème enfant de Vital ANDRE, ingénieur chimiste ULV (Court-Saint Etienne 1854 – Louvain 1938) et de Louise MOREAU (Nivelles 1859 – Louvain 1953).

Elle avait une vocation artistique (chant et peinture).

Au moment de la seconde guerre mondiale, elle s’engage comme infirmière volontaire de la Croix Rouge et participe aux événements de l’époque, notamment aux soins aux nombreux blessés après l’explosion de Tessenderloo (1941).

Avec sa sœur aînée, Jeanne, elle s’occupe de ses parents jusqu’à leur décès.

Ensuite, elle devint une infatigable voyageuse sur tous les continents. Nonagénaire, elle ne craignait pas les grands déplacements.

Après avoir vécu 97 ans dans sa maison, elle est entrée à la Seniorie du Sart Tilman à Angleur (Liège) où on a  dignement fêté ses 100 ans. Elle s’y est éteinte le 16 juillet 2003, à 3 jours de ses 102 ans.


Madeleine.

Petit journal de la guerre de 1914

Mercredi 19 août

Le matin, tout était calme. Les drapeaux belges flottaient encore triomphalement aux fenêtres. Vers 9 heures, le bruit que les alboches allaient entrer dans Louvain vers 12 heures se répandit. Il se fit donc un grand affolement dans toute la ville. Un grand nombre de personnes prirent la fuite. La matinée se passa ainsi dans l'agitation. Vers 1 heure de l'après-midi, le ciel était gris. Tout le monde avait baissé les volets et les stores. Les rues étaient tristes et vides. Entre 1 heure et 1 ½ h; on entendit résonner le canon et quelques coups de feu  En entendant cela, nous sommes allé voir par l'espion[1] si nous ne voyions rien Si, nous vîmes un triste spectacle. Quelques allemands, fusil sous le bras, regardaient partout avec des jumelles. De temps en temps, un qui se mettait à genoux pour mieux viser. Ce qui était encore plus affreux, un jeune homme tué d'un coup de feu couché sur le bord du trottoir.[2]

Ce fut pénible quand on vit passer triomphalement pendant deux jours sans discontinuer des Allemands chantant et jouant de la flûte  Cela s'appela l'entrée triomphale des alboches dans Louvain.

8 jours se passèrent ainsi assez  calmement.

Mardi 25 août.

Le jour terrible est arrivé. La journée s'était passée comme toujours. Vers 6 heures du soir, on sonna à la porte. La servante alla ouvrir. C'était un Allemand qui venait demander pour loger deux officiers et un docteur Vers 6 ½ h, ils arrivèrent, se débarbouillèrent et se parfumèrent pour venir souper. On prépara donc le souper pour 7 heures (heure allemande)[3] Tout était prêt sur le feu quand on vint dire  "vite, une alarme ! Les Français arrivent". Aussitôt, les ordonnances firent les bagages. Les officiers étaient très gentils et très polis. Je leur demandai où ils allaient. Le docteur m'a répondu "Je vais à la bataille sur la route de Malines". En attendant que les ordonnances partent, nous avons causé un peu et nous leur avons donné de la bière. A ce moment, un gradé passe à cheval et demande un verre d'eau. La servante le lui donna. Il n'avait pas fait un pas qu'une terrible fusillade s'engagea. Ma sœur cria "vite à la cave". Père à ce moment alla pour refermer la porte de devant. A ce moment, des soldats allemands le repoussèrent et entrèrent dans la maison. Aussitôt, Père vit une boule de feu éclater devant la maison, sentit quelque chose et tomba. Aussi, il vit passer au dessus de lui plus de 50 balles. Nous autres ne voyant pas Père arriver, nous criions à tue-tête "Père, Père, viens donc".Ce fut terrible quand il nous a dit "je suis blessé" et quand nous avons vu son affreuse plaie et le sang qui coulait à flots Puis on entendait les coups de feu répétés.

Quand la fusillade fut un peu calmée, mon frère aîné monta pour aller fermer la porte du corridor et aller chercher un matelas pour Père et quelques petites choses pour le panser comme l'iode et l'eau oxygénée. Je suis allée voir mon frère. Quel spectacle quand je vis des milliers de balles et de trous dans le corridor, les carreaux des paliers, de la serre, du salon brisés les rideaux déchiquetés, les cadres dépendus, les persiennes percées par les baïonnettes et des morceaux de chair de la jambe de Père pendant au mur. Ce fut affreux.

Tout à coup, la pétarade recommença et l'on du aller vite à la cave Toute la famille se désolait encore plus, surtout en voyant Père  et craignant que mon frère Maurice ne soit pas arrivé à temps à l'ambulance rue des Flamands, car il était parti quelques minutes avant la fusillade parce qu'il devait y passer la nuit.

A la lueur d'une bougie qu'on allumait et qu'on éteignait à tout instant de peur que les allemands ne nous voient par les fenêtres de la cave de devant, Jeanne donna à Père les soins les plus sommaires  car elle n'avait que quelques petits rouleaux de bande de la Garde Civique. On avait donné à chaque garde un rouleau qui contenait de la gaze, une épingle de sûreté et une bande au cas où ils auraient été blessés. Depuis la guerre, tous les gardes devaient surveiller le pont de la chaussée,[4] soit à la poudrière et on leur avait ordonné de tirer s'ils voyaient des alboches.

Quand la canonnade fut presqu'entièrement terminée, nous montâmes de nouveau voir ce qu'il en retournait en haut. Au second, dans les chambres, il n'y avait rien. Au premier, dans ma chambre, une balle qui avait traversé mon lit, une branche du portemanteau enlevée et quelques petits coups dans le mur. En bas, il n'y avait plus rien de neuf qu'une espèce de fourchette qui pendait au mur dans la cuisine et qui fut arrachée.

Nous allâmes dans le jardin. Quel effroi de voir toutes ces flammes horribles qui nous entouraient et qui formaient une sorte de tente au dessus de la maison. Mon frère Paul monta sur la plate-forme pour mieux voir. Il vit que cela brûlait à 5 places différentes, mais il ne pouvait distinguer les endroits. Pendant le temps qu'il était sur la plate-forme, il entendait des balles allemandes siffler à ses côtés. Il alla avec ma sœur au grenier pour voir s'il ne pouvait pas distinguer les endroits. En ouvrant la fenêtre que vit-il d'abord : un terrible canon braqué au milieu de notre rue, puis quelques allemands qui se baladaient dans la rue, puis les flammes qui augmentaient toujours Ils brûlaient à la chaussée de Tirlemont, au boulevard de Tirlemont où était la maison de Vander Elst, marchand de cigares, à la rue Marie-Thérèse, place du Peuple, la maison de chez Gilbert, boulevard de Jodoigne….A chaque instant, on demandait l'heure, il semblait qu'elle restait toujours la même. La fin de la nuit se passa en allant voir à chaque seconde dans le jardin si les flammes n'augmentaient pas. Parfois, elles diminuaient un peu, puis elles augmentaient de nouveau. Alors un gros soupir s'envolait de nos poitrines Quand  elles diminuaient d'un côté, elles augmentaient de plus belle de l'autre. On se demandait ce qu'il fallait faire avec Père. A 7 heures du  matin, le feu avait diminué beaucoup et vers 9 heures, il était presqu'entièrement fini. Quelle joie! Comme on entendait toujours des coups de feu, Paul n'osait pas s'aventurer pour aller chercher un docteur pour Père. On attendit encore jusqu'à 10 ½ h, alors Paul voulut partir. Mais Père ne voulait pas. Paul voulut quand même partir puisqu'on n'entendait pour ainsi dire plus rien. Il mit pour aller plus vite le chapeau noir et blanc de Maurice qui pendait au portemanteau. Le malheureux avait été percé d'une balle, un chapeau qu'il venait à peine d'avoir depuis 8 jours. En ouvrant la porte, il vit avec bonheur deux jeunes gens de la Croix Rouge qui passaient. Il les appela et leur demanda s'ils ne voulaient pas l'aider pour porter Père, puis il les fit entrer et vint nous l'annoncer à la cave. Nous montâmes vite et allâmes chercher une échelle dans l'écurie pour transporter Père à l'ambulance.[5] On mit des oreillers, un édredon, le mieux qu'on put faire. On le transporta de la cave à 5 et on le plaça sur l'échelle. Quelle stupeur en ouvrant la porte quand je vis ces maisons mitraillées et un cadavre d'allemand ayant la moitié de la figure emportée. Madame Outers du marchand de cigares qui passait avec ses enfants pour aller chez Madame Lenerst au boulevard de Tirlemont nous disait qu'on venait de mettre le feu à sa maison. Pendant qu'on transportait Père, on entendait encore quelques coups de feu. Quand on arriva au Léon XIII,[6] on alla annoncer à Maurice la grande surprise qui l'effraya terriblement. "Qu'a t’il, qu’-t'il ? "" Alors Mr de Coninck s'occupa au plus vite de Père car sa blessure était fort grave. On pensa même pendant 10 jours qu'on devrait lui amputer la jambe. Une heure après, ils revinrent. On donna aux deux jeunes gens du vin pour les remercier

Mercredi 26 août.

Maurice[7] dit "vite, prenez quelques valises avec un peu de  linge et venez bien vite à l'ambulance car là vous serez plus en sûreté qu'ici". On prit tout au plus vite. Quand on fut prêts pour partir, on entendit encore quelques coups de feu. Alors la peur nous prit de nouveau, mais cela ne dura qu'une minute. Quand on vit passer une personne, on en profita pour sortir La rue était hideuse. A la chaussée de Tirlemont, quelques Allemands tiraient sur nous. Nous levions les bras avec un mouchoir blanc dans la main.

Arrivant à la rue Marie-Thérèse,  on entendit qu'on sifflait pour nous faire lever les bras. Au coin de la rue de Tirlemont, ils fouillèrent nos paquets, le revolver braqué sur notre poitrine. En arrivant à  l'ambulance, nous allâmes de suite voir Père qui était très bien soigné. Le soir, nous sommes allés dormir dans la cave avec les dames Halleux et les dames Tits et l'abbé et le chien des Halleux qui ne fit qu'aboyer pendant la nuit. Pendant qu'il faisait si calme et très noir, un domestique vint pour dormir dans la cave. Ne le reconnaissant pas, tout le monde se disait l'un à l'autre que c'était un Allemand. Le malheureux prit son matelas et s'en alla.

Jeudi 27 août.

Le matin à quart de 6 h. on vint demander qui voulait aller à la messe de 6 h. Tout le monde se leva. On était raides comme des pendus. Après la messe, on déjeuna au réfectoire et Monsieur Aerels, le maître de la cuisine, demanda que toutes les personnes qui avaient des provisions aillent les chercher. Donc nous retournâmes à la maison chercher 3 jambons, des œufs, etc. enfin des tas de choses, en nous dépêchant de peur qu'il n'arrive encore quelque chose. Nous dûmes faire le même chemin que la veille. A la rue Marie-Thérèse, des femmes avec des paquets pleuraient en disant "bombardement général de la ville". Chargés comme des baudets, nous arrivâmes au Léon XIII. Là, on n'apprit rien de bon non plus. Comme nous étions tous réunis dans le salon, Monseigneur Deploige vint dire qu'on allait bombarder la ville à 11 heures. Il était 10 heures. On devait aller à la gare et les blessés devaient rester dans la cave. Mes deux frères durent rester près de Père. Mère, Jeanne et moi nous partîmes avec beaucoup de gens de connaissance comme les Halleux, les Tits, etc. Par la rue Marie-Thérèse, près de la gare, des maisons incendiées, des tranchées qu'ils avaient creusé dans la rue… Pour passer, on n'avait qu'une faible et mince planche. En arrivant à la gare, les Allemands nous dirent que tout le monde devait aller à Tirlemont. D'un côté, le boulevard flambait et de l'autre côté, des allemands avec le revolver braqué sur nous. Puis encore des cadavres de civils étendus par terre, entr'autre le cadavre de Monsieur Lenerts étendu devant la maison. Jusqu'à la chaussée de Tirlemont, les dames Tits nous accompagnèrent, mais elles se dirigèrent vers Blanden, tandis que nous nous sommes allées à Tirlemont à pied avec les dames Halleux etc. La chaussée brûlait, puis on voyait des cadavres de chevaux d'où les intestins sortaient. C'était terrible. Comme nous étions si chargées, je demandais aux gens de bonne volonté de porter une valise. On ne me refusa jamais. Je demandai aussi à Monsieur le curé de Saint Joseph de porter ma valise. Il le fit aussi avec grand cœur. La servante nous accompagnait, mais quand elle reconnut le chemin qui conduisait chez elle, elle voulut retourner comme nous le comprenions fort bien. Alors nous fûmes encore un peu plus chargées. Nous prîmes notre courage à deux mains afin de ne rien laisser en route.   Tout le long de la route, il y avait des Allemands qui riaient à nous voir. En arrivant près de chez Crust, 2 officiers allemands sont venus nous prévenir que nous étions déjà en sûreté pour le bombardement de Louvain. Nous, comme on ne se fiait pas à eux, nous avons continué encore. Tout à coup, il tomba une drache formidable. Mère qui avait son voile de deuil, avait la figure toute noire car il avait déteint. On entendait les coups qui résonnaient et qui se répétaient sans cesse. On se disait : on bombarde, on bombarde. Sur la route, des paysans avec un seau d'eau et un verre nous donnaient à boire. Tout ce que nous avons mangé dans cette journée, c'est 2 pommes qu'un paysan nous avait données. Sur la route, nous avons rencontré l'abbé Tits qui avait perdu sa mère et ses sœurs. Il nous a aidé à porter nos paquets. Grâce à lui, nous sommes arrivées à Tirlemont à bon port avec tous nos paquets. A une heure de Tirlemont, on nous dit "ne continuez plus car vous allez être pris entre deux feux". Nous ne savions que faire : reculer ou avancer. Comme on n'entendait pas le canon et que les personnes qui nous avaient devancés ne revenaient pas sur leur pas, nous pensâmes qu'on nous avait dit cela pour nous faire peur. A 20 minutes de Tirlemont, un Allemand fit arrêter tout le monde et dit : "tous ceux qui vont à Tirlemont, doivent venir près de moi". Il nous plaça deux par deux et nous fit marcher dans la boue. Il nous dit : "pendant cette nuit, vous allez dormir dans les écoles". Nous pensions que nous étions prisonniers et qu'on allait nous embarquer vers l'Allemagne

 Après 7 heures de marche, nous étions à l'entrée de Tirlemont. On nous dit :"il y a trop de monde en ville; il faudra aller dans les campagnes". En passant près du pont, un Allemand en nous voyant si malheureux prit compassion de nous et descendit de la berge avec un pain et découpa des tranches pour tout le monde. Moi comme les autres j'en ai mangé. Je n'aurais jamais pensé que j'aurais mangé du pain d'alboche. On nous dit que nous devions aller à Sturgard à deux heures de Tirlemont. Nous autres nous n'en pouvions plus. En arrivant à une petite ferme, nous avons demandé si nous pouvions loger. Les braves gens nous donnèrent leurs lits. Le lendemain, nous nous sommes levées à 9 heures tellement nous avions mal au dos. Mère avait mal au genou. On la frictionna avec de l'huile camphrée. On donna des habits civils à l'abbé car c'était plus prudent. Sur la route, il avait reçu tout le temps des injures. Nous restâmes 5 jours à Tirlemont en allant chercher chaque jour des provisions. Quand on rencontrait des personnes de Louvain, on courait l'un derrière l'autre en disant :"Pas de nouvelles ? Vous ne retournez pas encore ? "Il y en avait qui nous disaient "non, nous n'osons pas encore retourner car on dit qu'on prend tous les hommes pour déblayer la ville". Nous autres nous nous étions empressés de demander si Léon XIII était encore debout. Mais nous ne pensions pas demander ce qu'il en était de notre maison. Plusieurs personnes nous avaient dit que Léon XIII était intact et notre maison aussi. Alors on se réjouit. Mais un peu : nous n'étions pas encore tout à fait sûres. Un jour, comme on se dirigeait vers la ville, nous voyons quelqu'un arriver vers nous. C'était Maria, notre servante, avec son grand frère et sa sœur qui nous disait avec une figure gaie et joyeuse : "Madame, Mademoiselle Madeleine, Monsieur va très bien et les jeunes gens aussi. J'ai été hier au  Léon XIII les voir et comme j'avais appris que vous étiez à Tirlemont, j'avait promis à Monsieur l'abbé de chercher après vous pour vous donner la bonne nouvelle.

Deux septembre 1914

Alors tout heureuses, nous sommes allées demander un passeport et faire nos bagages. Nous sommes revenues en charrette à Louvain. Le long de la route, nous avons vu les tombes des malheureux soldats qui avaient été tués à la bataille et un cheval mort dans un coin qui sentait terriblement. De retour à Louvain, nous avons vu la chaussée toute brûlée ainsi que le boulevard. Nous sommes allées à la maison et nous nous sommes un peu débarbouillées. En passant devant chez Tits, l'abbé a sonné pour voir si sa mère et ses sœurs étaient revenues. Heureusement, elles étaient là depuis la veille. Tout le monde était heureux et on s'est tous embrassés. Nous sommes allés à l'ambulance où Père allait beaucoup mieux. On était heureux de se retrouver ensemble. Nous sommes restées là pendant deux mois et demi. Père continua à aller mieux et maintenant il marche déjà fort bien. On s'amusait fort bien. Mère soignait les malades. Jeanne était à la lingerie et moi je travaillais un peu pour les blessés. Je faisais des écharpes et je tricotais des bas. Mais que ce fut triste quand nous avons vu la ville toute brûlée! Pendant notre séjour à l'ambulance, les Belges furent très près de Louvain.[8] On entendait les coups de canon et de mitrailleuses. Tout le monde était heureux car on se disait; "ah! Maintenant on pourra respirer. Les Allemands vont partir". Mais malheureusement il n'en fut pas ainsi. Nos pauvres petits soldats furent repoussés. Allons ne perdons pas courage et nous serons bientôt délivrés des Allemands. De la tour du Léon XIII, on les voyait très bien se battre comme des lions les petits Belges, comme disent toujours les Allemands. Des Allemands blessés qui venaient à l'ambulance disaient qu'ils l'avaient été par les Anglais. Et il n'y en avait pas un seul. Quand nous étions là depuis un mois, on vint nous dire que les petites Jouveneau allaient revenir d'Allemagne et qu'elles allaient arriver à l'ambulance où leur grand-père s'était réfugié. Le lendemain, comme je descendais de ma chambre, je vis avec joie Madame Jouveneau avec Marthe et Guigui. Alors avec plaisir nous nous sommes raconté nos aventures. Elles leur voyage en Allemagne et moi mon voyage à Tirlemont. Depuis ce jour, elles habitèrent à l'ambulance car elles avaient aussi trop peur. Les classes n'avaient pas encore recommencé. Nous aidions à la lingerie. Nous avions toutes les trois le brassard de la Croix Rouge avec le cachet. Nous avions l'air d'être de grandes infirmières. Le 5 octobre, les classes recommencèrent, mais il n'y avait pas une élève car on avait trop peur qu'il n'arrive encore quelque chose. On nous avait effrayées en disant que les Allemands à la guerre de 1870 avaient fait recommencer les classes et puis qu'on avait pris les enfants et qu'on les avait envoyés en Allemagne. Le 15 octobre, on recommença encore. Comme on voyait que la guerre restait toujours au même point, les Jouveneau et moi pûmes aller en classe. Le premier jour, nous étions 7. Cela a toujours augmenté. Nous avons été 14 et en tout 36. Le matin, nous partions du Léon XIII à 8 ½ h. A midi, nous revenions ensemble………..

                                                                       Madeleine André.

 

 



[1] Espion – dans ce cas, un petit miroir incliné qui sert à regarder sans être vu. Un espion était fixé à l'extérieur de la fenêtre de la petite pièce du 1er étage.

[2] Mort du soldat Schreurs. Il remonte vers la porte de Tirlemont et s'abritant derrière la borne poste, il tire à coups rapides et recharge son Mauser. Touché à mort, il s'écroule sur le trottoir. Jusqu'à la destruction de la Porte de Tirlemont dans les années 50, une plaque de bronze rappelait son sacrifice.

[3] Heure allemande = heure d'Europe centrale, en avance de 60 minutes sur l'heure usuelle de l'époque en Belgique.

[4] Pont de chemin de fer à la chaussée de Tirlemont. Pendant les premiers jours, Paul André, mobilisé, dut y monter la garde. La garde civique fut désarmée et licenciée le mardi 18 août.

[5] Ambulance : hôpital auxiliaire de la Croix Rouge, installé dans le bâtiment du Léon XIII, entrée par la rue des Flamands.

[6] Léon XIII : institut de philosophie de l'Université Catholique de Louvain, situé à l'angle des rues de Namur et des Flamands, était dirigé par Mgr Deploige.

[7] Maurice André, étudiant en dernière année de médecine servait à cette ambulance.

[8] L'armée belge, enfermée dans Anvers fit une sortie du 9 au 13 septembre. Le 10, elle combat devant Wijgmael où la deuxième division d'armée est arrêtée. Des éléments du 4ème carabinier cycliste atteignent même les faubourgs de Louvain. Le 13, retraite vers Anvers.



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