Médecins de la Grande Guerre
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Cet article est traduit en polonais.
Un camp de convalescent où l'on devient malade... Camps du Ruchard (carte de Jozef Deruyck) Un camp de convalescent où l'on devient malade... Durant la guerre 14-18, la France a offert l’hospitalité à de nombreuses formations médicales belges. Parmi celles-ci, le camp pour convalescents du Ruchard en Indre et Loire. Peu de témoignages nous apprennent ce que fut la vie quotidienne des soldats dans ce camp. Le Général Mélis mentionne simplement dans son livre que ce camp fonctionna du 31-12-14 au 14 -7-17, soit trente mois et demi et qu’il accueillit durant cette période 9.586 convalescents. Un soldat Ege Tilmns nous apporte cependant un témoignage inestimable sur ce camp: il consacra un chapitre entier de son livre au séjour qu’il y effectua. Les informations qu’il nous donne nous fait entrevoir un univers extrêmement dur et souvent inhumain. Le camp vit au rythme des rixes, des punitions et des décès. Ceux-ci d’après l’auteur surviennent à raison de un par quinzaine. Quelle terrible mortalité dans les rangs des soldats pourtant considérés comme guéris et convalescents! Mais Ege Tilmns n’exagère t- il pas ? Nous ne le croyons pas: les registres de l'état-civil de la commune d'Avon-les-Roches signalent le décès de 79 militaires belges; 76 pierres tombales se dressent au cimetière communal. Certains corps furent rapatriés après la guerre ce qui fait qu'aujourd'hui il ne subsiste plus que 63 tombes soldats belges. Il y eut donc plus d'un décès par quinzaine durant les trente mois de fonctionnement du camp. 79 jeunes hommes succombèrent au camp de Ruchard, soit un convalescent sur 121 : le camp méritait sans doute la très mauvaise réputation que lui donne Ege Tilmns. Nous avons aussi retrouvé trois autres témoignages, celui du soldat Constant Stiers, celui de Christian Van Com et celui du soldat et poète Paquot qui raconta la vie de son ami Georges Antoine avec qui il séjourna dans le camp du Ruchard . Aujourd’hui, qui pense encore à ces valeureux petits soldats Belges qui moururent de maladie ou de tristesse loin de leur pays et qui reposent encore aujourd’hui à Avon? Nous leur rendons hommage en attendant de pouvoir aller nous recueillir sur leur tombe. 1) Le Témoignage de Ege Tilmns (Ege Tilms, « Calme sur le front belge », la renaissance du Livre, Bruxelles 1932) Cérémonie du 2 novembre au monument Belge Discours du Colonel Vinckier Discours de M le Curé de panzoult Au camp de Ruchard (Indre et Loire) Après un examen médical minutieux, nous fûmes désignés tous trois pour séjourner durant quelques semaines , comme convalescents, au camp du Ruchard. Nous retournions vers notre cantonnement , en suivant les fossés aux eaux stagnantes, sous le brouillard matinal, dans la plaine de S t - Omer - Capelle. Nous échangions des réflexions. L’un d’entre nous , enthousiaste, déclarait : - Oh! la France, quel beau pays ! Quelle fière chance d’être désigné pour le Ruchard. En pleine forêt , a dit le médecin. - Au sud de la Loire , la belle Touraine, surenchérit un autre. - Ce serait certainement autre chose que cette contrée humide du nord, avec ses brumes et ses boues. Et puisque nous ne pouvions rejoindre le front comme les autres , nous fîmes nos préparatifs de départ enchantés de quitter ce lieu malsain. Toutefois, un récupéré récent, pensionnaire des dépôts, des hôpitaux et des camps calma quelque peu notre fougue : - Vous allez au Ruchard ? Un sale trou ! Vous m’en direz des nouvelles. Après un épique voyage de 73 heures de train, les soldats belges convalescents arrivent à Azay - le -Rideau: «Rassemblement rapide et départ en colonne vers le camp. On imposait donc une étape de douze kilomètres à des êtes débilités par un voyage de trois jours et de trois nuits ; douze kilomètres sous le soleil de juillet avec un sac lourdement chargé. Un court orage, accompagné d’une ondée nous rafraîchit. Le nombre de traînards et d’éclopés augmente, mais ils sont recueillis par des entrepreneurs intéressés qui suivent la colonne avec des véhicules de toutes dimensions et discutent âprement le prix de leur intervention. Nous arrivons à la forêt de Crisay et bientôt, tels les Croisés apercevant la ville sainte, les convalescents poussèrent des cris : - Le Ruchard... Le Ruchard ! Le camp, admirablement situé , sur les hauts plateaux d’Indre-et-Loire, bordé de forêts et limité par une lande étendue, admirable terrain d’exercice, n’offrait cependant pas toutes les garanties voulues par la salubrité. Après avoir été récusé par la Commission d’enquête comme camp de prisonniers (car la fièvre typhoïde y régnait à l’état endémique) le Service de Santé de l’armée belge le reprit à son compte , pour y créer une station de convalescents. Bientôt on y relégua tous les pré-tuberculeux, les épileptiques, les inaptes qui ne pouvaient fournir aucun service, les réformés qui ne trouvaient aucun emploi en France, les suspects d’origine germanique. Le camp comprenait quelques bâtiments en maçonnerie, servant d’hôpital , et des tentes remplacées plus tard par des baraquements. A notre arrivée , nous défilons devant les anciens hospitalisés et nous pouvons bientôt nous débrouiller, courir d’un magasin à l’autre, remplir de paille un matelas, traîner un sommier à claire-voie, nous installer sous la toile. Rompus de fatigue, mal réconfortés par une méchante soupe qu’on nous avez offerte », nous succombons au sommeil. La nuit, un violent orage sévit. Mais au matin , nous nous apercevons que nos chaussures flottent dans une mare d’eau qui s’est formée dans l’aire de la tente. Excellente affaire pour des convalescents ! La plupart d’entre nous toussent et les plus gravement atteints s’en vont à l’hôpital. Pour les autres, la vie habituelle du camp commence. Désœuvrés et maussades, ils font des promenades dans les bois, jusqu’aux villages de Neuil, ou à Villaines. Au retour, au son d’un phonographe, Made in England, on entend un chant anglais à la cantine anglaise, en dégustant une tasse de thé léger, et naturellement anglais. La plus grande distraction consiste à assister aux enterrements. Chaque semaine une voiture ambulance française, muée en corbillard, transporte un ou deux cercueils au cimetière d’ Avon, situé à six kilomètres de là. Chaque unité fournit une délégation ! ! La route, longue et pénible, serpente la lande. Au village, tous s’esquivent , entrent au cabaret, s’enivrent et le retour, malgré les observations des officiers et des sous-officiers qui ont accompagné le convoi funèbre s’effectue en ordre dispersé. Suite logique : les participants écopent d’un nombre variable de jours de cachot à Malakoff (nom du bloc qui sert de prison). Ce coin hospitalier abrite, en effet toujours, une ample collection de pensionnaires : déserteurs repris dans le voisinage, inaptes qui se sont rebellés après une crise de cafard, hommes de la compagnie spéciale (suspecte) coupables de refus d’obéissance, convalescents qui par les nuits froides se sont chauffés à l’aide d’isolateurs, et d’ivrognes revenant d’un enterrement. Malgré le piquet de gendarmes, les prisonniers se révoltent souvent: c’est ce qu’ils appellent l’assaut. On brise, on casse tout, on met le feu aux objets de literie; à l’extérieur, les autres habitants font cause commune, hurlent et conspuent l’autorité. Puis lentement, le calme renaît, interrompu par la crise aiguë d’un épileptique, la chasse qu’on livre à un dément qui s’évade ou l’arrivée d’un nouveau détachement de convalescents .Quand cela arrive, il faut de la place; les médecins, au cours de leur visite, retrouvent quantité d’hommes valides aptes à rejoindre les dépôts. Alors, c’est la ripaille des veilles de départs; on boit le vin et l’alcool à pleines lampées, on se bat, on se querelle. Et, au matin, dans le petit jour, on s’éloigne, la plupart heureux de quitter ce camp de Ruchard qui pour certain prit l’allure d’un bagne et, pour beaucoup, d’antichambre de la mort ou de la démence. Ege Tilmns 2) Le Témoignage de Constant Stiers Constant Stiers se trouvait en Russie lorsque la guerre éclata (son père y avait un poste d'inspecteur à la compagnie des Wagons-lits). Il parvint à rejoindre l'armée belge, s'engagea et combattit au front de l'Yser. Malade de typhoïde en 1915, il est transféré à Calais et achèvera sa convalescence au camp du Ruchard avant de se porter volontaire pour le corps d'autos-canons-mitrailleuses (corps A. C. M.) envoyé au front russe. corps d'autos-canons-mitrailleuses Parti en Russie en décembre 1916, Constant Stiers rejoint le corps expéditionnaire belge qui, bientôt pris dans les tourments de la révolution russe, décide le retour prématuré au pays. Les Belges parcourront en train 9840 km (depuis Kiev) avant d'atteindre Vladivostok où les attend un navire en partance pour les Etats-Unis. Le 12 mai 1918, le corps A.C.M débarquent à San-francisco. L'accueil des Américains est extrêmement chaleureux : défilés et réceptions vont jalonner la route des Belges dans leur traversée des Etats-Unis. Le 15 juin, ils s'embarquent de New-York à destination de Bordeaux. De retour en Europe, Constant Stiers, eut encore l'occasion de participer à l'offensive finale. La guerre se termina pour lui le 10 juillet 1919 lorsqu'il reçut enfin alors qu'il était cantonné en Allemagne à Neuss, son ordre de démobilisation. La grande Guerre lui avait fait accomplir un tour du monde mémorable....Il garda de cette époque le goût des voyages et du train car il devint... machiniste de locomotive à la S.N.C.F.B. ! Le témoignage de Constant Stiers, soldat au 9e de Ligne est extrait de son livre : "80.000 km. d'un soldat belge pendant la guerre", pages 51 à 56, Editions A. Dandoy, Châtelet, 1934. Le lendemain soir, en route pour les deuxièmes lignes. Ca ne va pas du tout. Mon ami Martin porte mon fusil; j'ai pu laisser mon sac à la cuisine du cantonnement; je n'ai que ma besace avec mon pain, ma gamelle et ma gourde. Le lendemain soir, les cuisines roulantes viennent aux secondes lignes apporter la bouffe; je me mets machinalement dans les rangs; je n'ai pas faim mais cela ne fait rien, un autre, s'il n'a pas assez mangé, aura ma ration. Tout-à-coup, ma tête tourne et je m'étale par terre; on me transporte au poste de secours du secteur et, quand je suis un peu remis, le médecin me donne un papier m'autorisant à retourner au cantonnement de repos. Ce papier, je l'ai encore en ma possession : 9°2/16 Stiers est autorisé à rentrer à Eggewortscapelle. Le 28-3-1915 Et me voilà retournant à pieds comme un homme ivre; je suis arrivé au cantonnement vers 5 heures du matin à Eggewortscapelle ; l'endroit était occupé par la compagnie que nous avions relevé aux tranchées l'avant-veille. Je m'inscris pour la visite, et cette fois, je suis évacué pour tout de bon vers l'infirmerie divisionnaire. Tous les jours, un camion ambulance passant par les cantonnements de repos, enlevait les hommes malades dirigés sur l'infirmerie divisionnaire; je fus donc embarqué pour Steenkerke.(...).Sitôt arrivé à l'infirmerie divisionnaire, douche et visite du grand manitou qui décidera si l'on est un tire au flan ou un vrai malade. Je suis reconnu gravement atteint et dois me coucher immédiatement; le lendemain matin, je suis expédié sur un brancard vers Adinkerke où a lieu l'embarquement en train. Une fiche m'est épinglée à la poitrine: "doit rester couché" ; le transbordement se fait rapidement; tout le personnel attaché au service sanitaire de notre armée est très dévoué et cela fait plaisir aux évacués de constater qu'ils sont traités avec beaucoup de ménagements. Arrivés à l'hôpital de Calais-Ville: un grand hangar dans lequel il y a peut-être 400 lits. Après avoir été obligé de me laver le corps à l'eau froide, on me donne du linge propre et je suis couché dans un vrai lit, avec de vrais draps blancs; mais je n'ai pas la tête à observer en détail ce qui se passe autour de moi. Vers 20 heures, une infirmière vient me placer le thermomètre et s'en va effectuer le même placement à d'autres malades. Dix minutes après, l' infirmière revient près de moi et ayant constaté le degré de fièvre, me lance un regard sceptique, secoue le thermomètre, me le replace et, cette fois reste près de mon lit, tout cela sans dire un mot; je ne dis rien non plus, je suis d'ailleurs dans un état de désintéressement complet. Au bout de quelques minutes, le thermomètre m'est retiré, l' infirmière me regarde cette fois avec étonnement, m'observe le blanc des yeux et s'éloigne précipitamment, revient au bout d'un instant accompagnée d'un médecin militaire qui m'ausculte et donne des ordres. De la conversation saisie, j'apprends que j'ai 41° de fièvre. La fiche que j'ai sur moi dit : Hôpital de Calais-Ville Stiers. Atteint de grippe-bronchite. Doit être évacué sur Rennes. Calais, le 31-36 1915 D'après les ordres du médecin, deux infirmières viennent immédiatement me charger sur un brancard et l'on m'enfourne dans une ambulance automobile. J'ai vaguement l'impression que je suis près de la tombe pour que l'on fasse tout-à-coup tant de cas de ma personne. Après avoir roulé pendant un temps très court, l'ambulance s'arrête et je suis transporté dans un long couloir; je saisis une discussion assez vive: je suis dans un hôpital privé, entretenu d'une œuvre née de la guerre : l' Union des Dames de France. Cet hôpital Sophie Berthelot, a été créé pour des blessés français; ce jour, on a refusé deux blessés français par manque de place et il n'est donc pas possible d'accepter un malade contagieux belge. Le médecin de service de nuit est mandé et, après une brève consultation, il déclare à la directrice de l' établissement que je ne suis plus transportable et qu'il prend sur lui la responsabilité de mon hébergement forcé en ce lieu. Il y a un lit de réserve. Je l'occuperai et voilà . L'on me place provisoirement seul dans une petite pièce qui sert de bureau. Il paraît que ma maladie s'est nettement déclarée: j'ai le typhus. J'ai toujours eu la conviction que c' est d'avoir respiré les gaz cadavériques la nuit du 27 mars aux avants - postes du secteur de Roodepoort, que je suis actuellement couché sur un lit d'hôpital. Le lendemain de mon arrivée à cet hôpital, je fus transporté dans une petite chambre, et une jeune fille d'une vingtaine d'années fut chargée de me soigner. Je ne connais de cette gracieuse et gentille demoiselle que le nom d'Alice. est-ce le sien réellement ? Je ne sais, parce que dans les hôpitaux de guerre, certaines personnes donnaient quelquefois à la connaissance du public un nom d'emprunt, pour éviter par la suite toute correspondance volumineuse qui aurait pu se produire du fait de remerciements formulés par suite de bons soins rendus. J'ai toujours regretté de ne pas m'être renseigné sur l'identité exacte de Mademoiselle Alice, précisément pour remercier cette aimable personne des soins très dévoués qu'elle me prodigua. D'après certains bruits, c' était une jeune fille noble, de très vieille souche française. Je fus, paraît-il, dans un état assez grave. Pendant plusieurs jours, c'était la diète complète, puis je pouvais avoir deux bols de lait par jour, matin et soir. C' est ici que ma jolie soigneuse fit preuve d'une patience d'ange. Je n'ai jamais aimé le lait et j'ai toujours eu une répugnance pour la crème de lait. Chaque fois que Mademoiselle Alice m'apportait mon bol, j'attendais un instant sous prétexte que c' était trop chaud, il se formait une couche de crème, Mlle Alice allait chercher une petite passoire, je buvais deux doigts de lait, nouvelle attente, re-crème, re-passoire, etc. etc.! Chaque fois la pauvre fille usait de tout son répertoire de mots gentils pour me décider à boire ce malheureux bol de lait. Vers la troisième semaine, je pus manger un quart de tranche de pain beurré et la moitié d'un œuf et ainsi de suite en augmentant la ration. Un jour, à l'heure du goûter, ma porte était entr'ouverte, j'étais assoupi; une infirmière de la salle des blessés français passe dans le couloir avec un grand plateau de tartines. Au moment où passant devant ma chambre, l' infirmière est interpellée, elle pousse ma porte et pose son plateau sur ma table de nuit et s'en va vivement où l'on l'a appelée. Ayant entendu quelque chose se poser sur ma table de nuit, j'ouvre les yeux et, oh! j'ai dû ouvrir les yeux comme des phares d'autos. Faites-vous à l' idée que j'avais le ventre vide, que je mourrais vraiment de faim, et me trouver brusquement devant cette montagne de tartines beurrées. La tentation fut trop forte; j'allonge le bras et ma main se referme avidement sur quatre tranches de pain. L'infirmière revient, reprend son plateau, et, comme je fais le mort, elle ne se doute de rien. Resté seul, la tête sous les couvertures, j'avale, plutôt que je ne mange, le produit de ma rapine. Au soir, prise de température habituelle. Mademoiselle Alice se précipite à la recherche du docteur. Ce dernier, après un examen rapide de mon abdomen se met à engu...irlander tout le monde accouru, disant qu'il va ficher tout le monde à la porte etc. etc. parce qu'il paraît que quelqu'un m'a donné à manger beaucoup plus que ses ordres le disaient. Tout le monde proteste et comme on accuse Mademoiselle Alice violemment, je confesse mon escamotage et pour me punir, l'on me remet à la diète complète parce que de 37°5 ma température est montée à 40°. Ce fut donc à nouveau la ré alimentation progressive: un quart de tranche de pain, un demi-œuf, etc. Mon hospitalisation dura 40 jours. Un médecin militaire belge, le lieutenant Goossens, venait de temps à autre me rendre visite, se renseigner sur l'état de santé de ce soldat belge seul au milieu des Français. Décidément, j'étais appelé à faire tout autrement que les autres. La guérison étant à peu près complète, j'étais bien faible pourtant, mais j'allais partir en convalescence et lorsque je quittai l'hôpital Sophie Berthelot, le docteur belge Goossens signala au dos de ma fiche de sortie de l'hôpital, qu'ayant été atteint de fièvre typhoïde de forme grave, une convalescence assez longue m'était absolument nécessaire. C'est les larmes aux yeux que je quittais cet hôpital où j'ai reçu, avec un dévouement de tous les instants, les soins les plus assidus et les plus complets. Puisse Mademoiselle Alice, ma jolie et gentille infirmière, trouver ici l'expression de ma vive et sincère reconnaissance. En fait de convalescence rêvée, j'allais tomber du ciel en enfer sans passer par le purgatoire; le changement de régime fut vraiment trop brusque. Je fus expédié au camp du Ruchard. Il paraît que ce camp reçut tout au début des hostilités des prisonniers allemands, mais quand une Commission neutre trouva ce camp impropre à l' hébergement des prisonniers allemands: alors, on expédia les Allemands en des lieux plus cléments et le camp du Ruchard fut un lieu de convalescence pour soldats belges. Il y avait là des blocs où étaient hospitalisés les malheureux qui avaient perdu la raison; quartier que l'on ne pouvait traverser sans un serrement au cœur, à entendre les cris de tous ces hommes, les uns étaient continuellement aux prises avec un ennemi invisible, et les ta-ta-ta-ta-boum-boum-ta-ta-ta-ta se faisaient entendre du soir au matin. Maudite guerre. Qui n'est pas tué, a les membres meurtris, ou l'organisme avarié, ou la raison sombre; enfin tous ceux qui ont fait vraiment la guerre, en seront revenus avec un souvenir marquant lamentable. Le camp du Ruchard comprenait aussi des blocs pour convalescents de diverses maladies, mais la majeure partie des hommes étaient logée dans des tentes de toile et c' est par dizaines que l' on pouvait compter celles qui étaient de vraies passoires ; pour ma part, j'avais au-dessus de ma tête un trou de 30 cm², et lorsque la pluie tombait, cela manquait vraiment de charme. Il n'était pas étonnant, dans ces conditions, que presque chaque jour un ou deux enterrements aient lieu. C' est une honte de la part de nos dirigeants du Havre d'avoir admis un pareil traitement de convalescence pour nos soldats. Tout, dans ce camp, laissait à désirer, même la nourriture qui était loin de donner satisfaction à des corps d'hommes, ayant besoin d' une alimentation fortifiante, en vue du prochain retour au front, où la vie dure des nuits sans sommeil allait nous reprendre. Presque tous les vrais piottes (je dis piotte mais je prie de lire tous les hommes du front), demandaient leur prompt renvoi au front, mais par esprit de contradiction, les vieux sbires embusqués qui nous commandaient, avaient du plaisir à ne pas donner suite à notre désir de quitter ces lieux où l'homme de faible santé n'aurait jamais su se retaper. Pourtant, un ordre libérateur vint et je quittais ce lieu "maudit" parce que je suis persuadé que si j' avais eu en convalescence les soins que réclamait mon état, je ne serais pas , à l' heure actuelle, en possession d'une poitrine dont l'état intérieur me gratifie d'une pension d' invalidité de 30%. Rendez-moi la santé et gardez votre argent. 3) Christian Van com Ce caporal du 12e Régiment de Ligne nous dit dans son livre, page 158 ( "Des voix dans la mêlée, journal du temps de guerre", imp. La Meuse, Boulevard de la Sauvenière, 10, Liège, 1921) : Ainsi, tout comme tant d' autres, j'ai connu l'arrière. (...). L'arrière des camps de discipline, tel qu'Auvours où l'on crevait de corvées et de punitions, en dépit de l'inscription honorant à l'entrée "Les Vaillants défenseurs de l'Yser". L'arrière des camps de concentration (système Ruchard) jugé insalubre pour les Boches et suffisant pour nous, où l'on devait crever de misère physiologique, peu à peu, ainsi que l'attestent, au cimetière d'Avon, tout proche, les tombes closes de tant de nos chers camarades. 4) Marcel Paquot et Georges Antoine au camp du Ruchard Georges Antoine a vécu quelques temps au camp du Ruchard. Ce jeune compositeur brillant était appelé à connaître un avenir exceptionnel. La guerre ne lui en donna pas le temps. Le poète Marcel Paquot, son ami et compagnon d'infortune au camp du Ruchard écrira ce que fut sa courte vie dans des pages émouvantes que nous avons retranscrites ci-dessous ( " Les Écrivains Belges morts à la guerre ", pages 2 à 5, la Renaissance du Livre Belge, 144, boulevard Adolphe Max à Bruxelles, 1922 ). Le compositeur Georges Antoine naquit à Liège, le 28 avril 1892 et y fit toutes ses études musicales. Une âme exquise vivait en lui. Il recueillait tout le fond d'hérédité latine acquis par ses ascendants maternels qu'avait nourris durant plusieurs générations la terre de France, et de son père, qui fut maître de chapelle à l'église cathédrale de Liège, il tenait ce caractère de sentimentalité de tendre mélancolie qui nuance chez nous, Wallons, l'âme française. A sa naissance, la Musique l'avait baisé aux lèvres, et c'était la déesse qu'avait parée de toutes les grâces César Franck. Deux mélodies sur des poèmes de Verlaine qu'il publia en 1912 fixèrent l'attention. "Il y a dans ce petit-fils de César Franck une sensibilité si rare, une âme si fraîche, si tendre, si charmante et si belle, écrivait un critique, qu'on ne peut après qu'elle s'est manifestée s' en tenir aux seules formalités d'usage: voici peut-être un musicien qui naît." Un autre plus enthousiaste encore demandait: "Georges Antoine serait-il appelé à relever le sceptre de César Franck?" Survint la guerre, Antoine s'engagea. à peine initié au maniement d' une arme, il combattit sous Anvers et fut de ceux à qui l'Yser offrirent au dernier lambeau de la Patrie le dernier souffle de leur poitrine. Après que l'effort ennemi eut échoué, les opérations marquèrent un temps d'arrêt et chacun essaya à revivre pour oublier que le lendemain, peut-être, il faudrait mourir. Comment allait vivre Antoine, inactif, étendu sur la paille boueuse d'une tranchée? Dans sa détresse, il écrivit à Vincent D'Indly, le maître dont il ne prononçait le nom qu'avec une ferveur admirative et lui demanda du papier à musique. L'appel fut entendu, et c'est accroupi dans le fumier qu'Antoine recopia de mémoire, pour l'envoyer à son maître, la Sonate en la bémol pour piano et violon qu'il avait composée dans le calme des derniers mois de la paix. Peu après, épuisé par la rude existence du front, Antoine tomba malade. Bientôt on le réformait. Un matin, il se trouva rejeté dans la vie, affaibli et sans aide. Il s' établit en Bretagne, donna des leçons, gagna son pain, et fiévreusement comme ceux qui ont une œuvre à accomplir et dont les jours sont comptés, se remit au travail. Quelques mois plus tard, Antoine redevint soldat. On l'envoya au camp de convalescence du Ruchard où je le retrouvai en août 1916. C'est le sort des choses usées qu'on les laisse se chauffer au soleil. Pendant les belles journées d'automne, nous allions lui demander un regain de confiance et de force; nous nous remplissions les yeux des apothéoses magnifiques du ciel tourangeau; puis, le soir tombé, nous allions recueillir du bois dans la forêt, car les nuits étaient froides. Rentrés au camp avec notre précieuse provision, nous faisions un grand feu qui chantait en dégageant une odeur de résine et, à la lueur des bougies, nous écrivions. (Antoine composa à cette époque : Wallonie ; La Joie d'aimer). L'hiver fut mauvais, le charbon manqua au camp et une garde sévère empêcha nos fuites dans la forêt. Mon ami retomba malade. Cependant il se rétablit assez vite, grâce au soleil hâtif cette année-là. Les beaux jours nous rendirent témoins de la féerique floraison du sol en Touraine. Nous passions de longues heures dans ce cadre émouvant. Nous nous plaisions à reconnaître dans la douceur fuyante des lignes et la nuance délicate des lumières, quelques-uns des aspects de notre terre wallonne; nous sentions que ce sol était aussi le nôtre, que cet air de fraîcheur et de sèves était le même qui courait sur nos bruyères, et quand nous chantions la douceur de cette terre hospitalière, il nous semblait célébrer aussi celle de nos aïeux. Au mois de l'année 1917, nous fûmes séparés. Je revis l'Yser, tandis qu'Antoine était envoyé au camp de Parigné l'Evêque où l'on fit de lui un cantinier. Lorsqu'en 1918, au front belge, je fondai (avec Louis Boumal et Lucien Christophe) les Cahiers, une revue de littérature et d'art dont le but était d'affirmer notre spiritualité française, Antoine fut aussi des nôtres. C'est qu'il n'était pas qu'un musicien, c' était un honnête homme au sens classique de ce mot. il pensait avec Maurras "que les plus puissantes doctrines – l'art et la science – ont besoin des lettres humaines, qu'elles en ont besoin pour se penser". Sa force était d'avoir compris l'importance qu'a un artiste à se définir, ne fût-ce que pour pouvoir se contrôler. Nul n'était d'un esprit plus ouvert à toutes les hardiesses de l'art contemporain, mais nul n'avait davantage le respect des maîtres qui élevèrent la musique à un rang éminent des arts et en firent la langue des âmes. Il croyait en son étoile parce qu'il savait où et comment elle le conduirait, le cerveau révisant chez lui le jeu subtil des fibres du cœur. Ainsi doué, servi par une vaste culture et par une plume habile, Antoine aurait pu jouer un rôle important dans la critique musicale, mais le temps lui a manqué et il n'a écrit que quelques chroniques. Au cours de l' année 1918, il trouva encore le temps et la force de composer "Veillées d'armes", un poème pour orchestre. Cependant l'offensive qui devait nous donner la victoire se préparait. Incapable de combattre, Antoine voulut au moins revenir au front et se rendre utile à ceux qui allaient sacrifier leur vie. Il eut la joie d'entrer dans Bruges reconquise, mais y mourut brusquement de la grippe, le 15 novembre 1918, sans avoir revu les premiers clochers de sa terre wallonne. Il avait 26 ans. La Belgique perdait en lui le meilleur de ses jeunes musiciens. Marcel Paquot |