Médecins de la Grande Guerre
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Table des
Matières B. La vie dans les sanatoriums 1. Le témoignage de Benoîte Groult concernant la vie d'un jeune homme au sanatorium du plateau d'Assy entre 1947 et 1948. Le lecteur trouvera aussi dans ce chapitre des explications sur les opérations chirurgicales qui pouvaient être faites pour ralentir la progression de la tuberculose: - Le pneumothorax 2. Le témoignage de Jean Rousselot sur la vie des tuberculeux dans le sanatorium populaire de Saint-Hilaire du Touvet - Le règlement oral 3. Le crachoir, signe distinctif du tuberculeux qu'il soit riche ou pauvre. - Son
utilité est expliquée par le Dr Vallin en
1896. 4. Le règlement d'un sanatorium populaire - Reproduction du règlement du sanatorium populaire de La Hulpe (Belgique) datant de 1905 5. Evaluation de l'efficacité d'un sanatorium - Rapport sur le 7ème exercice, année 1912 du sanatorium de LA Hulpe-Waterloo dans lequel on constate que sur 166 patients, 83 restaient porteurs du bacille de Koch au moment de quitter le sanatorium. 6. L'horaire des malades dans un sanatorium populaire - Reproduction de l'horaire du sanatorium populaire de Borgoumont (Belgique) 7. La vie dans un sanatorium pour personnes aisées - Le
témoignage du Dr Majocchi sur un sanatorium de
Leysin : une vie d'hôtel où même l'amour peut être au rendez-vous ! C. La tuberculose et grossesse: un immense drame!
Sanatorium de Borgoumont - Galerie de cure L'épopée
des sanatoriums A. Introduction et brève histoire de la tuberculose Terrible maladie que la tuberculose, cette grande faucheuse d'hommes dont on ne vint à bout que dans les années 1950...On peut certainement comparer la souffrance que connaissent aujourd'hui les malades du sida à celle endurée durant des centaines d'années par ceux de nos ancêtres qui étaient infectées par le bacille de Koch. Cependant, une différence énorme semble exister entre l'histoire de la thérapeutique du SIDA et de celle de la tuberculose. Les avancées dans la thérapeutique du SIDA, certes encore trop lentes à l'échelle humaine, ont été depuis la découverte de ce virus, incessantes et productives. Seulement vingt ans après la découverte de cette maladie, son pronostic s'est amélioré radicalement. Quel contraste par rapport à la tuberculose! Ce fléau de l'humanité ne fut combattu aux temps d'Hippocrate et jusqu'au moyen âge que par des fumigations, de l'arsenic ou du lait. Aux temps bienheureux de la Renaissance, on recommande surtout du lait de femme, au point que l'on préconise aux tuberculeux de partager la couche d'une "nourrice bien faite et bien portante pour leur permettre des prises de lait plus fréquentes!" Traitement original mais qui n'est réservé qu'aux riches, les pauvres étant soumis à des saignées répétitives, certes, moins alléchantes... A la fin du XVIe siècle, on envoie les phtisiques dans des stations thermales (Mont-Dore, Spa). Plus tard au XVIIe et XVIIIe siècles, la mode est aux médicaments complexe: on prescrit des vomitifs, du soufre, de l'opium, de la chaux, des balsamiques, mélangés en des mixtures compliquées. Au début du XIXe siècle, on revient à la saignée et à la révulsion. Puis c'est l'ère de la digitale, de l'huile de foie de morue, de la créosote et du fer. Le germe de la tuberculose ne fut correctement identifié que par Robert Koch en 1882. Peu à peu émergea alors les bases d'un nouveau traitement basé sur la cure en sanatorium, le régime (énergétique et substantiel), le repos et la cure d'air. Il faudra attendre 65 ans après le découverte de Koch pour que l'on dispose enfin, grâce à Walker, de la streptomycine, première médication vraiment efficace qui allait permettre la baisse de la mortalité due à la tuberculose. Entre 1947 et 1952, le traitement par la seule streptomycine se révéla bientôt insuffisant à guérir le tuberculeux car le bacille de Koch développa rapidement une résistance à cet antibiotique. Heureusement en 1950, on disposa de deux nouveaux médicaments anti-tuberculeux, l'isoniazide et l'acide para-aminosalicylique qui furent progressivement associés à la streptomycine. La triple association streptomycine, acide para-aminosalycilique, isoniazide fut largement utilisée pendant des années. Administré pendant 18 mois au patient, ce traitement se révéla particulièrement efficace et et permit de sauver la vie de millions de tuberculeux tout en mettant un terme à l'ère des sanatoriums. (Rem: à l'heure actuelle la streptomycine n'est plus commercialisée en Belgique mais elle peut toujours être prescrite dans certaines circonstances rares telles que tuberculose multi-résistante ou attribuée à une mycobactérie atypique) Entre 1882 et 1947, il fallut donc se contenter de la cure de repos en sanatorium et des quelques opérations chirurgicales qui seront progressivement mises au point pour ralentir l'évolution des foyers tuberculeux. On doit à l'Allemagne le concept du sanatorium, établissement spécialisé dans l'isolement et les soins aux tuberculeux. En 1902, l'Allemagne comptait déjà 72 sanatoriums avec 7.200 lits pouvant par conséquent soigner 30.000 tuberculeux par an ( référence : Revue Générale des Sciences Pures et Appliquées, France,15 mai 1903 tome XIV page 478). Cette situation privilégiée en Allemagne pouvait en partie s'expliquer par le fait que la constructions de ces établissements était grandement facilitée par la loi du 22 juin 1889 sur l'assurance maladie. En France, seule l'initiative privée alliée aux sociétés de secours mutuels pouvait envisager la création de pareils établissements. Malgré cette difficulté de financement, la France comme d'ailleurs la Belgique copieront le modèle du sanatorium allemand parfois après d'âpres discussions! A Rouen, par exemple, une véritable polémique s'engagea au début du siècle à ce propos! Dans cette cité universitaire, deux écoles vont s'affronter pendant plusieurs années et diviser profondément le corps médical. Le célèbre microbiologiste C. Nicolle est partisan de la création d'un sanatorium populaire autonome tandis que le Dr Brunon, médecin-chef à l'Hospice Général souhaite attacher un "sanatorium de fortune" aux hôpitaux et ne pas en faire des structures indépendantes. Chaque médecin a une vue différente de la lutte antituberculeuse mais on retrouve chez chacun des arguments pertinents et de bon sens qui auraient pu aboutir à un projet original si les deux "clans" avaient accepté de se faire mutuellement quelques concessions .... Un sanatorium de fortune installé dans n'importe quelle maison de campagne aurait l'avantage d'être beaucoup moins coûteux et immédiatement opérationnel. De plus la méthode allemande est, d'après le docteur Brunon, critiquable sous certains aspects. Ainsi la suralimentation systématique accable le tuberculeux en fatiguant inutilement son estomac. Par ailleurs la discipline draconienne qui est appliquée est assimilée à un casernement. Il reconnaît cependant que les malades indigents ne peuvent être traités que réunis et hospitalisés sous surveillance. Il rejoint en cela le clan Nicolle qui estime "que les ouvriers sont encore de grands enfants, insouciants devant la maladie". Seuls les malades riches et évolués peuvent s'accommoder de la souplesse d'un traitement autonome dans le cadre de la cure d'air libre ou "home sanatorium". Pour le Dr Brunon considérer le sanatorium comme la solution idéale est un leurre. Pour lutter contre la maladie, il faut déjà endiguer l'alcoolisme et la mauvaise hygiène qui sont les causes de tuberculinisation et appliquer le plus possible la cure d'air : "tout le reste : le régime, le climat, la température, l'état des locaux, les traitements spéciaux" ne sont que des choses superflues.(La Médecine rouennaise à l'époque de Charles Nicolle, Mélanie Mataud et Pierre-albert Martin, Editions Bertout, 76819 Luneray) L'âge d'or du sanatorium ne dura qu'une cinquantaine d'années. Cette époque définitivement révolue ne s'est pourtant pas terminée il y a si longtemps! En 2003, les Belges et Français qui se souviennent encore d'un séjour effectué dans un sanatorium alors qu'ils étaient enfants sont encore nombreux! Deux ans avant la découverte de la streptomycine, soit en 1945, meurt dans un sanatorium un jeune étudiant en médecine. L'histoire de ce malade est raconté par Benoîte Groult dans un roman autobiographique "Les trois quarts du temps" paru chez Grasset. Ce récit poignant qui se déroule sur deux ans, en 1944 et 45, constitue un magnifique témoignage sur le sort très incertain des malades tuberculeux. Sanatorium de Borgoumont - Corridor et armoires de malade B. La vie dans les sanatoriums 1) Le
témoignage de Benoîte Groult, "Les trois quarts
du temps" En septembre 43, suite à un contrôle médical que fait Jean-Marie, on découvre à la scopie une tache suspecte au poumon droit. L'étudiant en médecine doit se faire à l'idée qu'il est passé de l'autre côté, du côté des malades. Plus question d'études, d'internat, de FFL ou de Résistance. A 22 ans, plus question d'abuser de ses forces, d'être jeune, d'être fou. Plus question de famille, d'amour ou d'harmonica. Il faudra se replier sur soi-même, ne plus respirer, entrer dans une longue hibernation et se laisser emprisonner dans une de ces léproseries qu'étaient alors les sanatoriums de montagne. A quelques semaines de son concours, Jean-Marie dut tourner le dos à son avenir : lui aussi partait en guerre, mais pour des batailles sans gloire. Le jeune homme est expédié au plateau d'Assy en Haute-Savoie. Il se retrouve seul. Quand on se retrouve dans une chambre avec un petit trou au côté droit, un trou dans Sa substance, une destruction dans SA matière, quand on est assigné en résidence pour un temps déterminé, immobilisé sur un lit face à d'innombrables journées de silence, on vieillit d'un seul coup et les beaux drapeaux de l'adolescence apparaissent bientôt conne d'insignifiants chiffons. Fin septembre le médecin décide d'effectuer un pneumothorax. Cette intervention avait été mise au point vers 1910. Le principe sur le fait qu'aussi longtemps que le poumon se dilate et puis se rétracte, les cavernes tuberculeuses ne peuvent guérir. En effet, pour cicatriser les cavernes, il faut avant tout que les poumons ne subissent plus les violentes secousses qui se produisent dans la toux. Une relative tranquillité du poumon malade est obtenue partiellement par la cure de repos et, en l'occurrence, par la position allongée qui limite strictement les mouvements respiratoires mais un tel traitement se montrait cependant la plupart du temps insuffisant. Un chirurgien nommé Folanini conçut l'idée de contraindre à l'immobilité totale le poumon malade: il inventa le pneumothorax artificiel. On perfore la paroi du thorax et l'on introduit entre les deux plèvres qui entourent le poumon un gaz inerte. Le poumon comprimé par le gaz se "dégonfle" littéralement, réduit considérablement son volume et ne peut plus se remplir d'air. Il est alors véritablement condamné à se reposer ! Les lésions tuberculeuses peuvent ainsi cicatriser beaucoup plus facilement d'autant plus que le bacille de Koch en absence d'air voit aussi son taux de reproduction fortement diminuer. L'air étant un élément indispensable à la vie humaine, on était cependant en droit de se demander comment les opérés allaient supporter ce traitement. On s'aperçut que la capacité pulmonaire de ces patients était diminuée fortement mais que néanmoins ils pouvaient s'en accommoder en menant une vie au ralenti. Et le "pneumo" qui doit être entretenu régulièrement par de nouvelles insufflations de gaz est devenu pour beaucoup une servitude familière pas trop pénible. Voilà donc notre étudiant en médecine avec l'espoir de guérir plus facilement. Six mois passent et le BK lâche un peu de terrain. Jean-Marie s'occupe comme il peut en lisant beaucoup et surtout en entretenant une importante correspondance avec Louise, sa fiancée qui habite Paris et qui viendra lui rendre visite après six longs mois de sana, en décembre 43. Les jours qui n'en finissent pas au sanatorium pèsent sur le moral. Louise, trouvera de magnifiques mots pour encourager son cher Jean-Marie : je viens de recevoir vos honorées n°101 et 102, m'informant que vos nouvelles radios sont bonnes (...). Le plus difficile, le plus ingrat, c'est peut-être le courage de tous les jours, dans un lit. Et personne ne te donnera de médailles pour celui-là. Si : moi. Les bonnes nouvelles, hélas, ne suivent pas. La tuberculose de Jean-Marie se complique bientôt d'une infection de la plèvre. Un liquide remplit l'espace entre les deux plèvres jusqu'à hauteur de la clavicule. Le moral de Jean-Marie en est fort affecté. Sa fiancée lui écrit en tentant de le rassurer : Tu m'écris que tu ne vois autour de toi que des rechutes. As-tu réfléchi, mon petit garçon, que ceux qui n'ont pas rechuté ne sont justement pas là pour te le dire? Je voudrais savoir en combien de temps ta plèvre va se recoller. Ton poumon est-il encore comprimé? Les jeunes gens ne veulent pas se laisser dicter leur conduite par la maladie. Avec audace, ils décident de se marier coûte que coûte. La fougue de leur jeunesse est toujours présente même s'ils doivent affronter le regard des autres. Louise écrit avec humour: Le ciel s'est obscurci quand j'ai annoncé que nous voulions nous marier dans la chapelle du plateau d'Assy, en costume de ski (...). Janvier 44, Louise encourage Jean-Marie à patienter : Il faut que tu restes à Sancellemoz tant que ce sera nécessaire. J'aime mieux te savoir là-bas à consolider ton poumon qu'ici à te fatiguer, à mourir de faim et à ne pas pouvoir te faire insuffler si Paris est assiégé. Toutes les radios parlent d'un débarquement pour cette année. La tuberculose est une maladie honteuse et la mère de Louise va jusqu'à lui reprocher d'écrire sur ses enveloppes "Sanatorium de Sancellemoz". Personne n'a besoin de savoir que ton fiancé est en sana lui-dira-t-elle ! Après une 187° lettre échangée entre les deux jeunes gens, Jean-Marie est autorisé à rentrer le 15 avril 44 à Paris. Les fiancés se marient. L'état du jeune marié semble stabilisé. Il est néanmoins obligé de faire une sieste chaque jour et de mener une vie au ralenti tandis que sa femme est constamment en train de parcourir la ville à la recherche d'un kg de pommes de terre ou d'un pot de mélasse. C'est en pleine explosion de joie, tandis que les Parisiens voyaient et touchaient enfin les Alliés dans Paris libéré que Jean-Marie se remit à présenter de la température ce qui l'obligea à subir de nouvelles radiographies. Les images furent hélas déclarées très suspectes et tandis que des troupes de jeunes gens aux visage de lumière s'en allaient vers l'Alsace et l'Allemagne, Jean-Marie fut lui aussi invité à partir vers l'est, avec mission de réoccuper quinze mètre carrés sur le plateau d'Assy. L'épreuve pour le jeune couple était à nouveau présente ! Ils se sentaient tous deux embarqués dans un "Remake", face à un mal qui prenait son temps, leur temps à tous les deux, et s'installait à l'aise dans leur vie, barrant tout avenir. Ils n'avaient pas même eu le loisir de se remplir l'un de l'autre, pas même trouvé l'occasion d'une première dispute, pas même entamé l'émerveillement de se réveiller ensemble...et voilà qu'à l'heure où les autres recommençaient à vivre (...) Jean-Marie, à 23 ans se voyait condamné pour la deuxième fois à entreprendre une croisière sans retour sur cet immense paquebot immobile qu'était Sancellemoz, ancré dans un univers ouaté de neige où s'étouffaient les bruits du monde et le déchirement des toux, parmi des voyageurs analogues, exilés de leurs vies, cloués dans les cabines de tous ces paquebots échoués qui portaient des noms de bateaux: le Brévent, le Mont-Blanc, le Martel de Janville. Le sanatorium est une drôle de communauté: Au plateau d'Assy on pouvait soupçonner à juste titre chaque habitant d'en être ou d'en avoir été. Les médecins, les infirmiers, l'aumônier, le libraire, le chauffeur du car, l'épicier, tous "en" étaient. Mais les Anciens Malades ne retrouvaient jamais la paix puisque rien ne garantissait qu'ils ne redeviendraient pas à l'occasion de Nouveaux Malades et cette fois ne finiraient pas par en mourir.(...). La haut, la musique, la littérature, l'art et l'amour retrouvaient soudain une place majeure et très pure hors du temps et des pesanteurs quotidiennes. Tout se vivait à cru, à vif, dans cette Impasse" La Guénésie" sartrienne où l'étranger en visite se demandait parfois si tout le monde qu'il voyait bouger, manger, faire l'amour, n'était pas déjà de l'autre côté du miroir. Pour Jean-Marie, le sana c'est aussi la succession des contrôles radiographiques. La caverne ne se ferme pas: il y a un petit trou indiscutable. Pas très grand mais un peu plus grand que celui de l'an dernier. Il se voit très bien sur les tome 7 et 8. (...) Alors voilà, je vais redoubler de silence et de repos avec une farouche énergie. Farouche, mon amour. Je vais faire de la cure déclive, c'est à dire les pieds un peu surélevés. Il paraît que cela facilitera la guérison par la légère congestion passive que cela provoque. Les semaines passent. La volonté de guérir de Jean-Marie est plus que jamais présente. Il écrit: n'ayez pas peur, je me soigne farouchement. Je ne vois personne sauf Pignon deux minutes par jour qui vient me faire une piqûre. Je dors régulièrement de 2 à 4 heures. Le soir, j'éteins au plus tard à 9h 1/4 et le matin je réussis à rester sans lire de 9 à II heures ! un programme exaltant, non ? Ce qu'il y a de décourageant dans cette cure de repos, c'est le côté moral. On vous flanque dans une chambre après vous avoir révélé que vous avez une caverne et débrouillez-vous. On ne s'enquiert pas si vous avez bon appétit et si vous faites bien la cure. On vous dit : "ne bougez plus et attendez." Vous n'êtes qu'une radio, tous les quinze jours ! Parmi les compagnons d'infortune de Jean-Marie se trouve Madame Aubert avec qui il s'entend bien. Madame Aubert doit hélas subir une thoracoplastie. Cette opération s'effectue quand il est impossible de pratiquer un pneumothorax. En effet dans certains cas, le poumon ne peut se collaber parce qu'il existe des brides qui le soudent à la paroi thoracique. L'insufflation du gaz autour du poumon ne parvient donc pas à détacher le poumon des côtes. Pour affaisser le poumon et le désolidariser de la paroi thoracique, on pratique alors une thoracoplastie, méthode due à Ludol Brauer, Frédéric et Ferdinand Sauerbruch, et qui consiste à enlever un certain nombre de côtes et à supprimer les adhérences. Ce n'est pas seulement une mutilation mais une torture: le patient est assis à califourchon sur une chaise, les bras sur le dossier, tandis que l'on lui scie les côtes sous anesthésie locale seulement car l'anesthésie générale est contre-indiquée. On est donc aux premières loges pour entendre la scie mordre vos propres os. Et le pire c'est qu'on sait qu'il faudra remettre cela. L'opération se fait en deux ou même trois temps. On ne peut couper trop de côtes d'un seul coup ! Pour Jean-Marie, les nouvelles ne sont pas meilleures. Le médecin a regardé les dernières radiographies. Le verdict est là : il y a nécessité d'augmenter le repos absolu. Il faut que le jeune homme accepte maintenant de passer en position déclive 18 heures sur 24 ! Comme si ce repos absolu ne suffisait pas, s'ajoute une autre épreuve, le froid du terrible hiver 44 ! Il n'y a quasi pas de chauffage dans les chambres. Pour se réchauffer, Jean-Marie demande à l'infirmière qui l' aide à préparer ses tartines à 4 heures, de lui cuire le Banania que sa femme lui envoie. Cela se fait sur le petit réchaud que chaque malade possède sur sa table de nuit pour mitonner les petits suppléments envoyés par la famille. Quand arrive le mois de décembre 44, les médecins doivent bien constater que le repos absolu n'a apporté aucune amélioration à l'état de Jean-Marie. Le malade est désespéré et écrit à sa jeune femme ces vers déchirants : Les serments que j'ai pu te faire. Le calvaire de Jean-Marie se poursuit par une série d'hémoptysies (toux sanguinolentes). Le 31 décembre, le 1er janvier, le deux janvier, sa caverne pulmonaire saigne abondamment. Il faut intervenir chirurgicalement si l'on veut sauver la vie de Jean-Marie. Le docteur a pesé les risques et le 5 janvier 45, on le conduit en salle d'opération pour effectuer un pneumothorax extrapleural. Il s'agit de décoller, d' arracher la plèvre externe de la paroi thoracique. Cette intervention est encore plus radicale que la thoracoplastie et s'effectue en dernier recours quand il y a trop de brides pulmonaires ou qu'il y a du liquide ou de l'inflammation au niveau des plèvres. La plèvre externe décollée de la paroi thoracique est ainsi mise dans l'impossibilité de suivre les mouvements inspiratoires et expiratoires. Dès lors, la plèvre interne et le poumon qu'elle entoure restent à leur tour immobiles. Le poumon incapable de se dilater reste alors aplati et est ainsi réduit à sa plus simple expression. Pratiquer un pneumothorax extrapleural, c'est écorcher vif un homme. non seulement on arrache centimètre par centimètre le feuillet externe de la plèvre de la paroi thoracique où il adhère normalement mais on remplit d'air l'espace ainsi créé, empêchant toute cicatrisation et provoquant sur ces parois à vif une intolérable brûlure qui irradie jusqu'aux bras, au cou, aux reins. La jeune femme de Jean-Marie rejoint son mari quelques heures après l'opération et on installe pour elle un lit de fortune grâce à une planche déposée sur la baignoire des la petite salle de bain attenant à la chambre. Louise est d'abord horrifiée par la souffrance endurée par Jean-Marie. Interdiction de tousser pour ne pas chasser l'air dans le tissu cellulaire à travers les sutures encore fragiles. La pression était à 7, le poumon bien collabé, et l'enflure de son visage avait bien diminué. Mais il fallait se lever dix ou douze fois par nuit pour le déplacer, le faire boire, le gratter, apaiser ses cauchemars chaque fois qu'il parvenait à s'assoupir. Peu à peu apparaissent cependant quelques moments de répit qui incitent à l'espoir. Il faut cependant désenchanter brutalement car cinq jours après l'opération, Jean-Marie est soudain pris par d'intenses tremblements qui accompagnent du gonflement soudain et impressionnant de son cou. Que s'était-il passé ? En fait, l'air injecté par le docteur entre la plèvre et la paroi thoracique venait de s'échapper anormalement dans le tissu sous-cutané du cou et du visage parce que la cicatrice de l'opération venait de lâcher.. L'opération se révéla donc un terrible échec! On procéda le lendemain à un lavage des plèvres par injection d'un produit désinfectant pour éviter la surinfection des plèvres mais ces derniers soins furent hélas inutiles ! La température ne lâcha plus Jean-Marie devenu la proie des microbes ayant envahi son corps à la suite de l'échec opératoire. Jean-Marie lutta encore dix jours... Son père, qui était médecin, vint à son chevet de Paris avec un nouveau remède, la pénicilline, qu'on disait miraculeux et qu'il avait pu obtenir dans un hôpital américain. On commença les piqûres avec un immense espoir mais sans doute trop tardivement... Deux jours plus tard, Jean-Marie fit hélas une nouvelle hémorragie et cessa soudain de respirer ! Remarque sur les opérations employées dans le cas de tuberculose: Outre le pneumothorax, la thoracoplastie, le pneumothorax extrapleural, une quatrième opération eut son heure de gloire; il s'agit de la phrénicectomie. Le poumon est, nous l'avons déjà dit, plongé dans un sac hermétique, la plèvre. Ce sac pleural adhère par ses faces latérales, à la paroi osseuse du thorax tandis que, par sa face inférieure, il est intimement accolé au diaphragme, ce large muscle qui sépare la cavité thoracique de la cavité abdominale. Or, le diaphragme est essentiellement un muscle respiratoire qui se contracte et se distend au rythme de la respiration. Ces mouvements du diaphragme sont commandés par les nerfs phréniques, au nombre de deux. Le nerf phrénique droit innerve la partie du diaphragme correspondant au poumon droit, et le nerf phrénique gauche innerve la partie correspondant au poumon gauche. On comprend ainsi immédiatement pourquoi on a eu l'idée de supprimer l'action d'un nerf phrénique lorsqu'il y a des lésions tuberculeuses à la base ou au hile d'un poumon. Cette opération, appelée phrénicectomie, consiste à sectionner, réséquer ou alcooliser une partie du nerf phrénique pour mettre au repos la base ou le hile pulmonaire tuberculeux. Cette méthode donne également de bons résultats dans les hémoptysies répétées et rebelles aux pneumothorax ou aux traitements médicaux. 2) Le témoignage de Jean Rousselot sur la vie des tuberculeux dans le sanatorium populaire de Saint- Hilaire du Touvet: une vie de caserne ! ( Jean Rousselot, "Le Luxe des pauvres", paru chez Albin Michel en 1956) Ce roman nous permet de connaître les conditions de vie d'un sanatorium populaire. Il y a d'abord le bureau des entrées avec la question terrible de qui doit-on prévenir si tu claques? Ensuite l'équipement qui est remis au malade et qui consiste en une bouillotte de métal, un crachoir en verre bleu, un thermomètre et trois couvertures de laine blanche. Un placard est réservé dans le couloir à chaque malade qui dispose d'un lit dans une chambrée."Sur chaque lit, les couvertures, les matelas sont pliés en cube parfait.(...) Je ne sais trop quoi faire, assis sur le sommier métallique, mes couvertures sur l'épaule, ma valise sur les genoux, mon crachoir à la main. Heureusement il y a la montagne; je ne vois, je ne veux voir qu'elle. Le spectacle de la nature réjouit l'auteur et compense l'anxiété de se retrouver dans un milieu totalement inconnu. Il m'est presque agréable, maintenant d'être assis, seul dans cette chambre avec le bruit de mon cœur, sans mouvement, dans l'attente de je ne sais quelle pétrification complète à laquelle mon corps guérira, guérira pour toujours... Cependant les premiers contacts avec les occupants de la chambrée vont à nouveau susciter de l'angoisse. Mes nouveaux compagnons sont revenus de la cure dans un grand vacarme de galoches, de bouillottes dégringolant sur les dalles (...) On me regarde dans mon dos, j'ai l'impression de gêner, d'être de trop et je ne sais quelle contenance observer. Le
règlement Un règlement rigide conditionne tous les actes de
la vie mais n'est affiché nulle part et on doit en découvrir toute les
dispositions petit à petit, ne fût-ce que pour apprendre à les tourner. La vie communautaire est pesante et il faut s'y habituer. Je me fais peu à peu à cette vie grégaire dont la ponctuation est assurée par une sonnerie stridente que j'assimile à la pensée de quelque providence mécanique soigneusement tapie au faîte de l'immense édifice. A heures fixes, observant mes camarades pour ne pas commettre d'erreur- ainsi fait-on pendant la messe- je me lève, je me lave, je vais à la cure, je descends au réfectoire, je mange, je remonte, me recouche, me rends dans la cour, me promène, retourne au réfectoire, regagne la chambrée pour dormir... Bientôt, je n'ai plus qu'à me laisser porter par ce grand mouvement collectif, qui tient du flux et du reflux, auquel la sonnerie nous contraint : mon corps agit pour moi, je ne suis qu'une goutte d'eau dans la mer, un globule dans le sang. La journée ponctuée par la sonnerie stridente Dès qu'on est levé, toilette. Les lavabos sont disposés
par rangées, comme des mangeoires dans une longue salle visqueuse. Eau froide.
On gèle, car le chauffage est tombé pendant la nuit. mais on se réchauffe en se
donnant mutuellement des claques dans le dos, voire en se battant... Les locaux Et maintenant les lieux. Le rez-de-chaussée, qui compte
dix chambres, comprend également une salle de jeux et de réunion et des locaux
administratifs et médicaux. Les étages sont, à peu près , la répétition du
rez-de-chaussée, sauf le dernier où sont aménagées les "chambres
seules" dont les hôtes ne sont pas des punis mais de grands malades,
toujours couchés, qu'une ambulance a amenés jusqu'ici et qu'un fourgon
mortuaire emmènera si l'administration a gagné le moribond de
vitesse et l'a envoyé dans la plaine chercher la mort qui serait ici d'un
déplorable effet. C'est en allant visiter un de ces condamnés que je verrai,
dans l'escalier, sur les murs laqués, une grande tache brune, que l'on avait
pas réussi à effacer, tout le pauvre sang qu'un mourant est venu vomir là,
alors qu'évadé de sa chambre, il chancelait vers les étages inférieurs, vers le
ciel, vers la vie. Au sous-sol, qui est de plain-pied avec les galeries de cure
sont installés les cuisines, le réfectoire, la pharmacie, la buanderie, les
chaudières et ce que je n'ai pas vu sans frémir : les grandes étuves dans
lesquelles nos crachoirs sont ébouillantés chaque jour ; cela pue, cela est
sombre et visqueux; quelles épouvantables marmites ! Pourtant les marmitons qui
s'affairent autour d'elles, dans un jour de cave, chantent, fument,
s'interpellent, sont des hommes comme les autres... Nous sommes les tuberculeux entre vie et mort Longues journées immaculées ! La neige semble s'être posée pour l'éternité sur nous comme sur toutes choses. Nos racines s'allongent, au chaud sous ce drap infini, mais où sont nos branches, nos feuilles ? Où sont les aspérités qui nous accrochaient encore au monde des hommes ? Nous ne sommes plus d'ici, ni d'ailleurs ; nous ne sommes plus d'aujourd'hui, ni d'hier; nous ne regrettons ni espérons rien: nous sommes... Des semaines et des mois se sont écoulés depuis que nous avons commencé de gravir les pentes de notre salut ? Avons-nous seulement avancé d'un pas ? Autour de nous, en nous, pas d'ombre, de relief, de chemin ; nul bruit, nul mouvement ; nous cherchons en vain des repères... L'oiseau lui-même ne sait plus s'il a jamais volé, jamais chanté ; il saute gauchement sur cette ouate ferme et glacée et s'étonne que ses empreintes y fassent autant d'étoiles ; serait-ce là la substance des nuages et aurait-il le pouvoir d'y graver des mondes nouveaux ? L'arbre croit avoir toujours été de neige; les rochers s'imaginent qu'ils ne reverront jamais le jour ; et nous nous demandons nous-mêmes si nous avons jamais été enfants, si nous sommes bien en train de vieillir, si quelque jour il nous faudra vraiment mourir. Se peut-il que l'eau, la sève et le sang circulent en nous, autour de nous, préparant à petit feu leur explosion prochaine, leur jaillissement vers les épaules du ciel ? Tout est en sursis entre la mort et la vie, entre la vie et la mort ; le vent depuis des siècles n'a pas agité la moindre brindille ; la tache qui montait sur notre ongle s'est arrêtée ; la bête obscure qui ronge notre poitrine a interrompu son grignotement ; elle ne le reprendra peut-être jamais ; peut-être même n'a t'elle jamais existé. La cure pendant l'hiver Il fait de plus en plus froid. Nous superposons les chandails. Beaucoup ont adopté les sabots de bois pour marcher dans la neige et faute d'habitude se brisent les pieds. Nous nous accommodons assez rapidement de la température, bien que l'orientation du régime médical soit paradoxal en l'occurrence: les fenêtres sont maintenues ouvertes à deux battants pendant la nuit; comme elles sont contiguës et ont la même hauteur que la pièce, c'est toute la cloison extérieure qui se trouve annulée; nous n'aurions pas plus froid dehors; on continue de nous faire pratiquer les cures dans nos galeries de plein-air dont le toit, relevé à 45 degrés , n'offre aucune protection contre les tourbillons de neige. La nuit, engoncés dans nos multiples couvertures de laine, nous réussissons à nous réchauffer assez vite et jouissons obscurément d'être à l'abri des rafales qui flagellent la montagne; la tempête peut bien hurler, le sana lui tiendra tête et nous ferons corps avec lui ; c'est dans ce sentiment de jubilation orgueilleuse que nous sombrons dans le sommeil. Mais le lever est pénible: nous claquons des dents, pieds nus sur le carreau où la neige a fondu au fur et à mesure que le vent la jetait à plein bras dans la chambre... En cure, nous disposons sur nous de la totalité de nos couvertures, y ajoutons un pardessus, et, allongés sur nos couchettes, nous nous bordons aussi serré que possible; des gants fourrés, un cache-nez, une bouillotte complètent notre équipement. Les flocons nous arrivent de tous côtés et s'accumulent délicatement sur l'amas de laine qui nous recouvre, pour se transformer rapidement en gouttelettes scintillantes.(...) Le froid interdit la lecture, le tricot : on a remisé les cadres à tapisserie, les fuseaux de soie floche ; les mains s'enfoncent sous les couvertures, se croisent sur le sexe, dans cette attitude instinctive que l'homme, dès l'enfance adopte pour dormir ; on reste ainsi deux heures sans la moindre impatience, heureux d'entendre son sang faire en conscience son travail dans les ténèbres du corps, comme on le serait d'entendre à ses côtés battre le cœur d'une femme endormie. Le fameux crachoir de poche 3)
Le crachoir, signe distinctif du tuberculeux qu'il soit riche ou pauvre ! Un texte du Dr Vallin paru dans le bulletin de la société des médecines publiques en 1896 : Le crachoir, un instrument de prophylaxie très important Il y a peu de temps, me trouvant en chemin de fer, je vis à une station un jeune homme probablement physique entrer dans mon compartiment et s'asseoir près de moi. Il s'était mis en retard, il avait couru ; l'effort provoqua des quintes de toux, et notre malheureux voisin vida littéralement sa caverne sur le tapis ; à la fin du voyage il y avait à côté de lui une palette de pus. Les voyageurs qui se succédèrent aux stations suivantes, et lui-même, habitué sans-doute à pareil accident, écrasèrent ces crachats avec leurs chaussures et en transportèrent les marques dans tout le compartiment. On peut se demander comment s'y prit le lendemain l'homme de peine du chemin de fer pour nettoyer ce wagon. Nous savons que plusieurs compartiments font battre le matériel, chaque semaine, avec des appareils mécaniques ingénieux, sous une cage vitrée hermétiquement ; mais dans l'intervalle, il est probable que les piétinements des voyageurs et les trépidations du wagon en marche disséminent dans l'air la poussière des crachats disséminés sur le tapis. Le danger est réel; dans l'état de nos mœurs et avec nos habitudes, comment peut-on y remédier ? L'usage d'un mouchoir n'aurait fait dans le cas particulier que transporter le danger de la vie publique dans la vie privée. Notre collègue et ami, M. Lereboullet, ne me disait-il pas, ces jours derniers, qu'appelé récemment en consultation en province auprès d'une dame phtisique, il avait vu qu'on faisait sécher devant la cheminée de la chambre à coucher plusieurs mouchoirs que cette malade remplissait en quelques heures d'une expectoration très abondante ! Et cependant il s'agissait d'une famille aisée. Que de chances de transmission pour une telle pratique, quand une pauvre famille vit dans une chambre unique, et que les enfants sont jour et nuit en contact incessant avec leur mère phtisique ! Dans la vie publique, dans la rue, il n'y a qu'un moyen de remédier au mal ; c'est de faire usage d'un de ces crachoirs de poche, qui, depuis quelques années, sont très répandus dans les pays voisins et qui semblent à peu près inconnus en France ou au moins à Paris. Dans les sanatoriums fréquentés par les tuberculeux, à Davos, Saint-Moritz, à Goernersdorf, à Falkenstein, à Leysin, etc... tout malade qui arrive doit se munir d'un de ces crachoirs portatifs en verre, dont il existe plusieurs modèles ; le plus répandu est celui qui est usité à Falkenstein et auquel le Dr Detteveiler a donné son nom. Le malade qui, une première fois s'oublie à cracher par terre est dûment averti et rappelé à l'ordre ; la seconde fois il est invité à quitter l'établissement. Sans cette sévérité les sanatoriums deviendraient bientôt des foyers de contagion et il serait extrêmement dangereux d'y envoyer des personnes menacées seulement de tuberculose. J'ai été curieux de rechercher si ces petits appareils, ingénieux et portatifs, d'un emploi très pratique, étaient en usage à Paris. J'en ai demandé dans une vingtaine de pharmacies, les plus renommées et dans les quartiers centraux ; presque partout j'ai vu qu'on en connaissait même pas l'existence. Dans une seule pharmacie on m'a dit qu'on en avait vu la description dans un prospectus, mais on n 'en avait pas fait venir parce que jamais les malades ni les médecins n'en demandent. Je me suis alors adressé aux fabricants d'instruments de chirurgie : cinq n'en avaient jamais entendu parler ; un en avait vendu trois depuis quelques années, mais n'en possédait plus. J'ai été assez heureux pour en trouver un exemplaire chez un dernier fabricant ; il en avait fourni quelques-uns à des malades qui en avaient été antérieurement pourvus et qui sans doute en avaient contracté l'habitude dans un sanatorium. Une personne qui tousse et qui crache ne devrait pas descendre dans la rue sans un de ces ustensiles, pas plus qu'on ne sort sans gants, sans mouchoir ou sans parapluie quand il pleut. Il est d'ailleurs facile, avec un peu d'adresse et d'habitude, de dissimuler dans sa main ou dans son mouchoir un de ces petits appareils qui n'est pas beaucoup plus gros qu'une tabatière; les malades qui ont passé quelque temps dans un sanatorium savent s'en servir avec discrétion et sans attirer les regards: et surtout ils ne peuvent plus s'en passer. Un simple coup d'œil permet de comprendre le mécanisme de cet ustensile. Le flocon aplati en verre bleu a 10 cm de hauteur, 5 cm de largeur à la partie la plus renflée et 31/12 d'épaisseur. Le couvercle en nickel est garni en caoutchouc, à ressort, comme les encriers de voyage ; il est vissé sur le verre et se démonte aisément pour les grands lavages ; il porte un prolongement en forme d'entonnoir, en nickel, qui forme siphon dans l'intérieur du flacon pour empêcher les déversements. Le fond de l'appareil est muni d'un bouchon métallique vissé directement sur le verre ; on l'enlève pour faire chaque jour un lavage sous un robinet, que l'on complète par un rinçage avec une solution d'acide phénique à 5%. Il est inutile de conserver aucun liquide désinfectant dans un crachoir qu'on vide dans le seau à toilette ou dans les cabinets. Le verre est épais, peu fragile, les garnitures nickelées sont d'un aspect très propre. L'appareil est simple et pratique ; il est regrettable que son prix soit aussi élevé (8 francs) ; on devrait faire des modèles plus simples encore et à la portée de toutes les bourses. Dr E. Vallin 4)
Le règlement d'un sanatorium populaire : Reproduction du règlement du sanatorium de La Hulpe datant de 1905 (La Hulpe est une cité du Brabant Wallon, non loin de Bruxelles) Règlement Le présent règlement a été dressé autant en vue de l'ordre qui doit exister dans tout sanatorium que dans l'intérêt du bien-être et de la santé des malades; ceux-ci doivent donc s'y conformer rigoureusement. Article.1 - Le sanatorium est un établissement fermé, il est formellement interdit de sortir de la propriété sans l'autorisation du médecin-directeur. Article.2 – Visites - Le malade est autorisé à recevoir les visites les dimanches et jeudis de 2 à 4h00. Les visiteurs auront accès dans la salle de réunion, le grand vestibule, le parloir ainsi que dans le parc ; ils ne pourront pas pénétrer dans les dépendances du sanatorium, ni dans les chambres des malades, sauf si le malade garde le lit. Il est défendu aux visiteurs d'apporter quoi que ce soit aux malades (boissons, victuailles de tous genres). Sont seulement tolérés des friandises légères sans inconvénient pour les voies digestives, et sous contrôle des médecins de l'établissement. Article.3 – Crachoirs - Il est formellement interdit de cracher ailleurs que dans les crachoirs mis à la disposition des malades. Il est donc défendu de cracher sur les parquets à l'intérieur du Sanatorium, et par terre à l'extérieur de l'établissement. Il est aussi défendu de cracher dans le mouchoir de poche. Le mouchoir doit être tenu devant la bouche au moment où le malade tousse, éternue etc... Les malades doivent entretenir eux-mêmes leurs crachoirs dans la plus grande propreté. Le contenu des crachoirs ne peut être versé que dans les appareils exclusivement réservés à cet usage. Les malades et le personnel sont invités à veiller à l'exécution stricte des présentes recommandations. Toute infraction à cette obligation absolue de se servir du crachoir, pourra être suivie de l'exclusion immédiate de l'établissement. Article.4 - Les chambres, les lits, les places à table et dans la galerie de cure sont attribués et désignés par le médecin-directeur. Celui-ci peut, lorsque bon lui semble, y apporter telle modification qu'il juge convenable, sans que cela puisse donner lieu de la part des malades à aucune contestation ou réclamation. Article.5 - Les malades ne peuvent circuler dans le sanatorium et dans la galerie de cure qu'en pantoufles ou chaussés de chaussons à semelles. Le malade rentrant de la promenade avec ses souliers ne peut entrer au sanatorium que par la porte d'entrée qui lui est spécialement réservée. Il doit enlever immédiatement ses chaussures sales, dans le local réservé à cet effet. Les chaussures ne peuvent séjourner dans les chambres à coucher. Le brossage des vêtements et le nettoyage des souliers ne peuvent être faits que dans la salle aux chaussures. Article.6 - L'entrée des dépendances est interdite aux malades sauf celle de la salle de destruction des crachats. Article.7 - il est défendu d'introduire des boissons spiritueux ou autres. Article.8 - Les malades sont strictement tenus d'observer le respect mutuel des croyances et des opinions. Les discussions de toute nature, les chants, les cris, jeux violents, jeux d'argent sont interdits. Article.9 - Les malades doivent se conformer aux prescriptions qui lui son faites par le médecin-directeur, ainsi qu'à l'horaire indiqué par l'ordre du jour. Ils doivent être polis et obligeants entre eux et envers le personnel qu'ils ne doivent jamais troubler inutilement dans ses occupations. Article.10 - Toute réclamation quelle qu'elle soit n'aura de suite utile, que si elle a été au préalable et personnellement soumise au médecin-directeur. Les personnes chargées du service n'ont pas à les recevoir ni à en tenir compte. Article.11 - Les malades sont personnellement et pécuniairement responsables des dégâts qu'ils commettraient. Article.12 - Quiconque par son manque de moralité, de propreté, de politesse, ou par inobservation répétée des prescriptions médicales et hygiéniques, ou par infraction grave au présent règlement ira à l'encontre du but du Sanatorium, pourra être renvoyé sur le champ. Article.13 - L'argent et les objets de valeur, pourront être laissés en dépôt au bureau de M .le médecin-directeur. Hors ce cas, l'administration n'encourt aucune responsabilité du chef de la disparition de ces objets. Article.14 - La distribution de la correspondance est faite aux malades par le médecin-directeur ou son délégué. Chambre à
coucher La plus grande propreté et l'ordre le plus parfait sont exigés dans les chambres à coucher. Dans ces chambres ne peuvent séjourner les chaussures, peignes, et autres objets de toilette. Aucun coffre, malle, valise, etc... n'y est toléré. Les vêtements ne peuvent traîner sur les chaises, tables ou lits : mais ils doivent être suspendus et renfermés dans les armoires-garde-robes. Celles-ci arrangées avec ordre peuvent être fermées et la clef conservée par le malade mais sous son entière responsabilité. A toute réquisition du médecin-directeur, les armoires peuvent être inspectées. Il est défendu de séjourner pendant le jour dans les chambres à coucher sans prescription du médecin-directeur. Les malades doivent tenir les vasistas ou fenêtres de leurs chambres ouvertes, le jour et la nuit, conformément aux instructions du médecin-directeur. il est défendu aux malades de toucher aux appareils de chauffage. La lumière électrique dans les chambres sera à la disposition des malades jusque 9h30 du soir. A partir de cette heure, ils ne pourront plus avoir de lumière quelconque dans leur chambre et ils devront observer le plus grand silence. Il est défendu de se servir d'encre dans les chambres. Chaque matin, avant de déjeuner, le malade doit vider et nettoyer ses crachoirs, suivant les instructions détaillées qui lui sont fournies. Les mouchoirs de poches sales doivent être renfermés dans un sac à linge remis à chaque malade. Les malades doivent, chaque jour, employer un mouchoir propre. Chaque semaine, les sacs à mouchoirs seront enlevés par le personnel en même temps que les divers objets destinés à la lessive. Le malade fera au préalable une liste renseignant exactement la quantité et la nature des objets à laver, et portant en tête ses nom, prénoms, initiales, chiffres, marques du trousseau. Le sanatorium n'encourt aucune responsabilité du chef de détérioration du linge par le lavage et la désinfection. Sanatorium de Borgoumont - Salle à manger La salle
à manger Les heures de repas sont annoncées par la cloche du Sanatorium. A moins de prescriptions médicales spéciales tous les malades sont tenus d'assister aux repas pris en commun dans la salle à manger. Il ne peut être apporté de modifications au régime ou à l'alimentation ordinaires que d'après les ordres des médecins à consulter aux heures habituelles de consultation. Pendant les repas les conversations ne doivent pas s'élever au-dessus du ton de la discrétion et de la politesse. Les malades doivent arriver ensemble à la salle à manger et en sortir de même, au signal donné par les présidents de table ; ils ne peuvent changer de place sans autorisation; ils doivent veiller à la propreté des tables et du parquet et s'attacher à faciliter le service du personnel. Les malades sont tenus de se laver les mains avant chaque repas et de se laver les dents et la bouche tous les jours. Galerie
de cure Les malades sont priés de respecter ponctuellement les heures de cure indiquées à leur horaire journalier. Ils doivent être constamment étendus sur leur chaise longue respective. Les jeux, les chants, les cris, les rires bruyants qui troublent le repos général sont interdits; les conversations doivent être modérées, la parole provoquant la toux. Pendant la cure de l'après-midi et du soir, le silence est de rigueur. Les malades ne doivent pas changer de place sans autorisation. Les chaises longues ne doivent être ni traînées, ni déplacées, ni renversées; elles ne doivent servir qu'à la cure de repos. Le maniement et la disposition des stores sont réglés par le personnel suivant les instructions des médecins. Les papiers, débris de toute sorte, etc.. doivent être déposés dans les paniers à cet effet. Chaque soir, à la fin de la dernière heure de cure, les malades doivent rentrer leurs matelas et leurs couvertures très soigneusement pliés. Promenades
et sorties Les promenades ont lieu exclusivement à l'intérieur de la propriété du Sanatorium, suivant l'horaire journalier et d'après les instructions du médecin-directeur. Tout malade surpris en-dehors de la propriété pourra être exclu du Sanatorium. Le malade ne peut être autorisé à quitter temporairement le sanatorium que pour des motifs exceptionnellement graves. Pendant ces absences, le lit est considéré comme occupé et la pension des malades continue à courir régulièrement. Les pensionnaires ne doivent pas oublier que les sorties et absences extraordinaires sont toujours préjudiciables à leur santé et peuvent provoquer des complications ou aggravations. Suivi médical Le service médical est assuré par le médecin-chef et le
médecin-directeur. En dehors des cas urgents pour lesquels le médecin-directeur
est toujours à la disposition des malades, les médecins reçoivent au bureau de
consultation tous les matins à heure fixe. Les malades sont examinés
périodiquement. Le médecin en chef 5)
Evaluation de l'efficacité d'un sanatorium Rapport sur le 7e exercice année 1912 du sanatorium de La Hulpe-Waterloo et dans lequel on constate que sur 166 patients, 83 restaient porteurs du bacille de Koch au moment de quitter le sanatorium Le premier juillet a eut lieu l'inauguration d'un nouveau pavillon hommes comprenant 26 lits. De ce fait la capacité totale a été portée à 85 malades. Un sanatorium pour femmes et enfants est en projet. Mouvement
des malades : 320 tuberculeux ont été soignés en 1912 parmi lesquels 235 ont quitté le Sanatorium avant le 10 janvier 1913. Il restait donc à cette date 85 malades. Moyenne
journalière des lits occupés Jusqu'au 24 juin, date à laquelle les nouvelles annexes ont pu être habités, il y eut 10.418 jours, ce qui donne une moyenne journalière de 50.1. Depuis cette date jusqu'au 31 décembre, le nombre de lits étant porté à 86, le chiffre des journées s'est élevé à 15.810 ce qui fait une moyenne de 83.2 Durée
du séjour
Amélioration
du poids des malades Sur 166
malades qui ont fait une cure régulière de plus de deux mois.
Sur 166 malades, 110 étaient porteurs de Bacilles dans leurs expectorations à l'entrée au sanatorium. A la sortie, 83 étaient porteurs. Traitement adjuvant pratiqué au sanatorium Cure iodée Résultats globaux sur les 166 malades ayant fait une cure de deux mois au moins 60 sont fortement améliorés soit 36% 6)
L'horaire des malades dans un sanatorium populaire : L'horaire du sanatorium populaire de Borgoumont (Province deLiège, Belgique): Source: "Du sanatorium populaire à l'institut médical, Borgoumont-La Gleize, 1903-1978", J.-M de Brito, Borgoumont, septembre 1978. L'horaire
des alités 7h : Lever, toilette, lit fait par les infirmières 7h45 : Déjeuner au dortoir - Piqure - Rentrée immédiate au lit. 8h45 : Cure de repos et silence jusqu'à 10 h. 10h : Lait servi au lit 10h. à 12h : Cure de repos - autorisation d'écrire, d'écouter la radio, de parler, mais obligation d'être au lit 12h : Dîner servi au dortoir Après le repas, jusqu'à 12h45, autorisation de fumer dans le fumoir 13h45 : Etre au lit 14h à 16h : Cure de repos et silence jusqu'à 16h. 16h : Goûter servi au dortoir 16h45 : Etre au lit, cure de repos 18h45 : Souper servi au dortoir Autorisation de fumer dans le fumoir jusqu'à 2OH45 20h45 : Etre au lit 21H : Couvre-feu, silence Remarque : les débuts et fin de cure sont annoncés par la sonnerie. L'horaire
des désalités 7h : Lever, toilette, aération des lits pendant au moins 1/2 heure. Lit fait par le pensionnaire - Piqûre 8h : Déjeuner à la salle à manger 8h45 : rentrée au dortoir 8h45 à 10h : Cure de repos et de silence jusqu'à 10 h. 10h : Pas de lever avant l'annonce de 10h par la sonnerie. Lait à la salle à manger 10h15 à 10h30: autorisation de fumer dans le fumoir 10h30 à 12 h : Cure de repos - obligation d'être au lit. 12h30 : Dîner à la salle à manger. Après le repas, autorisation de fumer dans le fumoir ou par temps doux dehors, jusqu'à 13h45 13h45 : Etre au lit 14h à 16 h : Cure de repos et de silence jusqu'à 16h. Jours de visite : cure de repos facultative. 16h10 : Goûter à la salle à manger 16h45 : Etre au lit, cure de repos 18h45 : Lever 19h : Souper dans la salle à manger 19h30 à 20h45 : Autorisation de fumer dans le fumoir, au dehors par temps doux 20h45 : Etre au lit 21h : Couvre-feu, silence 7)
La vie dans un sanatorium pour personnes aisées a) Le témoignage du Dr Majocci sur le sanatorium de Leysin : une vie d'hôtel où même l'amour peut être au rendez-vous ! Dr Majocchi:"Au service du bistouri", Editions J.-H, Jeheger, imprimé en suisse, 1944 Ce célèbre chirurgien milanais visita le sanatorium du Dr Rollier à Leyssin en 1910 parce que, nouveauté pour l'époque, on y guérissait des tuberculeuses osseuses sans les opérer. Le docteur Rollier avait commencé avec des moyens modestes, dans un petit sanatorium tourné vers le midi, et là, sur les terrasses ensoleillées, il exposait ses malades avec leurs genoux gonflés et tuméfiés par les fongosités articulaires, leurs gibbosités provoquées par les caries et par la décomposition des corps vertébraux, les épines venteuses enflées, en forme de fuseau, les ostéites rebelles avec des sinus fistulaires renfermant le pus ténu des abcès froids, les tuméfactions scrofuleuses du cou disposées en couronne tout autour de la gorge et de la nuque... Lésions contre lesquels le chirurgien s'acharnait en démolissant, en coupant, en réséquant, destruction souvent sans résultat, puisque sur les moignons réséqués apparaissaient d'autres fistules, d'autres foyers de carie, d'autres sinus où les germes de la tuberculose faisaient rage dans les tissus et les organes. La chirurgie détruisait avec le fer et le feu, démolissait des surfaces articulaires, des épiphyses et des cartilages, vidait des paquets glandulaires, curetait les os... pendant que le vrai traitement ne devait pas détruire les organes et les tissus mais les conserver, les fortifier, aider les éléments cellulaires à combattre eux-mêmes les germes de la tuberculose et à les tuer, en leur permettant de sortir victorieux d'une lutte dans laquelle ils devaient avoir le dessus sur les germes de l' infection bactérique. C'est ce qu'il fallait obtenir, et cela avec des moyens éminemment conservateurs ; c'est à dire en augmentant la résistance générale de l'organisme avec des remèdes fortifiants: hygiène, lumière, vie au grand air alpin, nourriture reconstituante, en mettant les malades dans les meilleurs conditions de lutte et dans le repos le plus complet, dans l'immobilité. (...) La bataille entreprise par Rollier en ces jours lointains sembla tout d'abord une utopie: une chimère. Quelques uns des grands chirurgiens qui, en bas, à Lausanne et à Genève, réséquaient, curetaient et démolissaient les os sur une vaste échelle, sourirent. Mais l'apôtre du soleil ne perdit pas courage et il continua avec persévérance. Les résultats furent bons, le traitement conservateur triomphait et au premier sanatorium, d'autres s'ajoutèrent, puis d'autres encore.(...) Quand nous descendîmes du train, le docteur Gottardi, un des assistants de Rollier nous attendait à la gare. (...) Sanatorium ? Il faut faire un effort pour s'en apercevoir, parce que rien, vraiment rien, ne nous rappelle un hôpital ou une maison de santé. Un hall spacieux de Grand Hôtel, puis une succession de salons, de salles à manger, de lecture, de musique... l'aspect habituel des palaces suisses, des hôtels immenses, où le confort atteint des limites invraisemblables.(...) Après les pansements et l'exposition matinale, le malade retourne en chambre, déjeune, et pendant les heures de l'après-midi fait une petite sieste. Mais l' intense journée de cure est enfin terminée par le dîner et la soirée. Les patients les plus graves, les fiévreux, ceux qui sont soumis à un traitement sévère, restent en chambre. Mais la plupart des "osseux" s'habillent et descendent dîner dans le grand salon-restaurant et passent ensuite dans les autres locaux de conversation, de lecture, de musique, où les malades peuvent rester, jusqu'à l'heure accordée par le règlement. Les somptueuses chambres se peuplent du public le plus hétéroclite, le plus international, le plus joyeux et je vous assure qu' il est bien difficile alors de se souvenir d' être dans un lieu de misère.(...) Quand à vingt heures, mon collègue Dumont et moi, nous descendîmes tout pomponnés dans le salon-restaurant, le bon Gottardi nous attendait impatiemment. Pendant la laborieuse journée, il nous avait vanté les miracles de la cure : il nous avait montré les cas cliniques, il nous avait illustré les guérisons en nous faisant voir les radiographies : il voulait maintenant que nous voyions ses clients en habits de soirée, élégants et sereins.(...) - Oui, dit le Dr Godartti, nous n'avons ici que des tuberculoses chirurgicales ; cependant le mot est inexact... il vaut mieux le substituer par tuberculoses extra-pulmonaires. Je vous assure que les tuberculoses que nous traitons sont si peu chirurgicales que nous oublions que nous sommes des chirurgiens. Quand j'ai accepté d'être assistant de Rollier en ce sanatorium, je croyais opérer, assister à des ostéotomies, à des résections, à des séquestrotomies... rien de tout cela. Toutes nos interventions se bornent à quelques pansements dans les formes ouvertes, à quelques ponctions aspiratrices, à quelques injections. Le soleil accomplit l'œuvre chirurgicale ; les séquestres osseux sortent spontanément, les fistules se ferment, les abcès froids se sèchent et disparaissent. Il est arrivé le contraire dans les tuberculoses pulmonaires, dans lesquelles triomphent l'intervention chirurgicale. C'est comique, n'est-ce pas ? mais exact. Regardez ! A Leysin, là-bas en haut, on a fondé un sanatorium pour tuberculoses médicales... Eh bien ! en aucun lieu on ne fait autant de chirurgie. On y pratique des interventions, des pneumothorax, des résections d'adhérences pleuriques à la Jacobeus, des opérations continuelles sur le nerf phrénique, et maintenant on ne parle que de résections de côtes, de vraies démolitions de la cage thoracique.(...) - Vous voyez cette dame à la troisième table à droite ? Je vis en effet une magnifique jeune femme élégante, une créature tout luxe et finesse. - Eh bien ! - C'est une richissime veuve française. Son mari est mort de tuberculose pulmonaire il y a deux ans à Paris ; elle fut atteinte quelque temps après d'une tuberculose péritonéale, d'une variété ascitique. Elle fut opéré de laparotomie, mais elle récidiva. Quand elle vint à Leysin, elle était cadavérique. son ventre était plein d'exsudat liquide... On pouvait palper aussi quelques masses glandulaires. Eh bien! après trois mois de cure, le liquide disparut, les tuméfactions et la fièvre aussi. Maintenant, regardez quel appétit elle a... et puis... elle fait des ravages dans les cœurs masculins ! Parce que vous devez savoir que dans ces sanatoriums, le dieu qui triomphe est l'Amour ! tous ces braves gens sont envahis après quelques temps d'une manie érotique... c'est à désespérer. C'est un flirt universel ! Il semblerait presque que la maladie au lieu de le déprimer exalte ce sentiment... nous ne savons plus comment faire pour les surveiller ! Mais regardez un autre cas intéressant ! Voyez-vous ce jeune homme seul à cette table sous la fenêtre ? (...) C'est un Egyptien. Il est venu à Leysin il y a une année ; il avait une tuberculose de l'épiphyse inférieure du fémur ; une pauvre cuisse toute semée de sinus fistulaires d'où sortait un pus ténu et abondant. On l'avait tourmenté au Caire avec toutes sortes d'incisions, mais en vain ! Il fut soumis ici à une longue cure solaire. Il élimina spontanément 18 séquestres...18 morceaux d'os déchiquetés et raboteux qu'il conserve maintenant encore dans une petite boîte en or émaillé. Après le dernier séquestre, les fistules se sont fermées et son poids augmenta de 20 kilos. A présent, le malheureux ne veut plus quitter Leysin, parce qu'il a peur qu'en retournant au Caire, les sinus fistulaires réapparaissent ! Mais je veux que vous observiez deux types vraiment intéressants, regardez-les bien et suivez-les ensuite après le repas : ce sont deux personnages exquis, vraiment sympathiques ; deux personnes de sexe, de race, de nationalités différentes, mais unies par un lien mystérieux... un lien que peut-être seule la mort pourra détruire. Voici là-bas mon héros : regardez-le dans ce coin solitaire et tranquille près de la porte. Le voyez-vous ? Regardez maintenant l'héroïne à l'autre extrémité de la salle . Elle est assise à cette table derrière la colonne ; elle est toute vêtue de blanc, avec au cou un magnifique collier de perles. Tant qu'ils sont dans la salle à manger, ils ne paraissent pas se connaître, ils n'échangent même pas un regard. Mais le repas terminé, vous verrez, qu'ils disparaîtront et vous verrez qu'au lieu de se joindre aux autres dans les salles de jeux ou de conversation, ils se retireront en aparté dans le salon le plus tranquille, dans un endroit solitaire et romantique, là au fond, où se trouve le piano de concert. De ma place je pouvais bien voir les deux protagonistes : c'étaient en réalité deux personnages vraiment sympathiques. Il était âgé d'environ 25 ans, d'une allure distinguée, visage aristocratique, type sentimental ; le front haut, les cheveux longs à la Byron ou à la Chopin ; il portait très bien l'habit de soirée avec un plastron immaculé... mais il me semblait que le buste était un peu trop droit, un peu trop rigide. Les yeux étaient profonds, très noirs, voilés par un léger nuage de mélancolie. Elle, à certains points de vue, était un type diamétralement opposé: le visage ovale, les cheveux très blonds, presque dorés, les yeux bleus très doux, pleins de sentiments et de rêves. On aurait pu dire que tandis qu'il était la personnification de la pensée, elle était celle de la grâce et du sentiment. Je ne pouvais me lasser de les observer, en posant mon regard successivement sur l'un et sur l'autre. -Vous les avez bien observés, me dit soudain le docteur Gottardi. Beau couple n'est-ce pas ? et bien, ces deux jeunes gens qui semblent être le portrait de la santé et de la beauté, sont à Leysin depuis plus d'une année. C'est le fils unique d'un prince polonais. Il a une spondylite dorsolombaire. Il fut envoyé à Leysin de Varsovie dans un état pitoyable. La tuberculose avait envahi le corps de la première vertèbre lombaire et la formation d'une gibbosité menaçait. Il avait aussi un abcès froid à la fosse iliaque droite. On appliqua tout de suite un corset en plâtre, ouvert de telle sorte qu'il permit la cure solaire. L'abcès fut aspiré et ne se reforma plus. La fièvre disparut tout de suite, les conditions générales s'améliorèrent comme par enchantement. Il peut maintenant se considérer en voie de guérison. Cependant il porte encore le corset et vous vous êtes certainement aperçu de la rigidité de son tronc... si vous observez , il ne se plie pas, il ne peut pas se courber. Elle, c'est la fille d'un riche industriel anglais. Elle vient de Newcastle-on-Tynne. Elle est aussi arrivée à Leysin dans des conditions pitoyables ; elle avait un vaste abcès froid à la paroi thoracique droite... une tuberculose diffusée sur plusieurs côtes. En Angleterre, ils voulaient la traiter chirurgicalement en réséquant amplement les côtes intéressées. Nous, au contraire nous nous sommes bornés à vider l'abcès avec une ponction aspiratrice et à soumettre la petite à tous les traitements médicaux et sanatoriaux. Les résultats furent simplement merveilleux, vous pouvez facilement vous en rendre compte pour ce qui concerne les conditions générales. Mais si vous voyiez les radiographies, vous serez certainement étonné.(...) Je pensai aussi combien sont providentielles la force de l'habitude, la résignation dans le cœur de l'homme, quand il me sembla entendre une musique lointaine de piano... une mélodie très douce , qui provenait d'un coin discrets, là-bas au fond... Je me dirigeai de ce côté et j'arrivai finalement à la porte d'un petit salon, un local solitaire et retiré, loin de la foule des curieux. La porte était entrouverte et je n'osai pas entrer de peur d'interrompre ou de déranger cette voix divine qui me rappelai un peu la patrie lointaine. Je n'entrai pas, mais à travers l'entrebâillement, je pus observer quelque chose. Sous la lumière discrète de la lampe, le prince polonais était assis au clavier, son pauvre buste droit, rigide, inflexible; mais ses mains, très belles, couraient délicatement sur les touches d'ivoire. Son visage était inspiré et ses longs cheveux noirs s'agitaient de temps à autre en retombant sur la nuque. A côté du piano, allongée dans un grand fauteuil, était assise la blonde demoiselle et, de ses yeux bleus et doux, elle contemplait le magique musicien, comme absorbée dans la même idée, comme unie à lui en une intime communion de sentiment. Personne des deux n'aperçut mon regard importun, tant était profonde leur extase... mais la mélodie sortait toujours plus douce du sein du magique instrument ; d'abord pianissimo et lointaine, elle allait peu à peu augmentant et se renforçant... Ah ! cette mélodie m'était bien connue mais personne ne l'avait jamais interprétée avec autant de sentiment, personne ne l'avait su la rendre avec autant de cœur, avec une telle expression. Et la voix résonnait toujours plus forte, plus haute et majestueuse, comme une marée éblouissante de lumière et de chaleur... et elle croissait... elle croissait toujours jusqu'à éclater en un hymne sublime... un cri de prière et de remerciement : "C'est moi, c'est moi la vie !" C'était l'hymne au soleil !" Exactement deux ans plus tard, de nouveau pendant le mois de décembre, on me priait télégraphiquement, de Rome, de me rendre à Davos pour visiter une malade qui s'y trouvait depuis quelques temps dans un sanatorium et qu'une complication chirurgicale dérangeait à ce moment. La patiente était la fille d'un grand personnage, qui mettait à ma disposition n'importe quel moyen pourvu que je me dépêche! Je partis de suite dans une luxueuse automobile qui devait me porter rapidement jusqu'à Saint-Moritz, en Engadine. De là je devais continuer en train jusque Davos. (...) Je descendis du train et trouvai une dame la mère de la petite patiente qui m'attendait anxieusement pour me conduire au sanatorium.(...) Regardez bien professeur, chaque maison, chaque hôtel, chaque villa est un sanatorium; tout ce monde élégant, qui se promène à côté de vous, et qui paraît éclater de santé, est composé de tuberculeux. Passe encore pour les hôtes étrangers, mais les habitants aussi sont des tuberculeux, des tuberculeux guéris ou en voie de l'être... ce sont des personnes venues à Davos il y a bien des années à cause de la tuberculose, qui sont ressuscitées et qui ensuite n'ont plus voulu partir, parce tant qu'elles restent ici elles sont bien portantes et craignent de tomber malades en rentrant sous un autre climat. Elles sont restées... presque par superstition, et se sont cherché un emploi ici ; elles se sont mariées, en s'unissant peut-être à d'autres survivants vétérans du sanatorium... et ils ont proliféré. Vous allez faire des provisions dans un magasin... celui qui vous offre la marchandise est un ex-tuberculeux ; vous allez à la poste prendre un timbre-poste, l'employée est aussi une ex-malade... le prêtre qui dit le sermon du dimanche... notre médecin même, le docteur Fritz, est un ancien tuberculeux et vous connaîtrez bientôt qu'il est médecin-directeur de notre sanatorium. Vous voyez ce groupe d'enfants, qui descend en casse-cou cette pente montagneuse à ski ? Eh bien ! ce sont leurs fils ! Des fils de tuberculeux ! (...) Le docteur Fritz m'attendait et il m'accueillit avec une courtoisie collégiale et compassée. (...) La consultation est terminée et je me retire dans ma chambre pour faire un peu de toilette avant de descendre déjeuner. Je me rhabille en hâte parce qu'il est tard, mais avant de descendre, je ne puis faire autrement que d'aller sur la terrasse, une des innombrables terrasses... semblable à toutes les autres; une de celles qui a dû servir pour Dieu sait combien de malades ! La terrasse est inondée de soleil et on jouit du balcon de tout un panorama de la vallée et des deux villages : Davos Platz en bas et en haut Davos Dorf. Je regarde et j'admire mais pendant que je me plonge béatement dans cette mer de lumière, un son très doux attire mon attention... un son de piano... une mélodie, qui vient des salles du rez-de-chaussée, et qui s'élève presqu'en tremblant. je connais ce motif... mais l'interprétation de ce morceau est différente de celle que l'on entend habituellement... elle est caractéristique... et cependant ce n'est pas la première fois que je la remarque. (...) C'est "l’hymne au soleil". C'était vraiment Lui, encore Lui ! son expression, sa douleur, son âme, telles qu'elles s'étaient manifestées à Leysin deux ans auparavant. Lui, le prince polonais, était cette fois-ci à Davos... il devait y être.(...) Je descendis rapidement et pris la place d'honneur, que le bon docteur Fritz m'avait destinée à sa droite à la table des internes.(...) j'observais avec grande attention pour trouver mon "héros".(...) Non! je ne m'étais pas trompé. Le voici là-bas au fond, à cette petite table dans la pénombre. Il n'est plus seul mais accompagné par deux femmes dont l'une était justement elle, la blonde fille d'Albion... Cette fois-ci, ils sont vraiment ensemble.(...) Je brûlais du désir de savoir quelque chose, d'apprendre leur roman, mais je n'osais pas interroger le docteur. Celui-ci cependant devina ma pensée. - Ce sont deux jeunes gens très intéressants, dit-il, des êtres vraiment privilégiés par leur intelligence, des créatures sensibles et supérieures. Vous les avez trouvés il y a deux ans à Leysin; et en effet ils s'y connurent dans un sanatorium traitant les formes chirurgicales. Il avait une spondylite dorsolombaire, elle, une carie costale. Ils ont très bien été soignés et ils guérirent tous deux de leur forme osseuse. J'oserai dire que maintenant il est complètement cicatrisé; grâce à une longue immobilisation, aucune gibbosité ne s'est formée et aujourd'hui il n'en reste qu'un mince souvenir: une petite rigidité concernant les premières lombaires; les conditions générales ne pourraient être meilleures. Elle, au contraire, ne fut pas si heureuse: la forme osseuse est guérie, comme le démontre aussi bien l'examen local que la radiographie, mais lorsqu'elle fut de retour en Angleterre, un foyer d'infiltration pulmonaire au sommet droit apparut après quelque temps. Voici la raison pour laquelle elle retourna immédiatement en Suisse et elle est en traitement chez moi depuis plus d'une année. Maintenant elle va bien. Le processus tuberculeux s'est arrêté: les bacilles ont disparu, ainsi que toutes les manifestations cliniques. Les radiographies aussi attestent une bonne cicatrisation. Je puis dire qu'elle est guérie, mais je n'oserais pas l'envoyer chez elle. Elle est de Newcastle-on-Tyne, savez-vous ? Pensez quelle humidité ! A cause de cela, je voudrais la garder ici jusqu'au printemps. Puis... je crois qu'ils se marieront... ils sont fiancés ! - Oui, ils sont fiancés, confirma le docteur Fritz en scandant ses paroles, vous vous en étonnez, n'est-ce pas ? Peut-être n'avez-vous pas tort ; mais nous sommes habitués à ces romans. Cela vous paraît étrange, mais ici dans ces sanatoriums, on vit dans une atmosphère de roman... C'est un flirt continuel ! C'est un milieu d'érotisme. Il semble que la nature se venge.. Il semble que ces malades veulent prendre une revanche, se distraire, jouir, ne pas perdre de temps...Ruit hora ! (...) - Mais, interrompis-je, cher docteur Fritz, ne pensez-vous pas au risque des grossesses, des accouchements, des perpétras, des allaitements ? Ne pensez-vous pas que l'état puerpéral puisse réveiller quelque foyer assoupi ou silencieux ? - Pour les allaitements, je vous dis sans hésiter que cette femme ne devra jamais, mais jamais allaiter. Quant aux accouchements, et aux perpétras, l'obstétricien y pensera... pour les grossesses, je ne vous cache pas que, malheureusement, le risque existe...existe certes, mais il faudra tout faire pour le diminuer et avec les ressources hygiéniques on peut y arriver. Mais allez donc dire à cette jeune fille désireuse d'affection et de maternité... allez lui dire qu'elle doit renoncer pour toujours à son avenir de femme... allez le lui dire si vous en avez le courage... Du reste, cher Herr collegue, soyez sûr que ces braves gens, s'ils veulent se marier, ne viendront pas demander ma permission; et si même ils me la demandaient et que je ne la donne pas, soyez sûr qu'ils ne m'écouteraient pas. (...) Je les observai encore longtemps et je compris que ces âmes étaient vraiment indissolublement unies..qu'aucune force, qu'aucune violence ne les aurait jamais séparées... sauf la mort et peut-être même pas elle. b) Thomas Mann nous décrit la
vie dans un sanatorium destiné aux malades de la classe aisée. Extraits choisis de "La Montagne Magique", Thomas Mann, 1924 Ce prix Nobel de littérature a publié ce livre en 1924. L'histoire se passe dans un sanatorium peu avant la dernière guerre mondiale. Un jeune homme Hans Castrop, se rend de Hambourg, sa ville natale, à Davos , en Suisse pour passer trois semaines auprès de son cousin en traitement dans un sanatorium. Pris dans l'engrenage étrange de la vie "des gens d'en haut" et subissant l'atmosphère envoûtante du sanatorium, Hans y séjournera sept ans jusqu'au jour où la Grande Guerre, l'exorcisant, va le précipiter sur les champs de bataille. Chef-d’œuvre de Thomas Mann, le plus célèbre écrivain allemand de ce siècle, La Montagne Magique est un roman-miroir où l'on peut déchiffrer tous les grands thèmes de notre époque. Le lecteur remarquera combien Thomas Mann et le Dr Majocci décrivent de manière fort similaire l'ambiance des sanatoriums destinés aux gens riches. La tuberculose n'épargnait aucune classe sociale mais les malades riches avaient l'avantage de pouvoir transformer leurs sanatoriums en véritables hôtels quatre étoiles. L'histoire des sanatoriums reflète très bien la dichotomie de la société du début du XXème siècle. Le
sanatorium Berghof de Davos Le sanatorium est situé 50 mètres au-dessus du village. Le sanatorium le plus élevé est celui de Schatzalp, de l'autre côté. Ceux-là en hiver doivent transporter leurs cadavres en bobsleigt parce que les chemins ne sont plus viables. La cure du soir de 20h à 22 h Même dans le brouillard et la nuit noire Pas de dortoir mais une magnifique chambre qui donne directement sur le balcon La porte était double, avec des crochets à habits dans le creux intérieur. Joachim avait allumé le plafonnier et, à sa lumière tremblante la chambre apparut gaie et paisible, avec ses meubles blancs, pratiques, avec ses tentures également blanches, épaisses, lavables, avec son linoléum net et propre, et les rideaux de toile qui étaient brodés simplement et gaiement, dans le goût du moderne. La porte du balcon était ouverte ; on apercevait les lumières de la vallée et l'on distinguait une lointaine musique de danse. Avant-hier une Américaine est morte ici, dit Joachim. Behrens avait tout de suite dit qu'elle serait liquidée avant que tu ne viennes et que tu pourrais avoir la chambre. Son fiancé était tout près d'elle, un officier de marine anglais, mais il n'a pas montré beaucoup de cran. A tout moment il venait dans le corridor pour pleurer. (...) Elle est partie depuis hier matin et après cela ils ont naturellement fait de sérieuses fumigations avec du formol, sais-tu, c'est excellent pour cela ! Le restaurant du sanatorium Une serveuse avenante, au parler guttural, en robe noire à tablier blanc, avec une grosse figure et un grand air de santé, les servait, et à sa grande gaieté, Hans apprit que l'on appelait ici les serveuses des "filles de salle". Ils lui commandèrent une bouteille de Gruaud Larose que Hans renvoya pour la faire chambrer. Le dîner était excellent. Il y eut du potage aux asperges, des tomates farcies, un rôti avec des garnitures diverses, un entremets particulièrement bien préparé, des fromages variés et des fruits. La salle était conçue dans ce goût moderne qui sait donner à la simplicité la plus stricte une certaine couleur fantastique. Elle n'était pas très profonde en proportion de sa longueur, et entourée d'une sorte de promenoir qui abritait les dressoirs, et s'ouvrait par de larges arceaux sur l'intérieur, garni de tables. Des piliers revêtus jusqu'à mi-hauteur d'une boiserie vernie, à la façon d'un bois de santal, puis blanchis de même que la partie supérieure des murs et que le plafond, étaient ornés de plinthes bariolées, de modèles simples et drôles que répétaient les archivoltes espacées de la voûte plate. Plusieurs lustres électriques en métal blancs décoraient la salle (...). Il y avait quatre portes vitrées: deux qui donnait sur une véranda, une troisième à gauche conduisait dans le hall d'entrée (...). Une riche Mexicaine nommée "Tous les deux" voit la tuberculose s'emparer de ses deux fils "Ah c'est "Tout-les-deux" dit-il. tout le monde ici, chez nous, l'appelle ainsi, car c'est la seule chose qu'on l'entende toujours répéter. Elle est Mexicaine, vois-tu et ne parle pas un mot d'allemand, et le français pas davantage, à peine quelques bribes. Elle est ici depuis 5 semaines, auprès de son fils aîné, un cas absolument désespéré qui passera maintenant assez vite. Cela le tient déjà partout, il est empoisonné de part en part, on peut bien le dire, cela finit par ressembler à peu près au typhus, dit Behrens. C'est en tout cas atroce pour les intéressés. Or, voici 15 jours, le frère cadet est monté ici parce qu'il voulait voir son frère une dernière fois. (...) Bon, le cadet à peine ici a de la température, et tout de suite 39,5, le degré de fièvre le plus élevé, comprends-tu, il se met au lit, et s'il se relève encore, dit Behrens, il aura plus de chances que de cervelle. De toute façon, dit-il, il était grand temps qu'il monte ici. Oui et depuis la mère se promène ainsi, à moins qu'elle soit assise à leur chevet, et lorsqu'on lui adresse la parole, elle ne dit jamais que "Tous les deux", car elle ne sait pas dire autre chose, et il n'y a personne ici pour le moment qui comprenne l'espagnol." Le petit-déjeuner : servi par une servante ! Il y avait des pots de marmelade et de miel, des écuelles de riz au lait et de gruau d'avoine, des plats d'œufs brouillés et de viande froide, le beurre figurait en abondance, quelqu'un leva une cloche de verre sous laquelle suintait un fromage de gruyère, pour en couper un morceau, et un compotier de fruits frais et secs était en outre placé au milieu de la table. Une servante en noir et blanc demanda à Hans ce qu'il désirait boire: du cacao, du thé ou du café. Le pneumothorax : comment faire siffler son pneumothorax pour impressionner la galerie ! Une longue jeune fille en sweater passa si près de Hans qu'elle le frôla presque du bras. Et en même temps elle siffla... Non, c'était fou ! elle siffla, non pas de ses lèvres qui ne desserrèrent pas. Elle siffla de l'intérieur d'elle-même, tout en le regardant, bêtement, et les yeux mi-clos. Un sifflement étrangement désagréable, rauque aigu et en même temps creux, prolongé et qui vers la fin retombait d'un ton, s'échappa en quelque manière incompréhensible de sa poitrine, et puis elle passa avec sa compagnie. (...) C'est la Kleefeld, Hemine Kleefeld, elle siffle avec son pneumothorax. (...) C'est quelque chose qui relève de la chirurgie, comme tu peux te figurer ; c'est une opération qui est assez souvent exécutée ici en haut. Behrens a pour la faire un entraînement remarquable. Lorsqu'un poumon est entamé, tu comprends, mais que l'autre est sain ou relativement sain, on dispense le côté malade pendant quelque temps de son activité, pour le reposer. C'est-à- dire que l'on vous ouvre par une entaille ici, sur le côté, je ne connais pas exactement l'endroit, mais Behrens est passé maître dans ce genre d'opération. Et puis l'on vous gonfle du gaz nitrogène, tu sais, et le poumon amoché est mis hors d'activité. Le gaz bien entendu ne reste pas longtemps. Il faut qu'il soit renouvelé; tous les 15 jours à peu près, on vous remplit en quelque sorte, tu te représentes cela. Et lorsque cela a duré un an, ou davantage et lorsque tout va bien, le poumon peut guérir, grâce à ce repos. (...) Ils (ndrl: les malades ayant subi ce genre de traitement) se sont groupés ; car une chose comme un pneumothorax rapproche naturellement les hommes, et ils s'appellent "L'Association des demi-poumons" ; c'est sous ce nom qu'on les connaît. Mais l'orgueil de la société c'est Hermine Kleefeld, parce qu'elle sait siffler par son pneumothorax, c'est un don particulier qu'elle a, elle seule et aucune autre. Comment elle y réussit, c'est ce que je ne pourrais pas te dire, elle-même ne sait pas le dire exactement. Mais lorsqu'elle a marché vite, elle peut siffler intérieurement, et elle s'en sert naturellement pour effrayer les gens, surtout les malades nouvellement arrivés. Je crois d'ailleurs que cela lui fait gaspiller du gaz nitrogène, car il faut la gonfler tous les 8 jours. Comment meurt-on dans un sanatorium... dans la discrétion de préférence pour ne pas perturber la vie des autres pensionnaires ! On traite les décès avec beaucoup de discrétion, tu comprends, on n'apprend rien de cela, ou à l'occasion tout au plus, plus tard. Tout se passe dans le plus grand mystère, lorsque quelqu'un meurt, par égard pour les pensionnaires et surtout pour les dames qui pourraient facilement avoir des crises. Et le cercueil est apporté de bon matin , alors que tu dors encore, et l'on ne vient chercher l'intéressé qu'à certaines heures, par exemple pendant les repas. (...) Il y a quelque temps j'ai jeté un regard derrière les coulisses, par pur hasard. Je m'en souviens comme si c'était hier. C'était lorsqu'ils ont apporté à la petite Hujus le viatique, le Saint Sacrement, enfin les huiles saintes ! Elle était encore levée quand j'étais arrivé et elle était d'une gaieté folle, pétulante, absolument comme une gamine de quinze ans. Mais ensuite elle baissa rapidement et ne se leva plus. Elle était couchée à trois chambres de la mienne, et puis ses parents arrivèrent et enfin ce fut le tour du prêtre de venir. Il vint alors que tout le monde était au thé, l'après-midi. Mais figure-toi, j'avais manqué l'heure du goûter, je m'étais endormi pendant la grande cure de repos, je n'avais pas entendu le gong et j'étais en retard d'un quart d'heure. A l'instant décisif, je me trouvais donc pas avec les autres. Je m'étais perdu derrière les coulisses, comme tu dis, et tandis que je suis dans le couloir, voici qu'ils arrivent en chemise de dentelles avec une croix par devant (...). Je me suis mis contre le mur et je m'inclinai légèrement lorsqu'ils furent près de moi. C'était juste en face de la chambre de la petite Hujus. (...) l'enfant de chœur avec l'encensoir frappe à la porte, puis il ouvre et cède le pas à son supérieur. (...) à l'instant où le prêtre franchit le seuil, voilà qu'il part de là-dedans des piailleries, des hurlements et ensuite des cris sans une seconde d'interruption, des cris d'une bouche grande ouverte, ah ! (...) elle s'était cachée sous la couverture. Le prêtre était debout tout près du seuil et prononçait des paroles apaisantes. Je le vois encore : en parlant, il avançait un peu la tête, et puis la retirait de nouveau. Le porteur de croix et le servant étaient encore dans le chambranle et ne pouvaient pas entrer. Et entre eux je pouvais voir dans la chambre. (...) au chevet du lit, il y avait des gens, les parents naturellement, et eux aussi se penchaient avec des paroles consolantes sur le lit, mais on y voyait qu'une masse informe qui mendiait et protestait d'une manière effrayante, et gigotait des jambes. - Tu dis qu'elle gigotait des jambes ? - De toute ses forces mais cela ne lui servit à rien, il fallait qu'on lui administrât le sacrement. (...) Elle était très faible, ce n'était que la peur qui lui donnait tant de forces. Elle avait terriblement peur parce qu'elle se rendait compte qu'elle allait mourir. C'était une très jeune fille, de sorte qu'il faut , somme toute, l'excuser. Mais il y a aussi des hommes qui se conduisent quelquefois ainsi, ce qui est naturellement un laisser-aller inexcusable. Dans ces cas-là, Behrens sait d'ailleurs leur parler, il sait trouver le ton juste en de telles circonstances. - Quel ton ? - Ne faites donc pas tant de manières, répondit Joachim. Du moins l'a-t-il dit récemment à l'un d'entre eux, nous le savons par l'infirmière-major qui était là et qui aida à maintenir le mourant. C'était un de ceux justement qui pour finir font une scène effroyable et ne veulent absolument pas mourir. Alors Berhrens l'a rappelé à l'ordre: "Ne faites donc pas "tant de manières", a-t-il dit, et aussitôt le malade s'est calmé et il est mort tout à fait tranquille.". La prise de température "Oui, lorsqu'on surveille le temps, il passe très lentement. J'aime beaucoup la température, quatre fois par jour, parce que, à ce moment, on se rend vraiment compte de ce que c'est en réalité qu'une minute ou même sept minutes, alors que des sept jours d'une même semaine, on ne fait ici aucun cas, ce qui est affreux." La chaise longue Il ne se souvenait pas avoir jamais rencontré une chaise longue aussi agréable. La carcasse de forme un peu démodée- ce qui n'était qu'une fantaisie de goût, car le siège de toute évidence était neuf- était faite d'un bois poli d'un brun rougeâtre, et un matelas, recouvert d'une housse de coutil, composé en réalité de trois cousins s'étendait du pied jusqu'au dossier. De plus, un cordon maintenait derrière la nuque un traversin ni trop mou ni trop dur et recouvert d'une toile brodée, dont l'effet était particulièrement bienfaisant. Hans appuya son bras sur la surface lisse de l'accotoir, cligna des paupières et se reposa (...). Le déjeuner de 11 h00 : Si vous n'êtes pas content du lait servi, vous pouvez commander une bière ! Toute la salle scintillait de lait : devant chaque place, il y avait un grand verre, au moins un demi-litre. (...), Dieu m'assiste, du lait je n'en bois pas du tout, et à cette heure-ci moins que jamais ! En remplacement du lait, Hans commande une bière de Kulmbach. Hans but avidement, mangea de la viande froide avec du pain grillé. De nouveau on servit du porridge et de nouveau beaucoup de beurre et de fruits. Entre 11h00 et le dîner les pensionnaires descendent à Davos-Platz faire leurs courses : ce n'est pas comme au sanatorium populaire où les sorties à l'extérieur sont tout simplement interdites ! A cette heure-ci, je descends d'habitude faire un tour à travers le village et jusqu'à Davos-Platz, lorsque j'ai le temps. On voit des boutiques et les gens, et l'on fait des emplettes quand on a besoin de quelque chose. Avant le repas, on reste encore étendu pendant une heure et ensuite, de nouveau jusque quatre heures. Le dîner est magistralement apprêté et copieux ! Le dîner était aussi magistralement apprêté que copieux. En comptant le potage très nourrissant, il ne comprenait pas moins de six services. Après le poisson venait un plat de viande consistant avec des garnitures, puis un plat de légumes servi à part, de la volaille rôtie, un entremets qui ne cédait en rien, quant à la saveur à celui de la veille, et enfin le fromage et les fruits. Chaque plat était représenté deux fois et ne l'était pas inutilement. La cure jusqu'au thé se fait en grand silence Après le repas il y avait cure de repos jusqu'au thé. C'était même la plus importante de la journée et elle devait être sévèrement observée. Les suicides ne sont pas rares même dans les sanatorium pour riches Ces choses-là arrivent ici. Deux mois avant mon arrivée un étudiant qui était ici depuis longtemps s'est pendu dans la forêt, là-bas, de l'autre côté, après une visite générale. Le thé Dans la salle à manger, on servait toutes les boissons qui étaient prévues pour cette heure. Miss Robinson buvait à nouveau du thé rouge de cynorhodon, tandis que sa petite-nièce mangeait du yaourt à la cuiller. (...) Hans s'était fait servir du thé et y trempait des biscottes. Il goûta aussi un peu de marmelade. Entre le thé et le souper, on peut faire une petite promenade et à nouveau sortir du sanatorium ! L'intervalle qui était court et insignifiant avait été pris pour une promenade jusqu'au flanc escarpé de la montagne, près du ruisseau et par une nouvelle cure de repos, d'une petite heure et demie, rapide et sans contenu, sur le balcon." Le souper Pour le souper, il se changea consciencieusement et mangea entre Miss Robinson et l'institutrice du potage julienne, de la viande rôtie et grillée avec garnitures, deux morceaux d'un gâteau. Après le souper: la salle de jeux On sortit par la porte vitrée de gauche (...). Presque tous les pensionnaires prirent ce chemin, et il apparut qu'à cette heure après le souper, dans le hall et dans les salons voisins, une sorte de réunion avait lieu. La plupart des malades étaient debout par petits groupes, et bavardaient. Autour d'une des deux tables pliantes, on jouait ; aux dominos à l'une au bridge à l'autre (...). Il y avait en outre pour se distraire quelques appareils optiques dans le premier salon: une boîte stéréoscopique par les loupes de laquelle on voyait les photographies disposées à l'intérieur, par exemple un gondolier vénitien, avec une plasticité rigide et exsangue; deuxièmement un kaléidoscope en forme de longue-vue, contre l'oculaire duquel on appuyait l'œil pour, en actionnant légèrement une roue dentée, mettre en mouvement une fantasmagorie multicolore d'étoiles et d'arabesques ; enfin un tambour mobile, dans lequel on introduisait des bandes cinématographiques, et par les ouvertures duquel on pouvait observer un meunier qui se battait avec un ramoneur, un instituteur qui donnait une correction à un écolier, les bonds d'un danseur de corde et un couple de paysans qui dansait la tyrolienne. Dans les sana quatre étoiles, certaines personnes même guéries sont prêtes à tout pour pouvoir y rester ! Il y avait, par exemple l'année dernière, Odile Kneiffer, d'une excellente famille, la fille d'un haut fonctionnaire. Elle était là depuis au moins un an et demi, et s'était si parfaitement habituée que, lorsque sa santé fut complètement rétablie -- car le cas se présente, parfois, on guérit ici -- elle ne voulut à aucun prix repartir. Elle pria le médecin chef de toute son âme de la garder encore ; elle ne pouvait ni ne voulait rentrer ; ici, elle était chez elle, c'est ici qu'elle serait heureuse ; mais comme la demande était très forte et que l'on avait besoin de sa chambre, ses prières furent vaines ; et l'on persista à vouloir la renvoyer comme bien portante. Odile alors eut de la fièvre, elle fit sérieusement monter sa courbe, mais on la démasqua en échangeant le thermomètre contre une "sœur muette". Vous ne savez pas encore ce que c'est ? C'est un thermomètre non chiffré, que le médecin contrôle personnellement en mesurant la colonne de mercure et en inscrivant lui-même la température. Odile, Monsieur, avait 36,9. Odile n'avait pas de fièvre. Elle se baigna alors dans le lac--nous étions au commencement de mai, nous avions des gelées nocturnes, le lac n'était pas précisément glacé, il y faisait pour être précis quelques degrés au-dessus de zéro - elle resta assez longtemps dans l'eau pour contracter telle ou telle maladie. Mais le résultat ? Elle était et restait bien portante. Elle partit désespérée, insensible aux paroles consolantes de ses parents. Plier les couvertures est un art.... Joachim se prépara à sa cure de repos, revêtit sa vareuse et, par-dessus un vieux manteau, puis sortit, avec la veilleuse de sa table de nuit et sa grammaire russe, sur le balcon, où il mit le contact à la lampe et, étendu sur la chaise longue, le thermomètre dans la bouche commença à s'enrouler avec une étonnante dextérité dans deux couvertures en poil de chameau qui étaient étendues sur le siège. Avec une admiration sincère, Hans le vit exécuter ces mouvements adroits. Joachim commença par rabattre sur lui les couvertures, l'une après l'autre, d'abord à gauche, en longueur jusqu'au dessous de l'épaule, puis d'en bas, par-dessus les pieds, et ensuite à droite, de telle sorte qu'il finit par former un paquet parfaitement homogène d'où n'émergeaient que la tête, les bras et les épaules. - Tu fais cela étonnamment dit Hans - C'est affaire d'exercice, dit joachim qui tout en parlant, serrait les dents sur son thermomètre. Tu l'apprendras à ton tour. ....qui s'apprend : Joachim qui en avait l'habitude, lui enseigna l'art de s'empaqueter comme ils le faisaient tous et comme chaque nouveau devait l'apprendre. On étendait les couvertures, l' une, puis l'autre, sur le fond de la chaise, de telle sorte qu'elles débordaient largement au pied. Puis on prenait place et l'on commençait par rabattre la couverture intérieure, d'abord en longueur jusque sous l'épaule, ensuite d'en bas par-dessus les pieds, en se mettant sur son séant et en prenant l'épaisseur double de la couverture repliée, d'un côté d'abord, puis de l'autre, en appliquant exactement ce pan double sur le rebord de la chaise longue, si on voulait obtenir la plus grande régularité possible. On procédait ensuite exactement de la même façon avec la couverture extérieure -- elle était un peu plus difficile à manier --, et Hans en novice maladroit qu'il était, ne laissa pas de gémir en s'exerçant, tantôt allongé, tantôt plié en deux, aux maniements qu'on lui enseignait. Quelques rares anciens seulement, dit Joachim, savent, en trois mouvements sûrs, enrouler autour d'eux à la fois les deux couvertures ; toutefois c'était là une adresse rare et enviée qui ne supposait pas seulement de longues années d'exercice, mais encore des dispositions naturelles. L'oxygène en ballon est souvent réservé aux mourants Ces récipients pansus aux cols courts qui étaient aux portes des couloirs contenaient de l'oxygène pur à six francs le ballon et ce gaz vivifiant était dispensé aux mourants pour les ranimer et faire durer leurs forces. Ils l'aspiraient par un tuyau. Et quand le docteur Behrens explique l'usage de l' oxygène, il ne va pas par quatre chemins : " Il est temps que j'aille chez mon moribond, dit-il, au numéro 27. Stade final, vous savez. Sortie par le milieu. Cinq douzaines de flasques d'oxygène qu'il nous a déjà assoiffés, l'ivrogne. Mais d'ici midi, il ira sans doute ad pénates..." Chaque dimanche est un jour de fête ! Il était visible que chacun s'efforçait d'observer et de distinguer ce dimanche ; l'administration et les pensionnaires s'entraidaient dans cet effort. Dès le thé du matin, on avait servi de la tarte aux amandes ; à chaque place, il y avait un petit verre orné de fleurs (...) que ces messieurs piquaient à leur boutonnière (le procureur Paravant de Dortmund avait même revêtu une queue de morue, avec un gilet à pois) ; les toilettes des dames étaient d'une élégance exceptionnelle et vaporeuse. Madame Chauchat parut au petit-déjeuner dans un déshabillé en dentelles à manches courtes dans lequel elle commença par faire face à la salle et par se présenter en quelque sorte, avec grâce, avant de se diriger à pas glissants vers sa table (...). (...) Aussitôt après le deuxième petit déjeuner, le concert commença en terrasse. Cuivres et bois de toutes sortes étaient réunis là, qui jouèrent alternativement des airs solennels et vifs, jusqu'à l'heure du déjeuner. Durant le concert, la cure de repos n'était pas strictement obligatoire. Sans doute, quelques-uns jouissaient-ils du haut de leur balcon de ce régal sonore, et de même dans le halle du jardin, trois ou quatre chaises étaient occupées mais la majorité des pensionnaires étaient assis aux petites tables blanches, sur la terrasse ouverte, tandis que la société des jeunes viveurs, qui trouvait trop correct de s'asseoir sur des chaises, occupait les marches de pierre qui conduisaient dans le jardin, et manifestaient une grande gaîté. (...) Les médecins survinrent et se mêlèrent aux pensionnaires, le docteur Behrens en blouse blanche et le docteur Krokovski en blouse noire. Ils longèrent la rangée des petites tables et, devant chacune, le médecin-chef laissait tomber une plaisanterie cordiale, de sorte qu'un sillage de gaieté signalait son passage, puis ils descendirent vers la jeunesse dont la partie féminine s'attroupa aussitôt autour du docteur Krokovski en se trémoussant avec des regards obliques, tandis que le médecin-chef, en l'honneur du dimanche montrait aux messieurs un tour de force exécuté sur ses chaussures lacées : il appuya son pied énorme sur une marche supérieure, dénoua ses lacets, les saisit d'une main avec une certaine dextérité, et, sans s'aider de l'autre, arriva à les nouer en les croisant avec une rapidité telle que tous en furent étonnés et que plusieurs essayèrent en vain d'en faire autant. (...) C'est ainsi que le dimanche se détacha nettement. Son après-midi fut, de plus, marqué par des promenades en voiture qu'entreprenaient divers groupes de pensionnaires : plusieurs équipages à deux chevaux se traînèrent après le thé jusqu'en haut du virage et s'arrêtèrent devant le portail principal, pour charger les pensionnaires qui les avaient commandés ; c'étaient surtout des Russes, de préférence des dames russes. (...) Elles parlaient et riaient de la couverture trop étroite qu'elles se partageaient à grand-peine, des fruits confis russes que la grand-mère avait emportés dans une caissette garnie de coton et de dentelles en papier et qu'elle faisait déjà circuler. (...) Le reste du dimanche n'offrit rien d'exceptionnel, hormis peut-être les repas qui, faute de pouvoir être plus abondants que d'habitude, se distinguaient du moins par la délicatesse particulière des mets. Les conférences Il s'agissait d'une suite régulière de cours, d'une sorte de vulgarisation scientifique sous le titre général : "L'amour, comme facteur pathogénique". Ce divertissement didactique avait lieu après le deuxième petit déjeuner (tous les quinze jours le lundi) et, comme Joachim le lui apprit, il n'était pas admissible- ou du moins très mal vu - que l'on s'abstint d'y assister. (...) Et quels étaient donc la forme et le masque sous lesquels l'amour non admis et refoulé reparaissait ? Ainsi interrogea le docteur Krokovski, et il regarda le long des rangs comme s'il attendait sérieusement une réponse de ses auditeurs. (...) Puis le docteur Krokovski dit : "sous la forme de la maladie." Le symptôme de maladie était une activité amoureuse déguisée et toute maladie était de l'amour métamorphosé. (...) Il parla encore de mal secret, de pudeur, et de chagrin, des effets libérateurs de l'analyse, il célébra l'exploration et l'illumination de l'inconscient, préconisa la retransformation de la maladie en le sentiment rendu conscient, exhorta à la confiance et promit la guérison. L'administration L'administration se trouvait au rez-de-chaussée : lorsque, après le hall, on suivait le couloir en passant à côté du vestiaire, des cuisines et de l'office, on ne pouvait manquer la porte d'autant plus qu'elle se distinguait par un écriteau en porcelaine. Avec intérêt, Hans fit connaissance avec le centre commercial de l'entreprise. C'était un véritable petit bureau : une demoiselle dactylographe y était occupée, et trois employés mâles étaient penchés sur leurs pupitres, tandis que, dans la pièce voisine, un monsieur qui devait occuper l'emploi supérieur de chef ou de directeur, travaillait à un bureau à cylindre, ne jetant que par-dessus les verres de son lorgnon un regard froid sur les clients pour les inspecter scrupuleusement. Tandis qu'on les expédiait au guichet, que l'on changeait un billet, encaissait et donnait quittance, ils gardèrent une attitude sévère et modeste, silencieuse, une attitude de sujets dociles, comme il sied à de jeunes Allemands qui témoignent à tout bureau et à tout local de service le respect dû à l'autorité. Le médecin-chef avait lui-même vécu un drame dû à la tuberculose Originaire du Nord-Ouest de l'Allemagne, on savait qu'il occupait depuis de longues années cette situation contre son goût et son plan de vie, amené là par sa femme dont le cimetière du "village" avait depuis longtemps accueilli les restes -ce cimetière pittoresque de Davos-Dorf, là en haut. Elle avait eu une figure charmante encore qu'asthénique, à en juger par les photographies qui se trouvaient partout dans le logement du médecin-chef, ainsi que d'après les peintures dues à son propre pinceau d'amateur et qui se trouvaient accrochées aux murs. Après qu'elle lui eut donné deux enfants, son corps léger et envahi par la fièvre avait été transporté dans ces régions-ci et, en peu de mois, il avait achevé de dépérir et de se consumer. On disait que Behrens qui l'avait adorée avait été si durement frappé par ce coup que, pendant quelque temps, il était devenu mélancolique et bizarre et que, dans la rue, il s'était fait remarquer par des rires étouffés, des gesticulations et des monologues. Ensuite, il n'était pas retourné dans son milieu primitif, mais était demeuré sur place; sans doute parce qu'il n'avait pas voulu s'éloigner de la tombe; mais la raison déterminante avait été ce motif moins sentimental que lui-même avait été quelque peu atteint par le mal, et que, de son propre avis scientifique, sa place était tout bonnement ici. (...) Hans exprima une part de ses doutes et de ses réflexions, tout en bavardant avec Joachim sur le "Berghof", et son médecin-chef, mais Joachim fit remarquer qu'on ne savait nullement si le docteur Behrens était toujours malade ; sans doute était-il depuis longtemps guéri. Il y avait longtemps qu'il avait commencé à exercer ici, d'abord quelque temps de son propre chef, et il s'était vite fait un renom d'auscultateur à l'ouïe particulièrement fine, ainsi que de pneumo tome très sûr. Ensuite "le Berghof" s'était assuré de son concours, cet établissement auquel son nom était si étroitement lié depuis bientôt dix années... Tout au fond, à l'extrémité de l'aile nord-ouest du sanatorium, était situé son appartement, et cette dame d'ancienne noblesse, l'infirmière-major tenait son petit ménage de veuf. Du reste, le médecin-chef était seul, car son fils étudiait dans des universités allemandes, et sa fille était déjà mariée à un avocat établi en Suisse française. La plus petite unité de temps au sanatorium: le mois La plus petite unité de temps ici était le mois (...) et comme le séjour de Hans n'atteignait pas cet ordre de grandeur, il ne comptait pas en tant que séjour ; ce n'était en somme qu'une visite passagère comme avait dit le conseiller aulique Behrens. Encore le thermomètre... Coquet comme un joyau, l'ustensile en verre était étendu dans le renfoncement exactement adapté à sa forme et capitonné de velours rouge. Les degrés entiers étaient marqués par des traits rouges, les dixièmes par des traits noirs ; les chiffres étaient rouges, la partie inférieure qui allait en se rétrécissant était remplie de vif-argent qui brillait. La colonne était bas, elle était fraîche, bien en dessous du degré normal de la chaleur animale. (...) "Il montera, il remontera le mercure, dit l'infirmière-major. Voici votre acquisition. Vous connaissez sans doute nos usages. Sous votre honorable langue, pendant sept minutes quatre fois par jour, et bien refermer vos précieuses lèvres. Au revoir jeune homme. Je vous souhaite de bons résultats." L'examen médical mensuel est effectué chez tous les pensionnaires Demain, dit Hans, après le déjeuner, je passe mon examen mensuel. ce n'est pas une auscultation complète, mais Behrens me donne quelques tapes dans le dos et fait prendre des notes à Krokovski. tu pourras m'accompagner et demander que, par la même occasion, on t'ausculte sommairement. (...) Le docteur Krokovski était assis au double bureau, devant la fenêtre, pâle dans sa blouse de lustrine noire, les coudes sur le plat de la table, tenant d'une main la plume, de l'autre sa barbe, ayant devant soi des papiers, sans doute le dossier du malade, et il regarda les arrivants avec l'expression vague d'une personne qui n'est là que comme assistant. "Allons, amenez-moi cet état de service", dit le docteur Behrens en réponse aux excuses de Joachim, et il saisit la feuille de température avant de la parcourir, tandis que le patient s'empressait de dénuder le torse et d'accrocher les vêtements qu'il retirait au porte-manteau placé à côté de la porte. (...) "Virgule sept, virgule neuf, virgule huit", dit Behrens en feuilletant les fiches hebdomadaires où Joachim avait fidèlement inscrit ses températures mesurées cinq fois par jour. (...) " Et comment vont les points au hile droit où le son était toujours plus aigu ? Mieux ? allons venez ici ! Nous allons essayer de frapper poliment." Et l'examen commença. Le docteur Behrens, posté sur ses jambes écartées, le tronc rejeté en arrière, le stéthoscope sous le bras, commença par frapper tout en haut de l'épaule droite de Joachim, par frapper d'un mouvement du poignet, en se servant du puissant médian de sa main droite comme d'un marteau, et en s'appuyant de la main gauche. Puis il descendit sous l'omoplate, et frappa sur le côté, au milieu et en bas du dos, après quoi Joachim qui s'était bien dressé, leva les bras pour le laisser frapper sous l'épaule. Le tout répété du côté gauche, et ceci terminé, le conseiller commanda: "Demi-tour", pour ausculter la poitrine. Il frappa juste en dessous du cou, près de la clavicule, frappa par dessus et sous la poitrine, d'abord à droite, puis à gauche. Lorsqu'il eut suffisamment frappé, il ausculta, en appuyant le stéthoscope sur la poitrine et le dos de Joachim, son oreille à l'écouteur, tous les endroits où il avait frappé tout à l'heure. En même temps il fallait que Joachim respirât ou toussât alternativement, ce qui semblait beaucoup le fatiguer, car il s'essoufflait et ses yeux larmoyaient. Quant au docteur Behrens, il annonçait tout ce qu'il entendait là-dedans, l'annonçait en paroles brèves et nettes à l'assistant assis au bureau, de telle sorte que Hans ne put s'empêcher de penser à la séance chez le tailleur, lorsque le Monsieur élégant vous prend les mesures d'un complet (...). "Court, "raccourci", dictait le docteur Behrens ."Vésiculaire" disait-il, et de nouveau "vésiculaire" (C'était bon signe, apparemment), "rauque", disait-il, et il faisait une grimace. "très rauque", "bruit." Et le docteur Krokovski inscrivait tout comme l'employé les chiffres du coupeur. Rem : le murmure vésiculaire est le bruit normal qu'entend le médecin à l'auscultation. Les râles rauques ainsi que les "bruits" sont quant à eux pathologiques. Le diagnostic est plus facile grâce.... à l'air de la montagne qui facilite l'auscultation ! Il y a une gêne respiratoire, dit le Dr Behrens, et les gênes respiratoires proviennent d'endroits malades, où la sclérose s'est déjà produite, ou, si vous voulez, qui se sont déjà cicatrisés. Vous êtes un vieux malade, mais nous ne voulons reprocher à personne que vous n'en ayez rien su. Le diagnostic préalable est difficile, surtout pour Messieurs les collègues de la plaine. Je ne veux même pas dire que nous ayons l'ouïe plus fine qu'eux, bien que l'expérience et la spécialité y soient pour beaucoup. Mais c'est l'air qui nous aide à entendre, vous comprenez, cet air rare et sec des hauteurs. (...) Car en dehors de ces gênes respiratoires, nous avons encore en haut un endroit rauque, qui est déjà presque un bruit, et qui provient sans nul doute d'un endroit frais - je ne veux pas encore parler d'un foyer d'infection - mais c'est certainement un endroit humide et, si vous continuez la même existence dans la plaine, mon cher, ni vu, ni connu, tout le lambeau de poumon ira au diable un beau matin ! (...) Et maintenant, en avant, marche, allez en cale sèche ! Le dîner au lit : dans d'appétissantes gamelles et avec des couverts nickelés ! Un régime de malade, un régime maigre n'était nullement indiqué dans son cas. Il était là et payait plein tarif, et ce qu'on lui servait, durant l'éternité immobile de cette heure, n'était pas un simple potage, c'était le déjeuner du Bergfof, un repas succulent les jours de semaine, le dimanche un repas de gala, de plaisir et de parade, préparé par un chef de formation européenne, dans une cuisine d'établissement de luxe. La serveuse, dont c'était le rôle de servir les malades alités, le lui apportait sous des couverts nickelés, en d'appétissantes gamelles. Elle poussait la table de malade qui se trouvait là comme par hasard - cette merveille d'équilibre à un pied - en travers de son lit, et Hans déjeunait, comme le fils du tailleur devant la table magique dans le conte de fée. A peine avait-il terminé son repas que Joachim revenait déjà, et avant qu'il eût rejoint sa loggia, et que le silence de la grande cure de repos se fût étendu sur le Bergfof, il était presque trois heures et demie. Quand l'état d'un patient ne s'améliore pas on peut toujours lui dire que c'est l'air de montagne qui ne lui convient pas ! Le docteur Behrens vous a-t-il aussi parlé de cette Russo-Allemande que nous avons eue ici pendant cinq mois l'année passée ? non ? Il aurait dû vous en parler. Une femme charmante, d'origine russo-allemande, mariée, jeune mère. Elle venait de l'Est. Lymphatique, anémique, sans doute y avait-il aussi quelque chose de plus grave. Bon. Elle passe un mois ici et commence à se plaindre de ce qu'elle se sentirait mal. Patience, patience ! Un second mois s'écoule, et elle continue à prétendre que, loin de se trouver mieux, elle va plus mal. On lui signifie que seul le médecin peut juger comment elle se porte ; tout au plus a-t-elle le droit de dire comment elle se sent, et cela importe peu. Par ailleurs, on se déclare satisfait de son poumon. Bon, elle s'incline, fait la cure, et perd du poids, chaque semaine. Le quatrième mois, elle manque de s'évanouir à la consultation. Peu importe, déclare Behrens qui se dit enchanté de son poumon. Mais lorsque le cinquième mois elle ne peut plus marcher, elle en avise son mari, dans l'Est, et Behrens reçoit une lettre de lui. On pouvait y lire : "Personnelle et urgente", d'une écriture énergique. Je l'ai vue moi-même. "Mais oui", dit Behrens, et il hausse les épaules, "il pourrait bien se faire qu'elle ne supporte "pas très bien le climat d'ici." La femme était hors d'elle. "Vous auriez dû me dire cela plus tôt, s'écrie-t-elle. Je l'ai toujours senti, je me suis complètement abîmée ici..." Espérons que chez son mari, dans l'Est, elle a repris des forces. Le sanatorium : un mode de vie parfois dure à quitter, une vie de oisiveté dont il est difficile à se défaire Je pourrais vous parler de certain fils et époux qui a passé onze mois ici et que j'ai connu. il était un peu plus âgé que vous, je crois même sensiblement plus âgé. On le renvoya chez lui, à titre d'essai, comme presque guéri ; il retourna dans les bras des siens. Ce n'étaient pas des oncles, c'était sa mère et sa femme. Toute la journée, il resta étendu, le thermomètre dans la bouche, et ne se souciait pas d'autre chose. "Vous ne comprenez pas cela", disait-il. "Il faut avoir vécu là-haut pour savoir comment les choses doivent se passer. Chez vous les principes essentiels font défaut." Finalement sa mère lui signifia sa décision : "remonte là-haut, tu n'es plus bon à rien" et il remonta. Il retourna dans sa "patrie". Car vous savez que l'on dit : "notre patrie" lorsqu'on a vécu ici. Il était devenu complètement étranger à sa jeune femme. Il lui manquait les principes essentiels, et elle renonça à lui. Elle comprit que dans sa patrie, il trouverait une compagne qui aurait les mêmes principes et qu'il y resterait. La radiographie est encore aux temps héroïques tout un spectacle ! Joachim avait pris place sur une sorte de tabouret de cordonnier, devant une planche contre laquelle il pressait sa poitrine en l'entourant des bras; et l'aide corrigeait la position du patient, en le pétrissant, poussant en avant l'épaule de Joachim et massant son dos. Puis il s'en retourna derrière l'appareil comme n'importe quel photographe, se carra sur ses jambes, se pencha pour juger de l'image, exprima sa satisfaction, et reculant de côté, recommanda à Joachim de respirer profondément, et de garder l'air dans son poumon jusqu'à ce que tout fût fini. Le dos arrondi de Joachim se dilata puis demeura immobile. A cet instant l'assistant avait imprimé au levier de commande le mouvement convenable. Pendant deux secondes, les forces terribles dont le déploiement était nécessaire pour transpercer la matière jouèrent: des courants de milliers de volts, de cent mille volts, se rappelait Hans. A peine assujetties, les forces tentèrent de se frayer des chemins détournés. Des décharges éclatèrent comme des coups de feu. Une étincelle bleue grésilla à la pointe d'un appareil. Des éclairs montèrent en crépitant le long du mur. Quelque part une lumière rouge, semblable à un œil, regardait, calme et menaçante, dans la pièce, et une fiole dans le dos de Joachim s'emplit d'un liquide vert. Puis tout s'apaisa ; les phénomènes lumineux s'évanouirent et Joachim, en soupirant, rendit son souffle. C'était fait. Sanatorium de Borgoumont - Local de la scopie La radioscopie Rem : la scopie consiste à visualiser le corps humain traversé par les rayons X, cet examen fait par le médecin entraîne pour le patient (et aussi pour le médecin et le technicien) l'absorption d'une dose de Rx bien plus importante qu'une simple photo RX, appelée communément radiographie. L'avantage de la scopie par rapport aux radiographies est que cet examen permettait de visualiser les mouvements pulmonaires et cardiaques. Joachim, en homme informé qu'il était, avait pris place à côté d'un support, tournant le dos à l'appareil volumineux au sommet duquel on apercevait une cornue de verre, à demi remplie d'eau, avec un tuyau d'évaporation, à hauteur de sa poitrine un écran encadré et mobile. A sa gauche, au milieu d'un tableau de commandes était dardée une ampoule rouge. Le conseiller, à califourchon sur un tabouret l'alluma. Le plafonnier s'éteignit et, seul, le rubis éclairait encore la scène. Puis, le maître, d'un geste effaça même celui-ci et une profonde obscurité enveloppa les alchimistes."Il faut d'abord que les yeux s'habituent, entendit-on dire le conseiller dans l'obscurité. Il faut pour commencer que nous ayons des pupilles immenses comme des chats, pour voir ce que nous voulons voir. Vous comprenez bien que nous ne puissions pas d'emblée y voir clair au moyen de nos yeux ordinaires habitués au jour. Il faut commencer par oublier le jour avec ses images gaies." (...) Mais qu'elle est cette odeur que l'on sent ? - De l'oxygène, dit le conseiller, c'est de l'oxygène que vous sentez dans l'air. Le produit atmosphérique de l'orage en chambre, vous m'entendez. Ouvrez les yeux, dit-il. A présent, l'évocation va commencer." Hans s'empressa d'obéir. On entendit déplacer un levier. Un moteur sursauta, chanta furieusement en montant mais fut bientôt réglé par un second mouvement. Le plancher vibrait régulièrement. La petite lumière rouge allongée et verticale regardait avec une menace muette. Quelque part, un éclair grésilla et lentement, avec un reflet laiteux, comme une fenêtre qui s'éclaire, surgit de l'obscurité le pâle rectangle de l'écran, devant lequel le docteur Behrens était à cheval sur son tabouret de cordonnier, les cuisses écartées, les poings appuyés, son nez camus collé contre la vitre qui donnait vue sur l'intérieur d'un organisme humain. (...) image claire, dit le conseiller ; voilà bien la maigreur convenable, la jeunesse militaire. J'ai eu ici des panses : impénétrables, pas moyen de rien distinguer ! Il me faudrait commencer par découvrir les rayons qui traverseraient une telle couche de graisse... Mais ceci est du travail propre. Voyez-vous le diaphragme ? Et il désigna du doigt un arc sombre qui se levait et s'abaissait dans le bas de l'écran..."Voyez-vous ces voussures, ici, à gauche, ces bosses ? Cela, c'est la pleurésie qu'il a eue à l'âge de 15 ans. Respirez profondément, commanda-t-il. Plus profondément." Et le diaphragme de Joachim se levait en tremblant aussi haut que possible, on remarquait un éclaircissement dans les parties hautes du poumon, mais le conseiller n' était pas satisfait. "Insuffisant! dit-il. Voyez-vous les glandes du hile ? Voyez-vous les adhérences ? Voyez-vous les cavernes ici ? C'est de là que viennent les poisons qui montent à la tête." La distribution du courrier Quelle faveur de la vie, pensait-il, que, chaque dimanche après-midi, il y eût sans faute une distribution de courrier dans le hall. Le cliché de verre, souvenir de la radiographie est remis à chaque patient "Ah ! vous l'avez dans votre portefeuille. Comme une pièce d'identité en quelque sorte, un passeport ou une carte de membre. Très bien. Faites voir." Et Monsieur Settembrini leva la petite plaque de verre, encadrée d'une bande de papier noir, pour la tenir, entre l'index et le pouce de la main gauche, contre la lumière: un geste très courant, et que l'on pouvait fréquemment observer ici. Sa figure aux yeux noirs taillés en amande grimaça légèrement lorsqu'il examina la funèbre photographie, sans laisser voir tout à fait nettement si ce n'était qu'un effort pour mieux y voir ou pour tout autre chose. "Eh bien, dit-il ensuite. Je vous rends votre passeport, merci bien." Et il remit la plaque à son propriétaire, la lui tendit de côté, par-dessus son propre bras, en détournant la tête. "Avez-vous vu les lignes calcifiées ? demanda Hans, Et les nœuds ? -Vous savez, répondit Settembiri, lentement, ce que je pense de l'importance de ces produits. Vous savez que ces taches et ces ombres là dedans sont pour la plupart d'origine physiologique. J'ai examiné des centaines de cliché qui avaient à peu près l'aspect du vôtre, et qui laissaient au jugement toute latitude de décider si oui ou non elles constituaient une pièce justificative. Manifestement, il est plus intéressant d'être médecin dans un sanatorium de riches que dans un sanatorium populaire : le cadeau de Noël au médecin-chef A Noël on s'arrêtait, cette fête causait des soucis et des préoccupations. On délibérait sur le cadeau commun qui, selon l'usage établi dans la maison devait être remis le soir de Noël au directeur, le docteur Behrens, et en vue duquel une souscription avait lieu. L'année passée, on lui avait offert une malle, au dire de ceux qui étaient ici depuis plus d'une année. On parlait cette fois-ci d'une nouvelle table d'opération, d'un chevalet, d'une pelisse, d'un fauteuil à bascule, d'un stéthoscope incrusté d'ivoire ou d'autre chose (...). La magie de la nuit d'hiver en montagne rend possible la cure le soir sur la terrasse Quelques heures après le coucher du soleil, il faisait sept ou huit degrés au-dessous de zéro. Le monde semblait voué à une pureté glacée, sa malpropreté naturelle semblait cachée et figée dans le rêve d'une fantastique magie macabre. Hans se tenait très avant dans la nuit dans la loge de son balcon, au-dessus de la vallée hivernale et enchantée, beaucoup plus longtemps que Joachim qui se retirait à dix heures ou à peine un peu plus tard. Il avait approché son excellente chaise longue au capitonnage pliant et au rouleau qui soutenait la nuque, de la balustrade de bois où s'étendait un coussin de neige. Sur le guéridon blanc, à côté de lui brûlait la petite lampe électrique et, à côté d'une pile de livres, était posé un verre de lait gras que l'on servait encore vers neuf heures dans la chambre de tous les habitants du Berghof et dans lequel Hans versait une gorgée de cognac pour le rendre potable. Déjà il avait eu recours à tous les moyens de protection disponibles contre le froid, à l'appareil au grand complet. Il disparaissait jusqu'à la poitrine dans le sac de fourrure boutonné qu'il avait acheté à temps dans un magasin spécialisé de la station, et il avait roulé autour de ce sac, selon le rite, les deux couvertures en poil de chameau. Il portait en outre sur ses vêtements d'hiver sa courte pelisse, sur la tête un bonnet de laine, aux pieds des souliers en feutre, et aux mains d'épais gants fourrés qui ne pouvaient, il est vrai empêcher les mains de s'engourdir. Ce qui le tenait si longtemps dehors, jusque vers après minuit, c'était sans doute aussi la magie de la nuit d'hiver, surtout que jusqu'à onze heure la musique s'y mêlait, qui, de plus près ou de plus loin, montait dans la vallée, mais c'était surtout de la paresse et de la surexcitation, l'une et l'autre à la fois en parfait accord ; à savoir la paresse et la fatigue de son corps ennemi de tout mouvement, et l'agitation de son esprit absorbé auquel certaines études nouvelles qu'avait entreprises le jeune homme, n'accordaient plus aucun repos. Au sanatorium il faut apprendre à s'occuper avec un rien On lisait beaucoup dans les salles de cure et sur les balcons privés du sanatorium international Berghof surtout les débutants et les pensionnaires qui faisaient des séjours brefs ; car les pensionnaires qui étaient ici depuis de longs mois ou depuis plusieurs années avaient depuis longtemps appris à détruire le temps même sans distractions ni occupations intellectuelles, et à le faire s'écouler grâce à une virtuosité intérieure ; ils déclaraient même que c'était une maladresse de novices que de se cramponner dans ce but à un livre. Tout au plus devait-on en poser un sur ses genoux ou sur le guéridon, cela suffisait parfaitement pour que l'on se sentît pourvu du nécessaire. Une agonie qui coûte cher et qui ruine une épouse C'était un miracle, dit-elle que le gentleman eût encore survécu aux jours de fête. Depuis longtemps, il s'était montré un dur-à-cuir, mais personne n'avait compris au moyen de quoi il avait respiré ces derniers temps. Il est vrai que depuis de longs jours il ne s'était plus maintenu que grâce à des quantités prodigieuses d'oxygène: dans la seule journée d'hier, il avait consommé quarante ballons d'oxygène à six francs pièce. Cela avait dû lui coûter cher, comme ces messieurs pouvaient s'en rendre compte, et il fallait en outre considérer que sa femme, dans les bras de laquelle il était mort, restait absolument sans ressources. L'opération de la dernière chance : la thoracotomie Arrivé ici, on lui avait permis de manger et il l'avait fait : à la sueur de son front, il avait mangé au lit et s'était efforcé de se nourrir. Malheureusement il était trop tard. Son intestin hélas ! était atteint, et l'on avait beau lui envoyer de chez lui de la langue et de l'anguille fumée, il ne supportait plus rien. A présent son père venait de partir de Cobourg, appelé par une dépêche de Behrens, car on allait tenter une intervention décisive, la section des côtes ; on voulait du moins la tenter bien que ses chances fusent infimes. Totbein chuchota des choses fort raisonnables sur ce sujet et envisagea également l'opération sous son aspect commercial: tant qu'il vivrait, il considérerait les choses sous cet angle. Le prix de revient, chuchota-t-il, y compris l'anesthésie de la moelle épinière, s'élevait à mille francs, car il s'agissait en somme d'enlever presque tout le thorax, sept ou huit côtes, et il s'agissait tout au plus de savoir si ce serait là un placement lucratif. Behrens l'y encourageait, mais son intérêt était certain tandis que le sien à lui semblait douteux, et que l'on ne pouvait pas savoir s'il ne vaudrait pas mieux mourir tranquillement avec toutes ses côtes. Un pneumothorax qui finit mal chez une dame qui ne savait s'exprimer qu'en riant Rem : Ce cas relate un pneumothorax mal exécuté : le gaz inerte a été injecté en trop grande quantité et a sans doute diffusé dans le péricarde, comprimant ainsi le cœur Le pneumothorax, cette conquête encore récente de la technique chirurgicale qui avait connu un succès si rapide, avait dans son cas à elle, fait brillamment ses preuves. L'intervention avait pleinement réussi, l'état de Madame Zimmermann avait fait des progrès les plus réconfortants; son mari - car elle était mariée, encore que sans enfants - pouvait compter sur son retour dans deux ou trois mois. C'est lors que, pour s'amuser, elle fit une excursion à Zurich, il n'y avait pas d'autre raison à ce voyage que le désir de s'amuser, et elle s'y était en effet amusée de tout son cœur, mais elle s'était aperçue qu'elle allait avoir besoin de se faire regonfler et elle avait chargé de ce soin un médecin de là-bas. Un jeune homme charmant, et si drôle, ha haha ! haha ah ! mais qu'était-il arrivé ? Il l'avait trop gonflée ? Il n'y avait pas d'autre terme, ce mot disait tout. Pleine de bonnes intentions, sans doute ne s'y entendait-il pas très bien, bref : trop pleine, c'est-à-dire avec des battements de cœur et de l'oppression, - ha, hihihi ! - elle était arrivée ici et avait été aussitôt fourrée au lit par Behrens, qui avait juré et tempêté. Car à présent elle était gravement malade, non pas précisément grande fiévreuse, mais gâchée, bousillée (...). Mais le plus drôle dit-elle, était Behrens, avec sa fureur et sa grossièreté. D'avance elle en avait ri lorsqu'elle s'était rendu compte qu'elle était trop pleine. " Vous êtes en danger de mort absolu", avait-il tempêté sans égards ni ménagements aucuns. Quel ours ! Ha haha, hihihi ! Excusez-moi. (...) Après que quelques jours encore elle eut été soutenue par l'oxygène, elle était bel et bien morte dans les bras de son mari, appelé par télégramme ; elle avait été une oie "in folio", ajouta le conseiller de qui Hans tint cette nouvelle. Le choc de plèvre Rem : ce syndrome entraînant une chute de tension et des troubles du rythme cardiaque est décrit chez quelques personnes lorsqu'on touche la plèvre lors d'une intervention. Je n'ai pas retrouvé dans la littérature médicale des renseignements confirmant que ce choc pouvait s'accompagner de sentiments hilarants tels que décrits ici. Tous deux se trouvèrent plus à leur aise chez Antoine Carlovitch Ferge, de Pétersbourg, qui, avec sa grande moustache joviale, et l'expression également joviale de sa pomme d'Adam saillante, gisait sur son lit et se remettait lentement et difficilement de la tentative qu'on lui avait faite de lui appliquer le pneumothorax, ce qui à un cheveu près, avait failli lui coûter la vie. Il avait en effet ressenti un choc violent, "le choc à la plèvre", connu comme incident de cette intervention chirurgicale à la mode du jour. Mais chez lui ce choc s'était produit sous la forme exceptionnellement dangereuse d'un évanouissement complet et d'une syncope des plus inquiétantes, en un mot il s'était produit avec une telle force que l'on avait dû interrompre et ajourner provisoirement l'opération. Les bons yeux gris de M. Ferge se dilataient et son visage blêmissait chaque fois qu'il parlait de cet événement qui devait avoir été effroyable pour lui. "Sans anesthésique, messieurs ! Bon, nous autres nous ne supportons pas cela, c'est contre-indiqué dans notre cas, on le comprend et, en homme raisonnable, on se résigne à son sort. Mais l'anesthésie locale ne pénètre pas très profondément, messieurs, il n'y a guère que la surface de la chair qu'elle engourdit, on sent que l'on vous ouvre, il est vrai que l'on se sent seulement pincer et triturer. Je suis couché, la tête couverte, pour que je ne vois rien, et l'assistant me tient à droite, l'infirmière en chef, à gauche. C'est comme si l'on me pressait et me pinçait, c'est la chair que l'on ouvre et que l'on replie à l'aide de pinces. Mais voici que j'entends le docteur Behrens dire : "Bon !!" et à cet instant, messieurs, il commence à palper la plèvre avec un instrument sans pointe - il faut qu'il soit épointé pour que l'on ne transperce pas trop tôt - à tâtons, il cherche le bon endroit où il pourra percer un trou et introduire le gaz et tandis qu'il fait cela, tandis qu'il promène son instrument le long de ma plèvre, messieurs, messieurs, c'en fut fait de moi, c'était fini, il m'arrivait quelque chose d'absolument indescriptible. La plèvre, messieurs, il ne faut pas la toucher, elle ne veut et ne peut en aucune façon être touchée, elle est tabou, elle est protégée par la chair, isolée et inabordable, une fois pour toutes. Et voici qu'il l'avait dénudée et qu'il la palpait. Messieurs, je me trouvai mal ! Effrayant, effrayant messieurs ! Jamais je n'aurais cru qu'on pouvait ressentir une impression aussi effroyable et aussi misérablement abjecte sur terre et ailleurs qu'en enfer ! Je tombai en syncope, en trois syncopes à la fois, une verte, une brune et une violette. De plus, cela puait, cette syncope, le choc se portait sur mon odorat, messieurs, cela sentait follement l'hydrogène sulfuré, comme cela doit sentir en enfer, et en même temps je m'entendais rire tout en tournant de l'œil, mais pas comme un homme rit, non, c'était l'éclat de rire le plus inconvenant et le plus odieux que j'ai jamais entendu de ma vie, car de se laisser ainsi palper la plèvre, messieurs, c'est comme si l'on chatouillait de la manière la plus infâme, la plus exagérée, et la plus inhumaine, c'est cela et pas autre chose que cette damnée honte et torture, et voilà ce qu'est le choc à la plèvre, que le bon Dieu veuille vous épargner !" Le carnaval au sanatorium : déguisement, jeux de société et en prime un médecin-chef... qui doit savoir être un "gentil organisateur"... Le docteur Behrens avait lui aussi égayé d'une manière un peu carnavalesque sa tenue habituelle, car, outre sa blouse de médecin qu'il portait comme toujours parce que son activité ne connaissait pas de trêve, il s'était coiffé d'une véritable chéchia turque, d'un rouge de carmin, avec un gland noir qui lui pendait sur l'oreille, et ces deux pièces réunies, constituaient pour lui un travestissement suffisant. (...) Un groupe autour de la table ronde où était posé le punch, regardait le médecin qui expliquait un jeu de société. Il dessinait, les yeux fermés. Il dessinait au dos d'une carte de visite, un crayon à la main, à l'aveuglette, une figure : c'étaient les contours d'un pourceau, que sa main énorme esquissait sans l'aide des yeux, d'un pourceau vu de profil, un peu sommaire et plus schématique que vivant, mais c'était incontestablement le contour général d'un petit cochon qu'il traçait en des conditions aussi difficiles. C'était un tour de force, et il le réussissait. Les petits yeux fendus se placèrent où il convenait, un peu trop près du groin, mais quand même à peu près à leur place; il n'en alla pas autrement de l'oreille pointue, des petites pattes qui pendaient de la panse arrondie ; et prolongeant la ligne du dos également cintrée, la petite queue tirebouchonnait très gentiment. On cria: "ah" lorsque l'œuvre fut achevée, et tous s'empressèrent dans l'espoir d'égaler le maître. Mais rares étaient ceux qui auraient su dessiner, les yeux ouverts, un petit porc, et encore moins le pouvaient-ils les yeux fermés. Quels avortons ne vit-on pas alors ! Il n'y avait aucune continuité entre les traits. L'œil était placé en dehors de la tête, les pattes à l'intérieur de la panse, qui elle-même restait béante, et la queue s'enroulait quelque part en marge sans aucune relation organique avec la figure principale méconnaissable, en une arabesque indépendante. On riait à gorge déployée ; le groupe fit recette. L'attention des tables de bridge fut attirée, et les joueurs s'approchèrent, curieux, tenant leurs cartes en éventail. Les voisins de celui qui tentait l'expérience surveillaient ses paupières, pour se rendre compte s'il ne clignait pas des yeux,(...) ; ou bien ils pouffaient et gloussaient, tandis que, aveugle, l'autre multipliait les erreurs, et jubilaient, lorsque, écarquillant les yeux, il regardait son œuvre absurde. Réflexions sur l'amour Rem : Ce texte dithyrambique est curieux ; je n'hésite pas à le recopier car il est digne d'être lu pendant une guindaille d'étudiants en médecine... A mon avis Thomas Mann devait être dans les "vaps" ou terriblement amoureux quand il écrivit ce texte... Oh ! l'amour, tu sais... Le corps, l'amour, la mort, ces trois ne font qu'un. Car le corps, c'est la maladie et la volupté, et c'est lui qui fait la mort, oui, ils sont charnels tous deux, l'amour et la mort, et voilà leur terreur et leur grande magie ! Mais la mort, tu te rends compte, c'est d'une part une chose mal famée, impudente qui fait rougir de honte ; et d'autre part c'est une puissance très solennelle et très majestueuse - beaucoup plus haute que la vie riante gagnant de la monnaie et farcissant sa panse -, beaucoup plus vénérable que le progrès qui bavarde par les temps -, parce qu'elle est l'histoire de la noblesse et la pitié et l'éternel et le sacré qui nous fait tirer le chapeau et marcher sur la pointe des pieds... Or, de même le corps, lui aussi, et l'amour du corps, sont une affaire indécente et fâcheuse, et le corps rougit et pâlit à sa surface par frayeur et honte de lui-même. Mais aussi il est une grande gloire adorable, image miraculeuse de la vie organique, sainte merveille de la forme et de la beauté, et l'amour pour lui, pour le corps humain, c'est de même un intérêt extrêmement humanitaire et une puissance plus éducative que toute la pédagogie du monde !...Oh ! enchantante beauté organique qui ne se compose ni de peinture à l'huile ni de pierre, mais de matière vivante et corruptible, pleine de secret fébrile de la vie et de la pourriture ! Regarde la symétrie merveilleuse de l'édifice humain, les épaules et les hanches et les côtes arrangées par paires, et le nombril en milieu dans la mollesse du ventre, et le sexe obscur entre les cuisses ! Regarde les omoplates se remuer sous la peau soyeuse du dos, et l'échine qui descend vers la luxuriance double et fraîche des fesses, et les grandes branches des vases et des nerfs qui passent du tronc aux rameaux par les aisselles, et comme la structure des bras correspond à celle des jambes. Oh ! les douces régions de la jointure intérieure du coude et du jarret, avec leur abondance de délicatesses organiques sous leurs coussins de chair ! Quelle fête immense de les caresser, ces endroits délicieux du corps humain ! Fête à mourir sans plainte après ! Oui, mon Dieu, laisse-moi sentir l'odeur de la peau de ta rotule, sous laquelle l'ingénieuse capsule articulaire secrète son huile glissante ! Laisse-moi toucher dévotement de ma bouche l'Arteria Femoralis qui bat au fond de la cuisse et qui se divise plus bas en deux artères du tibia ! Laisse-moi ressentir l'exhalation de tes pores et tâter ton duvet, image humaine d'eau et d'albumine, destinée pour l'anatomie du tombeau, et laisse-moi périr, mes lèvres aux tiennes !" Une histoire d'amour dans un sanatorium de riches : c'est possible mais dès qu'il y a scandale, c'est le renvoi... Une jeune fille nommée Ammy Noelting, qui entrée pour la première fois l'automne précédent, et renvoyée après neuf mois en août, comme guérie, était revenue avant la fin de septembre parce qu'elle "ne s'était pas sentie bien" chez elle, qui en février avait été à nouveau complètement rétablie et avait été rendue au pays plat, mais qui depuis la mi-juillet avait repris sa place à la table de Mme Iltis; cette Ammy, donc, avait été surprise à une heure du matin avec un malade nommé Polypraxios, le même Grec qui, le soir de Carnaval, avait fait sensation par l'élégance de ses jambes, un jeune chimiste dont le père possédait au Pirée une usine de produits colorants ; elle avait été surprise dans sa chambre par une amie égarée par la jalousie, laquelle avait pénétré dans ladite chambre par le même chemin que Polypraxios, c'est à dire en passant par le balcon, et qui déchirée par la douleur et la colère, à cette découverte, avait poussé des cris effrayants, avait tout mis en branle de sorte que cette affaire s'était ébruitée. Behrens avait dû les renvoyer tous les trois (...). Durant l'examen, il continua de parler de cette affaire sous un ton de mélancolie et de résignation ; car il était un virtuose si accompli de l'auscultation qu'il était capable d'explorer l'intérieur d'un homme tout en parlant d'autre chose et en dictant à son assistant ce qu'il avait constaté. - "Oui, oui, gentlemen, cette sacrée libido, dit-il. Vous, ces choses-là vous amusent encore, naturellement. Mais un chef d'établissement, comme moi peut en avoir plein la lampe, oui, c'est ce que vous pouvez... Assourdi... ah ! oui, vous pouvez m'en croire. Que voulez-vous que j'y fasse, si la phtisie est inséparable d'une certaine concupiscence ? Légère rugosité. Ce n'est pas moi qui en ai disposé ainsi, mais avant de s'être avisé de rien, on est là comme un tenancier de cabanons. Souffle court sous l'épaule gauche. Nous avons bien l'anamnèse, nous avons la confession, merci bien, bon appétit! Plus cette bande de râleurs se confie, plus elle devient libertine. Moi, je préconise les mathématiques. Mieux ici, le bruit a disparu. S'occuper de mathématique, dis-je c'est le meilleur remède contre la concupiscence. Le procureur Paravent qui a été fortement tenté, s'est jeté dessus, il en est arrivé maintenant à la quadrature du cercle et cela le soulage beaucoup. S'accoutumer à la vie normale est difficile après un long séjour au sana Il avait vécu ici 18 mois, parcouru le cercle complet de l'année, et puis encore une fois la moitié, s'était profondément accoutumé, attaché à cet ordre, à cette règle de vie inaltérable qu'il avait observée pendant sept fois soixante dix jours, en toute saison, et voici qu'il rentrait chez lui, à l'étranger chez les ignorants ! Quelles difficultés d'acclimatation devaient le menacer là-bas ! Quand on rêve d'une promenade à la mer en étant à la montagne Rem : j'ai jugé bon de livrer au lecteur ce magnifique texte concernant la mer... Qui n'a pas retrouvé auprès de la mer un peu de ce réconfort mystérieux que décrit si bien Thomas Mann ? Nous voulons parler de la promenade au bord de la mer, - un état dont Hans ne se souvenait pas sans la plus vive sympathie, comme nous savons déjà qu'il retrouvait volontiers et avec reconnaissance dans la vie sur la neige le souvenir des dunes de chez lui. Nous espérons que l'expérience et les souvenirs du lecteur nous serviront à nous faire comprendre, quand nous évoquerons cette merveilleuse solitude. L'on marche et l'on marche... Jamais l'on ne rentrera à temps d'une telle promenade, car on a perdu le temps et il vous a perdu. O mer, nous sommes assis loin de toi et tout en contant, nous tournons vers toi nos pensées, notre amour, en t'invoquant nommément et à voix haute. Tu dois être présente dans notre récit, comme tu l'as toujours été et comme tu le seras toujours en secret... Désert sibilant, tendu de gris pâle, plein d'humidité amère, dont un goût salin reste à nos lèvres. Nous marchons sur un sol légèrement élastique, parsemé d'algues et de petits coquillages, les oreilles enveloppées de vent, de ce grand vent, vaste et doux, qui parcourt l'espace librement, sans frein ni malice, et qui étourdit doucement notre cerveau, nous marchons, nous marchons et nous voyons les langues d'écume de la mer, poussée en avant et qui reflue de nouveau, s'étendre pour lécher nos pieds. Le ressac bouillonne, vague sur vague se heurte avec un son clair et assourdi, et bruit comme une soie sur la grève plate, ici comme là-bas, et plus loin, sur les bancs de sable, et cette rumeur confuse, remplissant tout, et qui bourdonne doucement, ferme notre oreille à toute autre voix du monde. On se suffit profondément à soi-même, on oublie consciemment... Fermons les yeux, à l'abri pour l'éternité ! Mais non, voyez, une voile ! Là-bas ? Quel là-bas est-ce ? A quelle distance ? Proche ou lointaine ? On ne le sait pas. On ne sait quel vertige trouble notre jugement. Pour dire quelle distance sépare ce bateau de la rive, il faudrait savoir quelle est sa taille. Petit et proche, ou grand et lointain ? Notre regard est incertain, car nous n'avons pas d'organe qui nous renseigne sur l'espace... Nous marchons, nous marchons. Depuis combien de temps ? Jusqu'où ? Qu'en savons-nous ? Rien ne change notre pas, "là-bas" est pareil à "ici", "tout à l'heure" est semblable à "maintenant" et à "ensuite" : le temps se noie dans la monotonie infinie de l'espace, le mouvement d'un point à l'autre n'est plus un mouvement, il n'y a pas de temps. Les docteurs du moyen âge prétendaient que le temps était une illusion, que son écoulement qui lui fait succéder l'effet à la cause ne tenait qu'à la nature de nos sens, et que le véritable état des choses était un présent immuable. S'était-il promené au bord de la mer, le docteur qui, le premier, conçut cette pensée, goûtant sur ses lèvres la légère amertume de l'éternité ? Réflexions sur l'amour : l'amour pour un visage c'est l'amour de l'âme ! Quelle chose singulière que notre chair désire ainsi la chair, simplement parce que ce n'est pas la nôtre, et qu'elle appartient à une âme étrangère ! Comme c'est étrange, et lorsque l'on y regarde de plus près, comme c'est au fond peu de chose, en sa timide dilection ! On pourrait dire : si elle ne veut rien de plus, qu'on le lui accorde au nom de Dieu ! Qu'est ce que je demande donc, Castrop ? est-ce que je veux l'assassiner ? Est-ce que je veux verser son sang ? Je ne veux que la caresser ! Castrop, mon cher Castrop, excusez-moi de gémir ainsi, mais ne pourrait-elle pas se donner à moi ? Il y a tout de même là-dessous quelque chose de plus élevé, je ne suis pas une bête, après tout, à ma manière, je suis malgré tout un homme ! Le désir de ma chair va en tout sens, il n'est pas lié, il n'est pas fixé, et c'est pourquoi nous l'appelons bestial. Mais lorsqu'il est fixé sur une personne humaine avec un visage, nos lèvres parlent d'amour. Ce n'est pas seulement son torse que je désire, ou la poupée de chair de son corps, car si son visage était d'une forme tant soit peu différente, je cesserais peut-être de la désirer toute entière, et en vérité, il apparaît bien que c'est son âme que j'aime et que je l'aime avec mon âme. Car l'amour pour un visage, c'est l'amour de l'âme... Les streptocoques Rem : lorsque la tuberculose ne s'améliorait pas, les médecins ne voulant pas remettre en question l'efficacité de la cure en sanatorium avaient toujours la possibilité d'attribuer l'échec du traitement aux streptocoques responsables d'une éventuelle surinfection... Il est bien sûr évident que des lésions tuberculeuses non guéries favorisaient bronchites et pneumonies dues notamment à des streptocoques. Il faudra attendre après la deuxième guerre mondiale la diffusion de la pénicilline pour lutter contre ces surinfections. Les médecins utilisèrent au début du siècle un auto-vaccin streptococcique mais sans en escompter un grand succès... La possibilité m'est apparue que vos symptômes ne se ramènent pas exclusivement à la tuberculose (...). D'après ma conviction profonde, répéta le conseiller (...), vous avez des streptos, ce qui n'est pas du reste une raison d'être épouvanté." (...) "Par conséquent, lorsque je dis : des streptos, reprit Behrens, il ne faut pas, bien entendu, vous représenter l'image comme d'une maladie grave. L'analyse bactériologique du sang montrera si ces petits corps de mon ressort se sont vraiment installés chez vous. Mais ce n'est pas le traitement par le streptovaccin - il y aurait lieu de l'envisager, s'il en était ainsi - qui nous apprendra si telle est l'origine de votre état fébrile." (...) Le streptocoque avait été enfin incontestablement découvert dans une des cultures préparées. C'était à présent un problème de calcul des probabilités d'établir si les phénomènes d'intoxication devaient être ramenés à la petite tuberculose qui existait incontestablement ou aux streptocoques que l'on avait trouvés, dans une proportion du reste également modeste. Lui, Behrens, se proposait d'examiner la chose de plus près. La culture n'avait pas encore pris tout son développement. Il la lui montra au "labo" : c'était une gelée rouge de sang sur laquelle on distinguait de petits points gris. C'étaient des coques mais le dernier imbécile venu avait des coques, de même que des tubercules, et si l'on n' avait pas eu les symptômes, il n'y aurait pas eu lieu d'accorder la moindre importance à cette constatation. (...) Quelle conclusion tirer de tout cela ? Un auto-vaccin de streptocoques ! Le pronostic ? Extraordinairement favorable. D'autant plus que la tentative ne comportait aucun risque, ne pourrait en aucune façon lui faire du mal. Car le sérum était tiré du propre sang de Hans, de sorte que l'injection n'introduirait dans son corps aucun élément de maladie qui ne s'y trouvait déjà. En mettant les chose au pire, le traitement serait sans effet. La photographie Les photographies d'amateurs avaient toujours tenu une place importante dans le monde du "Berghof". Deux fois déjà - car lorsqu'on demeurait assez longtemps là-haut, on pouvait voir se répéter de telles épidémies -, cette passion avait tourné pendant des semaines et des mois à la folie générale, de sorte qu'il n'y avait personne qui, la mine inquiète, le tête penchée sur un appareil appuyé au creux de l'estomac, ne fît pas ciller un objectif et qu'on ne finissait pas de faire circuler des épreuves à table. Les timbres-postes Il y avait encore la manie de collectionner les timbres qui, pratiquée en tout temps par certains pensionnaires, devenait par moments une folie générale. Tout le monde collait, échangeait, trafiquait. On était abonné à des revues de philatélie, on correspondait avec des maison spécialisées de tous pays, avec des associations, des amateurs, on consacrait des sommes invraisemblables à l'achat de certains timbres rares et c'était même le cas de pensionnaires à qui leur situation de fortune ne permettait que difficilement de séjourner pendant des mois et des années dans ce luxueux établissement. L'espéranto Quelques pensionnaires du Berghof étudiaient l'espéranto et se plaisaient à s'entretenir quelque peu à table dans ce charabia artificiel. Les réussites C'était la réussite des onze qui l'avait ensorcelé : ce jeu consistait à disposer trois rangées de trois cartes, et à couvrir deux cartes, qui ensemble font onze points, ainsi que les trois figures, lorsqu'elles se présentent jusqu'à ce qu'une chance favorable dénoue la partie. On a peine à admettre que l'âme puisse être stimulée jusqu'à l'ensorcellement par des gestes aussi simples. Une innovation extraordinaire : le tourne-disque "Ce n'est ni un appareil, ni une machine, poursuivit-il, en tirant une aiguille d'une petite boîte en fer blanc bariolé et en la fixant. C'est un instrument, c'est un stradivarius, un Guarneri ; il possède des qualités de résonance et de vibration du raffinement le plus choisi. La marque est Polyhymmia, ainsi que vous l'apprend l'inscription que vous trouverez à l'intérieur du couvercle. (...). Et voici la bibliothèque, ajouta-t-il en désignant une petite armoire où s'entassaient des albums au dos épais. Je vous remets toute la sorcellerie pour votre bon plaisir, mais je la recommande à la protection de public. Voulez-vous qu'à titre d'essai nous donnions une audition ? Les malades l'en prièrent instamment, et Behrens prit un de ces livres magiques, muets, mais plein de substance, tourna les lourdes pages, tira un disque d'une des chemise cartonnées dont les découpures rondes laissaient apparaître les titres en couleur, et l'ajusta. D'un geste de la main, il établit le courant, attendit deux secondes, jusqu'à ce que l'appareil eût pris une vitesse normale, et appliqua avec soin la petite pointe de l'aiguille d'acier sur le rebord du disque. On entendit un léger crissement. Il referma le couvercle, et au même moment, par la porte ouverte de l'instrument, entre les fentes de la jalousie, et même venant de tous les coins du coffret, éclata une mélodie joyeuse, bruyante et pressante, les premières mesures sautillantes d'une ouverture d'Offenbach. Bouches bées, tous écoutaient en souriant. On n'en croyait pas ses oreilles, tant étaient pures et naturelles les roulades des bois. C. tuberculose et grossesse : un véritable drame ! La tuberculose se développe particulièrement pendant la grossesse car pendant la gestation l'immunité générale de la femme est à son plus bas niveau. Cette réaction est naturelle et bénéfique car elle permet à la future maman de ne pas présenter de réaction de rejet envers le corps étranger que représente en son sein le fœtus. Si cette baisse de l'immunité est nécessaire au déroulement de la grossesse, elle représente cependant pour la future mère un grand danger face à une infection. Une femme enceinte risque ainsi le réveil des lésions infectieuses (particulièrement la tuberculose) qu'elles croyaient guéries depuis longtemps ! La tuberculose de la femme enceinte a souvent au siècle passé fait l'objet de multiples débats déontologiques centrés sur l'avortement thérapeutique ... Le Dr Majocchi dans son livre"Au service du bistouri", Editions J.-H, Jeheger, imprimé en suisse, 1944 nous livre aussi un récit bouleversant sur le drame d'une future maman en prise avec une tuberculose dont elle se croyait guérie depuis de nombreuses années Le Sacrifice Dans les premières années qui suivirent mon diplôme, j'eus l'occasion de connaître un couple parfait. C'était le comte et la comtesse Larghi di Meregallo. Je les approchai dans l'exercice de ma profession, dans leur antique palais de la rue San Damiano, une de ces vieilles maisons patriciennes qui survivent encore maintenant, défiant le temps et les vicissitudes. Ils occupaient, tout le premier étage : un luxueux appartement, qui donnait d'un côté sur le Naviglio (qui n'existe plus aujourd'hui ) et de l'autre sur de vastes jardins intérieurs, peuplés d'arbres gigantesques. (...) Le comte Albert Larghi de Mergallo était l'unique descendant d'une noble et ancienne famille milanaise. Encore très jeune, il avait brillamment passé son diplôme de droit à Pavie, mais il n'exerçait aucune profession. Il s'était voué à la bonne et sage administration de ses propriétés et, à temps perdu, il s'occupait de littérature, de philosophie, d'histoire, d'art et spécialement de musique, dans laquelle même il excellait en jouant magnifiquement du violon. Tout en cet homme était noble, généreux, attirant. Pendant les longues vacances universitaires, c'était pour lui un vrai plaisir que de se retirer dans la propriété ancestrale de Meregallo, où il avait connu celle, que depuis l'âge de l'enfance, il avait toujours appelé sa tendre "Pia" ; une adorable enfant de noble lignage, de riche et ancienne famille milanaise, fille du marquis Rossi, qui possédait une villa dans le voisinage.(...) Pia possédait tous les dons... Un seul lui faisait défaut : c'était la santé. Elle était délicate, frêle, une fleur de serre. On disait qu'elle était le portrait de sa mère, la pauvre marquise Rossi morte à vingt ans après l'avoir mise au monde. De quelle maladie était-elle morte ? On l'ignorait ou l'on ne voulait pas le savoir. (...) Pour entourer Pia de bon air, on l'avait laissée pendant presque toute son enfance dans cette villa de Meregallo où l'air pur, le grand jardin et le vieux parc invitaient aux promenades et aux jeux sportifs. Le vieux docteur Bruni, le brave médecin de campagne, la surveillait, la suivait jour après jour ; et son œuvre continuelle d'éducation physique avait même donné de bons fruits. La petite Pia avait bien grandi, son développement avait été régulier et tout semblait faire oublier le triste passé. A seize ans la petite marquise était revenue à Milan et elle avait fait son entrée dans la société. Son apparition fut brillante et saluée par la sympathie universelle ; partout Pia était accueillie avec enthousiasme, et elle jouissait intensément de ces fêtes et réceptions. Hélas, elle ne devait pas tarder à se ressentir de ce brusque changement de vie. Après un bal, elle prit un refroidissement qui dégénéra bientôt en une petite pleurésie apicale.(...) Pia se remit rapidement et l'on ne parla plus de cette indisposition. Mais les préoccupations du bon docteur Bruni se renouvelèrent quand il apprit ses fiançailles avec le comte Larghi. Il savait bien que l'époux ne pouvait être mieux choisi, il savait aussi qu'il la rendrait heureuse, mais Pia résisterait-elle à la vie matrimoniale et surtout aux grossesses, aux accouchements, aux puerpérats ? Il se souvenait toujours du drame qui s'était déroulé 20 ans auparavant, de cette fin prématurée de la pauvre marquise... Il hochait la tête et voulait en parler au marquis, mais quand le moment fut venu, il ne le put pas ; il n'eut pas le courage de troubler cette idylle, ce bonheur si pur, de se mettre en travers de cet amour idéal ! Il se contenta d'arracher à la jeune fille son consentement pour une nouvelle et énergique cure reconstituante. Quand les époux partirent en voyage de noces, ivres de joie et de jeunesse, il alluma, en vieux croyant, qu'il était, un cierge au sanctuaire de Nôtre-Dame-de-la-Salute.(...) Quand la douce comtesse s'aperçut qu'elle était enceinte, elle fut enveloppée d'une atmosphère de béatitude. (...) Le bon docteur Bruni avait accueilli la nouvelle avec terreur : un pressentiment l'assaillait, comme un cauchemar continuel et cruel ; il n'abandonnait jamais sa protégée. Il la surveillait, la soignait. Les trois premiers mois furent assez réguliers, sauf les habituels dérangements, que les obstétriciens ont coutume d'appeler "sympathiques". Mais au bout du quatrième mois quelque chose d'anormal apparut. La pauvre femme sentit une douleur à l'épaule gauche, comme une impression de gêne à la hauteur de la clavicule : une sensation ressemblant à celle qu'elle avait éprouvée plusieurs années auparavant à la suite de ce refroidissement, de cette pleurésie apicale. (...) Un matin, après une expectoration, elle remarqua dans le catarrhe un mince" filet de sang".(...) Hélas ! ce que l'on craignait s'était produit; le vieux processus apical, ce vieux foyer cicatrisé et silencieux s'était remis en activité, la grossesse l'avait réveillé... Que faire ? (...) Nous décidâmes d'appeler en consultation un célèbre professeur, un insigne clinicien, spécialiste des maladies de la poitrine. Et le grand phtisiologue vint à Meregallo ; il écouta attentivement l'histoire, examina minutieusement la patiente ; et puis s'en fut dans le salon le plus retiré de la villa et, en présence du malheureux mari, il émit la fatale sentence. Il n'y avait pas de temps à perdre si nous voulions sauver la patiente, il fallait "in primis et ante omnia" sacrifier la grossesse. Il n'était pas possible de continuer la gestation dans ces conditions ; il fallait provoquer de suite ce qu'on appelle l'avortement thérapeutique. La lésion pulmonaire était encore initiale et elle aurait pu même se cicatriser et peut-être guérir ; mais la condition indispensable pour pouvoir commencer un traitement sérieux et efficace était l'interruption immédiate de la grossesse. Le comte comprit clairement la gravité de la situation : il était prêt au sacrifice. Mais ce qui était difficile c'était d'obtenir le consentement de la pauvre femme. Le comte Alberto n'eut pas le courage d'annoncer à sa chère Pia une aussi triste nouvelle. Le vieux et le fidèle docteur Bruni non plus ; il avait prévu une telle catastrophe, mais il avait toujours nourri d'illusions sa patiente. Il l'aimait trop. Il l'avait vue naître. (...) Ce pénible office me fut donné. J'étais l'obstétricien. C'est encore moi qui devais accomplir le sacrifice. Je me présentai le matin au chevet de la malade et avec les mots les plus voilés, avec des accents les plus doux, je lui exposai les conseils du clinicien. La comtesse ne me laissa pas finir. Elle me regarda en face avec surprise, presque avec terreur, puis elle éclata en sanglots douloureux, déchirants, cruels et elle cacha sa tête en pleurs sous les coussins... Je n'eus pas le courage de rester... Je me sentis défaillir. Je me retirai précipitamment et je m'éloignai, la mort dans l'âme ! Dans la même journée un domestique apportait chez moi une lettre cachetée. C'était l'écriture bien connue de la comtesse: elle me priait de me rendre auprès d'elle le matin suivant; elle me demandait même de ne rien dire à son mari. A l'heure convenue , je me trouvai à la villa. (...) - Eh bien ! j'ai décidé. Je vous remercie de votre honnêteté et aussi de vos conseils compatissants ; mais je ne veux pas couper la vie de ma créature ! (...) Je m'abouchai avec le célèbre professeur, je me mis d'accord avec le vieux docteur Bruni et nous décidâmes de nous associer au mari pour un dernier effort désespéré.(...) La vaste et somptueuse villa de Meregallo fut littéralement transformée en un sanatorium : le grand jardin, le parc spacieux, avec les pins séculaires, les amples terrasses ensoleillées, l'air balsamique de cet endroit enchanteur de la Briannza, nous exploitâmes tout en cette très belle saison printanière, qui semblait inciter à la vie, à la joie, à la réjouissance. Nos soins assidus provoquèrent une amélioration immédiate : la malade se reprit. Les couleurs revenaient, elle avait bon appétit. (...) Au huitième mois, on discuta s'il était indiqué de provoquer ce qu'on appelle l'accouchement prématuré, puisque désormais l'enfant était viable et qu'on pouvait le sauver. La comtesse ne consentit pas, encore une fois elle voulait vraiment arriver à la fin, mais ses forces diminuaient de jour en jour. Seul le moral était élevé ; cette femme était constamment calme, tranquille, sereine. elle se montrait même joyeuse et c'est elle qui soutenait le courage de son mari, qui ressemblait à un spectre. Quelquefois, elle se moquait de sa figure, des énormes difformités de ses derniers mois. Elle avait donné elle-même des instructions pour les préparatifs... et parfois elle était émue en pensant à ce petit être qui se démenait et donnait déjà des coups de pied à sa maman. Elle en ressentait presque du plaisir parce qu'elle savait qu'elle ne l'aurait plus approché, puisque elle avait décidé qu'à peine né on l'aurait emmené loin, bien loin de ce lieu infecté, chez une robuste nourrice ; et elle n'avait rien voulu voir, rien voulu toucher de la layette qu'elle même avait minutieusement fait préparer. C'est ainsi que la gestation arriva à terme. Je m'aperçus des premiers signes et l'accouchement fut facile et régulier. (...) La jeune mère entendit le premier vagissement de sa fille et tourna ses yeux vers le ciel en signe de remerciement... son martyre n'avait pas été vain. La petite fut enveloppée de langes blancs... et elle disparut. L'accouchée la vit s'éloigner dans les bras de la nourrice, elle la suivit avec les yeux et le cœur... mais elle ne demanda pas à l'embrasser, elle ne voulut pas qu'on l'approchât d'elle. (...) Ce qui arriva fut une tragédie. Dès après l'accouchement, l'état de santé de la malade s'aggrava. Le foyer pulmonaire s'étendit: la toux devint presque continuelle. La fièvre nocturne apparaissait quotidiennement ; le dépérissement était progressif. Le beau visage de la comtesse avait pris cette expression caractéristique des tuberculeux pulmonaires : les yeux brillants, les joues rouges. (...) La comtesse se levait dans l'après-midi et s'étendait dans un fauteuil, son passe-temps favori était de parler de son enfant, d'apprendre les nouvelles que son mari et ses parents lui apportaient. La petite était toujours auprès de la nourrice et croissait bien. Le comte l'avait photographiée dans toutes les poses; les portraits devenaient toujours de plus en plus nombreux à mesure que la petite grandissait et ils remplissaient la chambre de la comtesse. Elle ne se rassasiait pas de les admirer et de les embrasser. (...) Deux mois après, la comtesse Pia en était arrivée aux derniers moments. Ce qui était prévu et prédit se vérifia ponctuellement. L'accouchement et le puerpéral avaient eu un influence néfaste ; il n'y avait désormais plus un organe sain. Un matin, l'automobile du comte s'arrêta devant ma porte, un serviteur me pria de me rendre de suite à Meregallo... la pauvre femme voulait me dire adieu. (...) Le docteur Bruni m'attendait tout en larmes ; la malade avait été prise d'une attaque de dyspnée... la fin était proche. Nous entrâmes dans la chambre à coucher ; la patiente me vit et me salua d'un regard, le visage était cyanosé, la respiration difficile, le pouls imperceptible et intermittent. Je me tournai pour chercher le comte ; mais je ne le vis pas. Il avait disparu un moment auparavant et personne ne l'avait plus revu. Je priai les domestiques de le rechercher... la crise était imminente, quand tout à coup, j'entendis une automobile s'arrêter devant la porte et tout de suite après, le bruit de quelques pas... Mais aucune porte ne s'ouvrit ; à travers la grande paroi vitrée qui séparait la chambre de la véranda, apparut la haute figure du comte. Il soulevait dans ses mains un paquet de langes blancs d'où sortait un petit visage souriant et une petite main... La comtesse tressaillit ; elle souleva la tête de ses oreillers en un effort surhumain... le visage décharné et cyanosé prit une expression paradisiaque... les lèvres bleuâtres se détendirent en un ineffable et indescriptible sourire... puis elle remuèrent légèrement... Je me précipitai pour la soutenir... et j'entendis comme en un soupir ses dernières paroles : - Mimina...vis heureuse... ta petite maman te laisse... mais elle te suivra toujours.. toujours... Le corps s'affaissa... les yeux se fermèrent... et la tête retomba sur les oreillers... Trente-cinq ans se sont écoulés depuis ce jour ; mais ce instant m'est encore présent à l'esprit. (...) La petite resta à la campagne auprès de la nourrice jusqu'à sept ans, puis elle fut mise dans un pensionnat en haute montagne, quand elle retourna dans sa famille, elle avait 18 ans et c'était une belle et resplendissante jeune fille. (...) Quand Mimina retourna à la maison, son père ressemblait à un vieillard. La jeune fille comprit la grande douleur paternelle et elle se voua tout entière à la soulager. Il sembla se relever un peu et voulut encore reprendre ses anciennes habitudes mondaines ; il voulut divertir sa fille, la présenter à tous, et il caressait l'idée de la marier. Il sentait qu'il n'avait plus longtemps à vivre et il ne pouvait supporter l'idée de la laisser seule et sans appui. Mais Mimina n'en voulait rien savoir : toute son attention, toutes ses soins, toute son affection se retournaient sur son père. Dix ans s'écoulèrent de cette façon ; je les voyais souvent en promenade dans les après-midi printaniers et je m'arrêtais pour les observer ; le comte avait bien vieilli ; sa fille ne l'abandonnait jamais et le surveillait avec une attention presque maternelle. (...) Un jour, je sus que le comte avait été frappé par une attaque d'angine de poitrine et qu'il avait expiré d'une façon presque inattendue.(...) Mimina accompagna son père à sa dernière demeure, puis elle disparut. Elle entra dans un monastère, où elle se dédia complètement à l'éducation de l'enfance abandonnée. La dernière fois que je la vis, c'était à l'occasion d'une triste circonstance. J'avais été appelé par hasard au chevet d'une enfant atteinte d'appendicite et recueillie dans cet institut. Je la vis vêtue en sœur... et j'eus un coup au cœur. C'était vraiment le visage de sa mère, enfermé dans le pur voile monastique... c'était la même expression de bonté, c'étaient ces yeux plein d'amour maternel, qui se penchaient sur la pauvre petite infirme comme pour lui donner la vie. Il m'a parût utile de laisser parler les témoins plutôt que de composer un texte totalement inédit. Le lecteur me pardonnera aussi des lacunes évidentes : je n'ai pas suffisamment parlé du grand médecin que fut Koch ou de l'histoire de la lutte antituberculeuse en France et en Belgique. Un chapitre devrait aussi être consacré aux sanatoriums militaires belges en France durant la guerre 14-18. Une iconographie devrait aussi être rajoutée pour agrémenter la lecture de ce travail. J'espère de tout cœur que ce mémoire même incomplet pourra cependant constituer la base d'un travail collectif de plus grande ampleur. Alors avis à de futurs co-auteurs : n'hésitez pas à me contacter ! Dr Loodts P.
(Service de la Prophylaxie générale de l’œuvre Nationale Belge de Défense contre la Tuberculose)
Pourquoi le problème de la tuberculose intéresse tout le monde ! On a déjà beaucoup parlé de cette maladie mais nous croyons que l’on n’en parlera jamais trop. Elle doit intéresser chacun d’entre nous parce qu’elle est très répandue et qu’elle peut frapper tout le monde. Celui qui jouit de la meilleure santé ne peut se vanter d’échapper à coup sûr à une atteinte du mal. N’oublions donc pas que nul n’en est absolument à l’abri. La tuberculose est une affection contagieuse qui peut être évitée. Nous avons tout intérêt à la voir diminuer et notre devoir est de collaborer dans la mesure de nos moyens à la lutte que l’œuvre Nationale Belge de Défense contre la Tuberculose mène depuis de nombreuses années. La tuberculose pulmonaire est souvent une maladie longue entraînant à sa suite un cortège de misère et de deuil. C’est la maladie sociale par excellence qui ne pourra être vaincue que par le concours de tous. Nous devons avoir des idées simples mais justes sur la tuberculose parce que des notions même élémentaires nous faciliteront la bonne compréhension de ce qu’il convient de faire. Grâce à elles le malade peut suivre convenablement les prescriptions de son médecin et les personnes bien portantes peuvent mettre en application des conseils qui leurs permettront souvent d’éviter la maladie. Aussi croyons-nous utile que chacun ait des idées nettes à ce sujet afin qu’il puisse en tirer le plus grand profit. C’est avec cet espoir que la Ligue Belge contre la Tuberculose a édité cette petite brochure dont elle espère une large diffusion. Que chacun répande autour de soi les quelques conseils qu’il trouvera dans les pages qui vont suivre. En ce faisant il accomplira une bonne action et contribuera à lutter contre un grave fléau social. Qu’est-ce
que la tuberculose ? Autrefois, et il n’y a pas si longtemps de cela, on parlait de « langueur, de dépérissement, de consomption » ! Tous ces mots cachaient l’ignorance. Aujourd’hui nous savons que ces expressions justes en soi désignaient divers aspects d’une seule et même maladie, la tuberculose. C’est grâce à la découverte de ROBERT KOCH, savant à qui l’humanité doit une grande reconnaissance, que nous connaissons le microbe responsable du mal, le bacille de Koch. Il est infiniment petit et sa taille ne dépasse guère quelques millièmes de millimètres. C’est dire qu’il est invisible à l’œil nu et qu’on ne peut le voir que grâce au microscope, instrument qui grossit les objets jusqu’à deux mille fois. On le met facilement en évidence par une coloration spéciale. Il apparaît ainsi que le montre la figure, comme un minuscule bâtonnet rouge. Bien que petit il est cependant résistant surtout lorsqu’il est implanté dans l’organisme. A l’heure actuelle aucun médicament n’a d’action directe sur lui lorsqu’il se trouve dans nos tissus. Seul les globules blancs du sang et quelques autres cellules des tissus peuvent le détruire. Lorsqu’il est contenu dans des crachats ou du pus, les antiseptiques usuels tels que l’eau de javel, le formol ou la créoline le tuent facilement. Le soleil et la lumière sont nuisibles à son développement. Il s’attaque aux hommes et à divers animaux tels que la vache et la poule en pénétrant dans différents organes. On distingue ainsi selon l’organe frappé par la maladie, la tuberculose des poumons, des os, des méninges, des reins, des ganglions, etc. Les formes les plus intéressantes au point de vue social sont les tuberculoses pulmonaires et osseuses. Le bacille de Koch en se localisant à un organe le détruit souvent en y formant du pus qui est éliminé au dehors. Le pus est souvent très riche en microbes. On trouve donc des bacilles dans les expectorations et la salive des tuberculeux pulmonaires ainsi que dans le pus des fistules osseuses ou ganglionnaires par exemple. Souvent la maladie se fixe sur la mamelle de la vache tuberculeuse et le lait qu’elle donne sera contaminé. Celui-ci est particulièrement dangereux pour les nouveaux nés. Il existe des tuberculoses qui guérissent rapidement, d’autres au contraire ne guérissent jamais. Dans un organe, le poumon par exemple, la maladie peut revêtir des formes très différentes dont la durée est très variable. Certaines sont peu méchantes et ne provoque pour ainsi dire jamais la mort. D’autres par contre sont rapidement mortelles. Toutes sont dues néanmoins à un même microbe, le bacille de Koch. Comment se fait la contagion chez l’homme ? Comment
se fait la contagion chez l’homme ? La maladie existe dans tous les pays. Elle est plus fréquente dans les endroits surpeuplés et elle exerce des ravages plus grands dus à une contagion plus facile entre les individus. La tuberculose est une maladie contagieuse qui se « gagne ». Cependant il serait erroné de croire qu’elle le soit autant que d’autres telles que la rougeole, la scarlatine et la grippe. Nous pouvons être rassurés à cet égard. Pour contracter la maladie il faut être en contact avec des microbes. Il ne suffit pas d’être en contact avec un malade mais bien avec les bacilles qu’il rejette, mêlés aux crachats. Ces conditions favorables à la contamination sont naturellement réunies lorsqu’un tuberculeux pulmonaire vit dans sa famille sans prendre la moindre précaution hygiénique. Il existe en outre des prédispositions d’individus et d’âge. Sachons tout de suite que les enfants sont très sensibles au bacille de Koch. Maintenant que nous connaissons les conditions qui favorisent la contagion voyons exactement où en est le danger. Il y a lieu de considérer comme dangereux, tous les produits qui contiennent du bacille de Koch. Parmi les plus à craindre ce sont tout d’abord les expectorations des malades qui peuvent receler des quantités innombrables de microbes. Ensuite on n’oubliera pas que les parcelles de salives ou d’expectorations qu’ils rejettent au cours de la toux en sont également souillées. Enfin on se souviendra que les laits sont parfois contaminés par des échantillons provenant de vaches malades. Notre attention doit donc être particulièrement attirée sur la toux, les expectorations et certains laits. Les
précautions indispensables à prendre pour éviter la contagion. Nous savons maintenant quels sont les produits dangereux capables de contaminer les personnes saines. Pour diminuer la propagation de la maladie nous devons soigneusement éviter de disperser les bacilles contenus dans ces produits. Nous devons aussi nous préserver de leur contact direct. C’est pourquoi on recommandera aux personnes saines et tout particulièrement aux malades atteints de tuberculose pulmonaire de ne pas cracher par terre ou dans un mouchoir. L’habitude de cracher par terre est non seulement malpropre mais encore dangereuse. N’oublions pas qu’une seule expectoration peut contenir des millions de bacilles de la tuberculose dont la vitalité peut persister très longtemps et qui sont encore capables de provoquer la maladie. Ce conseil d’hygiène si simple si facile à suivre constitue une des bases fondamentales d’une lutte efficace contre la propagation de la tuberculose. Donc au lieu de cracher par terre ou dans un mouchoir, le malade expectorera dans un crachoir fermé contenant un peu d’antiseptique. Il existe un modèle de poche qui est très répandu et que les Dispensaires de la Ligue Nationale Belge contre la Tuberculose distribuent gratuitement aux personnes qui en font la demande. Le mouchoir de poche n’est pas fait pour recueillir des expectorations, surtout celles qui sont contaminées ! Le malade ne toussera pas violemment en tenant la bouche ouverte. En faisant cela, non seulement il irrite dangereusement ses bronches et ses poumons mais encore il projette autour de lui des quantités innombrables de bacilles. S’il doit tousser, il le fera doucement, sans violence, la bouche fermée et derrière son mouchoir ce qui l’aidera à amortir les secousses de la toux. Qu’il apprenne donc à tousser convenablement tant pour lui-même que pour les autres. Ne pas cracher par terre et tousser la bouche fermée voilà deux règles d’hygiène d’une importance considérable. En les mettant en application on évitera de disperser autour de soi les germes de la maladie et on contribuera à restreindre les possibilités de contagion. Trop souvent hélas, ne voit-on pas des malades ne prendre aucune précaution et semer des bacilles de Koch autour d’eux, soit par négligence ou par ignorance ! Ne manquez jamais de les instruire du danger qu’ils font courir à autrui et éduquez-les. On comprend toutefois qu’il soit impossible de supprimer toute dispersion de microbes autour d’un malade malgré la stricte observance des conseils mentionnés. Aussi que ferons-nous pour nous protéger des bacilles répandus un peu partout dans la chambre du malade par exemple. Nous ferons des nettoyages fréquents, au moins deux fois par semaine. Nous prendrons chaque jour les poussières au moyen d’un linge humide et non à sec. La prise des poussières « à sec » est un mauvais procédé puisqu’il n’aboutit qu’à les déplacer ! Il est indispensable de choisir une chambre bien éclairée et d’y laisser pénétrer largement le soleil, dont le rayonnement sans interposition de store ou de vitre, tue rapidement le bacille de Koch. La lumière du jour diminue déjà sa vitalité. Il va de soi que l’on doit veiller spécialement à l’aération qui sera suffisante. Des précautions particulières s’imposent en ce qui concerne les objets personnels du malade et la vaisselle. On évitera de les employer pour l’usage d’autres membres de la famille. La vaisselle sera passée à l’eau bouillante additionnée d’un peu de soude ou d’eau de Javel. Elle sera lavée à part. Le linge du malade sera soigneusement enfermé et mis à tremper le plus tôt possible dans de l’eau enrichie de sel de soude et rincé à l’eau de Javel. Le crachoir du patient sera vidé à l’égout et nettoyé avec un antiseptique usuel. On se méfiera des livres dont la désinfection est très difficile. Enfin on pratiquera une désinfection générale de l’appartement lorsque le malade aura quitté définitivement sa chambre. Lorsque toutes ces précautions sont rigoureusement suivies la contagion de la tuberculose se fait plus difficilement. Par contre si on les néglige il faut craindre que la maladie ne frappe l’entourage du malade en s’attaquant de préférence aux enfants les plus débiles. C’est pourquoi chacun doit avoir une bonne hygiène et s’efforcera de se maintenir en bonne santé surtout s’il vit au contact d’un tuberculeux. Quelles
sont donc les personnes particulièrement exposées à la contagion et à devenir
malades ? Il va de soi que ceux qui sont appelés à soigner des tuberculeux ou qui vivent dans leur entourage immédiat son susceptibles d’être contaminés s’il ne suivent pas les règles d’hygiène que nous connaissons. Toutefois la tuberculose se manifeste aussi chez des personnes qui ne sont pas dans des conditions favorables à la transmission de la maladie. Dans ce cas il s’agit d’un réveil d’une petite lésion déjà ancienne, passée inaperçue jusqu’alors et qui pour une raison déterminée se met en activité. On a beaucoup parlé aussi d’hérédité de la tuberculose. Elle n’est pas démontrée puisque nous savons très bien aujourd’hui qu’un bébé qui naît d’une femme gravement malade est presque toujours indemne de toute souillure microbienne à sa naissance. Il ne se contaminera qu’après sa naissance et au contact de sa mère. Aussi la séparation radicale de la mère et de l’enfant est un moyen efficace de prévention. Depuis qu’on la pratique on a vu diminuer considérablement le nombre de tuberculoses chez les nourrissons et les enfants de façon générale qui offrent une très grande sensibilité au bacille de Koch. Il faut savoir en effet que le bébé qui vient de naître ainsi que les enfants sont des proies faciles pour la maladie. Les ravages qu’elle cause dans le jeune âge sont immenses. Aussi convient-il de prendre toutes les précautions utiles vis-à-vis des enfants. Les mesures doivent être radicales. Les demi-mesures sont tout à fait insuffisantes ! Rappelons-nous en outre que la maladie revêt chez les enfants des formes très graves, parfois mortelles. C’est en partant de ces principes que l’œuvre de préservation de l’enfance a créé des établissements spéciaux destinés à recueillir les enfants encore sains dont un parent est tuberculeux. Séparés du milieux dangereux pendant le temps suffisant ils peuvent ainsi échapper à la contagion presque fatale, sans cette précaution. La tuberculose frappe aussi souvent les femmes enceintes pour s’aggraver après l’accouchement. C’est pourquoi elles seront l’objet d’examens très soigneux et répétés à cet égard. La maladie s’attaque en outre aux personnes affaiblies par diverses maladies telles que la grippe, la rougeole et la coqueluche. Certaines pleurésies sont le plus souvent une manifestation tuberculeuse et elle seront soignées convenablement par un repos prolongé d’au moins trois mois. Que de tuberculoses se manifestent dans les années qui suivent une pleurésie, chez les personnes qui n’ont pas pris un repos suffisant ! Le diabète mal soigné ou pas soigné du tout, prépare souvent le lit à la maladie. Enfin les personnes débilitées par une mauvaise alimentation, du surmenage, ou par des excès alcooliques sont fréquemment la proie de la tuberculose. Comment
débute la tuberculose pulmonaire ? Cette maladie a une évolution capricieuse et se manifeste au début par des signes fort différents et parfois déroutants. La tuberculose pulmonaire peut commencer d’une façon aiguë, brutale même, si bien que l’on songe à une pneumonie ou à une congestion pulmonaire. Parfois c’est en prenant l’apparence d’une grippe que la tuberculose entre en scène et le malade après une amélioration toute passagère est obligé de consulter le médecin parce qu’il sent que « cela ne va pas ». Enfin une peut simuler un « rhume de poitrine » qui ne guérit pas vite. Dans ce cas le début et l’évolution sont insidieux et sournois. Cette forme est dangereuse parce que bien souvent le malade ne consulte que tardivement. Un crachement de sang est toujours un signe de présomption mais non de certitude et doit retenir toute l’attention. Toute présence de sang dans les crachats, même en petite quantité nécessite un examen médical sérieux. Une toux persistante, parfois sèche ou donnant lieu à une expectoration ne sera jamais négligée. Un amaigrissement progressif surtout s’il s’accompagne de faiblesse, de température et de transpiration est un signe de suspicion qui doit vous inciter à vous faire examiner par votre médecin, ou par le Dispensaire anti-tuberculeux. N’oubliez pas que des troubles digestifs peuvent seuls retenir l’attention du malade, alors que les signes pulmonaires passent au second plan. C’est ainsi que très souvent l’appétit disparaît et que la digestion devient difficile. Ce n’est qu’à ce moment qu’il s’inquiète et se décide à demander un avis médical. Soyons donc très attentifs à notre santé et consultons de suite le médecin si l’un ou plusieurs de ces symptômes se manifestent. Pouvons-nous
reconnaître la Tuberculose pulmonaire au début ? Certainement oui, car la médecine d’aujourd’hui n’est heureusement plus celle d’hier. Auparavant il arrivait souvent que la maladie ne fût reconnaissable qu’à un stade fort avancé, ce qui rendait le traitement illusoire. Actuellement, grâce aux progrès des sciences médicales, le médecin est à même de poser très tôt le diagnostic de tuberculose pulmonaire. Il arrive même que la maladie soit reconnue dans les jours qui suivent son début. C’est dire que l’on peut faire un « diagnostic précoce » ! Ces progrès immenses sont dus à la découverte du microbe et à l’emploi des Rayons X. L’examen microscopique des crachats permet de se prononcer sur la nature de la maladie. Son emploi systématique et toujours plus étendu a permis d’identifier de nombreux cas de tuberculose alors qu’un examen clinique seul eut été incapable de le faire. Même s’ils sont en petit nombre dans une expectoration, on peut aujourd’hui les mettre en évidence grâce à des moyens très sensibles, tels que la culture et l’inoculation à l’animal. L’examen des poumons aux Rayons X permet de déceler des lésions tuberculeuses de la grosseur d’une tête d’épingle ! De telles lésions ne peuvent être mises en évidence par l’examen clinique seul. On comprend facilement que secours ces méthodes de recherche apportent aux médecins lorsqu’il s’agit de dépister la tuberculose pulmonaire surtout au début ! Aussi tout examen sérieux des poumons comporte au moins ces deux investigations. Les Dispensaires antituberculeux les emploient systématiquement et c’est pourquoi ils sont capables de reconnaître la maladie tout au début. Qu’est-ce
qu’un Dispensaire antituberculeux ? Le dispensaire antituberculeux est un centre de dépistage de la tuberculose, et particulièrement de celle du poumon. On y examine gratuitement toute personne qui le désire et on lui donne les conseils qui conviennent à son cas. Il est en liaison avec les médecins traitants qui lui adressent très souvent des malades suspects ou atteints de tuberculose pulmonaire. D’autre part il s’occupe du placement des malades soit au Sanatorium ou au Préventorium selon les circonstances. Il réexamine périodiquement les personnes qui ont quitté un établissement de cure et s’assure de la solidité de la guérison. Il tient sous surveillance les suspects en les priant de se faire examiner à intervalles réguliers. Enfin, grâce à des infirmières visiteuses il s’enquiert au domicile des malades de ce qui peut leur manquer et leur donne des conseils d’hygiène ainsi qu’aux membres de la famille. Le Dispensaire antituberculeux a un rôle éminemment prophylactique qui consiste tout d’abord à reconnaître la maladie aussi tôt que possible et ensuite à prévenir la contagion. Il ne pratique pas de traitement sauf dans des cas tout à fait particuliers et en accord avec les médecins traitants. Les médecins attachés à ces organismes sont entraînés aux examens des poumons et emploient systématiquement tous les moyens aptes à dépister la maladie au plus tôt. Les Dispensaires antituberculeux constituent des postes de combat dans la lutte que l’Œuvre Nationale Belge de Défense contre la Tuberculose mène énergiquement dans le pays. Leur nombre ne cesse de progresser, il y en a actuellement cent et cinq, répartis dans nos neuf provinces. Si vous avez des doutes sur l’état de vos poumons consultez votre Dispensaire régional. Le
traitement de la Tuberculose pulmonaire. La tuberculose pulmonaire doit toujours être bien soignée. Son traitement ne peut souffrir aucune négligence. Devant une maladie dont le pronostic reste grave, le malade mettra tout en œuvre pour guérir. Il ne doit pas s’alarmer et se désespérer mais envisager la situation avec calme et confiance. Il se conformera aux prescriptions médicales et n’écoutera pas les autres personnes qui, incompétentes, ignorent la médecine et ne peuvent bien comprendre le cas particulier de chaque malade. Il ne faut pas oublier en effet que la maladie revêt chez chacun une forme personnelle dont seul le médecin peut se rendre compte. Malheureusement il arrive souvent que les malades ou bien ne suivent pas les indications de leur docteur ou bien se soignent eux-mêmes. Rien n’est plus déplorable et plus favorable à l’évolution du mal. Le traitement de la Tuberculose pulmonaire a pour base essentielle le repos de l’organisme au grand air. Or c’est au Sanatorium que le malade trouve le milieu idéal pour soigner sa maladie. Il y jouit d’une tranquillité absolue et d’un repos prolongé et bienfaisant en plein air. Il bénéficie d’une alimentation rationnelle. En outre il reste constamment sous surveillance médicale et le médecin peut appliquer des traitements judicieux et efficaces tels que le pneumothorax. S’il est nécessaire de recourir à d’autres moyens, c’est pendant la cure sanatoriale que l’on obtient les meilleurs résultats. Le Sanatorium est une institution spécialement conçue pour soigner la tuberculose pulmonaire, tout comme le Dispensaire a été créé pour la dépister. Ces deux organismes de lutte antituberculeuse travail en accord et leur rôle se complète. Les malades ont tout intérêt à bénéficier de l’organisation moderne antituberculeuse qui est créée pour eux. La cure sanatoriale ne peut être remplacée par rien d’équivalent et elle restera la base de tout traitement sérieux de la tuberculose pulmonaire. Aussi ne refusez pas de la faire si on vous la conseille. En ne l’acceptant pas vous diminuez vos chances de guérison ! Pouvons-nous
guérir la Tuberculose ? Aujourd’hui nous sommes en droit de répondre par l’affirmative et cela pour plusieurs raisons. La première est que très souvent la maladie est reconnue plus tôt qu’auparavant et la seconde est qu’elle est mieux soignée. Nous avons vu plus haut que les examens des crachats et l’emploi des rayons X permettent de poser un diagnostic très précoce. Or en matière de Tuberculose la rapidité du diagnostic est d’une importance capitale. On peut affirmer que pris à temps la plupart des tuberculeux pulmonaires sont curables si l’on excepte des formes rares. Mais il faut se soigner convenablement en suivant scrupuleusement les indications du médecin. Il faut s’armer de patience et ne pas se décourager puisque le plus souvent les efforts du malade conjugués à ceux du médecin donneront la guérison. Malheureusement il n’en est pas toujours ainsi et chose incroyable ne voit-on pas encore beaucoup de malades refuser de suivre les conseils médicaux soit par insouciance ou par incrédulité. N’oubliez pas que la confiance reste à la base de toute action médicale. Aujourd’hui on peut se rendre compte des nombreux progrès réalisés dans les traitements de la tuberculose pulmonaire et fonder sur eux les plus grands espoirs. Soignez-vous à temps et convenablement ! Demain il sera peut-être trop tard ! Et pour terminer… Quelques idées à méditer. La tuberculose, et en particulier celle du poumon est toujours une chose grave. S’il ne faut pas la considérer comme incurable elle ne doit pas être prise non plus à la légère. Le tout est de la reconnaître au début et de la soigner convenablement en y consacrant le temps nécessaire. Celui qui ressent des symptômes suspects ne doit pas hésiter à se faire examiner aussitôt que possible et aussi souvent qu’il le faut pour que le diagnostic soit posé. Si le médecin lui conseille de faire une cure sanatoriale qu’il la fasse sans hésiter puisque ce mode de traitement est le seul qui, associé à des moyens plus énergiques encore donne des résultats rapides et durables. Le tuberculeux même guéri reste une « plante de serre chaude ». Il devra se faire examiner périodiquement et prendre toutes les précautions utiles au maintien de sa santé. Pendant sa maladie il n’oubliera pas qu’il est une source de contagion et qu’il est de son devoir de veiller à ne pas répandre autour de lui les germes de la maladie. Cela n’est d’ailleurs pas difficile s’il se conforme aux prescriptions hygiéniques habituelles. Que chacun contribue par la parole et par l’action à la lutte contre la tuberculose et nous aurons la certitude de voir régresser ce fléau de l’humanité.
Achevé d’imprimer le 15 juin 1941 par les Etablissements Généraux d’Imprimerie, S.A. Rue d’Or, a Bruxelles. |