Médecins de la Grande Guerre
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Le lieutenant de Vaisseau Pierre
Dupouey et son épouse Mireille : un amour pour
l’éternité Dr Loodts. P Table des matières 1) l’histoire d’un officier et de son amour 2) Lettres du Lieutenant de Vaisseau Dupouey 3) La mort de Dupouey entraîna la conversion du Dr Ghéon 4) Extraits des cahiers et lettres de Mireille Dupouey 5) Témoignage de Ghéon sur la mort de Mireille 6) Conclusions Avertissement Cet article est assez long. Le lecteur est invité à lire en priorité les deux premiers chapitres. Le troisième
chapitre a pour sujet la conversion d’un médecin militaire, Ghéon, qui connut son heure de gloire après Le quatrième
chapitre est ardu à lire. Il est composé
d’une dizaine de pages reprenant des extraits
que j’ai choisi dans les trois cahiers
comprenant plus de mille
pages qu’écrivit la veuve de Pierre
Dupouey, Mireille de Avis au lecteur Pour enrichir ce
site, je désirerais trouver une photo de Mireille de 1) L’histoire d’un officier et de son amour Le lieutenant de vaisseau Pierre Dupouey Le lieutenant de
vaisseau Pierre Dupouey (1877-1915) est devenu
célèbre non à cause d’un fait de guerre mais de par l’amour que lui voua sa
femme Mireille de Pierre Dupouey était un
intellectuel très représentatif de son époque. Elevé dans une ambiance religieuse très
contraignante, jeune homme, il s’éloigna de la foi de ses ancêtres en
découvrant par les écrits de Gide
une nouvelle manière de penser déculpabilisante qui faisait fi des grands principes et visait avant tout la satisfaction personnelle. Ayant
lu « Les nourritures terrestres », Pierre devint un fan de son
auteur, parvint à le rencontrer en 1903 et même à s’en faire un ami! Il salua en lui
« celui qui l’avait délivré » mais ramenait toujours ses discussions avec Gide sur le terrain
mystique! C’est d’ailleurs Gide qui lui conseilla de lire les « Grandes
odes » de Claudel ! Epris de
littérature, connaissant très bien la langue anglaise, doué pour le dessin et
sportif, Pierre Dupouey avait de très nombreux
talents. Nous ne connaissons pas les
motifs qui l’amenèrent à entamer une carrière d’officier de marine mais il est
certain qu’il avait un grand désir de découvrir ce qu’il y avait de meilleur
dans le monde. Sa vie de garçon se termina un beau jour de 1911, à Brest, lorsqu’il fut invité à une réception ! Au cours de la
soirée, il subit le coup de foudre
immédiat pour Mireille de Mireille de La Ménardière Le choix d’un chapeau, d’une robe était bien le
dernier de ses soucis. Et pourtant elle avait un profil régulier et fin, des yeux étonnement clairs
et vivants. Son front pur, encadré de souples bandeaux noirs se rejoignaient
dans un chignon bas par derrière, ses
joues fraîches un peu rebondies, sa bouche d’un
joli dessin, son menton précis, délicat, composaient un ensemble de courbes et de plans évoquant ces
figures de Rossetti que Pierre chérissait pour des raisons surtout spirituelles. « Elle levait les yeux vers Dieu ; et moi, je regardais en elle ! » dira Pierre. La jeune fille a le don de réconcilier rapidement l’officier avec la religion. La pureté qu’il perçoit en Mireille le bouleverse. Son idéalisme l’émeut, le bouleverse et apporte une réponse à son questionnement anxieux sur la conduite de la vie. Il abandonne la libération prônée par Gide (de qui il restera cependant ami) et retrouve plus vive que jamais la foi de son enfance. Les fiançailles sont à l’image de leurs âmes. Lorsqu’ après le premier feu des félicitations les parents laissèrent les fiancés, leur premier mouvement fut de s’agenouiller et de rendre grâce ! Les fiancés relisent ensemble Claudel, Hello, les poètes anglais, les saintes écritures. Le mariage a lieu en 1911. En 1912, Pierre Dupouey quitte son torpilleur pour commander une compagnie de formation et il s’entraîne lui-même, selon la méthode nouvelle de gymnastique du lieutenant de vaisseau Hébert Notre volonté de vie dit-il à ses fusiliers, doit être une incessante collaboration où le corps sans marchander sa peine, exécute les travaux dont l’esprit lui fournit l’idée et la mesure. « Ce qui nous est demandé, comme l’écrit Claudel, ce n’est pas de vaincre mais de n’être pas vaincus ; ce n’est pas d’être des hommes supérieurs, mais des hommes justes. Et justes précisément à la mesure de nos devoirs ». Toujours la même
année, il entre dans Avant de rejoindre Pierre Dupouey et son épouse Mireille – Oh ! non je ne pleure pas répondit Mireille. – Alors tout est bien, ma chère femme. Et Pierre continue de chantonner distraitement. L’heure de partir approche. Avant de fermer son sac, Duponey y place une petite bible, le Carême de Dom
Guéranger, les Elévations sur les Mystères de Bossuet, les sonnets de
Shakespeare, et_les Fioretti ;
il se propose d’acheter à Paris Orthodoxy de Chesterton. Pas un moment, il se départit de
son calme. Quand le train l’emporta, il souriait encore et sa femme sentit dans
ce dernier sourire « qu’en lui la douleur n’était las vaincue, mais dépassée.
On sait où Dieu le conduisait. (Ghéon) Le 3 avril 1915,
samedi saint, à Lombardsijde, un jour qu’il
inspectait sa tranchée, une balle ennemie le terrassa. Voici le témoignage de
son compagnon d’armes, le lieutenant V :
« La chose eut lieu le samedi saint, vers dix heures du soir, avant la relève.
Il faisait son tour en première
ligne ; il voulait comme d’habitude laisser la tranchée bien en ordre.
Nous avions eu justement, ce Jour-là, un bouclier arraché par une
marmite ; on venait de le réparer. Tandis que Dupouey l’examine,
une balle aveugle tirée sur le créneau, le frappe en plein front et il tombe.
Il ne reprit pas connaissance, et comme nous le transportions vers
Nieuport-Ville, à mi-chemin il finit de
mourir. Quel ami ! Quel homme ! Quel officier ! » Son épouse Mireille ne fut avertie que bien plus tard de la mort de son mari. Elle en eut pourtant le pressentiment et l’écrivit dans ses carnets. Le Vendredi-Saint, veille de la mort de Pierre, une chère
lettre de mon ange arriva vers 6 heures, celle où il me rassurait sur son
bonheur en ce monde et disait : « Maintenant je suis entré dans la terre
mon après-midi et dans le Magnificat de mon cœur.» Je compris qu’après avoir gravi un à un tous les sommets
de l’esprit et éprouvé tous les lus hauts désirs du cœur, mon mari ne devait
plus être à moi humainement.» Le Samedi Saint : Pas de lettres le soir,
aucun pressentiment spécial, mais
toujours la certitude que Jésus recevrait mon sacrifice. Dimanche de Pâques : J’emportais, pour lire pendant les chants, sainte Angèle de Foligno pour
tenter de m’imaginer ce que voyait mon Pierre et commençais doucement à lui
parler en Dieu La nouvelle de sa mort fut accueillie par la jeune femme avec une grande résignation mais aussi avec l’immense conviction que son mari appartenait, faisait partie maintenant du Jésus ressuscité. Les liens et engagements avec l’époux se transformant ainsi par la mort en liens privilégiés avec le Christ, Mireille Dupouey survécut à son chagrin en s’efforçant de rendre toujours plus présent dans sa vie un Christ victorieux de la mort. Peu à peu Mireille s’engagea sur une voie mystique que nous pouvons appréhender grâce aux écrits abondants (près de mille pages) qu’elle laissa. Mireille serait certainement devenue religieuse si elle n’avait pas eu à s’occuper d’un fils. Après 17 ans de veuvage, elle décéda le 27 mai 1932 d’un cancer. L’église catholique
dans l’après-guerre proposa Mireille Dupouey comme
exemple aux innombrables veuves. Ce message certainement donna du courage à
certaines d’entre elles mais elle entretint sans doute aussi
un climat de culpabilité pour celles qui
voulaient se remarier ! Pour la société de l’après-guerre, les
hommes avaient donné leur vie et il n’était que juste que leur femme survivante
consente à prolonger le sacrifice de
leur mari ! Je dédie évidemment cet
article à toutes ces innombrables veuves qui pendant des dizaines d’années,
revêtues de noir, firent le sacrifice de leurs joies de vie mais aussi à
tous les enfants qui subirent les conséquences d’un foyer souvent très austère.
La guerre 1914- II) Les Lettres du lieutenant de Vaisseau Dupouey Pierre écrivit de nombreuses lettres à son épouse. Ces lettres furent publiées et en voici une sélection qui permettra de mieux appréhender la personnalité de Pierre Dupouey. J’ai rajouté les titres mis en gras. Donner : le placement le plus avantageux Le 8 août 1914 Donner me semble d’ailleurs le placement le plus avantageux, le vrai placement du père de famille, celui qui produira son intérêt en bénédictions sur le foyer, sur la tête de la bien-aimée et du petit garçon. Une magnifique lettre d’amour
d’un Marin à sa belle. 22 Août 1914. Rien que d’écrire l’enveloppe est un pur délice, et d’ailleurs, n’est-elle pas elle-même un vrai poème d’amour, puisqu’elle parle de la petite colline … du tiède nid de la « Villa Clémence », et puisqu’elle affirme ce fait que, dans ce coin béni et délicieux m’attend Ma Dame plus aimée que tout le reste du monde … Cette enveloppe est un merveilleux résumé de toute notre fidélité d’amour – elle est comme l’argument qui précède et explique certains poèmes et en précise les grandes lignes. 1° Il y a une Madame P. D, c’est-à-dire un cher mariage d’amour … 2° Il Y a une « Villa Clémence », c’est-à-dire la douce vie du mari et de la femme, le petit homme dans sa chaise aux boules de toutes les couleurs, la salle à manger avec deux chaises toutes proches, la douce terrasse où, le soir, à l’ombre du mimosa, se prolongent d’exquises promenades … enfin il y a « tout » parce qu’à la « Villa Clémence aucune chose n’est sans amour. Et puis, 3° il y a la marine, le bateau, la guerre. La petite, chambre de bord sur le bureau de laquelle sourient les photographies de la bien-aimée et du petit garçon … Il y a les pensées du marin qui par dessus les mers, vont rejoindre les pensées et les prières de la femme, qui s’enlacent à elles et forment avec elles une chaîne de diamant. Il y a la pure joie de n’avoir qu’à bénir le Seigneur pour tout ce qu’Il nous a donné qui est beaucoup…. Le marin envie le cultivateur qui peut rester près de
sa famille En mer Lundi 31 août 14 A moi aussi, pendant ces instants de faiblesse qui ne sont épargnés à personne, et lorsque le haut devoir qui nous a séparés ne laisse voir que son côté fastidieux, viennent des pensées pleines de regrets lue je n’ai pas le droit d’accueillir. Après que nous avons sans relâche longé Paxo, Anti-Paxo, Corfou, Samothrace et Fano, jusqu’aux montagnes des côtes albanaises, pour redescendre le long des mêmes îles toujours les mêmes, toujours aussi loin de la villa « Clémence », je me dis : « Oh ! être un pauvre petit « cultivateur grec sur la maigre pointe de Corfou, de Samothrace ou d’Ithaque , vivre « avec elle » en tenant sa main dans une douce petite maison de pauvres gens, auprès d’un champ et d’une vigne Mais vite je
repousse ces pensées qui sont terriblement dissolvantes et désolantes, je pense
à notre chère France qu’il faut conserver – à cette patrie de l’enthousiasme,
de la générosité, et aussi, malgré tout, de la fidélité et de l’obéissance. Je
pense à air pur de la vérité qui vaut mieux que celui de toutes les îles, à la
paix que donne le service du plus haut devoir et qui vaut mieux que Protège les miens Seigneur ! 20 septembre 14 Merci de prier pour moi qui en ai tant besoin et qui sais si mal le faire. Malgré ma pauvreté et ma maladresse, je m’efforce de retourner à ton cœur ce précieux bienfait, en suppliant sans cesse le Bon Dieu de vous garder tous deux au-dedans et au dehors et de confier votre protection et votre sauvegarde à Ses Anges les plus vigilants. La décision de se porter volontaire pour les tranchées
de l’Yser 15 octobre 14 Le courrier qui emporte cette lettre, par
un de nos midships dont je ne puis
m’empêcher d’envier le sort. Le Ministère de En mer près de Corfou. Le 12 octobre 1914. Grande émotion
depuis hier dans la ville flottante ; Bordeaux a adressé à l’Amiral une
demande qui est plutôt un ordre) de désigner si possible des officiers fusiliers, lieutenants de vaisseau
et enseignes, pour commander les nouvelles recrues et les inscrits maritimes de
la classe 1914 – et partir avec eux à J’ai naturellement donné mon nom tout aussitôt. 3 novembre 14, Nil m’a annoncés à
instant la bonne nouvelle. L’on a besoin de nous au front ; nous partons
donc demain dans la direction de Paris, novembre 1914. … Je t’écris .ces quelques
lignes avant de partir pour Dunkerque …
A mon réveil, j’ai été au Sacré-Cœur Lui recommander mes trésors et
notre cher pays Dixmude et les médailles pour protéger les soldats Dixmude. Le 7 Novembre. Pour la première fois, je t’écris de la tranchée sous Dixmude, où ma compagnie est installée. Dixmude. Le 9 novembre 14. Je voudrais aussi deux cents médailles-scapulaires en aluminium pour ma compagnie – ainsi que mon scapulaire en toile du Sacré – Cœur que j’ai oublié à Toulon. Le ménage bruxellois d’Hoogstade
Hoogstade. Le 19 novembre 1914 Je suis dans une humble petite maison habitée provisoirement par un ménage bruxellois – tailleur pour dame – qui ont fui devant les Allemands et nous accueillent tous avec une bonne grâce touchante. Ces pauvres gens ont une pièce unique, une petite table et un petit fourneau sur lequel, sans discontinuer, chauffe le dîner, le souper et le café d’une douzaine de marins qui n’ont pas d’autres consolations au long de ces mornes journées de neige. Les conditions de vie difficile des fusiliers Loo, 25 novembre 14 Comme je te l’ai écrit (mais il paraît que nos sacs de lettres sont marqués R S. retard systématique : c’est assez gracieux) notre repos à Dunkerque n’a duré qu’un jour ; après, nous avons été reconduits à Loo, en réserve immédiate, tout près du front. Notre pauvre brigade, après 31 jours de tranchées (ce qui, je crois, est un record) aurait grand besoin d’un véritable repos et d’un réel ravitaillement. Plusieurs de mes hommes marchent avec des souliers dont les semelles ne sont que trous et la compagnie est presque complètement démunie de gamelles et de marmites – ce qui nous met dans l’impossibilité de faire cuire le moindre aliment. Une charmante famille belge Loo, Novembre 14 J’ai été logé un peu au hasard, dans une charmante famille belge d’épiciers-drapiers dont tous les membres sont de la plus agréable distinction native. Il ya le papa, la maman, sept petits enfants délicieux dont trois petites filles vraiment réjouissantes à voir, une vieille grand’mère réfugiée qui agite inlassablement le berceau de la dernière venue qui a reçu le nom de… Pélagie ! Je ne puis m’empêcher de la considérer avec intérêt. (… ) Je te remercie
encore de faire l’aumône à nos pauvres, fais-la aussi en mon nom. Donne-leur
pour nous deux et ne t’inquiète de rien de ce qui se dit autour de toi. Ecoute
Dieu qui parle à ton cœur, et méprise les petites prudences qui mettent L’étrange piété des Belges Pollynchove. Le 3 décembre 14 Tous ces jours-ci, au hasard des cantonnements, je vis chez des paysans belges qui sont des gens simples, pieux, silencieux et laborieux, et tout à fait selon mon cœur. On n’y voit travailler qu’à des besognes fortement utiles – on n’entend nul sophisme essayer de défendre l’indéfendable,- on n’y voit nul superflu. (…) La piété des
pauvres Belges est quelque chose de touchant et me rappelle celle des Maltais.
Il n’y a dans toutes les chambres des fermes d’autre ornementation que les
statues du Christ, de Une naissance dans la famille Van den Brugge 4 décembre 14 …. Je suis paisiblement installé dans la ferme des époux Van den Brugge, à un kilomètre de Pollynchoye. J’ai autour de moi quatre beaux petits enfants dont une petite fille ravissante – tous quatre sales comme tout ce qui les entoure ; mais sages, doux et dociles autant qu’ils sont sales. Cette nuit, mon sommeil a été troublé par l’arrivée du numéro cinq, une petite fille rouge comme une langouste et qui a hurlé sans arrêter dès que la vie s’est révélé en elle sous la forme d’une sage-femme flamande et d’un mauvais lumignon fumeux. La boue de l’Yser 10 décembre 14 Nous voici de
nouveau en première ligne, sur les bords de l’Yser dans une boue inexprimable
et qu’il est difficile d’imaginer. Je ne sais si les tranchées allemandes sont
inondées (c’est assez probable, car elles sont à Les hommes font tout ce qu’ils peuvent et ne vont au médecin que quand ils ne peuvent pas faire autrement. J’en vois qui, pendant des jours, suivent des marches et quelles marches ! Ils vont en tranchées les pieds attachés sur leurs souliers et sans pouvoir les mettre dedans. Pour moi, grâces à Dieu, j’ai tout à fait pris l’habitude de cette nouvelle vie et n’en souffre qu’à de très rares intervalles, avec tous les autres, et quand il n’y a pas moyen de faire autrement. Tu es venue à moi comme un ange 13 décembre ….. Malgré la distance et bien des occupations, malgré les ordres et les contre-ordres qui sont comme la substance de la guerre, je vis sans cesse avec toi… depuis que ton âme est devenue la sœur de la mienne, et ta pensée, la compagne de toutes mes pensées ! Hors l’ennui de mes inutiles trente ans, hors de l’incertitude et du manque d’espoir, tu es venue vers moi comme cet ange en tunique verte dont parle Swedenborg qu’il vit surgir de l’Ouest et voler vers un ange en tunique hyacinthe lui descendait du Nord … ….. Nos hommes sont, en général toujours bien vaillants, sauf quelques anarchistes et autres échappés des bourses du travail, auxquels l’ai appliqué ma méthode la plus vigoureuse et qui, pour la plupart, ont déjà fait place nette. Il est bien remarquable que ces mêmes cervelles, les plus obsédées des utopies socialistes révolutionnaires et les plus férues des droits de l’homme et du travailleur, soient les premières à lâcher prise, à se Plaindre et à semer le découragement. Les vieux territoriaux sont bien meilleurs que ces réservistes de 28 à 35 ans qui nous arrivent avec tout le répertoire de leur syndicat et ils défendent magnifiquement leurs tranchées. Pour cet élément véritablement pourri par l’idéal matérialiste de Jaurès, il ne reste que les coups de pied et de trique. (…) Tout autour de nous. Les prairies sont semées des corps des pauvres territoriaux qui ont défendu les tranchées de l’Yser et auxquels on n’a pas encore pu donner de sépultures. La plupart sont tombés la face contre terre et sont demeurés ainsi ; mais il y en avait un, non loin de moi, auquel un camarade avait mis son sac sous la tête alors qu’il n’était encore que blessé et qui est mort ainsi paisiblement, sans doute d’épuisement. Nous l’avons vu longtemps au milieu de la prairie, avec son visage d’ivoire et son pantalon rouge, le visage à la pluie, les membres bien allongés dans l’attitude tranquille d’un malade qui prie. La mort du fusilier Louis Simon Jour de Noël 14 Toute la messe était surtout dite pour le repos de l’âme de mon pauvre petit Louis Simon, mon ordonnance, tué l’avant-veille presque dans mes bras, derrière et à travers le parapet. J’ai été plus remué par la fin de ce charmant enfant. Si bon, si serviable, si courageux, si patient, d’une si belle et constante bonne humeur, que par tout l’enfer de Kaeskerke. (…) La veille de sa mort, Simon lisait à côté de moi un vieux numéro d’un périodique illustré quelconque, quand un éclat d’une grosse marmite tombée non loin de nous, passa entre ses mains et lui arracha le journal, Quelques instants avant sa mort, nous avions, lui et moi, préparé une petite tranchée, celle dans laruelle il a été tué, qui s’est trouvée juste de la longueur de son corps et dans laquelle il a été enterré. Il était assis au fond de ce trou de terre ; la balle l’a atteint par derrière après avoir traversé la terre du parapet et est ressortie tout contre la médaille du Sacré-Cœur qu’il portait cousue sur sa capote. Il est mort presque instantanément, sans un pli de souffrance sur le visage, dans mes bras et c’est moi qui l’ai étendu dans sa tombe, après lui avoir fermé yeux. Je n’arrive pas à m’imaginer qu’il n’est plus là… La dépouille du
pasteur protestant d’Emden 30 décembre Je t’envoie comme modeste trophée un petit recueil de chants militaires allemands, que mes hommes ont trouvé sur un pauvre sous-officier allemand, dont le corps sans sépulture est demeuré longtemps, près de notre tranchée, en compagnie d’une dizaine d’autres, sur la rive droite de l’Yser … Il y avait aussi, tout près de nous, le corps d’un réserviste, pasteur protestant à Emden, qui avait, dans ses poches, les Evangiles (traduits de Luther) ouverts à la page des signes précurseurs du Jugement, et une Imitation de Jésus-Christ. Le pauvre homme avait aussi tout un stock de photographies de sa femme et de son petit enfant, et de cartes postales adressées déjà à sa femme. La clef qui délivre n’est pas celle qui ouvre mais qui
referme Combien ces semaines dans la cohue, l’agitation, me rendent impatient de retrouver la chère paix de notre foyer, cette économie de paroles (en dehors des paroles de tendresse) et cette complète harmonie de désirs. Si imparfaite que soit notre vie, je la sens tellement meilleure que celle abandonnée au hasard de l’agitation – je la trouve si douce, si riche dans sa simplicité, dans ses limites que nous avons choisies ensemble. Oui, la clef qui délivre n’est pas celle qui ouvre, mais celle qui referme sur le cœur les portes de la concorde et de la fidélité, et de cette simple fidélité que rien n’épuise … L’ordre divin auprès de son épouse Le 3 janvier Si nous avions besoin (et sans doute Dieu s’en sert pour notre bien) de ces séparations que je crois n’avoir jamais refusées, ce n’est cependant qu’auprès de toi, ce n’est que dans la paix de notre vie conjugale, que je prie bien, que je sens bien l’ordre divin, que je rends grâces à Dieu, pleinement, à la mesure tout au moins, des désirs de mon faible cœur … Réflexions sur la radinerie des Belges 12 janvier : séjour à Fort-Mardyck Malgré les visites régulières des taubes qui pas plus tard qu’hier ont gratifié Dunkerque et ses environs d’une quinzaine de bombes, le séjour de Fort-Mardyck (et ses bistro) est, je crois, vivement apprécié de nos hommes auxquels on offre leur premier bain depuis cinq mois ! Devant ces belles maisons, ces somptueuses armoires (dont les battants ont servi aux gourbis de nos tranchées), ces granges et ces étables modèles, ces armées de machines agricoles, j’ai vu la hideuse parcimonie de tous ces paysans quand il s’agissait d’acheter un Christ ou une Vierge. Le meilleur marché était toujours assez bon et d’ailleurs, ne nous l’a-t-on pas dit ? Un crucifix est toujours un crucifix ! 21 janvier Demain matin nous retournons au front, et cette dernière journée a été employée à des revues de détail à des distributions de souliers, de caleçons, de bonnets, etc … Nos bataillons se sont réellement reposés pendant ce séjour à Fort-Mardyck. Un second tué dans la compagnie de Dupouey 27 janvier …. Nous venons de
passer trois jours dans les dunes où nos tranchées étaient à J’ai eu l’un de mes hommes tué, le second sous mes ordres depuis 3 mois. Ce qui me semble prodigieux. Un projectile allemand sans doute du 105 percutant, c’est-à-dire éclatant au choc est tombé au milieu d’un petit abri où se reposaient six mes hommes serrés les uns contre les autres et littéralement genoux à genoux. Il en a choisi un laissant complètement indemnes ses deux voisins qui dormaient appuyés contre lui. Il n’est pour ainsi dire rien resté du gourbi ; et les survivants, complètement ahuris sont sortis des décombres, noirs comme des ramoneurs et se tâtant, dans la stupéfaction de se retrouver au complet. Ceux-là peuvent se dire que Dieu leur donne une seconde fois la vie !... Les 2000 capitaines qui protègent la liberté 1er février 15 … J’ai assisté ces jours derniers, étant compagnie de soutien, à un rude et sanglant engagement où les tirailleurs marocains ont laissé la moitié de leurs effectifs. J’ai vu, au cours de ce combat, les traits les plus beaux de courage individuel. Les tirailleurs sont d’un courage physique incroyable. Pendant près de cinq heures j’ai vu défiler les blessés et les civières emportant ceux qui ne pouvaient plus marcher : je n’ai pour ainsi dire pas entendu une plainte. J’ai vu un capitaine de Vilmaret, la main cassée, la moitié du visage brûlée au rouge cerise, couvert de sang et de débris de son commandant tué à côté de lui, demander le temps d’aller se faire panser rapidement pour revenir prendre son poste. Nos pauvres tirailleurs et leurs officiers ont été admirables. (…) Je viens d’avoir l’honneur de commander la toute première tranchée (au bord de la mer du nord) de cette immense ligne sur laquelle 1.500 ou 2.000 capitaines de compagnie répondent de l’inviolabilité du sol. Tu as bien raison d’insister sur ces devoirs de louange et d’actions de grâce tellement perdus de vue. Cette attitude de louages est d’ailleurs pour l’esprit une des plus réelles et des pus profondes sources de bonheur. Plus on loue, moins on demande, plus on accepte ce que Dieu Prépare dans l’infinie bonté de sa Paternité, plus on est près du bonheur vrai Réflexions sur la solitude 9 février 15 ….. Je suis heureux
que tu aimes et apprécies la solitude … Si les vertus de Les reliques de Nieuport 11 février 15 J’ai parcouru
encore une fois les mélancoliques ruines de ce qui fut Nieuport ;
l’artillerie a eu facilement raison de tous ces abris précaires ;
certaines « maisons ont été transportées dans la rue, en un beau monceau
hérissé de poutres et de chevrons. D’autres maisons ont eu leurs murs arrachés
– on voit de la rue les chambres avec
tous leurs cadres, les portraits d’ancêtres ; tous les toits sont à
jour ; la pluie cascade d’étage en étage à travers les plafonds. Dans
certaines maisons d’intellectuels ou de collectionneurs, on marche dans une
pâte de livres, presque tous des livres
rares, anciennes éditions des premières presses flamandes reliées en
parchemin : blanc, avec les délicieux estampages du XVIe ou XVIIe siècle. Un grand Saint-Thomas in-folio, ouvert sur le
seuil d’une maison, m’a engagé l’autre jour à visiter ce qui dut être la plus belle collection
d’anciens livres flamands. Aujourd’hui, l’eau a parachevé la destruction
commencée par l’artillerie et les beaux livres, dans d’horribles contorsions
de leurs reliures, ont cessé d’être des
livres. L’église n’est que
dentelle ; dans le grenier de la sacristie miraculeusement protégé, j’ai trouvé tous les reliquaires
éventrés, et, sur le plancher, tous les ossements des saints martyrs et des
saints patrons. J’ai pieusement
recueilli et mis en lieu sûr les ossements des saints Severinus,
Florus, Priminaus, tous martyrs, de sainte Ursule, de
saint Py, accompagnés de leurs lettres d’authenticité.
J’ai recueilli sur le sol toute une poussière sacrée
provenant de ces ossements abandonnés dans une fuite panique. (…) Qu’il eût été
facile de trouver une jeune fille ou un enfant qui les eût emportés contre son
cœur, au lieu de les laisser dans ce grenier où ils ont été broyés une seconde
fois par les Vandales. Un couple d’artistes peintres ne veulent pas quitter Oostduinkerke 17 février Je suis cantonné chez un ménage très
sympathique d’artistes belges – l’aquafortiste N … et sa femme qui se décident
enfin sur nos, conseils, à gagner L’union des âmes dans le mariage 24 février 15 … Nous sommes faits pour Dieu seul. Tout ce qui n’est pas Lui nous trompe, nous quitte – à rebours de nous, rentre dans le néant natal. Moins que tous autres, nous pourrions nier qu’Il ne manifeste dans le mariage son infinie miséricorde et n’amène ainsi les cœurs à Le bénir et à L’adorer. Mais, parce que si souvent nous L’avons béni ensemble, nous savons aussi quelle difficile et délicate architecture est un mariage d’amour- combien plus fréquents sont les mariages « à peu près »bâtis sur cet horrible mot de « concessions ». 3 mars Si le Bon Dieu nous rend l’un à l’autre, si sa bonté et sa Miséricorde daignent reformer le doux concert d’amitié et de bon vouloir de notre foyer, quelle suave félicité ce sera pour moi !... A cause de cette union de nos âmes, à cause de cette lumineuse révélation, je rends grâce à Dieu sans cesse. Et même s’Il me prenait maintenant, je lui rendrais encore grâces mille fois de m’avoir ainsi fait connaître la douceur de Sa miséricorde qu’en aucune façon je n’avais méritée ; et même si notre bonheur, n’avait duré qu’un mois, ou qu’une semaine – ou le temps seulement de nos fiançailles - son souvenir embaumerait toute ma vie… 12 mars Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que, dès maintenant, nous touchons la récompense des efforts que nous avons faits pour considérer toujours les choses sous leur aspect éternel. Combien ces pensées communes – et qui nous sont devenues naturelles – nous ont aidés à traverser ces jours et ces semaines – et qu’il faut rendre grâces à Dieu de ces quelques lueurs qu’Il a mises dans nos esprits ! Portrait
d’Urbain le Gascon 18 mars ….. Grâce à ton
luxueux envoi, nous avons fait aujourd’hui dans la tranchée ( L’essentiel dans la vie c’est de remplir son cœur Camp Gallimard, 27 mars Comme le dit Pascal avec Tertullien, il faut quitter le monde, sa joie et ses plaisirs pour une joie et des plaisirs plus grands et plus hauts. Dieu veut des sacrifices de louange, c’est-à-dire une adhésion joyeuse à l’ordre qu’il nous propose et l’ordre que nous devons choisir est celui dans lequel nous pourrons le mieux rendre grâces … Il faut aller dans la voie qui nous assure la meilleure qualité de joie ; il faut aller là où nous sommes sûrs de rendre grâces. Pour ma part, dans l’évidence de mon cœur, cette voie était le mariage … Bref, je pense comme les vieux Latins, comme le Dante, comme saint François, que le grand ennemi, ainsi que le grand péché, c’est l’ennui … ….. Oui ! Ce qu’il y a de difficile et d’essentiel dans la vie, ce n’est pas de se détacher, c’est de remplir son cœur, c’est d’être le plus possible délivré du danger de soi-même … Que Dieu donc soit loué pour nos mains In nomine Domini, pour avoir parfumé notre humble petit foyer de toute sa miséricorde – et pour nous avoir accordé tant de sujets d’espérance … Pour ce qui me concerne sois en paix … et que le bon vouloir de ton cœur soit récompensé à la mesure du bonheur qu’il m’a donné, de cette paix promise par les anges. C’est toi la jeune fille que toute ma vie attendait, dont la chère présence remplit et embaume toute la chambre intérieure de mon cœur – qui apaise et réjouit mon esprit au-delà de tous ses désirs – Be at peace … Grâces à toi, en tenant ta main, je suis entré dans la terre de mon après-midi, et dans le Magnificat de mon cœur. Si je venais à disparaître 29 mars 1915. …. Si je venais à
disparaître (pour t’entourer d’en haut plus incessamment), ne te préoccupe pas
trop du lendemain. N’oublie pas qu’un
peu d’incertitude de l’avenir est le meilleur aiguillon de la confiance, de
l’abandon à Dieu. Le grand malheur des riches, c’est que leur or les met à
l’abri de Les reliques du couvent des Clarisses de Nieuport L’interrogation de St augustin : Quel est le faîte
de ce temple à la construction duquel nous travaillons ? Aux tranchées.
Jeudi Saint 1er avril. Cet après-midi, en me promenant dans le couvent
abandonné des pauvres Clarisses, j’ai de nouveau trouvé tout un tableau enrichi des plus
précieuses reliques. Comme je sais que, dans ces cas semblables, lorsque les
reliques sont séparées des brefs qui les authentifient, le clergé les confie au
feu, j‘ai pieusement brûlé moi-même ces reliques qui étaient, en général, des
reliques des premiers Bienheureux de l’ordre franciscain (le délicieux frère
Egide, entre autres). J’ai gardé pour notre cher foyer un petit morceau du
voile de Office de saint Mathias, Apôtre, sermon de saint Augustin Quel est le faîte de ce temple (spirituel) à la
construction duquel nous travaillons ? Jusqu’où doit s’élever le sommet de
l’édifice ? Je m’empresse de le dire : jusqu’à la vision de Dieu face
à face. Vous voyez combien il est sublime et quelle grande chose c’est de voir Dieu
face à face. Celui qui a le désir (de voir Dieu) comprend et ce que je dis et
ce qu’il entend. Nous avons la promesse de la vision de Dieu, du vrai, du Dieu
Très-Haut. Que cela est bon ! Voir Celui qui nous voit !
Sans doute, ceux qui ont le culte des faux dieux les voient
facilement ; mais ces (dieux) qu’ils voient ont des yeux et ne les voient pas. Tandis que nous, nous
avons la promesse de voir le Dieu qui vit et qui (nous) voit. Les
derniers mots de Pierre Dupouey Aux tranchées vendredi saint 2 avril 1915 Quant à l’îlot « Clémence » qu’il arbore courageusement l’étendard bénédictin avec le mot PAX ! et que les flots de toutes les désapprobations mondaines expirent vainement sur ses rivages. La vie plutôt érémitique que nous menons me fait envisager la chose chaque jour comme plus facile. L’important, dit Claudel, n’est pas de vaincre, nais de n’être pas vaincu. Ne nous forçons donc pas aux sanglots, quand Dieu ne fait voir que des motifs de Joie. Suivons la pente de notre esprit, je veux dire : l’appel de notre logique ; confions nos modestes semences à la terre de notre petit jardin et laissons faire le Ciel qui « ne se trompe pas », dit Confucius … ….. Au fond, la grande prière à faire pour chacun de nous demeure ce magnifique cri de Claudel : Seigneur, délivrez-moi de moi-même » … III) La mort de Pierre Dupouey
entraîna la conversion du docteur Ghéon Au front la mort de Dupouey non seulement attriste ses hommes mais aussi un ami de guindaille de Gide, le médecin militaire français Ghéon qui connut plus tard la notoriété. Gide avait en effet demandé à Ghéon de rendre visite à Dupouey s’il lui arrivait de se trouver sur le front des Flandres. Ghéon était comme l’écrivain Gide homosexuel et libertaire. Sans être des partenaires sexuels, ils aimaient partir ensemble en Afrique du nord pour des séjours touristiques où ils pouvaient facilement laisser libre cour à leurs désirs en achetant le service de jeunes gens ! Le docteur Ghéon vit trois fois Dupouey. Au contact de l’officier de marine, Ghéon éprouva la progressivement la nécessité de faire le point sur sa conduite. C’est à Coxyde, villa des ajoncs, qu’ils s’étaient donné rendez-vous. Mais «l’imminence d’une grande attaque» lui interdit de voler sur le champ à l’invite de Dupouey. Cependant, le 28 janvier Ghéon se trouve installé dans le toit d’une villa. Un assaut se prépare. L’aide-major raconte : « Les trajectoires rasent le toit qui nous abrite ; la mansarde bourdonne comme l’intérieur d’un violon … Tutti ! A ce moment la porte s’ouvre, le lieutenant Druon m’amène un visiteur : c’est Dupouey. La main tendue, la main serrée. Je ne l’attendais pas ici. Il me fait plaisir et il me dérange ; le plaisir est le plus fort. Je suis surpris de sa petite taille, mais instantanément il m’en impose. Ce petit homme carré, râblé, emmitouflé dans un suroît, la casquette bien enfoncée, ceinturonné de tout un attirail de guerre, la barbe sombre et l’œil profond. » 31 janvier, deuxième rencontre. Ils déjeunent ensemble. Au dessert, on boit le taphia du ravitaillement « J’aime ce rhum qui sent la canne fait Dupouey. Tout en lui affirme un goût très- vif de la vie. Ghéon, lui avoue qu’il ne se voit guère continuant de vivre après une telle catastrophe ; la guerre lui ferme tout l’horizon.» Moi pas, dit son compagnon. Voulez-vous voir mon fils ? Il lui fait admirer la photographie, de son bébé. La troisième rencontre a Fumes pour décor. Dupouey fait emplette de quelques objets et d’une bouteille d’eau de Cologne ; la puanteur est telle sur l’Yser où la marée fait osciller tant de cadavres ». Parmi les décombres, il chante un vers du dernier livre de Verhaeren : Tout est repos, fraîcheur, balancement, murmure. Et le souvenir de l’âme la plus noble qu’il ait approchée ne lâchera plus Ghéon. Comment ne pas accepter le miracle, si j’accepte la sainteté ? se demanda-t-il. Bouleversé par la
mort de Dupouey, le docteur Ghéon correspondra avec sa veuve, se convertira, changera radicalement de vie et
rentrera dans l’ordre des dominicains. Il travaillera tout le reste de sa vie à la
rédaction de nombreuses pièces de théâtre à connotation religieuse afin de
convertir ou édifier la jeunesse de son
temps. Ses pièces de théâtre, connurent un grand succès. Notamment celle
consacrée à Saint Bernard qui fut
traduit en flamand et retint
pendant trois jours de suite une grande
foule dans Un être exceptionnel a croisé notre route. Et bien que, sur le coup, l’entrevue n’a pas semblé considérable, un écho s’obstine, une lumière, un charme dont nous interrogeons l’essence et l’origine. Nous avons connu un homme, simplement ; c’est-à-dire, en somme, un chef-d’œuvre. Son Auteur, est le nôtre. Il nous a tous également aimés, et son invitation est incessante. C’est dans la paix, au delà du silence, qu’Il parle en notre cœur « sans aucun bruit de parole ». (Jacques Biebuck, Le lieutenant Dupouey, collection « les Saints laïques », Editions du chant-D’oiseau, 1945) IV) Extraits des Cahiers et lettres de Mireille Dupouey. 3 août 15. Je reste séparée de toi par cette grande mer de toute ma Vie. Lu bord du Ter. 10 septembre Mon Pierre chéri, garde-moi dans le silence du tombeau contre ton cœur, contre le cœur du Christ Je t aime. Toussaint 1915. Pierre aimé, adore pour moi, supplie pour moi. Que cette vie sans toi, mal entrevue encore, soit toute pour Dieu, toute à lui. Toute en lui. Il faut que nous allions au ciel chanter le Sanctus avec toi ! Noël 1915 Seigneur, mon Dieu, qui êtes toute beauté et toute charité puisque vous nous avez donné pour Sauveur votre fils unique, ne séparez pas dans le ciel ceux que vous avez unis tendrement sur terre et permettez à mon âme de retrouver la sienne pour vous bénir éternellement. 24 mai 1916 Tu te réjouissais à la pensée de ne plus me quitter, et maintenant tu me VOIS sans cesse, mais qu’est cela auprès de la possession de Dieu ? Mon bien aimé parmi le chœur des anges ! Si le bonheur humain nous faisait frémir de joie à l’avance, comment fermerais-je mon cœur à ta félicité, ô mon élu, ô mon bienheureux ami ? Et si, comme tu me l’as promis, il me faut encore pour que ta joie soit pleine et complète, reçois mon cœur et tout mon cœur. 31décembre 1916. J’aime mieux souffrir jusqu’à ce que mon cœur se rompe en moi plutôt que de penser que je t’aimerais moins. 2 janvier 17 Seigneur Jésus, envoyez-nous l’Esprit consolateur dans nos luttes, l’Esprit de vérité dans nos douleurs, l’Esprit de force dans nos abattements – et puisque vous avez promis à ceux qui gardaient votre parole que leur joie serait complète, soyez vous-même notre joie, non dans un élan sensible, mais dans la ferveur filiale de notre bonne volonté, de notre généreux abandon à tous vos desseins sur nous. Jésus, doux et humble de cœur, rendez nos cœurs semblables au vôtre – ayez pitié de nous. Du mépris de vos divines inspirations, délivrez-nous Jésus ! Quelques moments de bonheur : Pierre est présent
à côté de moi 13 janvier 17 Last night, 1 dreamed of my love – oh ! what a bliss in his presence!… Mon ange se taisait, mais son regard m’étreignait toute entière dans un prodigieux amour – il me parut qu’il en était ainsi, parce que j’avais consenti à tout pour mon Dieu. Me tournant alors vers lui « Alors parle-moi, lui demandai-je, de la béatitude que tu goûtes là-haut ». Son regard m’échappa encore, s’éleva, et tout le visage resplendit d’une joie vraiment angélique pendant que, défaillant presque au seul souvenir du ciel, il répondait : Oh ! te parler, essayer d’exprimer le bonheur des élus, le mien !… Impossible, il n’y a pas un seul mot ; entends-tu, pas un seul mot en aucune langue, capable d’en exprimer une parcelle. » Et ce fut tout – et Je me réveillai … Seigneur, je vous rends grâces pour ces quelques instants de douceur passés avec mon ange. . 15 janvier 17 Demeure en moi, et s’il faut me taire sur toi, écoute au moins le chant de gratitude de mon âme. Viens dans le silence qui t’attend, et chérissons-nous dans le secret, dans la prière profonde, celle qui est sans paroles, comme une étreinte. Viens, mon cœur, pour que je t’épouse à nouveau à chaque heure de ma vie, dans cette tendresse véhémente, dans cette préférence passionnée de toi et de toi seul. 7 février 17 Ne me l’écrivais-tu pas, toi, lumière de ma vie : Absence is the saving-bank of love. 20 mars 17 Tu n’es pas mort et je ne suis pas veuve – il n’y a de tout cela que des apparences. Tu es au ciel et mon âme indigne est indissolublement unie à ton âme bienheureuse : cela seul est vrai, et le reste n’est que fumée. Mon Dieu, ouvrez-moi ce soir les bras de votre tendresse et qu’il me soit permis de me reposer à l’ombre de vos ailes – parce que j’ ai peur et effroi de la vie. Certes je ne suis rien et ne possède rien. Dénuée de tout, souffrez du moins que je vous offre à nouveau ce cœur qui vous désire par-dessus tout. Ce soir dans le frémissement de tout mon être, je me jette entre vos bras, vous suppliant de me prendre pour vous seul, ainsi que nous en étions convenus, vous et moi, si j’ose ainsi parler – au jour de votre dernière pentecôte. Vous m’avez voulue veuve, c’est-à-dire humainement séparée de celui que j’aimais, pour que je devienne votre épouse. Je vous demande Mardi saint Prenez-moi et que je ne vous quitte plus ; donnez-moi la main afin que, marchant les yeux fixés sur la lumière de votre visage, je ne regarde pas le chemin où vous me conduisez – que je ne vous interroge plus, que dans mon esprit la louange remplace le doute et que mon cœur redise l’Ecce, Fiat ! 12 mai 17 Il n’y a donc plus qu’une satisfaction propre qui crée un état d’abaissement spirituel à l’heure où l’homme, épris de lui-même, est sur le point de se couronner. Il a sans cesse aux lèvres les mots d’idéal, d’immatériel, d’invisible, il regarde les êtres avec toute l’attention dont il est capable – mais il ignore l’adoration, le prosternement humble et plein d’un joyeux respect, la prière enfin. L’élan du cœur vers Dieu, le seul saint, le seul Seigneur, le seul Très Haut – l’Idéal parfait de nos âmes. . Ascension O Vous qui siégez à
la droite du Père, ayez pitié de ceux dont le voyage ici-bas n’est pas
achevé ; Jésus qui êtes monté à l’Orient du Ciel, ne nous laissez pas
seuls et tristes à l’ Occident – et faites
qu’un jour mon âme et celle de notre petit enfant après une vie de
fidélité, rencontrent à l’Orient, c’est-à-dire dans 30 août 17 Assise dans l’amour, c’est-à-dire : fixée, établie dans l’amour, engagée complètement, autant qu’il est possible à la misère humaine, dans l’union à Dieu qui est l’avant-goût au ciel, il faut (et c’est la condition de ma fidélité, je le sens bien) que je sois maintenant Marie aux pieds du maître. On ne cite d’elle aucune parole : elle écoutait. Elle était là. 20 septembre Donnez-moi l’objet de mon désir, faites que je demeure en votre cœur sacré, c’est-à-dire que je vive au sein de l’amour, que je me nourrisse de l’assurance de votre amour et que tout mon pauvre cœur réponde à l’amour du vôtre. Faites que je demeure en vous et avec vous, fidèle, généreuse, attentive dans la tranquillité de l’amour, jusqu’à ce qu’il me soit donné d’entrer par vous le ciel, Jésus, ô voie – ô vérité – ô vie de mon âme dans le temps et dans l’éternité 2 décembre 17 « O Esprit
d’amour, survenez en moi afin qu’il se passe en mon âme comme une incarnation
du Verbe, que je Lui sois une humanité de surcroît en laquelle Il renouvelle
tout son mystère », dit Elisabeth de 8 janvier 18 Quand je Lui donne l’hommage de quelques larmes, le christ fait ruisseler sur moi le torrent de sa tendresse La pensée de l’impossibilité de vieillir
ensemble fait souffrir ! 3 mars 18 Est-ce pour enseigner à d’autres cœurs, désemparés dans le deuil, cette profonde mystique du foyer chrétien, que je le perçois si lumineusement dans la grâce de Dieu, depuis que Pierre a paru me quitter ? Mon amour. Il me
souvient de la joie que nous donnait cette pensée : vieillir ensemble. Toi
et moi de plus en plus unis, fondus en un seul esprit, en un seul coeur - après une longue
vie d'amour, après un incessant
échange de douceur et de sûre tendresse,
ayant supporté, dans la sereine paix de notre amour, de grandes épreuves
peut-être, et certainement, le poids du jour et de la chaleur ,la pénible
nuit des séparations – toi et moi qui serions devenus un vieux ménage d’amour –
un parfait ménage de très vieux amis d’amour – oh ! que cela eût été
doux de serrer chaque jour plus fort nos mains ridées et lasses, mais chargées
d’une moisson de tendresse – qu’il eût été doux et réconfortant le baiser sur
l’épaule de celui qui aurait tout enduré à mes côtés – le baiser d’amour de la jeunesse
ardente, enrichi de la vénération de toute une vie. Et qu’aurait été entre nous
le silence après les fécondes années - le silence du soir - quand, déjà, celui
des premières années, le silence de l’aube et des fiançailles – était si suave,
si plein, si harmonieux dans notre âme ! Que serait devenue notre
confiance à la fin d’une longue vie, quand elle me semblait totale en ce
premier printemps où tu me dis « Tout le bonheur de ma vie est entre vos mains … » et où je te
confiai, comme à l’ami de mon âme autant que de mon cœur, cette réserve intime
de mon être qui était à Jésus seul. Qu’aurait été notre prière commune, mon
Pierre chéri ? A quel point serions-nous devenus les « enfants mystérieux
» du Très-Haut, chacun de nous apportant au trésor commun les grâces
personnelles, et nos âmes se fondant de plus en plus à chaque communion
eucharistique, à chaque contact avec le
Dieu d’amour, le Dieu tout un. Nous ne pouvions regarder en face cet avenir
de notre vieillesse – et toujours, il
nous fallait conclure, les yeux brouillés de larmes : « Ce
n’est possible – notre cœur s’arrêtera
de battre avant cela – car de telles
joies ne sont pas de ce monde. » Et ces pensées nous faisaient un mal
délicieux – l’impression d’une flamme à qui l’on n’en veut pas de brûler,
parce qu’elle est un foyer de lumière. Et quand, après cette troublante
suavité, nous retrouvions la parole, c’était pour évoquer la retraite à Saffi ou au bord
d’un canal, ou dans la solitude d’un phare, n’importe où, pourvu que ce
fût une solitude de prière et d’amour, un pas vers l’union plus parfaite. Puis
le silence – l’action de grâces pour le passé et la remise amoureuse à Dieu de
l’avenir qui ne nous appartient pas – l’abandon d’amour et le vœu qui
consommait tout et nous empêchait de mourir sous l’excès de cette joie : «
Ce qu’à Dieu plaira, pourvu que nous travaillions pour sa gloire ! » Quand éclata la
guerre, nos cœurs comprirent tout de suite
et chacun de nous entendit dans le silence intérieur de l’offrande,
comme un écho : les joies ne sont pas de ce monde. Ecce, fiat. Fiat. Seigneur,
je Vous le donne mais ayez pitié de moi.
Et, longtemps après ta mort, presque jusqu’à ce jour, mon ami bien-aimé, je n’ai pu voir, sans un
brisement de tout mon être, les vieux
ménages demeurés ensemble, les vieux couples appuyés l’un sur l’autre,
jouissant plus ou moins de cet appui et de cette confiance– mais enfin,
l’éprouvant – les ménages courbés et blanchis qui entrent ensemble dans
l’église, et s’agenouillent côte à côte à la table sainte. Je ne pouvais pas, cela
me faisait trop mal. Mais Jésus m’a tout éclairé – qu’Il soit béni d’être 16 mai 18 : Visite et témoignage d’un compagnon
d’arme du lieutenant Il était merveilleusement abandonné pour tout ce que Dieu
voulait. Il savait bien qu’il serait tué – et il disait : « Il y a
beaucoup de femmes qui sont révoltées ou découragées mais pour moi, je suis tranquille. Je sais bien
que la mienne acceptera son sacrifice
avec autant d’amour que j’ai accepté le
mien et pour la même cause sublime ». Justement,
le samedi saint, comme par un
pressentiment, il m’avait parlé de vous, Madame, et de son fils, toute la journée. Nous
étions demeurés assis dans le gourbi
avant la relève ; et pendant que
j’étais près du téléphone, il causait moi. Longuement. Il me parla de son fils,
de la manière dont il l’aurait élevé et il ajouta : D’ailleurs sa mère
fera tout, ce que j’aurais fait et J’ai
confiance, car je demeurerai avec eux pour aider. J’ai fait à. Dieu le sacrifice d’un foyer
comme je crois qu’il n’yen a peut-être
pas de plus parfait et de plus doux – mais ma mort n’en sera pas la fin. Elle sera la force même de mon enfant. Tous
les conseils ne sont rien auprès de l’exemple, et quand mon fils comprendra la mort de son père
au champ d’honneur, quelle plus belle leçon aurais-je pu lui donner ? Je
serai tué, mais je ferai encore plus pour lui que si j’avais vécu. Il sera bien
mieux élevé… (…) Le capitaine m’avait dit bien des fois : «
Toute vérité de la vie est dans la religion. Moi aussi, à 25 ans, j’ai
voulu faire comme les autres et m’en affranchir ; mais j’ai dû y revenir,
car on ne s’affranchit pas de Dieu – et toute notre raison est de vivre est en Lui ». Vigile de Prenez mes larmes,
ô mon Maître qui avez dit : Beati qui lugent. Acceptez de les ajouter à la splendeur de votre
vêtement, à la gloire de mon cher élu. Je suis passionnée de Votre gloire et
j’ai marché longtemps dans l’illusion que 1er février Mais je suis là. Comme hors du sol –tantôt accablée par les intempéries dont ta présence m’abritait, Pierre chéri, tantôt goûtant la pluie et la nuit et le goût salé des larmes versées dans la solitude, à cause de toi que j’aime, parce que je t’aime - et j’aimerais mieux mourir de douleur au bord de la route en te chérissant, en t’appelant, en t’adorant que d’être un instant occupée de ce qui n’est pas toi – ô mon amour. Et soudain dans cette tempête, tu es venu vers moi For Love is … The star to every
wandering bark… It’s an ever fixed
mark That looks on tempest
and is never shaken Voyage
à Coxyde sur
la tombe de Pierre La tombe du lieutenant de vaisseau Pierre Dupouey 15 juillet 19 Je ne comprends pas. Seigneur Jésus qui avez : tout quitté, tout jusqu’à votre Mère, ayez pitié de moi. Je ne comprends pas. J’attendais comme une révélation soudaine, brutale même de la mort. Et mon cœur est interdit de ne rien comprendre. Mon amour, tu n’es pas ici. La tombe n’a point de voix et mon âme ne réalise que le langage du paradis. Je ne comprends pas la mort, mais la résurrection et la vie – Jésus, Jésus vivant et toi vivant en lui. Mon amour, ce n’est pas ici plus qu’en aucun lieu du monde que je verrai ton visage béni. Ferme mes yeux alors à tout ce qui est apparence afin que je te trouve en Dieu. (…) Après ce vide du premier contact avec la tombe, j’ai pris mon rosaire et médité les mystères glorieux. (…) Mercredi. Toute la matinée, j’ai soigné la tombe, planté, arrosé, cueilli un peu de lierre et des pois de senteur. . . Sous ton regard, j’ai travaillé. Douceur – douceur – rien que de la douceur. Prendre de la peine pour celui que j’aime – mon ami, mon frère – et mon enfant aussi. Oui, mon, enfant, c’était avec un amour presque maternel que je cultivai ce petit coin de sable – mon enfant. . Pierre, je t’ai parfois aimé de cet amour de maman, aux heures où Dieu te donnait certaines grâces à travers moi, où je priais pour que ton âme montât toujours davantage dans son amour. Et ce matin, le même sentiment d’enveloppement pour toi dans le petit cimetière plein de soleil. Ami de mon cœur, Pierre, mon frère, qui dira les modes infinis et subtils de notre amour ? A. cette heure même, tu m’enveloppais et je me sentais ta fille, toute faite de toi, donnée à Dieu par toi à chaque instant depuis ta mort afin qu’il me garde ferme dans la foi et dans la paix de son amour. Ta fille plus encore que je ne le sais, parce que tes prières ne cessent de m’engendrer à de nouvelles grâces depuis ton entrée au paradis. Ta fille, heureuse de te servir humblement de ses mains une fois encore, de repeindre la croix qui dit ton sacrifice, d’arroser le lierre qui atteste en silence ta fidélité et de bénir Dieu qui lui permet la douceur de ces actes simples et pieux. Jeudi 17 juillet J’ai continué de peindre la tombe en gris clair, de le servir. 0 mon Dieu, que vous êtes bon pour moi. Peu importe que je ne comprenne pas tout Vendredi 18 Journée à Nieuport… Avant l’arrivée à Oost-Duinkerque, une grande bâtisse dont le toit est à jour indique le début de la voie douloureuse. Je demande à un « monsieur» qui manie des briques devant sa maison ruinée si le vieux ménage Hendrick est revenu. Mais non, pas encore. J’aurais aimé remercier ces braves cœurs dont la maison avait abrité mon amour. Elle est à bas, on ne la distingue guère des autres, tant est général le ravage et la désolation. La petite église est grande ouverte au soleil qui rend la tristesse des plâtras plus amère encore – et le cimetière est bouleversé par endroits, les tombes envahies d’herbes avec des croix renversées … (…) Traversée de Nieuport, désert de pierres, longue rue de douleur. De l’église, plus rien. Le petit cimetière porte en beaucoup d’endroits : « Tombes bouleversées en 1917». Une croix indique le lieu où tomba l’obus. Partout des marins. Mon cœur est brisé en pensant à ces chers enfants, à leurs mamans, à leurs femmes tandis que les hideux touristes venus d’Ostende en robes claires et bas de soie dénombrent avec leurs lorgnettes ou leurs face-à-main les pauvres tombes françaises. (…) J’ai suivi la route que tu suivais en gagnant les tranchées, au sortir des caves de Nieuport, et traversé les bras du canal. Tu étais là avec moi, ô mon amour, mon brave – et pourtant, quelle douleur … Ensuite, c’est le champ de bataille que déjà l’on commence à déblayer. Des Boches travaillent. Oh ! Pour les rencontrer là même ? Mais je souffre trop pour les haïr. Il n’y a que la pitié pour ce malheureux pays, rien que la douleur jusqu’au fond de l’être. Cheminement sur la digue interminable jusqu’aux abords de Lombardsyde. « Nous deux » - tu me mènes – il faut que je voie tout ce que tes yeux ont vu, tout ce que tes marins et toi vous défendiez si âprement. A gauche, dans le chaos, je me suis assisse, ivre de douleur, à même les fils barbelés, au bord d’un abri qui fut peut-être le tien. J’évoque cette « paisible après-midi du samedi saint », ta causerie avec D. aux écoutes – la lettre que tu m’écrivis, la carte plutôt – la dernière où tu me donnes « l’assurance conjugale » de notre union malgré la vie incohérente que tu mènes – j’imagine « ta petite promenade » au poste avancé et le coup … et le transport sur le brancard, dans la pluie et la nuit, jusqu’aux caves de Nieuport… . Matinée à Coxyde-Bains Le livre de Ghéon
me guide. Où se sont-ils retrouvés pour le déjeuner simple et cordial que Ghéon
raconte ? Où est la villa « Les Ajoncs », « la plus modeste »
où Pierre a cantonné ? … Mon cœur bat en arrivant sur la digue : ce
sont les premières ruines que je vois, celles dont Pierre disait qu’elles
étaient la faillite de l’art bourgeois: de l’art industriel, de l’Art … tout
court. Voici celle du ténor de Bruxelles, le fameux Gilbert de La flamande fiancée à un fusilier français décédé Samedi 19 Pèlerinage à Pypegaal à la recherche de la tombe de F. A Woesten, je prends
la carte et m’engage sur la route brûlante, un désert où pendant des kilomètres
il n’y a pas un habitant. Marche en droite ligne vers le front de Steenstraat où les marins ont tant lutté en décembre 1914 –
mais ensuite ce fut seulement la ligne de défense, non plus l’acharnement. Carrefour de Pypegaal
– allée de peupliers avant le cimetière. La petite Flamande aux yeux bleus
rencontrée en tramway me sert de guide : elle-même était la fiancée d’un
premier maître tué en 1917. Elle vient
de (…) En face du beau moulin ruiné, un autre petit cimetière (il y en a partout à Pypegaal) – c’est la seule moisson des champs pour cette année, moisson des greniers éternels du père de famille. Dans celui-ci, presque tous sont des marins de 1914 - 1915. F. y dort à l’ombre d’une grande croix noire qui domine les graminées presque arborescentes. (…) Dans ce désert, la petite Belge connaît une brave femme de Reninghe qui est revenue vivre dans une baraque voisine et qui soignera la tombe. Pauvres gens ! Ils ont perdu le commerce qui représentait les économies de toute une vie de labeur. Mais la brave femme m’explique de son mauvais français qu’ils ont encore leur fils unique, que Dieu le leur a conservé, et qu’alors on aura la force de tout recommencer. (…) J’aurais aimé revenir seule à Woesten, mais la petite flamande ne me quitte pas, avide d’entendre les détails sur la vie des marins – et peu à peu elle m’ouvre son cœur – m’avoue qu’elle ne prie plus depuis sa douleur, m’envie de trouver quelque douceur à la prière … La pauvre petite donne libre cours à sa douleur et cela me fait mal de voir couler les larmes de ces grands yeux d’enfant, tandis que nous cheminons dans la belle campagne ensoleillée. Je pense au marin de Cancale qui s’éprit de cette belle jeune fille blonde et pensait après la guerre l’emmener en Bretagne – et voici qu’elle reste toute seule – si seule que la pauvre petite en a eu peur. « Oui, vous ne le croiriez pas, mais j’ai eu tant de chagrin que j’ai commencé à fréquenter un Belge. » En revenant seule de Furnes à Coxyde, je dis mon rosaire pour la belle enfant qui a trop soif de bonheur – demandant pour elle la foi aux promesses du Christ, l’espoir vivant en elle de la résurrection. Dimanche 20 juillet Journée de pluie,
de recueillement, Grand’Messe et Vêpres de Après les Vêpres, visite
à, la tombe du petit Le Roux. Sur la route de Lundi 21 juillet Départ au petit jour pour Dixmude. La tempête a cessé et le pourrai faire ce pèlerinage – le dernier aux champs de bataille. (…) Des deux côtés de la route tragique (de Caeskerke à Dixmude), des croix noires émergent des trous d’obus et des plâtres. A chacune de ces tombes que la main divine a fleuries, je m’incline doucement. Combien j’aimerais écrire ensuite la ferveur de cet agenouillement à toutes les femmes à qui il est refusé, aux mamans, aux Bretonnes dont les « gars» furent si braves ! Mais qui sont-ils ? Et où sont-elles ? … Avant le Haut-Pont – ses ruines plutôt, sur la rive droite de l’Yser, une croix porte « 17 marins français inconnus ». C’est tout près que fut assassiné le commandant Jeanniot. Je relis le récit de cette trahison, de cette lâcheté des Allemands à son égard – et la scène m’est atrocement vivante en cet endroit. (…) J’ai voulu poursuivre jusqu’à Essen, en attendant passage du train. Essen n’existe plus. Là où fut l’entrée du village, un obus gigantesque non éclaté, près d’une haie, fait un accueil sinistre. Dans le cimetière, ont dû en tomber beaucoup de semblables, car il n’y reste aucune sépulture intacte. Le Christ du Calvaire (ou de la croix) gît dans l’herbe haute qui abrite sa nudité poignante. L’Église est trouée de part en part – en face d’elle, je ressens comme à Dixmude la douleur effroyable d’être sans Jésus. Mardi 22 juillet Dernières heures dans ce pays si cher à mon cœur, si hospitalier à ma peine, si favorable à ma méditation. Pierre étonnamment présent à côté de Mireille dans le
train Mercredi O mon amour, en quittant Dunkerque, j’ai failli te voir … Seigneur, qui ne l’avez pas permis sans doute pour épargner ma faiblesse, recevez à nouveau son humble et déchirant sacrifice – mais en même temps, soyez béni parce que je l’aime d’un grand amour – parce qu’il est mon ami vivant – et cela est meilleur que tout. Quand le train s’ébranle vers Paris, le soleil a reparu. (…) Mon amour. Mon amour – en priant devant le glorieux soleil sur lequel se profilaient les villages endormis, j’ai si ardemment pensé à. toi – non, mais appelé, évoqué – que tu es venu au bord de mon horizon. Devant toi, déjà, c’était le bonheur, j’en ai presque défailli. Mais cette approche spirituelle, il n’y avait plus un seul mot, une seule pensée, un seul appel - je t’attendais. Dieu ne l’a pas voulu … O mon amour, je serais morte peut-être de cette douceur – mon Pierre, je n’oublierai pas cette seconde. Peut-être dans la solitude se fût-elle prolongée, mais il fallut retrouver les compagnons de voyage, les passants bruyants et vulgaires. Je souffris, mais en même temps, je t’aimais d’être invisible à tout ce qui n’est pas intérieur. 1er août 1919 Mon sauveur, vous n’avez pas connu la mort, une mort, mais la douleur de toutes les morts en une seule. Tous les martyres en votre sacrifice. Toutes les séparations et les virements dans la défection des vôtres. Tout l’isolement du cœur dans la tristesse de l’agonie et l’élévation de la croix. 1er août 1919 Quand l’époux viendra, il me trouvera veillant dans l’amour, gardée par toi en son amour – la lampe entre nos mains, car moi aussi le te garderai. 4 septembre 19 Vous qui m’avez ravi l’amour de ma vie pour me posséder jalousement, gardez-moi bien étroitement dans cette vocation unique de l’amour – et malgré l’absence de Pierre, et malgré les surprises douloureuses que me réservent le monde et la vie, … je suis assez riche, car ni l’un ni l’autre ne me peuvent séparer de vous. 22 septembre 19 Ce que l’aurais fait pour Pierre, ne l’aurai-je pas fait pour Jésus, depuis que Pierre a rencontre Jésus au Ciel ? (…) O mon Dieu, guidez-moi, je ne veux que votre seule volonté ; humblement, je Vous demande de me la faire connaître. Vous le voyez, j’ai la nostalgie du monastère où toutes les heures sont réglées, les occupations subordonnées à la seule chose nécessaire qui est votre amour, où tout est régi par la seule loi de l’amour et où nulle chose en dehors d’elle n’est tolérée. (…) Le départ de Pierre qui fut pour lui l’entrée dans la béatitude, puis-je penser qu’il est un gage de la mienne ? 25 septembre Méditation dans l’église solitaire. Jésus, enseigne-moi la vraie louange. Faites que ma vie tout entière vous soit un vrai cantique - mais comment chanter en exil ? Et la réponse est venue, douce et péremptoire : il n’ y a de vraiment étrangère que la terre où Jésus n’est pas ! (…) En venant sur la terre, Dieu fait homme, Il a fait descendre le Ciel jusqu’à nous et la vie divine en toutes nos âmes par ses sacrements. En remontant au Ciel, à, l’ascension, comme l'Homme-Dieu, il nous a fait asseoir avec Lui à la droite de droite de son Père. 30 octobre 1919 Mon amour, c’est l’heure où tu franchissais de nouveau le seuil de la maison. Cinq ans de cela ! Oh non, pas cinq ans, parce que tu es là tout proche de moi, tout vivant en moi, parce que tu m’enveloppes encore plus réellement aujourd’hui de ta présence invisible que tu ne le fis, dans le clair de lune du jardin, ce soir de ton retour. Oh, non, pas cinq ans, pas de temps. Nous avions si peur, au début, de la « campagne lointaine des deux ans dans le Pacifique ou en Chine». Mon amour, il y a cinq ans et rien n’est changé. Oh que l’amour est beau d’être ainsi immuable au sein même de sa progression, de ses accroissements. 1er
janvier 20 : Prière pour ne pas
désespérer Seigneur Jésus,
Vous qui êtes l’Etre par essence, Celui qui Est, Vous êtes venu, Vous
avez choisi venir dans notre néant.
Lumière essentielle, vous avez marché 33 ans dans notre nuit avec la
perspective de 18 janvier 20 C’est en Dieu que s’opère maintenant notre rencontre. Finis les modes humains. Que les yeux se ferment, ils ne verront plus le beau visage d’amour ! Que les mains se joignent sans chercher l’étreinte des mains chéries. C’est en Dieu que s’opère notre rencontre. (…) Il y a neuf ans ce soir, tu me demandais à Maman …. Aujourd’hui, c’est moi toute seule qui t’entends, moi toute seule qui te réponds, car je suis libre vis-à-vis du monde, et me voici. Mais depuis neuf ans, je ne suis plus libre de mon cœur et n’ai plus de droits sur lui, car il t’appartient sans réserve. 24 janvier 20 Mon Père, Vous dont l’amour pour nous n’ a pas épargné Votre Fils unique, aidez-moi à Vous donner à toute heure de ma vie, mon unique, mon bien-aimé, mon frère d’élection, l’ami de ma vie. 12 mars 20 Ah ! Pierre, je n’y suffis point, et c’est toi qui agis à travers moi. Je voudrais le dire et le proclamer. O joie de ne rien pouvoir, si ce n’est par celui que j’aime ! O mon Dieu, je vous rends grâces pour aujourd’hui. Faites que malgré tout, et à cause de tout, mon cœur vous bénisse demain et tous les jours de ma vie. (…) Seigneur Jésus qui nous avez délivré de la mort éternelle, libérez-moi de tout ce qui, en mon cœur ou en mon esprit, ne pourrait vous être offert (…) Dimanche des Rameaux, 28 mars Pierre avait passé 14 avril 20 De ces dix années, la première fut d’attente et de joie, de gratitude, les cinq dernières furent de deuil, mais encore d’échange, d’union, de paix et d’action de grâces. Toutes furent d’amour. 22 juillet 1920 Si c’est lui ( 1er dimanche d’août Sans Jésus, nous ne pouvons rien faire. Mais s’il entre dans notre Vie, si ce n'est plus nous qui vivons, mais lui qui vit en nous, comme il daigne pénétrer le détail même de notre Vie, nous assister en tout, avec nous souffrir, avec nous travailler, avec nous prier, chanter et adorer ; suppléant à notre faiblesse, mettant l’onction dans nos gestes, l’amour dans notre volonté, le repos dans notre esprit. 3 août 20 Je sais que j’aurai fini de souffrir avant que vous finissiez d’aimer ; car la charité seule demeurera éternellement. Deus caritas est. L’amour ne meurt pas. L’amour, c’est vous, Jésus ressuscité des morts, Jésus sur qui la mort n’a plus d’empire 22 août 20 à Ploaré Pierre, tu es là, dans la petite maison où tes deux chéris souffrent et ta prière leur vaut à souffrir dans la joie. Oh ! ce retour par le chemin de douanier entre les pins, avec ton petit enfant tout pâle, les vêtements tâchés de sang. Sa main gauche dans la mienne et la droite si douloureuse que j’aurais voulu enfermer dans mon cœur. Mon amour, tu faisais cette route avec nous ; je le sentais, Michel aussi. Tu nous enveloppais, tu nous aimais, tu nous affirmais : « Vous n’êtes point une veuve et un orphelin blessé, mais deux enfants chéris du Père et sur qui je veille ; ayez confiance. Il n y a qu’une vie. Celle de la vision …. Et celle de la foi, c’est tout un, rien ne nous sépare » (…) Le chemin était abrupt, l’enfant souffrait, je pleurais – c’était la terre- et devant nous, dans la splendeur d’un jour d’été finissant, la baie était radieuse, mouvante et paisible sous le ciel – disant la sérénité de l’autre vie – et la petite maison m’apparut bien comme la tente d’un moment, celle où s’abritaient pour un temps nos vies, mais qui n’avait rien de permanent. « Là où est votre trésor, là est votre cœur » - en Dieu, avec toi mon amour. 21 septembre 1920 Seigneur, vous ne regardez et ne sauvez que ce qui est humble. Or l’humilité, c’est la vérité. Etre humble, se sentir sortis de la terre, bas comme elle, attendant nous-même tout de Dieu, comme la terre, impuissante par elle-même, attend tout du soleil et le la clémence du ciel. Décembre 1920 Dans le petit lit bas, j’allais m’endormir quand je le sentis devant moi, lui, Jésus, le Seigneur Jésus que je venais de prier. De ma vie, je ne l’ai cru, senti et compris aussi proche de mon âme de tout mon être qui en était comblé et transporté de bonheur. J’avais de plus l’impression très nette qu’Il me secourait, qu’Il me donnait la force de vivre cet instant, de soutenir ce poids de gloire de lumière, de paradis. Noël 1920 Sainte Marie, mère de Dieu, dont la prière n’a pas cessé depuis lors, par Votre puissance comme votre amour ne connaîtra pas de déclin, priez pour nous, pauvres pécheurs maintenant, en ce jour de Noël, où nous recevons de vous notre Sauveur, et à l’heure de notre mort, quand nos yeux verront enfin celui que les cieux ne peuvent contenir, et que vous avez renfermé dans votre sein. 3 avril 1921 O Jésus, me voici livrée et non pas comme une victime résignée, mais comme une hostie de louange à la gloire de votre nom qui est amour. 31 mai 1921 Tu ne seras jugée que sur l’amour. C’est lui seul que je regarderai quelles que soient les œuvres que tu feras. Juin 21 Ne demande jamais rien d’humain, ni de temporel. Lui seul sait ce dont tu as besoin. Selon les conseils de Pierre, garde ton esprit libre pour la louange. Quand Jésus regardait sa sainte Humanité, il saluait en elle l’œuvre du Père, le chef d’œuvre de la création, la pensée même du Créateur puisque Dieu n’avait fait toute créature que sur l’exemplaire de son Verbe incarné. J’aime savoir que je suis celle qui n’est pas et que Vous êtes Celui qui Est. Aidez-moi à le vivre, à n’être plus pour être entièrement vôtre. Une hostie de louanges entre vos Mains de Pontife éternel. C’est la charité qui dilate, c’est l’amour seul qui brise les vases d’argile que nous sommes, pour les transformer en des vases spirituels tout emplis de la bonne odeur de Jésus-Christ. 5 Juillet 21 O miroir sans défaut – cristal impersonnel et translucide, O Marie, que j’aime adorer Dieu en vous, que j’aime penser à sa joie qu’il prenait et qu’I1 prend en Vous. Que j’aime saluer (sans le comprendre, mais de toute ma ferveur) la liberté dans laquelle Il agissait en vous, par vous, à travers vous- au point que chacune de vos pensées, de vos paroles, de vos œuvres portait un reflet des pensées du Père, était une expression de son Verbe incarné en vous, un témoignage que le Saint-Esprit, par vous et à travers vous, rendait aux deux autres personnes divines. 13 Janvier 22 Oh ! Combien notre cœur est fait pour l’unité ! Vous nous avez créé corps et âme. Vous même avez uni en vous cette apparente dualité. Pourquoi ? (…) O mon Dieu et mon créateur, mon Père bien-aimé, c’est pour cela que tout mon être broyé, agonisant dans l’effort fait réaliser cette dualité ; l’âme de Pierre auprès de vous dans la lumière de votre face, dans la vision de votre gloire, et son corps là-bas, que les hommes vont exhumer, troubler dans son repos et faire voyager par les chemins. Il y a une distance immense entre cette tombe et moi – et les hommes l’ouvriront, lui raviront son trésor, sans que je sois là. Pour saluer de mon amour, de ma vénération, de ma prière ce corps qui m’est devenu si précieux, tellement plus cher encore depuis qu’il n’est plus qu’une relique. 22 février 22 On me plaint parce que tout semble m’être ôté et, pour le monde, ce dépouillement du visible, ce deuil extérieur (qui est à mon cœur un si cher symbole !) est aussi triste que la mort même de ce Pierre ! Il ne sait pas, ce monde qu’au milieu de lui, je ne suis pas vivante, mais exilée ; il ignore qu’au jour de ta mort, ô mon amour, mon cœur, a pris place près de toi dans les cieux et que si mes lèvres disent encore des choses profanes, sa conversation à lui n’est que dans les cieux, unie à ta louange, à ton Magnificat. 3ème dimanche après la pentecôte 22 Dans la petite
chapelle, en face de 17 juillet Quand nous étions heureux, Pierre et moi, nous ne cessions de remercier Dieu de notre joie. Quand Pierre est mort à la vie de ce monde et à connu par la vision la gloire du Ciel, j’ai de toutes les forces, remercié Dieu de sa joie, de la joie de mon bien-aimé. 26 septembre 22 J’ai relu les chères lettres avant l’offrande. (…) Oh mon Dieu, je les ai toutes baisées une à une, comme un trésor de votre Bonté, je vous ai rendu grâces d’avoir empli d’un vin généreux ce calice de bénédiction, d’avoir fait si beau, si bon, si pur, si généreux, si noble, si aimant, si magnifique le cœur de mon Pierre chéri – et d’avoir permis, dans votre surabondante miséricorde, que je nomme mien celui qu’aimait votre amour, que je rencontre en mes vingt ans, ce frère d’élection, ce tendre ami d’amour, ce compagnon de vie qui sera, dans la vraie Vie où il m’attend mon angélique compagnon. Que toute l’actualité d’amour que mon cœur trouve en ces lettres soit, pour les âmes, une actualité d’énergie, de vie chrétienne, une formule d’amour vrai, un exemple de confiance en vous, de ferveur dans la prière et de pure joie dans l’accomplissement de votre volonté. Octobre 22 Seigneur, dans quel exil je demeure ! Et quelle nuit m’environne ! Quand je songe à la cité sainte du Paradis, j’ai peine à accepter d’en être encore éloignée ! O vous qui daignez demeurer avec nous dans cet exil, Jésus, entendez la voix de ma prière. Vous avez mis en mes mains cette lampe ardente, donnez-moi de la porter moins indignement, de la tenir fermement, de l’exposer humblement dans 1’esprit de vérité, de louange et d’amour dans lequel vos élus vous présentent la gerbe lumineuse de vos grâces et le faisceau éblouissant de vos Lumières en leurs âmes. Donnez-moi d’être la servante fidèle, dont la vigilance délicate, au dernier Jour ne sera pas surprise, mais charmée, mais réjouie, mais comblée par l’annonce, si longtemps désirée de votre venue. 17 décembre 22 Sagesse, venez remplir nos âmes qui sont plus vastes que des Univers. Pénétrez les replis les plus intimes de nos cœurs; atteignez pour les posséder, les régir, les diviniser, ces espaces insatiables que vous avez ouverts en nous, que vous avez creusés par la douleur et approfondis par le désir de votre connaissance. O mon Dieu, si notre âme est vaste comme une création,c’est qu’elle est votre créature – si elle est un abîme, c’est qu’elle appelle votre abîme – si dans le temps, elle ne sait et ne peut qu'attendre, si elle avance toujours sans jamais se fixer, c’est qu’elle est en marche vers vous, qu elle attend l’Infini que vous êtes, c’est qu’elle désire l’infiniment Bien, l’Amour Infini pour l’étreindre, pour l’adorer, pour l’aimer, pour être fixée en lui, enfin. Le mot de Pierre me revient à la pensée : Il est une certaine prudence qui est peut-être une des plus hideuses maladies de l’âme : c’est celle qui met la vie à l'abri de l’amour. Il en est une autre qui est peut-être la perfection de la santé spirituelle, c’est elle qui met l’amour à l’abri de la vie. Jésus, prenez-la entre vos bras – c’est une enfant – elle souffre, elle pleure, consolez-la. Oh ! Jésus regardez la de ce regard qui fit fondre de douleur et d’amour le cœur de Pierre. Prononcez son nom, son nom de grâce, celui qu’elle porte dans la pensée du Père, celui qui sera son nom de Paradis quand Vous ferez l’appel de vos élus. O Verbe de Vie, prononcez au fond de son âme le nom de votre enfant, comme, au matin de Pâques, Vous avez dit Marie et qu’elle vous reconnaisse, O parole de Dieu ! Qu’elle vous réponde Maître et qu’en esprit et en vérité elle vous adore comme tel, qu’elle ne suive, n’écoute et n’adore plus que vous, comme son Maitre, son Ami, son Docteur et son Dieu. Quinquagésisme 1923 Jésus crucifié, O
fils de Dieu sur Qui repose tout le poids de Si j’ai spécialement besoin de vous bénir pour toutes les croix, douleurs, difficultés, souffrances. Toutes et chacune d’elles me rivent à vous, me scellent à votre bon plaisir – et je ne voudrais point perdre une parcelle de ces grâces ni un instant de ces Visites que vous faites à mon âme par l’épreuve. Pâques 1923 Pour vous bénir de Jésus et pour Jésus, je n’ai rien mais j’ai Jésus. Recevez mon cœur encore tout imprégné de sa sainte Présence. Que mon cœur ne lui soit plus un sépulcre mais un cénacle, où il rentre librement et où je ne lui échappe jamais plus. Seigneur, je n’entends pas le cantique qu’Il vous vous chante en mon cœur mais je m’y unis par la foi et par ce très pur bonheur de vous savoir dignement loué et divinement exalté par Celui-là même que votre puissance a comblé et qui est le Fils de toutes vos complaisances. Vieillir c’est
mourir un peu chaque jour à tout l’humain, à tout le visible – c’est aussi se détacher de tout pour ne demeurer
plus attaché qu’à Jésus dans la
foi et sur Pentecôte 23 Oh ! oui,, heureux et bienheureux celui qui de Vous seul attend son secours. Celui dont les yeux sont fixés sur vos mains comme les yeux des serviteurs sur les mains de leurs maîtres, oh oui, bienheureux celui qui habite dans votre secours. Comme vous êtes notre Père, pour que nous osions chanter cela ! Habiter dans votre secours. Juillet 23 Jésus, ayez pitié de celle que vous laissez dans le monde en lui donnant chaque jour le cœur et l’âme d’une moniale. Jésus, parce que votre Cœur s’est ouvert à moi comme le plus cher refuge et le cloître le plus parfait, ne permettez pas que j’envie la solitude d’aucun autre cloître. 28 août 23 Quand David chantait adjutorium nostrum in nomine Domini qui fecit coelum et terram, qui était le médiateur portant à Dieu sa prière et lui obtenant à lui-même, le secours venu de ce nom béni ? Le grand prêtre, sans doute ? Mais que cela devait sembler froid, et comme ce peuple devait sentir parfois que Dieu était lointain, inaccessible, Iahvé du Sinaï ! 29 août 23 Mon Dieu, persuadez-moi
que nous serons jugés sur les intentions qui auront guidés nos œuvres plus que
sur ces œuvres elles mêmes, que, comme disait Pierre, « il n’y a qu’un
souci, c’est de mettre le plus possible d’amour dans chaque instant de
vie » et que la vraie sagesse est
« lumineuse Prudence qui met
l’Amour à l’abri de 27 novembre 23 « Aimer, c’est vivre en la vie d’un autre ». Qui a lit cela ? et pourquoi, ou de qui l’a-t-on dit ? On ne peut le dire qu’après avoir vécu. Mon amour, quelle merveille que l’amour qui ne meurt pas – quelle merveille est l’amour de ne pas mourir ! Quelle merveille est l’amour qui dépasse la douleur, s’il ne peut toujours la dominer ! Qui n’est point par elle, abattu, mais fortifié. O notre amour, dont nous croyions tout savoir et dont nous avions seulement épelé les premières syllabes. C’était dans un enchantement – il y a mieux que printemps, il y a l’été et l’automne. Oh ! Je ne crois pas avoir encore achevé cet alphabet. Parce que la bonté de Dieu a fait inépuisable le cœur humain. Nous n’avions fait qu’épeler – je vivais près de toi, mon ami, mon frère, mon mari adoré, mais ce n’était pas tout et notre Père graduait ces joies pour nos cœurs faibles qui se fussent rompus de bonheur. 24 novembre 24 C'est à chaque heure que la vie me fait sentir plus ou moins brutalement, qu’il n’est plus là… que c’est une chose anormale d’être une femme seule …que le père manque au foyer. C’est dix fois le jour, que les larmes m’étouffent – mais j’en suis venue à les chérir, à les aimer à cause de toi, mon amour- car, je ne souffrirais pas ainsi de la séparation si je ne t’aimais pas de ce merveilleux amour. Mon amour - à cause de lui ma Vie entière est endeuillée - mais ce deuil même a le visage, la forme, les proportions de l’amour – il ne sépare pas, il réjouit – il n’éloigne pas, il unit. Voulut de Dieu, il est, de lui, béni et protégé – et c’est en lui qu’inséparable de l’amour, amplifié par l’amour, il engendre la joie – une joie grave, inclinée, humble et fière, glorieuse et douce. Janvier 26 Mon amour, je t’aime dans le bonheur de l’attente. Oui, mon cher marin - tu ne reviendras plus, c’est moi qui attendrai l’appel du maître de la barque pour aller te rejoindre et d’ici là je veux vivre dans le bonheur d’une attente confiante, non dans les angoisses d’une attente passive – parce que il est là tout proche, parce que tu es présent dans cette attente(…) Pâques 26 :
Sur Auprès de la chère tombe, douleur et paix. Pax est gravé sur la croix de pierre et mon âme veut vivre cette paix qui est son devoir dans le Christ. Aucune question – aucun regret – une douleur beaucoup plus profonde, et des larmes qui font si mal- mais tant d’amour de Jésus - et une volonté de douceur. Lui être douce en toutes choses, lui appartenir dans la douceur – agir et souffrir sans laideur, ni hauteur, mais simplement comme « un petit enfant de paix », comme le voulait Pierre. Tendresse dans l’abandon, parce que Jésus est un maître d’amour. Pierre n’a rien réservé. A genoux, dans le sable, je me suis donnée une fois de plus. Vigil de l’ascension Tout le long du jour je te parle dans mon cœur, mais écrire est doux, et c’est un supplice de ne plus t’écrire que je t’aime. Lettre de Mireille à Madame M Pâques (1929) Ma pauvre chère amie, A quelle porte
frappez-vous ? et que parlez-vous de misère à
quelqu’un qui ne sait pas encore l’étendue de la sienne ! Si votre lettre
n’était pleine d’amitié et par cela me touchait beaucoup, je penserais qu’elle
est vraiment trompée de route … Pour vous dire ma pensée en amie, je crois que
nous devons être très simples avec Dieu … ne pas trop Lui parler de nos misères
(Il les connaît mieux que nous, puisqu’Il les a portées jusqu’à Hiver 1930 Chaque souffrance, chaque peine, chaque privation, plus encore que les joies nous révèlent l’amour. Je ne puis plus apercevoir que lui, et toute la vie en est changée. Il me confine dans ma chambre, mais, en même temps, il m’ouvre des horizons infinis sur ce monde de ses merveilles. Il m’étend sur ce lit, mais il me fait reposer avec délices dans l’abandon à son bon plaisir. Il me sépare du monde, mais il me livre le monde de 1a foi et les splendeurs de la vérité. Il me tient captive et assujettie à ce misérable corps désormais infirme, mais il me chante au fond du cœur les promesses de la vie éternelle (…). Février 30 « Rendez-moi, ô mon Dieu, plus délicieuse que toute société, la solitude avec vous ; plus précieux que toute faim, ce dont on se dépouille pour vous ; plus suave que toute joie, la souffrance en union avec vous ». (Prière de Pierre trouvée dans son carnet de route) « O Marie,
Mère du Verbe éternel, vous avez été
attentive à l’écouter, si docile à le suivre, que votre bonheur fut cité
par Jésus à l’égal des béatitudes. A la voix qui proclamait bienheureuse votre
maternité, il répondit : « Bienheureux plutôt ceux qui écoutent 1931 Pensant au péché, à
l’offense faite à Dieu, avoir éprouvé le désir, la faim et la soif de jeter
dans cet abîme de séparation toute la souffrance possible pour le combler. Toutes
les douleurs de Consoler le Cœur de Dieu, Père, Fils et Esprit-Saint, en croyant de toutes nos forces à ce mystère inouï de son amour pour nous. Croire et adorer, donner humblement et fermement toute l’adhésion de l’intelligence ; puis, de toute âme, de tout le cœur, adorer et bénir. La dernière phrase des cahiers de Mireille Merveille de l’Incarnation, centre, unité, sanctuaire de Dieu parmi nous ! O prodige de Dieu devenu l’un de nous ! 5) Témoignage sur la mort de Mireille Témoignage de Ghéon (Lettres de Mireille Dupouez , éditions du Cerf) Mireille souffrit sans plainte et mourut dans la paix. ! Elle ne revêtit plus cette robe de veuve qu’elle avait portée pendant 17 ans mais, sur son lit de mort, l’habit blanc et noir de sainte Catherine de Sienne. Elle n’était plus, me dit-on, qu’une ombre admirable, la figure même de son âme, nette, dépouillée, absolue. Car, il ne me fut pas donné de la revoir ni d’accompagner sa dépouille sainte : je n’avais pas mérité ce bonheur. Mais Brest tout entier, les humbles, les puissants : tous se sentaient redevables envers elle ; attendaient d’elle encore du secours. Des prières bien sûr ; des miracles peut-être… Je n’ai pu ici que faire entrevoir la pureté et la profondeur de son l’âme ; d’autres témoigneront de la multitude de ses bienfaits. Sœur Catherine prie pour nous au ciel, auprès du lieutenant de vaisseau Dominique-Pierre, dans la gloire enfin partagée de n’être qu’un dans l’Unité. 6) Conclusion Je préfère la
laisser à Mireille de Il me demeure au coeur celui
que j’aime en Paradis comme une jeunesse inaltérable et une fontaine de joie
sans cesse renouvelée par l’amour que je donne à Celui qu’il contemple. Et si
je l’emporte comme un trésor, c’est toujours lui qui me conduit. Douceur de ne
pas choisir, mais de s’abandonner intérieurement…Charme d’obéir encore à la
très chère volonté en ne faisant que le meilleur. (Lettre de Mireille à Ghéon
du 1er mai 1920) …Et j’ai oublié un instant qu’il y avait les années, le
chemin, la nuit, les obstacles, l’attente. Je n’ai plus senti que l’actualité
de l’amour dans le « présent de Dieu » (extrait de la lettre qu’elle
écrivit le 27 janvier 28 à Ghéon) Sources : -Les cahiers de
Mireille Dupouey en trois volumes, Editions du Cerf,
1945 -Lettres, Lt de Vaisseau Pierre Dupouey,
Les éditions du Cerf, 1933 -Le lieutenant Dupouey, Jacques Biebuyck,
Editions chant d’oiseau, Bruxelles, 1945 -Lettres de Mireille Dupouey, Editions Soledi , Liège -De Rossignol à Coxyde, Henri Davignon, Desclée De Brouwer, 1928
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