Médecins de la Grande Guerre
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Extrait de la revue « En Fagne et Thiérache » du Cercle d’Histoire Régionale de Presgaux (2001 tome 131) Dans la majestueuse forêt de Soignes, qui couvre plus de 4000 hectares, non loin du complexe hippique de Groenendael et du « Bosmuseum », le long du sentier du Grasdelle (près du croisement de la drève du Haras et de la drève des Bonniers – voir le plan détaillé - ), les promeneurs découvrent tout à coup une réalisation architecturale pour le moins inattendue : un cromlech, onze monolithes encerclant un portique sur lequel sont gravés ces mots : « aux forestiers morts pour la patrie 1914-1918 ». Onze menhirs pour onze membres du personnel forestier, les uns tombés au champ d’honneur, les autres assassinés par les Allemands. Sur chacun de ces monolithes figurent le nom d’un des forestiers et sa localité d’origine. C’est là que, parmi les noms, se lit avec surprise, celui d’un Chimacien, Philippe Marinier, garde surnuméraire à Forges. Philippe Marinier (1890-1918). Mobilisé au début de la guerre, il rejoint ses frères d’armes et combats l’ennemi avec les siens. Caporal au 1er Chasseurs à pied, il est blessé le 22 octobre 1914 et décoré de la Croix de guerre. Replié avec l’armée belge sur l’Yser, Philippe Marinier vit de longues années l’horreur de cette tourmente et poursuit sa mission de soldat. Le 3 octobre 1918, alors âgé de 28 ans, il tombe au champ d’honneur à Kolliemolenhoek-Oostnieuwkerke, à côté de Roulers. Selon des témoins du drame, le caporal Marinier a été mortellement frappé par le tir d’un avion ennemi qui survolait les lieux. D’après la version dont le père fait mention dans une lettre du 6 mai 1922, son fils aurait été déchiqueté par un obus à la date susmentionnée. Quoi qu’il en soit, ce drame a bouleversé la vie de cette famille. A noter que la transcription officielle de la disparition de Philippe Marinier est actée dans le registre des décès de la commune de Forges en date du 30 janvier 1924. Jeune garde forestier surnuméraire, avant le conflit, il oeuvrait au triage de Chimay – Thiérache, sous les ordres de Joseph Gilliaux, chef de cantonnement. Son père, Joseph Marinier, brigadier forestier, avait sans doute inculqué à son fils l’attrait de la profession et l’intérêt pour ce milieu merveilleux qu’est la nature. Selon toute vraisemblance, il devait y faire carrière si une fin tragique n’y avait mis un terme en pleine fleur de l’âge. Des documents écrits témoignent du sérieux manifesté par le surnuméraire dans l’accomplissement de ses missions au triage chimacien. Philippe Augustin Joseph Marinier, né à Forges le 17 mai 1890, était le fils de Philippe Jean Joseph Marinier, garde-forestier, et de Joséphine Hortense Corbiaux, tous deux domiciliés à Forges. Il était le frère de ma grand-mère paternelle, Victorine Caroline Marinier (1884-1956), épouse d’Alfred Louette (1877-1960), tous de Forges, et le parrain de mon père, feu Robert Louette (1907-1964) qui fut instituteur en chef à l’école communale de Forges. Cette évocation est à la fois une démarche au caractère sentimental et familial en même temps qu’un devoir de reconnaissance du mérite d’un homme qui, comme des milliers d’autres, a payé de sa vie la défense de son pays. Cette reconnaissance s’est concrétisée peu de temps après l’armistice de 1918. En effet, dès juin 1919[1], un large comité mixte se constitue. Il est composé de délégués du Conseil supérieur des forêts, de la Commission Royale des monuments et sites, du Touring Club de Belgique de la Ligue des Amis de la forêt de Soignes, de la Société centrale forestière de Belgique, de la Société Royale des Sites et de l’Administration des eaux et forêts. Le but est d’organiser, dans la forêt de Soignes, une « Cérémonie de l’arbre » au cours de laquelle à la fois serait planté l’Arbre de la Délivrance et inauguré un Monument à la mémoire des forestiers tombés au champ d’honneur ou assassinés lâchement par l’ennemi. Voici la liste de ces héros : Bieuvelet Jean-Pierre-François, garde à Thibessart, fusillé le 22 août 1914 avec son fils. >Coulon, Gustave-René, garde à Etalle, garrotté, lié à un arbre et fusillé le 22 août 1914. Cozier, François-Joseph-Jules, brigadier à Rossignol, fusillé à Arlon le 26 août 1914, avec 108 hommes et 1 femme du village, sous le prétexte d’avoir tiré sur l’ennemi. Dauchy, Servais, garde à Westoutre, fusillé en octobre 1914 devant la grille du cimetière, pour avoir été trouvé porteur de son revolver. Graisse, Pierre-Jacques-Félix, garde à Latour, fusillé le 24 août 1914 avec 70 hommes de Latour alors qu’ils se rendaient sur le champ de bataille pour enterrer les morts. D’après la rumeur publique, ils auraient été astreints à creuser leur propre tombe ; ils ont été fusillés aussitôt leur besogne terminée. Liégeois, Arthur-Joseph, garde à Daverdisse, mort sous les drapeaux le 22 février 1918. Marinier, Philippe-Augustin-Joseph, garde surnuméraire à Forges, caporal au 1er chasseurs à pied, blessé le 22 octobre 1914, décoré de la Croix de guerre, tombé au champ d’honneur à Kolliemolenhoek-lez-Roulers, le 3 octobre 1918. Orban, Alphonse, garde à Villez-Laroche, soldat du 14e de ligne, mort au champ d’honneur à Ramscapelle en novembre 1914. Peygnard, Charles-Valère, garde surnuméraire à Etalle, mort au champ d’honneur en décembre 1917. Il a été tué par une grenade au moment où, après trois jours de tranchées, il allait être relevé de son poste. Robert, Alphonse-Emile, brigadier à Anloy, fusillé le 23 août 1914. Simon, Albert-Antoine-Ghislain, garde à Soulme, soldat cycliste au 13e de ligne, tué à l’ennemi en août 1914, à la retraite de Namur. Une souscription au
caractère national est ouverte dès ce moment. La longue liste des personnes,
sociétés, cercles, clubs, associations etc., qui ont versé généreusement leur
obole témoigne de « l’intérêt qu’ils portent à la commémoration du
souvenir des forêts mises à mal, des forestiers tués sur le pas de leur porte,
dans leurs tournées, par les hordes de la Kultur allemande, et des
forestiers soldats tombés au champ d’honneur »[2]. Le bulletin de la Société centrale forestière de Belgique a d’ailleurs publié six listes de souscription dont le montant total s’élève tout d’abord à la somme de 16699,50 francs. En parcourant les pages de la revue, on découvre que, outre l’administration centrale, les cantonnements forestiers de presque tout le pays ont massivement versé leur quote-part. Nous citons en vrac les noms de ceux de Florenville, Habay-la-Neuve, Virton, Groenendael, Tervuren, Louvain, Charleroi, Beaumont, Chimay, Beauraing, Bièvre, Couvin, Dinant, Anvers, Gand, Bruges, Hasselt, Beringen, Bree, Turnhout, Liège, Comblain-au-Pont, Laroche, Marche, Nassogne, Saint-Hubert, Namur, Florennes, Rochefort, Neufchâteau, Paliseul, Bouillon, Dolhain, Spa, Vielsalm, Villers-sur-Lesse, etc., les inspections du Brabant, de Charleroi, de Dinant, Gand, Hasselt, Liège, Marche, Namur, Neuchâteau, Verviers. Le cantonnement de Chimay, bien que douloureusement frappé par la disparition brutale de l’un des siens, s’est associé au large mouvement de la souscription et la liste des membres qui ont participé nous donne l’occasion d’en connaître les composantes : F. Galoux (Lompret), F. Lemoine (Macon), J. Marinier (Forges), O. Martelleur (Bailièvre), A. Rifflard (Bourlers), Tous brigadiers ; ensuite, A. Danvoye (Seloignes), A. Desorbais (Chimay), J. Ducarme (Chimay), J. Gotteaux (Seloignes), J. Huaux (Baileux), A. Laboureix (Chimay), G. Laurent (Macquenoise), O. Leriche (Momignies), C. Leurquin (Robechies), A. Richoux (Froidchapelle), tous gardes. Plusieurs administrations communales se joignent aux souscripteurs officiels. Les cotisations recueillies chez les particuliers par les agents forestiers de toute la hiérarchie (inspecteurs, gardes généraux, etc.) viennent compléter les sommes déjà récoltées. On relève ici au passage que les parents et sœur du défunt ont participé au mouvement. Des montants sont également versés spontanément au comité. A la clôture des souscriptions, signalons encore le versement d’un subside gouvernemental (5000 francs) et le produit des collectes faites au cours de la Fête de l’Arbre et de l’excursion de la Société centrale forestière des 28 et 29 juin 1920 (1654 francs), ce qui donne un montant global important de 23353,50 francs ; cette somme équivaut aujourd’hui à quelque 880000 BEF ou 21814,63 €. Le monument réalisé est l’œuvre de l’artiste hoeilaartois Richard Viandier. Selon la volonté du comité organisateur, le projet consiste en la reproduction d’un dolmen en poudingue de Wéris[3], érigé dans la forêt de Soignes, en un lieu dénommé « Steenputtedlle », au bas de la pelouse du Grasdelle qui serpente entre l’avenue Dubois et la Petite-Espinette. Etat actuel du site dans la forêt de Soignes. D’imposantes manifestations ont finalement lieu les 30 et 31 mai 1920 en forêt de Soignes selon le programme arrêté ci-dessous. Son contenu reflète toute l’importance accordée à la manifestation de la reconnaissance envers la profession (Arbre de la Délivrance)[4] et les héros (forestiers) de la première guerre. Le cortège est composé de la musique du 1er régiment des Grenadiers, des drapeaux des 9 provinces, d’un peloton de 50 forestiers, d’une délégation des combattants et d’invalides et de la société « l’Orphéon ». Dimanche 30 mai 1920 Inauguration du monument et Fête de l’Arbre. Sonnerie d’ouverture par les corps de chasse : Adieux à la Trompe (E. Jacquemin) ; Brabançonne, par la musique militaire ; Chœur : Les Eburons (A. Gilman), par « l’Orphéon » ; Discours par : Le président du comité, le comte A. Visart de Bocarmé. Le ministre de l’Agriculture, le baron Ruzette, Le délégué des forestiers Dépôt de fleurs au pied du monument ; Hymne au drapeau. Fête de l’Arbre Sonnerie des cors : La St Hubert (V. Noury) ; Discours par M. le ministre d’Etat Carton de Wiart ; Sonnerie triomphale des cors : Le Vallon des Palissades (V. Noury) ; Chœur : Les Blancs Bonnets de Sambre et Meuse (L. Jouret) par « l’Orphéon » ; Marche, par la musique militaire ; Défilé du corps des forestiers devant les autorités ; Brabançonne, par « l’Orphéon » avec accompagnement de la musique militaire. Lundi 31 mai 1920 10 h 30 : chapelle Ste Anne : messe à la mémoire des forestiers morts pour la patrie ; 13 h 00 : modeste (sic) banquet, par souscription, au restaurant du Rouge-Cloître[5]. Pour l’occasion, et à l’instar des autres cantonnements, celui de Chimay avait délégué l’un de ses forestiers. C’est Fernand Galoux, de Lompret, qui fut le représentant chimacien à ces émouvantes et imposantes cérémonies. Au fils des années, le souvenir ne s’est pas estompé et l’état actuel du site dans la forêt de Soignes (voir photo) montre d’une manière évidente que la mémoire des héros de la première guerre mondiale est toujours vivace. Promeneurs, touristes de passage, descendants des familles de forestiers peuvent contempler le témoignage de la reconnaissance de plusieurs générations vis-à-vis de ceux qui ont payé de leur vie le prix de notre liberté. Le village de Forges, aussi, garde la mémoire de Philippe Marinier : sur la face nord du monument aux morts, érigé par la commune et inauguré en septembre 1923, on y lit son nom à la première place. Dans le bois communal, un chemin a été baptisé « chemin Marinier ». Tracé non loin de la ferme de l’Ermitage, il sépare le Marais Courtaut du Marais du Bussy. Robert Louette. Nos vifs et sincères remerciements aux personnes de la Division Nature et Forêt du Ministère de la Région Wallonne qui nous ont permis de réaliser cette démarche. Annexe Les parents du jeune forestier vécurent brisés par la douleur de cette disparition brutale et entretinrent la mémoire de leur cher fils. En témoignent deux lettres reprises ci-dessous, issues de copies de la correspondance familiale minutieusement numérotée par le père Marinier : N° 3 Forges,
le 3 octobre 1921 Monsieur le
Capitaine Commandant, Je me permets
de vous rappeler votre lettre du 26 juillet dernier n° 485 en vous priant
d’avoir la bonté de me faire parvenir les bijoux des médailles victoire et
commémorative revenant à mon cher et regretté fils feu le caporal Marinier, si
vous en possédez actuellement. Avec mes
remerciements, je vous prie de recevoir, Monsieur le Capitaine Commandant,
l’hommage de mon profond respect. N° 28 Forges, le 4 mars 1922 Monsieur le
Bourgmestre, Liège, On me dit que
les soldats qui ont combattu devant Liège, la Ville leur accorde une médaille
comme souvenir ; si la chose est véritable, je vous prie d’avoir la bonté
de m’en faire délivrer une en mémoire de mon cher et regretté fils Marinier
Philippe Augustin Joseph caporal au 1er Chasseurs à pied, mort au
champ d’honneur le 3 octobre 1918 à Oostnieuwkerke, près de Roulers, après
avoir fait toute la guerre. Avec mes
remerciements anticipés, je vous prie de recevoir, M. le Bourgmestre, l’hommage
de mon profond respect. N° 36 Forges, le 6 mai 1922 Monsieur le
Commandant du Secteur IV, Iseghem En réponse à
votre estimée du 1er courant n° 1244, j’ai l’honneur de vous faire
connaître que mon cher et regretté fils, ayant été déchiqueté par un obus le 3
octobre 1918, il me sera tout à fait impossible, après quatre années de
sépulture, de pouvoir l’identifier, je renonce donc à me rendre à l’exhumation
du corps présumé. Je ne vous en
remercie pas moins de tous vos dérangements, Monsieur le Commandant, et vous
prie de recevoir l’hommage de mon profond respect. N° 44 Forges,
le 20 juin 1922 Monsieur
Lens, Comme je l’ai
écrit chez vos parents, un grand malheur nous frappe, Victorine a eu deux
congestions en huit jours de temps et le côté gauche reste paralysé. Elle ne
sait donc plus se mouvoir sans aide, la maladie qu’elle portait et le chagrin y
est pour beaucoup… [1] Bulletin de la Société centrale forestière de
Belgique, tome 23 (1920), p.217. [2] Bulletin de la Société centrale forestière de
Belgique, tome 23 (1920), p.217. [3] Poudingue : roche composée (conglomérat)
de graviers roulés (arrondis), agglomérés par un ciment naturel ;
ressemble à un béton à base de galets (région de Stavelot, Malmédy). [4] Faut-il encore souligner que les forêts furent
largement pillées par les occupants et que les forestiers subirent des
vexations diverses, furent frappés de sanctions comme la déportation,
l’emprisonnement (par exemple C. Lamain, brigadier à Chiny, fut condamné à 1
mois de prison pour avoir ravitaillé des soldats français réfugiés dans les
bois). La résistance du corps des forestiers face à l’ennemi s’est rapidement
organisée, à tous les niveaux et dès le début du conflit. [5] Bulletin de la Société centrale forestière de
Belgique, tome 23 (1920), pp.218-219. |