Médecins de la Grande Guerre
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LES NOIRS SUR LA COTE D’AZUR[1] DEUX HOPITAUX DE SENEGALAIS Au début des hostilités, dans le désarroi où se trouva soudain le service sanitaire de l’armée, les tirailleurs noirs, blessés ou malades, furent répartis un peu au hasard dans tous les hôpitaux du pays. Pas d’hôpital de petite ville qui n’ait eu son Sénégalais. L’arrivée d’un tirailleur faisait sensation ; on en parlait dans toutes les salles et dans chaque maison. Après avoir été un objet de curiosité, il ne tardait pas à devenir l’enfant gâté. Il amusait par son langage, sa mimique, ses boutades. Les infirmières se sentaient sur lui une autorité qu’elles n’ont pas toujours sur les autres militaires. Celui-là, elles pouvaient le traiter comme un grand enfant. Je croirais volontiers qu’il ajoutait à sa simplicité naturelle ! Le tutoiement, dont on a coutume d’user avec les noirs, facilitait encore le rôle maternel de ces dames. Les femmes seront toujours sentimentales, et c’est heureux, car nous gagnons à cela des gardes-malades incomparables. Par la suite, les blessés et les malades sénégalais furent soignés surtout dans le midi, plus particulièrement à Marseille et à Menton où des hôpitaux leur étaient exclusivement réservés. Cet isolement leur est de tout point profitable. Les noirs sont là entre eux, moins dépaysés, plus en confiance ; ils échappent au contact des troupes métropolitaines, contact dont les mauvais effets furent trop souvent constatés. Entre l’hôpital 223, à Marseille, et l’hôpital 52 à Menton, le contraste est frappant. Le premier, sous la direction de dames de la Croix-Rouge, est d’aspect très européen. Je ne dirai pas du second qu’il est plus sauvage, mais il est plus colonial. Il est plus militaire, plus professionnel ; l’autre – je m’excuse du terme – a quelque chose de plus amateur. L’hôpital de Marseille vise à la propreté, à l’ordre, aux bons soins. Certes, celui de Menton ne néglige rien de cela, mais le major Maclau, qui est un colonial très distingué, a entrepris de joindre, à la cure médicale, une cure toute morale qualifiée de resénégalisation. Ces deux points de vues directeurs suffiront à donner à chacune de ces maisons une physionomie à part. Si l’hôpital 223 est plus aimable, plus riant, plus maternel, par contre, l’hôpital 52 s’enrichit d’un pittoresque qui a bien son prix pour le simple observateur. L’hôpital 223 est installé dans une école, derrière la cathédrale. Il dispose d’environ deux cents lits. Les services sont assurés par quatre dames de la Croix-Rouge, dix sœurs et dix militaires faisant fonction d’infirmiers. La grande propreté des cours, des préaux, des couloirs, des salles est la chose qui frappe tout d’abord. Les vitres brillent, le sol est lavé, les murs sont ripolinés : tout est blanc…sauf les malades ! C’est même un contraste curieux que ces noirs dans un établissement si parfaitement tenu, si parfaitement européen. L’administratrice, « madame commandant », comme l’appellent les Sénégalais, montre avec fierté les cuisines, les salles d’opérations. Rien n’y manque. Et cela fait d’autant plus d’honneur à ceux et à celles qui ont réalisé cette installation, qu’il fallut tout improviser, tout créer. Tous les locaux furent repeints. Une école communale n’est pas toujours d’une propreté exemplaire, à plus forte raison une école où fréquente la graine populaire de Marseille ! – Etes-vous contente de vos pensionnaires,
madame l’infirmière-major ? Les tirailleurs sont des enfants naïfs et affectueux. Mais il importe de gagner leur confiance. Ce qu’un gradé n’obtient pas par la menace, les sœurs et les infirmières l’obtiennent par la douceur. Il est deux choses dont les Sénégalais se dessaisissent à contrecœur : leur argent, leur couteau ; qu’une de ces dames les leur demande, ils les lui remettront. Il faut seulement de la patience, car les noirs ne comprennent pas toujours ce qu’on attend d’eux, et il est malaisé de les plier à certaines règles contraires à leurs habitudes. C’est une opération d’importance que d’obliger un noir à se mettre dans un lit, la première fois. On en voit refuser de se dévêtir. Troquer veste et pantalon contre draps et couvertures leur semble inutile. Les draps, d’ailleurs, ne sont-ils pas un luxe superflu ? Quelques-uns les retirent purement et simplement, avant de se coucher. Mais ce sont là étonnement et manège de début ; les douceurs du lit se font vite apprécier. Je demande à un jeune tirailleur amputé d’un bras, en tapant sur son matelas : « Y a bon ? » Il approuve : « Y a bon ». Avec contentement manifeste, il ajoute : « Y a pas petit’bêtes ». Une couche sans vermine est évidemment une nouveauté estimée. Lorsqu’on pénètre dans une salle dont tous les lits sont occupés, la première impression est légèrement effarante : ces faces noires au milieu de la blancheur des oreillers, ces yeux énormes et comme émaillés, ces mains longues, fines, aux paumes étrangement pâles, qui évoquent les mains inquiétantes des singes, il faut l’avouer, tout cela a quelque chose d’insolite. On se croit l’objet d’une mystification. La surprise naît surtout du contraste entre le milieu et les noirs ; la rupture d’harmonie est totale. Est-on en France, est-on au Soudan ? Ici et là, sans être tout à fait au Soudan ou en France. Vous circulez, l’impression s’accentue. Au tournant d’un escalier, au lieu de l’avalanche d’enfants qui dévalent en braillant, vous vous heurtez à un colossal Bambara. Le chef fastueusement couvert d’une serviette éponge roulée en turban, il est magnifique et grotesque. – Dans une cour, des rires enfantins fusent : des gamins qui jouent, sans doute ! Non, des tirailleurs convalescents s’amusent avec un ballon. – Contre un mur, sous un préau, un tableau noir sur lequel on a tracé des lettres : une voix épelle, d’autres répètent…Le maître est un adjudant, les élèves de grands diables sénégalais. Et c’est ainsi partout ; le contraste est permanent. Les pensionnaires de l’hôpital 223 ont un uniforme gris : un pantalon et une veste de toile. C’est un uniforme très « hôpital » ; par contre la chéchia rouge dont ils sont tous coiffés est très « sénégalaise ». A l’heure de la soupe, lorsque les tirailleurs se réunissent autour des tables, ces chéchias transforment la cour en un champ de coquelicots !...La chéchia est d’ailleurs l’un des principaux éléments du pittoresque des noirs. Elle rehausse de son éclat leurs faces sombres ; elle est guerrière et, sous le soleil méridional, elle prend une valeur décorative qui s’harmonise avec la crudité des paysages. Ici, les tirailleurs se font un jeu de lui donner mille formes ; tels la portent en pain de sucre, tels autres en chapeau de gendarme, tels encore en bonnet phrygien, à moins qu’elle ne soit réduite à une mince calotte, un rond posé sur le sommet de la tête. Très enfants, les noirs sont aussi très malins. Je note en passant ma surprise de les trouver, en général, très jeunes d’aspect. Ils ne portent pas leur âge. Je m’étais laissé conter que le climat africain mûrit prématurément les hommes. J’ai été étonné de rencontrer des tirailleurs de 40, de 45, voire de 50 ans, et qui, assurément, n’accusaient pas cet âge. La malice des Sénégalais s’exerce surtout auprès des dames infirmières. Ils ont tout de suite compris qu’il était de leur intérêt de se montrer dociles. Ils jouent « au petit garçon ». Combien de gâteries n’obtiennent-ils pas ainsi !...Le soir, quand ces dames quittent l’hôpital, ils leur glissent adroitement des petites commandes, qui se changeront en cadeaux, naturellement. – Tu apporteras brosse à dents. Chaque nature se trahit dans l’expression de ses désirs ! Certains réclament « petite ardoise ». C’est que « madame-maman » a promis des douceurs à ceux qui sauraient écrire leur nom. Avec une patience inlassable, ils s’appliquent à reproduire les signes dont on le a donné le modèle, et, vingt fois par jour, ils présentent la petite ardoise : « Madame, ça y a bon ? » Jamais découragés, ils recommenceront jusqu’à ce que l’infirmière, touchée d’une telle ténacité, accorde la récompense promise. La malice des noirs n’est pas toujours aussi parfaitement anodine, ni leur persévérance aussi louable. Les tirailleurs sénégalais, à l’instar des troupiers de chez nous, sont « carottiers ». Le « tireur au flanc » n’est pas réservé aux troupes blanches. L’hôpital 223 compte un habile simulateur. C’est un vieux tirailleur. Depuis des mois, il joue son rôle avec une constance jamais prise en défaut. Ayant eu les pieds gelés, sur l’Yser, il a imaginé de dire qu’il ressent un froid mortel dans tout son être. Sur une chaise longue, des couvertures sur les jambes, il reste la journée entière étendu au soleil. – Quoi toi malade ? Et voilà, impossible d’en rien tirer d’autre. Si on veut le faire marcher, il chancelle, pris de vertige, - un vertige dont la cause demeure invérifiable ! A Menton, l’hôpital complémentaire n° 52 était installé dans les locaux de l’hôtel Carlton, en bordure de la mer. Je n’insisterai pas sur les transformations qu’il fallut faire subir à un établissement aménagé pour recevoir une clientèle riche ; je ne chercherai pas non plus à tirer parti du contraste résultant de la présence des noirs dans un décor où l’on a l’habitude de voir des snobs en habits, des coquettes en robes décolletées. Du skating, on avait fait le réfectoire. La salle à manger, les chambres, les salons devinrent des dortoirs, des salles d’opérations, des laboratoires, des ateliers de mécanothérapie… Qu’importe. Il existe un autre pittoresque, un pittoresque indigène, qui donne à cette maison son aspect très particulier. Lui seul nous intéresse, non pas uniquement, d’ailleurs, à cause des surprises qu’il offre au regard du profane, mais encore, mais surtout parce qu’il rend en quelque sorte tangible l’œuvre entreprise par M. le médecin-chef Maclau. Au surplus, le contraste entre le milieu et les pensionnaires est moins frappant ici qu’a Marseille. A Marseille, on semble s’être donné la tâche de réaliser un hôpital modèle, un hôpital européen ; à Menton, au contraire, il saute aux yeux que l’on a cherché à substituer – dans la mesure du possible – au cadre européen un cadre indigène. On s’est efforcé de créer un établissement colonial. Dès le seuil franchit, cette volonté s’affirme. Sur chaque porte, des noms de grands coloniaux, des noms de villes. Voici la salle Le Myre de Vilers, la salle Faidherbe, la salle Binger, la salle Brazza, la salle Roume, la salle Ponty ; ailleurs, c’est une salle Dakar, une salle Saint-Louis, une salle Konakry : le Congo, la Guinée, le soudan, le Niger, la Côte d’Ivoire s’évoquent. Au mur d’un couloir, des écriteaux commandent : « Makow ! » (silence). Sur une lessiveuse transformée en alcarazas d’importance, cette étiquette : Boisson hygiénique Cani – ya bon On est en pleine atmosphère africaine. On est aussi en pleine atmosphère militaire. En raison même du but qu’il poursuit, M. le médecin en chef a soigneusement éliminé tout élément féminin. Le concours des dames de la Croix-Rouge est infiniment précieux ; ici, il risquait d’aller à l’encontre du résultat moral visé. Je l’ai dit, M. le major Maclau a voulu que l’établissement qu’il dirige et qu’il a entièrement organisé, avec l’aide du Comité d’assistance aux troupes noires, dont le siège est a Paris, rue Saint-Lazare, fût, en outre d’un hôpital, un centre de resénégalisation. Il n’a rien négligé pour atteindre ce double objectif. Les cures médicales et les cures morales vont de pair. Les tirailleurs sont entourés de soins diligents et de sympathie. J’ai copié la note de service suivante, affichée sur le mur d’un couloir : « L’officier d’administration, commandant le détachement, prescrit formellement à tous les infirmiers sous ses ordres, d’avoir pour les Sénégalais malades ou blessés en traitement à l’hôpital complémentaire n° 52, non seulement tous les égards dus à leur état, mais encore d’avoir pour eux toute le condescendance possible, précisément parce qu’ils sont incapables de se faire facilement comprendre. « Il insiste particulièrement pour qu’aucune
parole désobligeante ne leur soit adressée. Cette note de service indique l’esprit dont est animée l’administration de l’hôpital. On tient à ce que les tirailleurs se trouvent là chez eux, et en absolue confiance avec le personnel européen. Beaucoup de Sénégalais que l’on a eu le tort de laisser traîner dans les hôpitaux de l’intérieur ont une mentalité complètement déformée. Ils arrivent à Menton remplis de prétentions et d’arrogance. Le contact des blancs leur a été néfaste. Gâtés par les infirmières, admirés par la population, ils ont acquis d’eux-mêmes une opinion que leurs mérites ne justifient pas toujours. Ils entendent être traités comme des Européens ; ils regardent les autres noirs avec pitié sinon avec mépris ; ils laissent croître leurs cheveux, font la raie sur le côté et se refusent à manger la cuisine indigène. A tout propos, ils auront des plaintes et des réclamations à faire entendre. Si on ne leur accorde point satisfaction, ils n’hésiteront pas à menacer d’en appeler aux autorités supérieures. Un sergent alla jusqu’à se procurer l’adresse de M. Poincaré, à seule fin de lui écrire !... Justement persuadé que cette mentalité toute nouvelle était non seulement exaspérante mais dangereuse, car elle risquait de s’étendre à tous les tirailleurs, M. le médecin-chef Maclau se donna mission de la réformer. Il aurait pu recourir à la manière forte, il préféra agir en médecin et en psychologue. Aux cures d’insolation si merveilleusement efficaces dans certaines affections, il a joint des cures de resénégalisation, à l’usage des noirs intoxiqués du moral. Les résultats n’ont pas déçu son attente. Replongés dans un milieu sénégalais, les plus rétifs ne tardent pas à céder à l’ambiance ; ils sont repris par la vie indigène, les souvenirs et les habitudes de leur pays. Petit, tassé, trapu, les yeux gris-bleu derrière le verre des lunettes, la barbe poivre et sel, les joues colorées, jovial et sérieux – sérieux au fond, jovial à la surface ! – tel se présente le fondateur et le chef de l’hôpital 52. On le devine rude et bon. Parlant les dialectes de l’Afrique Occidentale française, M. Maclau était bien l’homme qui convenait à la tâche à laquelle il consacre son intelligence et son activité. Il aime les noirs et les noirs l’aiment. Il est aussi familier, aussi affectueux que ferme. Et c’est en se montrant ainsi qu’il a fait naître, entre ses malades et lui, ce sentiment de confiance sans lequel vous n’obtiendrez rien des noirs, si ce n’est une passivité volontaire tenant à la fois de la crainte et de la révolte. Dans un fauteuil roulant, un Sénégalais étale fastueusement un magnifique gilet de damas rose, d’un rose à faire pâlir la réputation du fameux gilet que Théophile Gautier arborait à la première historique d’Hernani ! Le docteur lui tape sur le ventre en riant : « Comme te voilà beau !... » Le tirailleur s’épanouit. – Qui toi donné gilet ? Réponse mystérieuse dont nous nous contentons. Sur un lit, un noir exhibe une jambe énorme. Le ver de Guinée l’a mis dans cet état. Le major a pour lui des paroles réconfortantes. Il a des paroles et des gestes affectueux pour de pauvres tirailleurs rongés par la tuberculose et qu’il sait condamnés. Et, partout où nous passons, je sens que la vénération des noirs accompagne M. Maclau ; ils suivent des yeux tous ses mouvements, s’efforcent de saisir chacune de ses phrases. Le respect, l’admiration, la gratitude qu’ils lui portent, l’un d’eux l’exprime naïvement. Désignant mon guide, je lui demande : « Ca bon ? » ; il me répond avec un accent de conviction profonde, avec un élan de reconnaissance spontanée qui ne trompe pas : « Oh ! ça très, très bon ! » – « Bah ! fait le major, laissez donc, se sont des flatteurs ! » La cure de resénégalisation consiste avant tout à soumettre les tirailleurs venant des hôpitaux de l’intérieur, où ils se sont gâtés, au régime commun. Et ce régime, comme je l’ai indiqué déjà, se rapproche autant que possible de la vie indigène. Afin que la cuisine fût préparée selon les règles de l’art culinaire soudanais, on a fait venir divers produits directement d’Afrique. Le riz est cuit au goût des noirs ; la soupe s’aromatise d’huile de palme. Groupés autour des lits ou bien au pied d’un palmier, dans le jardin, les tirailleurs s’amusent de leurs jeux nationaux. Les Sénégalais sont très joueurs. Les malins, et ceux auxquels la chance est fidèle, raflent tout l’argent des naïfs et des malchanceux. Les jeux favoris sont le ouali et les dames. Le ouali est probablement d’une simplicité enfantine ; je n’ai cependant pas réussi à me le faire expliquer. Les joueurs disposent d’une planche étroite, épaisse et longue comme un pain de quatre livres, creusée de petites cuvettes ; en outre, ils ont un certain nombre de billes ou, à défaut, de cailloux. Billes ou cailloux passent d’une cuvette dans l’autre, mais je ne sais en vertu de quelle loi. Pour les dames, le matériel est peu compliqué : le damier se trace sue le sable : des bouts de bois que les joueurs piquent dans les cases, représentent les pions. Dans les petits jardins en désordre de l’hôtel Carlton, en bordure de la Méditerranée bleue, sous le soleil qui rend les choses aveuglantes, les Sénégalais forment un rassemblement grouillant et coloré. On se croirait sur la place d’un village noir. Ici, pas un élément européen. Abstraction faite de l’hôtel, le cadre lui-même s’harmonise avec les indigènes. Ils se couchent à terre pour dormir, ils se réunissent pour palabrer, ils fument la pipe, jouent, commercent même. L’industrie locale est l’industrie de la poudre à chiquer. Le marchand se tient accroupi auprès de sa marchandise et non loin des récipients qui lui servent à la fabriquer : une vieille boite en fer blanc, un pot de fleur, un vase de nuit transformé en filtre ! La poudre à chiquer est le produit d’épluchures de pommes de terre torréfiées, de tabac de cantine pulvérisé, de cendres de palmier, de potasse. Tout cela brassé, tamisé, cuit ensemble à la manière d’une lessive. Préparation compliquée et minutieuse que complète l’adjonction d’une certaine quantité de beurre ou de graisse. A voir avec quelle volupté les tirailleurs mâchonnent cette mixture, on ne peut douter de sa saveur. J’avoue n’avoir pas eu envie d’y goûter !.. Du pittoresque noir, en voici encore : dans un coin du jardin, sans souci du soleil qui tape dur, le coiffeur exerce son état lucratif. Le travail est long. Il donne à penser au démêlage d’une pelote de laine embrouillée. Tout d’abord, il faut raser la nuque. Pas de savon : un peu d’eau suffit. Les cheveux mouillés, le rasoir fait son office. L’opération ne prend que quelques instants. Le difficile, ce qui demande du temps, de la patience et, paraît-il, du tour de main, c’est le frisage, c’est le démêlage. Le patient s’assied à terre, entre les jambes de l’artiste capillaire assis sue une pierre, un banc ou une caisse. Et, alors, des heures durant, des heures qui s’additionnent pendant plusieurs jours, le maître perruquier, armé d’un petit morceau de bois mince et effilé, débrouille l’épaisse broussaille offerte à sa science. J’interroge un Sénégalais, joli garçon, ma foi, aux traits harmonieux, aux doigts couverts de bagues : un dandy ! Sans ombre d’impatience, il subit les pratiques du coiffeur. – Toi faire beau ! Il rit. Ses dents sont petites, serrées, d’une blancheur éblouissante. – Lui
bien savoir arranger cheveux ? Peste ! la coquetterie coûte cher au pays des noix de coco ! La patience des noirs tient à ce qu’ils n’ont pas de nerfs. Leur sensibilité est une sensibilité diminuée : je me trompe, c’est une sensibilité non encore éveillée. De là leur stoïcisme dans la douleur. M. le major Maclau me le dit, ils sont admirables de courage ; on peut les charcuter, jamais ils ne poussent une plainte, jamais un geste ne trahit leur souffrance. Il se joint souvent d’ailleurs à leur insensibilité une volonté forte. Les Sénégalais ont un grand orgueil : M. Maclau me raconte à ce sujet une anecdote très significative. Un tirailleur refusait de se laisser opérer. Une infirmière (dans le début, il y eut quelques dames de la Croix-Rouge à l’hôpital 52) crut le fléchir en feignant de croire qu’il avait peur de mourir. – Peur de mourir, est-ce qu’un Sénégalais a peur de la mort ! Aucune injure n’aurait plus vivement touché le blessé. Il s’emporta : s’il avait peur, aurait-il été à la guerre ? Et puis, - personne ne sait quand vient l’heure de mourir ! Ne serait-elle pas morte avant lui ! – Tout cela débité avec volubilité, en bambara, car la colère ne lui permettait pas de trouver des mots français. Quand il se fut un peu calmé, M. le major Maclau dit alors posément ; « Et si je l’opère ? » Le noir répondit – cette fois en français : « Si toi croire bon, moi laisse faire, mais pas permettre à une femme dire des choses pas bien ». On trouve dans cette réponse les traits caractéristiques des Sénégalais : l’orgueil, le courage, la confiance, le mépris des femmes. – Combien as-tu d’enfants ? demandai-je un
jour à un vieil adjudant noir. Je ne comprenais plus. Le sous-officier européen qui m’accompagnait me donna le mot de l’énigme : au Soudan, on ne tient pas compte des filles, elles sont par-dessus le marché ! Comme je l’ai rapporté, les infirmières de l’hôpital, à Marseille, prétendent obtenir des tirailleurs par la douceur ce que les gradés n’obtiennent pas par la menace. J’en demeure persuadé. Encore faudrait-il faire une distinction : les infirmières ne commandent pas, elles font entendre aux noirs qu’ils leur feront plaisir en accomplissant ce qu’elles leur demandent. Il n’y a pas possibilité de froissement pour l’amour-propre, pour l’orgueil des Sénégalais. Je ne serais pas surpris que d’instinct, ceux-ci répondent aux désirs des infirmières pour n’avoir pas à obéir à leurs ordres. Ils s’évitent ainsi l’humiliation d’être commandés par des femmes. Cette question des infirmières auprès des tirailleurs est, au reste, plus complexe qu’il n’y paraît. On ne saurait traiter les indigènes comme l’on traite les troupiers français. Les femmes ont le tort de ne point faire suffisamment la différence. Celle qu’elles font n’est pas toujours heureuse. Elles écoutent trop leurs sentiments. Les soins dont elles entourent les blessés et les malades sénégalais sont incomparablement supérieurs à ceux que donnent des infirmiers militaires. Malheureusement, elles ne se bornent pas à faire des pansements, à administrer des potions et des tisanes. Elles influent sur le moral des noirs et, sans le savoir, elles modifient leur mentalité au point de la déformer complètement. Du simple point de vue militaire, le seul à retenir en l’espèce, leur influence est souvent déplorable. Elles amollissent le Sénégalais, elles le rendent vaniteux et indiscipliné – parce qu’elles l’ont plus ou moins désénégalisé. C’est pourquoi M. le major Maclau décida de se priver du concours que les dames de la Croix-Rouge lui prêtèrent tout d’abord. Elles étaient, par leur unique présence, un obstacle à cette cure de resénégalisation dont il a fait l’un des objets primordiaux de son hôpital. Et voilà pourquoi aussi l’hôpital 52 présente un aspect si particulier et un intérêt tout spécial. |