Médecins de la Grande Guerre

Extraits du journal de campagne du Dr Demoulin.

point  Accueil   -   point  Intro   -   point  Conférences   -   point  Articles

point  Photos   -   point  M'écrire   -   point  Livre d'Or   -   point  Liens   -   point  Mises à jour   -   point  Statistiques


Extraits de mon journal de campagne.

point  [article]
Le Dr Marcel Demoulin

Le Dr Marcel Demoulin

Le Dr Marcel Demoulin

En souvenir du Dr Marcel Demoulin

En souvenir du Dr Marcel Demoulin (verso)

Le Dr Marcel Demoulin est le deuxième en partant de la gauche

EXTRAITS

de

MON  JOURNAL DE CAMPAGNE.

Dr  M. Demoulin.

Introduction

       Je n'ai nullement l'intention de décrire des batailles ou des combats. – L’historique des opérations militaires n’est pas de ma compétence. – Des officiers autorises ont mis au point ces questions qui seront la base de l'histoire de la Grande Guerre.


Le Dr Marcel Demoulin

       Je n'ai pas non plus l'intention de présenter une œuvre littéraire. – C'est une sorte d'observation de l'homme, et des hommes dans les circonstances diverses de la vie du soldat pendant la campagne. – Observations que j'ai notées au cours de mon service, comme médecin de Bataillon dans un régiment de ligne.

       Le médecin d'infanterie partage les dangers du soldat, et comme le soldat, il se trouve en pleine action sans pouvoir en connaitre le sens. – En effet, pour savoir ce qui se passe au cours d'un combat, il faut se trouver a l'Etat-major qui dirige et commande ce combat, d'ou partent les ordres pour les différents points et services et ou aboutissent tous les renseignements de chacun de ces différents points. – Le soldat lui, se trouve dans l'enfer du feu et obéit a un commandement qui lui arrive par les différents échelons hiérarchiques, et le plus souvent, son horizon se limite a sa tranchée. – Le médecin a le même horizon ; mais s'il ne peut connaitre le sens des opérations, par contre un autre champ d’observations lui est ouvert ; l'étude de la nature humaine dans sa complexité. – L'homme pris individuellement, réagit en face des événements varies de la guerre, la collectivité a aussi ses réactions. – Réactions subjectives, réactions objectives ; toutes m'ont parues d'un puissant intérêt.

       Tel un naturaliste observant la nature, le médecin d'infanterie a été le témoin de ces drames intérieurs, et il a pu étudier l'âme humaine avec ses qualités et ses imperfections . Drames intérieurs que l'officier n'a pu observer avec autant d'attention, car il devait avant tout, voir son unité en action, qu'il devait commander suivant les ordres qu' il recevait lui-même et en rendre compte a son Chef. – Mission importante, qui ne pouvait laisser place a aucune autre activité.

       J'ai a plusieurs reprises fait une expérience concluante a cet égard ;  j'ai souvent, après des épisodes tragiques, interrogé des officiers et des soldats, sur les impressions par eux ressenties. – Et bien, les réponses ont été parfois fort différentes, (je ne dis pas opposées) suivant que telle ou telle impression avait été dominante, selon la réceptivité de chacun. – Les uns avaient été impressionnes surtout par l'ouïe, d’autres par la vue, d'autres même par le toucher ou l'odorat. – Il en est de même des émotions résultant de ces impressions, d'après le caractère de chacun..... Une impression dominante, une émotion dominante, diminuent les autres dans la même proportion ;  c'est une 1oi de la psychologie et de la physiologie bien connue.

       Ils gardaient cependant de l'événement une représentation générale, synthétique si je puis dire, dans la mémoire des sens, mais un tout qui n'avait pas été analysé, c'est-a-dire disséqué et partant ne pouvait être exprime parfaitement.

       Il faut donc pour faire comprendre la nature humaine dans la tourmente, analyser chaque réaction psychologique et physiologique que les événements très variés de la guerre ont déclenché.

       Le médecin a été mieux placé que quiconque pour observer ces réactions ; il a été le témoin des souffrances, du courage, et aussi des faiblesses (Oh combien compréhensibles) du soldat. –

       Sous la capote et le casque, se cache une personnalité (le meilleur et le pire), – Parfois le médecin entrevoit la nature humaine sous cet uniforme, comme on entrevoit les traits d'un visage sous un masque soulève un instant ; il découvre sous cette écorce l'homme meurtri dans sa chair et torture dans son âme.

       L'homme des tranchées, observe individuellement et collectivement, dans les circonstances variées de la guerre, au combat, au repos, au travail, au cours des attaques par gaz, quand le vent de la défaite souffle sur l'armée désemparée, quand la marche triomphale en avant exalte les cœurs ; constitue une étude qui m'a semble digne à intérêt.

       Apres un événement impressionnant, je profitais du premier repos pour le transcrire comme je l'avais vécu, comme il se présentait à ma mémoire ; dans la succession du temps. – La vie ordinaire ne nous apporte pas motif a impressions violentes, causes elles-mêmes de ces réactions psycho-physiologiques particulières à la guerre ; elles sont donc inconnues de ceux qui n'ont pas été dans la fournaise.–

       Même la plupart de ceux qui y ont été se sont empresses de laisser ces impressions pénibles dans les ténèbres de l'oubli, comme on s'empresse d'oublier un mauvais rêve a son réveil. –

       C'est pourquoi j'ai pense que ces notes, que j'avais recueillies pour moi seul, pourront intéresser ceux qui n'ont pas connu le feu, et peut-être plus encore ceux qui l'ont connu ; car, ainsi que moi-même, en les relisant après vingt ans, ils éprouveront en évoquant des situations analogues a celles qu'ils ont vécues eux-mêmes, pendant ces tristes années, un sentiment qui pourrait leur inspirer cette réflexion : « COMMENT AI-JE PU OULIER ! »

Bombardement par torpilles de tranchées.

       Humanité, justice, amour, fraternité… salut !

       Des hommes courageux, des innocents, des hommes braves, des hommes fous, dans la splendeur de leur jeunesse vont mourir.

       Et au loin derrière chaque soldat qui tombe, je vois les pleurs des mères, des veuves et des orphelins,

       Jamais plus tard , personne ne pourra s'imaginer ce que nous avons enduré.

(Bombes et Torpilles - Chapitre XXI)

de Croix de Feu par Gaston Smeyers,

« La sincérité est parfois une forme de courage »

       Le soir du 31 décembre 1917, nous sommes de garde ; mon porte-sac, deux brancardiers et moi au Poste de secours du boyau du rail dans le secteur II de Dixmude. –

Nous commençons une de ces nuits atroces qui, comme tant d'autres, laisseront leurs empreintes dans nos âmes. –

       Il est 9 heures précises du soir, quand une de ces formidables torpilles de tranchée vient nous arracher brusquement a une quiétude relative. – De trois en trois minutes un de ces terribles projectiles tombe aux alentours de notre poste. – Repérés sans doute par les artilleurs d'en face, nous ne pouvons hélas ! nous faire d' illusion sur le sort qui nous attend. – La torpille fatale tombera sur notre poste, et alors le temps d'un éclair et nous serons déchiquètes dans l'explosion. – Plus terrible deviendra notre sort si l'engin tombe tout a proximité de l'abri qui, se renversant sur sa seule issue, deviendra un cercueil de roc ou ensevelis vivants nous serons voués a une mort lente par asphyxie. – Le jour, on voit la torpille et on peut l'éviter, en s'éloignant soit a droite soit a gauche, mais la nuit, nous ne pouvons qu'attendre notre destin, enfermés dans notre abri. –

       Décrire l'angoisse du bombardement pendant les différentes phases que comporte l'envoi du projectile est impossible. –

       Au coup de départ que nous entendons très nettement, petit éclatement sourd, chacun est brusquement mis en état d'alerte. – La mort sous forme de torpille, telle l'épée de Damoclès, est suspendue au dessus de nos têtes. – A cet instant, toutes les fonctions organiques et psychiques sont mitigées. – L' être entier se concentre sur ce seul point : « Est-ce la mort ? » – C'est un reflexe défensif. –

       Il faut avoir vécu ces secondes la, pour savoir ce que c'est que d'être au feu. – C'est pendant ces secondes, que l'oppression qui vous serre le cœur, dans les zones des combats, se trouve a son paroxysme. – Inquiétudes vagues d'abord, ressenties le long des routes parsemées de récents trous d'obus, terre fraichement remuée, odeur de soufre qui se répand dans l'air après l'explosion, éclats encore chauds au point de vous bruler les doigts ; tous ces symptômes vous font flairer le danger par tous les sens. L'anxiété augmente ensuite pendant que sifflent les obus en décrivant leur trajectoire, et enfin c’est l'angoissant reflexe qui vous couche a plat ventre sur le sol, quand vous êtes surpris brusquement par une salve de 77 au passage d’un carrefour. – Mais ici, l'ennemi règle son tir méthodiquement, on se sent repéré, et les torpilles tombent toujours en se rapprochant. – Celle qui nous arrive est probablement celle-là qui atteignant son but, nous déchirera dans l'explosion, en nous transformant en charnier horrible, dont nous avons été souvent les témoins.

       Oui, ici l'angoisse du feu est a son maximum. – Nous atteignons le point culminant de ce sentiment humain que l'amour-propre exige impérieusement de dissimuler. – Oh alors ! il n'y a plus qu’une seule chose qui compte, malgré la force de caractère, il faudrait être surhomme pour ne pas connaître la peur, que dis-je, la terreur d'être face a face avec cette horrible mort. – Une seule chose importe maintenant. – Est-ce la mort ?

      La torpille est lancée, dans quelques secondes, ainsi que les malheureux compagnons que nous avons vus, victimes de ces terribles engins, nos corps seront écartelés, nos entrailles extirpées et projetées comme de la bouillie, en placards sinistres aux parois de la tranchée ; ou entreillés dans les fils barbelés, nos intestins seront les guirlandes d'une fête macabre, nos têtes seront arrachées et broyées entre les blocs de béton de 1'abri éclate par le terrible explosif, qui après rectification du tir cette fois, ne peut pas ne pas nous atteindre . –

       J'ai un poids sur le cœur qui me fit mal a pleurer. – Je sens que je vais avoir la défaillance des condamnes a mort, qui devant le lieu du supplice doivent être soutenus par  les bourreaux. – J'ai peur de la mort, j'ai peur. – Je regarde mes compagnons d'infortune, le front soucieux et grave, mais ils sont courageux et stoïques. – A1ors il faut absolument que je reste digne moi aussi. – Je fais un effort surhumain pour rester calme ; je reste apparemment impassible. – On ne dira pas que j'ai faibli, mais

 

 
j’ai une sueur froide au front. – Je m'éponge simplement en affectant d'être incommodé par la propreté douteuse de ma couverture. – Il faut avoir l'air d'être incommodé par un détail infime quand on est en face de la mort. – J’aurai pu ainsi cacher devant les hommes la détresse de mon âme par une attitude imposée de force a ma nature humaine ; paraitre d'une insouciance complète et prêt a mourir avec toute la correction que l'honneur militaire exige du soldat.

Cependant, sous ce masque, mon âme se fait humble devant Dieu, et je prie « Oh mon Dieu si c'est possible que ce calice s'éloigne de moi ». C’est la Signification d’un rapide élan de tout mon  être implorant la Toute Puissance.

       Et cependant, l'horrible chose qui plane sur nos têtes a déjà franchi sa hauteur maxima, et nous devinons qu'elle retombe sur nous. Et aussitôt, dans l'intuition que l'inévitable va se produire, qu'aucune puissance au monde ne saurait arrêter les lois de la nature, qu'il faudrait peut-être un miracle pour nous soustraire au massacre imminent ; dans un éclair de pensée succédant a cette muette supplication, je me soumets a cette Puissance Suprême, dernier sentiment, qui avant l'instant décisif signifie « que Votre Volonté soit faite »

       Objectivement cependant, a cet instant ou l'on attend la mort, chacun garde sa position dans une attitude bien caractéristique. – Le masque du visage s'immobilise, devient très souvent d'une pâleur qui lui donne une expression de marbre. – Les conversations s'arrêtent ou on parle bas, les mouvements ralentissent dans le silence. – Silence tragique ! – C'est ainsi que le point d'orgue en musique, une espèce de suspension de la vie collective et individuelle. – Chacun reste fige, comme replie sur lui-même, la colonne vertébrale légèrement incurvée, les yeux mi-clos, les poings fermes, une espèce de tétanisation musculaire qui donne l'impression d'un tremblement intérieur, avec cela un resserrement et un poids sur le cœur.

       Ces secondes sont véritablement douloureuses a vivre, et il faut un réel courage pour garder  sa dignité, et ne pas laisser paraitre la peur qui vous prend. – La volonté doit être plus forte que l'instinct de conservation. – Celui qui peut cela, mérite le nom de soldat ! c'est véritablement un homme ; je dirai même un surhomme, car dompter l'instinct de la conservation est au dessus de la nature humaine.

       Cette attente, pierre de touche des caractères, école du courage, est le moment le plus dur a passer. – C'est a ce moment précis que les Officiers jugent leurs hommes, et aussi que les hommes jugent leurs Officiers, jugement sans appel ! (pendant les rafales d'obus, on ne peut observer avec précision, tant il y a de bouleversement sous ces averses de fou), mais a ce moment un jugement muet et impartial trie les hommes avec une justice que la seulement on rencontre. – C'est l'égalité devant la mort. – Et ce qui distingue les conditions sociales, le vernis de l'éducation qui cache la personnalité s'efface instantanément, et nous fait apparaitre tels que nous sommes réellement, forts ou faibles, courageux ou pusillanimes, généreux ou égoïstes. – C'est a ce moment aussi que se nouent des amitiés éternelles.

       Ces terribles secondes sont enfin interrompues par une effroyable détonation qui ébranle et secoue notre abri jusque dans ses fondations. – C'est l'explosion de la torpille. – Un instant on a l'impression que tout est fini. – On se sent cependant encore en vie, c'est-à-dire capable de penser, mais dans un espèce de rêve, tout est flou. – On est étourdi, peut-être même blesse grièvement. – L'obscurité est complète, la pale bougie ayant été éteinte par le déplacement d'air. – La respiration est accélérée, le cœur bat violemment et les pulsations se répercutent jusque dans les tempos. – Malgré la résistance de l'organisme on se trouve cependant dans un état de choc moral. –

       Contrairement a ce que l'on dit, on ne s'habitue pas a supporter ces bombardements c'est le contraire qui se produit et la force de caractère nécessaire pour se maitriser diminue progressivement.

       Bref après ce choc, un petit répit succède; on reprend enfin ses sens et on s'efforce de paraitre indifférent et inaccessible à la peur. Personne n'est blessé, une plaisanterie même est risquée par un brancardier, chacun tache de se contenir, nous sommes des soldats, nous ne voulons pas trembler.

       Nous venons encore une fois d'échapper a la mort. –

       Les minutes se succèdent, nous savons qu'après la troisième, avec la régularité d'une horloge, un nouveau départ va se reproduire. – L'anxiété recommence a nous reprendre de plus en plus, l'attente est énervante ; enfin le coup sec du départ du projectile recommence le cycle. – Et le supplice dure ainsi des heures et des heures. –

       On souhaite parfois que cela finisse d'une façon définitive. – La mort rapide, soit mais si jamais c'est l'ensevelissement sous le béton ! Enterre vivant !!! – Cette pensée me donne une sueur froide. – J'ai mon browning a ma ceinture ; dans cette épouvantable éventualité ce sera peut-être une planche de salut. – Mais il faut chasser cette idée, car pour un croyant, c'est déjà un suicide en pensée, et il faudra peut-être se présenter au jugement de Dieu dans quelques instants. – Alors, il faut bien se résigner, mais je ne connais rien de plus pénible ni de plus douloureux.

              Que les incroyants sont heureux ! Pour eux la mort, c'est le néant, l'oubli, l'éternelle nuit ; il m’est arrive d'envier leur état d'âme. Pour nous la mort, un point d’interrogation, l'éternité inconnaissable.

Nous sommes tout près d’un inconnu infini que nous touchons presque, que nous voyons s'approcher de nous avec chaque torpille qui tombe, et qui va peut-être déchirer le voile de l'au delà.

       Ah ! si l'on pouvait ne plus penser en ce moment ! Quelle torture de ne pouvoir arrêter sa pensée ! Et sous les apparences de blases indifférents et insouciants de leur sort, nous supportons notre supplice moral dans le secret de notre âme.

       Les idées se succèdent pêle-mêle en tourbillon. – On pense au passe, a ses vieux parents. – On pense aussi que la société nous traite comme elle ne traite pas les grands criminels. On ne s'amuse pas en effet a en faire la cible vivante d'un tir cruel. – On sent naitre en soi-même une colère sourde mais vaine, puis impuissant contre le destin, c'est encore la résignation. – Des alternatives d'espoir et de désespoir. – Pouvoir vivre !! – Si nous pouvions échapper au massacre ! – Insensés que nous fûmes de n'avoir pas compris ce grand bienfait : Pouvoir vivre ! Peu importe, riches ou misérables. – Ici, nous comprenons la vanité de la richesse. – Et puis toujours le rythme régulier, l'anxiété grandissante pendant les minutes d'attente, la petite détonation au départ du projectile, les 6 a 8 secondes d'alerte ou la torpille plane sur nos têtes, l'explosion formidable.

      La société a-t-elle le droit de torturer ainsi des jeunes gens qui ne demandent qu'a travailler et a gagner honnêtement leur vie ?

       Si oui, quelle dette alors contracte-t-elle envers ceux qui souffrent cela pour sa défense ! Personne parmi ceux qui ont vécu ces heures tragiques ne voudrait les revivre avec leurs incertitudes pour n'importe quelle somme d'argent. – Ils courraient d’ailleurs bien peu de chance d'en profiter. –

       Apres trois heures de bombardement, trois siècles ! A minuit juste, les Allemands lancent une quantité de fusées éclairantes, véritable feu d'artifice, nous n'avons jamais compris pourquoi ; signaux ou fantaisie ? et terminent ainsi leur lugubre réveillon de guerre. – Puis c'est le silence complet. – Les minutes s'écoulent sans le fatidique éclatement de départ, et l'espoir renait peu a peu. – On commence à espérer, sans trop se faire d'illusions, car nous avons eu déjà à subir des reprises de bombardement au moment ou nous le croyions termine. – Dans ce cas cependant, c'est bien fini, et après une demi-heure de silence, nous sommes certains que les Allemands ont remisé leur matériel et que le service commandé est termine. – Nous connaissons a la fin leur façon de procéder et leurs habitudes. – Petit a petit, nous nous laissons aller au sommeil car la fatigue

'

 
que l'on éprouve après ces secousses est immense. – Une lassitude qui nous transforme en loques humaines. – Les membres semblent peser d'une telle façon qu'il faut un véritable effort pour faire quelques mouvements. – Cette fatigue donne la mesure de l'usure nerveuse de l'organisme. – C'est seulement maintenant que nous la ressentons ; pendant le bombardement nous vivions « sur nos nerfs »  suivant l'expression bien connue. –

       Le spectre hideux de la mort s'est éloigné. – Quelle joie au cœur ! – Nous éprouvons un contentement et un bonheur comme jamais nous n'avons connus. – Sans exubérance, comme les grandes douleurs, les grandes joies sont muettes. – Sauves du tombeau, revenant a la vie , il nous est permis d'espérer. – Ainsi que des condamnes a mort graciés au lieu même du supplice, la vie nous est laissée. – Couches sur un peu de paille nous connaissons la sensation la plus douce et le bonheur le plus enivrant, la Vie ! l'Espoir ! l'Avenir ! –

       Pour cette fois encore on nous laisse a notre jeunesse et nous n'en voulons déjà plus autant a cette société qui a été cependant si dure pour nous et sur le point de nous ravir la vie. – Mais quelle fatigue, quel sommeil lourd, quel cauchemar nous terrassent. Le moindre choc, la porte de 1’abri qui claque, nous donne l'impression d'une explosion, et alors c'est le réveil en sursaut qui vient interrompre notre sommeil agité.

       Ceux qui vécu la vie des tranchées connaissent bien ces impressions pénibles d'être réveillé par un claquement de porte, le bruit d'un tramway ou d'une auto. – (Les gros obus en traversant l'atmosphère donnent un rugissement qui ressemble a s'y méprendre au bruit d'un train lance a toute vapeur. – Nos soldats leur ont donné le nom de « train-bloc ».)

       Le bombardement est fini, personne n'est blesse ; la chance nous a encore favorisés aujourd'hui, mais jusqu’ à quand ? – Officiellement aucune victime, résultat négatif. – Rien à signaler –

       Et pourtant ……..

*          *          *

Dixmude, janvier 1918.

– Notes d’après guerre –

       Pourtant combien parmi nous se revoient parfois en rêve a ces angoissantes minutes de l'attente de la mort ? – C'est une sorte de sinistrose a laquelle bien peu de nous ont échappé, mais que l'on cache par amour-propre.

       Je crois avoir le système nerveux assez résistant, et cependant que de fois, la nuit, je revis ces instants terribles, dans le sinistre boyau du rail a Dixmude, ou a Merchem… ou a Nieuport…, etc…, etc…, – Je retrouve les mêmes anxiétés. – Une espèce de colère contenue, latente en mon subconscient, donne a mes rêves un caractère agressif et violent.

       J'ai l'impression d'avoir été victime d'une injustice sociale. – Et alors je reprends contact avec le présent, en me réveillant brusquement au milieu de la nuit, une sueur froide au front. – Je viens de revivre encore ces heures tragiques qui, malgré tout, ont laisse dans mon cerveau une empreinte que le temps ne parvient que difficilement a atténuer, tant elle fut violente et profonde.

*          *          *

 

– Gibier humain –

Woesten, mai 1918.

       Ex : La Guerre ! Les Combats ! La Bataille ! tous ces mots résonnent comme un cliquetis de sabres et d'épées, et auréolent le soldat qui tombe au champ d'honneur. – La réalité est tout autre ; le soldat est souvent un malheureux sans défense, chassé comme du gibier ; après avoir été traque il est tué de même

Mai 1918 – Secteur de Merchem. –

       L'après-midi du 12 mai 1918 nous étions relevés par le 3ème bataillon et nous revenions du P.S. des Tilleuls. – Mon porte-sac, deux brancardiers de la 8ème et moi, nous nous dirigions vers le fameux carrefour du cavalier, – Notre régiment a perdu plus d'hommes a cet endroit pendant les relèves que dans les tranchées de premières et secondes lignes depuis l'occupation du secteur .– Comme nous arrivions a cet endroit sinistre, nous entendons quelques petits sifflements lointains, et mus par un instinct, que l'homme des tranchées acquiert a la longue par l'expérience de cette triste vie d'hommes traqués vivants dans des terriers, avec un ensemble parfait nous nous étions a l'instant même couchés dans les fossés bordant la route. – Une pluie de ces petits obus percutants arrosait le carrefour, et les éclats se dispersant ne laissaient rien de vivant a la surface du sol.– Nous étions dans nos trous, attendant la fin de la tornade meurtrière.

       A cet instant, les pensées sont comme des fusées qui jaillissent dans le cerveau. – Si par après on se remémore ces moments là, on s'aperçoit que l'on a pense a mille choses a la fois, et pendant un instant très court. – Quand on voit la mort bien en face, la passe jaillit avec la vitesse d'un reflexe; un reflexe que j'appellerais volontiers un reflexe psychique. – C'est un phénomène cérébral très curieux ; il semble que toute la vie passée revient a la mémoire, et d'une façon bien précise.

On revoit tout ce qui touche aux grands sentiments de la vie. – Pour ma part, comme ce fut d'ailleurs toujours le cas dans les moments tragiques ou j'étais en face de la mort, je revoyais mes parents, et dans les circonstances qui traduisaient leur affection et leur dévouement pour moi. Je revoyais ma mère me soignant lorsque tout enfant j'étais malade. – Je revoyais mon père travaillant des heures supplémentaires pour pouvoir  subvenir a mon instruction. – Je revoyais mon frère m’aidant a me faire une situation lorsque adolescent je faisais mon apprentissage au début de la vie. – Je revoyais ma sœur tâchant d'adoucir de différentes manières, la vie rude que déjà je devais supporter encore enfant au collège. Et tous ces souvenirs avec force détails, dans un éclair de pensées étaient présents a mon esprit. – D'un autre cote les sensations physiologiques sont annihilées d'une façon tout aussi étrange. – La sensation douleur disparait jusqu’à un certain point. – Vous ne ressentirez pas la douleur d'une contusion occasionnée au cours d'un sauve-qui-peut.

Ce phénomène je l'ai constate par moi-même, et chez les autres également.

J'ai vu un soldat qui au cours de ces surprises par une salve d'obus s'est fracturé la malléole externe du pied, en sautant dans une tranchée assez profonde. – Il fit ensuite plusieurs centaines de mètres sans l'avoir remarqué. – Ses compagnons s'étonnant de le voir boiter fut la cause de son attention attirée de ce cote. – Il se rendit compte d'une gêne assez étrange, et les mouvements du pied lui produisaient une douleur subite qui bientôt l'empêchait de marcher.

Donc les éclatements d'obus crépitent sans discontinuer tandis que dans le fossé droit de la route je suis tombé à plat ventre, les coudes  enfoncés dans une terre molle. – Mes compagnons sans doute ont eu le temps aussi de s'enfoncer dans un trou quelconque. – Quelques secondes, une minute peut-être s'écoule, et le silence se fait brusquement. – La rafale a passé. – Enfin on respire un peu plus librement; un certain apaisement cérébral se fait, nous avons encore échappé cette fois. – Nous nous appelons l'un l'autre, nous sommes encore en vie tous les quatre. – Si le silence continue nous allons surgir tous ensemble et courir autant que possible pour nos éloigner de cet endroit réputé pour ses surprises meurtrières. – Sans doute, nous hésitons un peu car la rafale peut reprendre après une demi minute de silence. – Les Allemands savent très bien que nous allons quitter nos trous et espèrent ainsi nous atteindre par une seconde salve. –  C'est dans leurs habitudes, nous les connaissons, nous sommes du gibier pour les artilleurs ennemis. – Et comme nous nous préparons à sortir, je constate que j'ai les coudes enfonces dans un thorax en putréfaction. – Les chairs noircies, les côtes, que mes coudes avaient écartées et qui m'avaient donné l'impression de branchages de bois mort enfouis dans la mousse, m'apparaissent d’une façon très nette. – Un corps humain est là qui se décompose lentement, en s'enfonçant dans la terre humide, et une odeur qu’ il n'est pas possible de décrire vient compléter le réveil de mes sens. – Par la vue, l'odorat et le toucher, le spectacle s’offre a moi dans toute son horreur, et au dessus de moi plane la menace du même sort. – Cette embrassade horrible, n'est-ce pas un symbole de mauvais augure ?   Je suis dans les bras d'un mort, uni a lui par un destin identique et peut-être par le même sacrifice suprême ?

       Quelques mois plus tôt, un homme passant par ce carrefour s'était abrite ici-même, au même endroit, dans le même trou, et attendait comme moi la fin de la rafale pour surgir et quitter cet enfer ; mais un obus l'avait cloué sur place. – Pour lui cette attente s'était prolongée dans l'éternité –  un disparu de plus. –

       En arrivant au poste de Pansements du Paratonnerre, un chauffeur me donnait un peu d'essence pour désodoriser ma capote qui dégageait une odeur de cadavre, pendant que mes brancardiers se divertissaient derrière mon dos de la bonne farce qui venait de m'arriver. –  On se distrait comme on peut. – Et pourtant, un homme, un Héros, mort au champ d'honneur, chassé, traqué comme nous, dans les mêmes circonstances, au même endroit, avait été tué comme du gibier, et abandonné au ruisseau comme une bête. – Cela c'est la réalité dans toute son horreur.

La gloire de mourir pour sa patrie !  Quelle belle phrase et comme les artistes savent bien en reproduire l'idée dans leurs tableaux, dans leurs sculptures, ou au théâtre. – La mort du grenadier, par exemple !

Comme c'est beau, comme c'est poignant ; et l'acteur qui sur la scène meurt tous les soirs on criant « Vive l'Empereur ! » récolte bien plus de gloire que le pauvre soldat qui meurt lui, simplement, sur la scène de la vie et pour de bon, sans étudier son attitude et loin des spectateurs enthousiastes. –  Quel mirage que tout cela, et quel poison pour la jeunesse éprise de générosité. –  La réalité ressemble si peu a l'idéal. –

*          *          *

Attaque par gaz.

       Le 28 mars 1918 au S.III à Dixmude à la tranchée de la baïonnette au Sud Est du S.IV et au Nord Ouest du S.II au Poste de Secours de premières lignes. –

       La nuit s'était écoulée calme et sans incident, lorsque un peu avant l'aube nous sommes brusquement réveillés par un bombardement fantastique. – Encore tout engourdi j'entends 1'aumônier me dire que cette fois nous sommes attaqués pour de bon. – En effet, le bombardement semblait bien être un tir préparatoire, car il continuait sans interruption mais surtout marqué sur notre droite, chez les chasseurs. – Etre en première ligne le jour d'une attaque, on sait ce que cela signifie, c'est pour nous le jour du grand sacrifice qui est arrive. – Ce bombardement qui devait durer environ une heure, ou même davantage, commence de suite par nous plonger dans un brouillard de gaz extrêmement intense. –  On ne voit pas a un mètre, on se heurte l'un a l'autre, et même notre P.S. est rapidement infeste de brouillard-poison.  Les clacksons avertisseurs préviennent les secondes lignes.

       Nous avons placé nos masques, mais bientôt nous étouffons et malgré la volonté de les tenir, nous avons une telle impression de manquer d'air, que force nous est de les enlever, en dépit des instructions formelles et des dangers qui nous menacent. – Le peu d'air restant dans l'atmosphère qui nous entoure, arrive difficilement à nos poumons, en traversant nos masques comme au travers d'un filtre trop dense. Chaque inspiration nécessite un effort considérable des muscles thoraciques ; il nous faut aspirer fortement pour obtenir très peu de quoi respirer. –  De plus, nous éprouvons continuellement le besoin d'éternuer, et alors il est impossible de laisser le masque en place. – Les instructions que j'ai moi-même du donner aux soldats et que les gradés doivent faire exécuter, ne peuvent en vérité être observées. – Tous, Officiers, Sous-officiers et Soldats nous enlevons nos masques. – Il est absolument impossible de les tenir. – Nous respirons donc ce gaz brulant qui doit renfermer une grande quantité de chlore et d'anhydride sulfureux (Cl et S02).

A ce moment, nous sommes pris d'une angoisse indicible. – Nous nous rendons compte que nous nous empoisonnons inéluctablement et très rapidement, et nous sommes absolument sans défense… Désemparés, nous cherchons un peu d'air, mais les moindres espaces sont remplis de ce gaz qui pénètre partout. Nous essayons même de nous surélever autant que possible, sur les abris et les parapets pour trouver de l'air, un peu d'air a respirer, mais en vain ;  le poison recouvre la surface du sol jusqu'a une hauteur que nous ne pouvons atteindre et nous nous exposons inutilement aux éclats des obus qui tombent sans discontinuer. – Deux hommes ont été blesses de la sorte et ils partent pour l'arrière, comme ils peuvent. – Leurs blessures leur serviront de laissez-passer ; je ne suis plus en état de rédiger un laissez-passer pour la C.A. –  Force nous est de nous résigner et de nous empoisonner, nous ne pouvons faire autrement. – Les Allemands passeront sur nos corps, l'arme a la bretelle, au fur et a mesure du retrait des gaz vers l'arrière.

       J'éprouve une douleur violente aux yeux, mes lunettes ne me préservent pas, J’ai l'impression qu'elles retiennent au contraire les gaz sur la conjonctive ; je n'ai que la ressource de les enlever et de fermer les yeux. – Mais c'est surtout au niveau de la poitrine que j'éprouve une douleur cuisante, atroce. – Il n'est pas possible de décrire cet état de suffocation, ne pouvoir trouver un peu d'air ! – Maintenant je n 'ai plus l'envie d'éternuer et je sens que chaque inspiration m'apporte toujours un peu plus de poison. – Je perçois nettement l'action de ces gaz qui remplissent mes poumons jusque dans les moindres alvéoles. Ils sont absorbes par les liquides lubrifiants des muqueuses respiratoires. –  Ces lubrifiants deviennent ainsi des enduits caustiques et ulcérant, provoquant des brulures locales épouvantables. – Je sens et j'entends même mes branches râler ; ces râles sont formés par un saignement consécutif a des érosions de brulures,          et ce sang devient a son tour une solution pour ces gaz anhydrides et hygroscopiques. –  L' action caustique est ainsi très rapide. –

((Anhydride sulfureux, plus une molécule d'eau – humidité des lubrifiants et sang suintant des érosions de brulures – plus une molécule d'oxygène, qui bien que raréfié, se trouve encore dans l'atmosphère, donnent l'acide sulfurique, terrible caustique pour nos muqueuses respiratoires ))          (Formule chimique : S02 + H20 =  H2S03 + 0 = H2S04)

       .Je suis aussi intoxique, ma tête bourdonne… bourdonne… je ne tiendrai plus longtemps. – J'éprouve des symptômes bizarres. –  Les pulsations cardiaques résonnent jusque dans mes oreilles comme des coups de marteau sur une enclume. – Je dois être dans le pré-coma. –  J'ai encore assez de lucidité pour me dire que la société accomplit un acte criminel sans précédent, en assassinant ainsi toute la jeunesse. –  Je n'y puis rien ; je suis vaincu. –  S'il existe un DIEU, je lui offre ma vie en sacrifice. –

       Enfin, je suis pris de vertige ; et dans un tourbillon de choses indéfinissables, du bruit, des pensées, du mouvement tournoyant, des couleurs violentes, rouge vif, violet sombre, je pense aux appareils Draguer. –  Dans une lueur de pensée, j'entrevois le salut ! – Par un effort de volonte, je me dirige vers les appareils. –  Je longe les murs de l'abri et parmi une quantité d'objets attachés a une barre de fer, comme dans un cauchemar, je cherche une embouchure. – Mes mouvements sont automatiques et je me rappelle très nettement que j’ai eu, dans une petite éclaircie de raison, une idée qui signifiait : « Pourvu qu'il ne soit pas trop tard ! » – Je cherche toujours a tâtons, et après un certain temps je parviens a saisir quelque chose que je porte a la bouche. Je glisse la main le long du tuyau jusqu'a l'appareil attache a un crochet de fer, j'ouvre. – MIRACLE ! – Une fraicheur pénètre dans mes poumons, une douce fraicheur bienfaisante et qui me ranime un peu. –  Il était temps, il semble que ma lucidité revient en même temps que mes forces ; je pense a mes brancardiers. –  Ou sont-ils ? –  Que deviennent ils ? –  Je les appelle, je leur crie de venir respirer de 1’oxygène. – Deux formes humaines dans le brouillard et qui sont a 20 centimètres de moi, viennent comme moi chercher le salut. – Ils font comme moi, et comme moi, ils reviennent a la vie. – En quelques minutes le personnel du service médical est ressuscité, c'est-a-dire que nous pouvons reprendre notre service. – Nous nous apercevons que des hommes sont tombés autour de notre poste. –   Aussitôt nous leur faisons respirer de l'oxygène comme nous venons de le faire nous-mêmes. –  L'effet ne se fait pas attendre.

       Chose incroyable, certains malades étendus refusent de prendre de l'oxygène qui leur est présenté. –  J'applique l'appareil de force à certains entêtés. –  Quand ils en ont gouté, alors ils ne se font plus prier, au contraire.

       Mais il en faut autant que possible a tous, et nous n'avons que cinq appareils. -- De l'oxygène, nous en aurons assez, nous en avons encore une grande bonbonne de réserve, mais le nombre de Draguer est insuffisant. –  Si chaque soldat pouvait avoir un appareil a sa disposition, nous pourrions tenir dans n'importe quelle nappe de gaz. – Nous serions ainsi tous isoles de l'atmosphère.

L'appareil Draguer nous donne en somme de l'air synthétique; l’azote est toujours le même et sert indéfiniment, l'oxygène qui sous pression dans une petite bonbonne, est donné au fur et à mesure des besoins ; 1’acide carbonique expiré est absorbé par certains sels qui se trouvent dans l’appareil.

       Maintenant nous pouvons faire une besogne utile, nous rendons la vie a des loques humaines et nous pansons également quantités de blessés. –

       Un délégué vient nous dire que le commandant LEONARD est blesse grièvement en seconde ligne. – Nous partons, l'Aumônier et moi vers son abri, par le boyau de communication qui est repéré et bombardé copieusement. –  Le Commandant LEONARD est là, assis sur un siège de fortune, sa vareuse enlevée et sa chemise tachée de sang. J'aperçois une blessure a l'épaule, un éclat d'obus qui a pénétré au niveau du triangle sous-clavier, –  La face pale, il a aussi enlevé son masque et a l'aspect titubant, –  J'applique un pansement et le Commandant part pour l'arrière, il quitte l'enfer et nous nous y rentrons plus avant vers notre P.S. en première ligne.

       A ce moment, je sens que les gaz agissent sur mon système nerveux, je suis dans un état étrange, indéfinissable ; j'ai des nausées et cependant, je suis d'une gaité inexplicable. – Une béatitude, un contentement comme si j'étais a une fête extrêmement enviée. –  Ma joie est a son comble quand je pense que je vais avoir l'honneur d'être parmi les Héros tombés au Champ d’Honneur, et que mon nom figurera au Livre d'Or de la Patrie.

Les obus éclatent tout auteur de nous et les détonations me donnent une envie irrésistible de rire. –  Cela rehausse la fête, notre fête. –  Les vers de Victor Hugo me reviennent en mémoire « Comprenant qu' ils allaient mourir a cette fête, etc, etc, »

       Cependant je me rends compte de mon exaltation et je fais un effort pour rester calme, – L'Aumônier est bizarre également, il a l'air extrêmement pressé et il disparait avant moi dans les zigzags du boyau. – Je marche comme un automate, en tachant de maitriser mon état de béatitude stupide. – La route me semble assez longue, je marche, je marche toujours jusqu'a ce que je me heurte a un homme en faction. –  C'est un Belge, je reconnais la capote kaki. –  Il m'a reconnu aussi et j'entends qu'il le dit a un autre soldat que je devine a cote do lui. –

Nous sommes a cinquante mètres des Allemands, je suis arrivé aux avant-postes sans le savoir. –  A cet endroit il y a moins de gaz, les dégagements nous arrivent de la minoterie en obliquant vers     l'Ouest.

       Le poste avance a donc été moins gazé que nous qui étions cent cinquante a deux cents mètres en arrière. –  L'attaque d'infanterie qui va succéder a la préparation d’artillerie nous anéantira ; je ne vois pas de renfort, et dans notre tranchée, il n'y a plus de combattant valide. – Je fais demi-tour et regagne mon P.S. –  Apres avoir passé et repassé plusieurs fois a coté sans le voir, tant le brouillard est intense ; j’ai entendu les éclats de voix de mes brancardiers qui avaient le verbe haut, comme s'ils étaient plus ou moins ivres.

       Le bombardement cesse, le brouillard s'éclaircit rapidement. A notre droite, nous entendons crépiter les fusils, les mitrailleuses et les grenades. --  C'est l'attaque d'infanterie allemande vers le boyau du rail que je connais bien ; nous avons été de garde dans les Secteurs II il y a quelques semaines.

       Nous attendons notre tour, nous allons  être chargés également. –  Maintenant que je suis à sang-froid, je me demande comment il se fait qu'à cet instant vraiment tragique, nous n'ayons pas ressenti une violente émotion. – Tous, nous attendions dans le calme et l'insouciance complète. – Et cependant que pouvions-nous contre une vague d'assaut allemande, alors que mon P.S. était occupé par des malades couchés et incapables du moindre effort ? –  1es brancardiers avec quelques fusils des malades et moi avec mon browning, comme force défensive, c'était dérisoire. –  C'était donc le massacre certain pour nous. --  Les fameuses conventions de La Haye n'ont aucune importance. –  Ce n'est pas un drapeau blanc avec croix rouge qui arrêterait une vague d'assaut, – Les assaillants tuent tous ceux qui se trouvent devant eux. –  De notre cote les mitrailleuses fauchent tous ceux qui s'avancent. –  Il faut tuer pour ne pas être tué, c'est la loi de la guerre que rien ne saurait changer.

Cet état d'euphorie provient certainement de l'intoxication par les gaz; une certaine ivresse qui porte a l'optimisme dans les situations les plus terribles. –  C'est une sorte d'exaltation que j'ai constatée aussi chez les brancardiers, et qui leur donnait l'apparence d’être sous l'influence de l'alcool.

       -- Bref la crépitation continue sur notre droite jusque bien tard dans la matinée et tout rentre ensuite dans le silence. –  Que s'est-il passe ? –  Nous l'ignorons. –  Les Allemands nous ont peut-être contournés, et je me demande si nous n'allons pas les voir surgir de l'arrière. Serions-nous coupes du reste de l'armée ?

       Voila que des hommes de la 5ème Cie descendent vers les secondes lignes. –  Ils étaient passés tantôt a quinze mètres de notre poste de secours pour renforcer les Avant-postes, mais nous n'avions rien vu a cause du brouillard. –  Ils ne savent rien de plus que nous. – Ils viennent de recevoir l'ordre de se replier et la plupart sont malades, c'est tout. –  Nous en concluons donc que l'attaque est terminée. –  Les chasseurs seuls auront donc supporté le choc de l'infanterie allemande.

       Le calme renait. –  Vers deux heures de l'après-midi les blessés et malades sont évacués. –  Nous ressentons nous-mêmes une grande lassitude (j'ai évacué des malades qui l'étaient moins que moi). –  Nos vivres sont immangeables, les gaz ont imbibe tout ce qui n'était pas enfermé et bouché hermétiquement ; nous n'avons pas faim d'ailleurs. –  Il n'y a que le café de nos gourdes qui peut encore être consommé.

       Je crois que j’ai un peu de fièvre ; en effet, je constate 38°,5 au thermomètre. –  Le fait de prendre ma température fait rire l'Aumônier ; est-ce aussi une conséquence euphorique due a l'intoxication par les gaz ? –  Il trouve que cela n'est pas militaire. –  Un soldat dit-il, reste à son poste jusqu'au moment ou il tombe et sans s'occuper de niaiseries semblables. –  Je me conforme a son enseignement, et comme lui, je me contente de cuver les gaz. –  Nous sommes tous couchés, on croirait que nous avons le mal de mer.

       Le Colonel Moulin vient nous voir, d'un geste très affable il nous fait signe de rester couché, il doit comprendre notre état. –  Il nous dit qu'une attaque a eu lieu sur notre droite ; les Allemands ont échoué et perdu beaucoup de monde, malheureusement il y a aussi des pertes sensibles chez les Chasseurs en S II.

       Le jour passe, la nuit revient, et l'aurore reparait ; les heures se succèdent, nous ne mangeons pas, nous avons dormi un peu et nous sommes toujours couches. –  Le calme règne partout après la tempête d'hier. –  Ce calme maintenant me porte a la tristesse, ce n'est plus l'euphorie, mais un mal de tête comme un lendemain de noce.

       Le paysage de mort qui nous entoure, Dixmude et les environs reflète bien notre état d'âme. –  Il semble que tout implore la pitié des maîtres invisibles qui président aux destinées du monde. –  Mais les maîtres du monde restant sourds a cet appel. –  Jusqu'au bout ; c'est le mot d'ordre, ct quiconque ne serait pas « jusqu'auboutisme », serait immédiatement considéré comme traitre.

Clemenceau fait la guerre ; c'est le refrain de toute la presse. –  Clemenceau, l'homme qui s'est fait le grand défenseur des idées d'extrême-gauche, incarne maintenant la dictature militaire, et la nation implorante doit se courber sous le joug. –  Je fais la guerre, dit il, mais c'est avec le sang des petits et des humbles. –  La guerre à la guerre pour que vos enfants soient a jamais libérés de ce cauchemar. –  La guerre pour que tout le monde puisse désormais vivre en paix.

       Et tous les jours des jeunes gens meurent pour cette idée et offrent leur jeunesse avec générosité. –  C'est étrange comme je suis triste maintenant, triste a pleurer. –  Hier, lors de l'attaque d'infanterie, quelques Allemands qui obliquaient vers nous se sont fait tuer par nos mitrailleurs. –  Quatre d’entre eux : l'ont été un peu avant notre P.S. –  Ils venaient droit sur nous, les poches remplies de grenades pour nous charger. –  Les brancardiers de la 8ème ont ramené les corps sur le Decauville. –  Sous leur casque de tranchée je découvre les visages de quatre jeunes soldats de seize ans a peine, des figures de jeunes filles. Ils ont l'air de petits ,jeunes gens de rhétorique. –  Ils portent sur leur poitrine les portraits de leurs familles. –  Sur l'un d'eux je trouve une photo qui doit lui avoir été envoyée récemment, le père, la mère, ct une très jolie sœur. –  Ils paraissent être de la petite bourgeoisie aux mœurs rangées. –  Et je les plains de tout mon cœur ; ils ignorent encore la mort de leur fils. –  Et la sœur, jolie blonde, je la vois en pensée, dans quelques temps, les yeux rougis par les larmes, vêtue de noir, en deuil du frère mort en Héros. –  Malheureux jeunes gens !  Eux aussi ils font la guerre pour la bonne cause, et pour la justice ; on le leur répète tous les jours.

       Et je me sens ému devant leurs visages encore imberbes. –  Je crois que mon porte-sac a deviné mes pensées, car il me montre leurs grenades qui nous étaient destinées, si le mitrailleur de la 8ème ne les avait pas fauchés avant qu'ils puissent accomplir leurs gestes homicides. –  Je ne puis cependant leur en vouloir, et pourtant, c'était à eux ou à nous à mourir. –  Ils étaient venus ici pour me tuer, c'était cela leur devoir. –  Mais c'est horrible ! une méprise abominable qui aboutit a des conséquences semblables. –  Pauvres enfants !  Cela me fait si mal que je ne puis supporter d'avantage ce spectacle; et leurs pauvres corps jetés pêle-mêle les uns sur les autres roulent vers les secondes lignes sur le petit wagonnet. –  L'Aumônier ne dit rien, mais je devine que son cœur saigne aussi devant ce spectacle. –  Mes brancardiers aussi comprennent, car aucun ne profère la moindre invective, comme c'est la coutume à l'adresse des cadavres aux capotes grises.

       Nous comprenons tous que ces enfants ont aussi courbe le front sous le joug de leur maitre qui fait la guerre pour la grandeur de l'Allemagne, que les Allies veulent anéantir et pour Dieu qui est avec eux. –  C'est la devise qui est inscrite sur la plaque de leur ceinturon. –  Celui qui de l'autre cote des tranchées ne tient pas ce langage est un traitre.

       Je cherche en vain une autorité qui pourrait imposer la cessation de ces massacres aussi inutiles que cruels. –  Le Catholicisme ? qui prêche la Charité Chrétienne, la Pape avec son infaillibilité, puissance morale non contestée ! –  Le Socialisme ? qui veut la fraternité des peuples par dessus les frontières. – La Franc-maçonnerie ? qui se déclare bien haut philanthropique. –  C'est vraiment le moment pour toutes ces institutions de réaliser leurs programmes. –  Mais les Nations leur imposent des directives et nous voyons leurs représentants les plus autorisés tenir des langages nationalistes et jusqu'absolutistes.

       Nous voyons des Evêques qui prêchent le nationalisme et par conséquent la guerre ; dans chacun des camps ils se disent attaqués, donc du cote de la justice. –  Des Députés socialistes, des journalistes d'extrême--gauche encouragent la guerre de défense, chacun de leur cote.

Quant à la Franc-maçonnerie, je n'ai entendu aucun écho venant des loges. –  J'observe simplement et je tache de constater sans passion, sans parti-pris.

       Et le monde, le pauvre monde, toujours de plus en plus courbe sous le fardeau de la guerre, pleure et gémit ; mais le son des fanfares étouffent ses pleurs et ses sanglots. –  La race humaine (dans les pas d'Europe) sera compromise pour les générations à venir, et les maitres du jour fouettent toujours les peuples enchaines a leurs patries respectives, comme les malheureux galériens à leurs galères. - Ils n'ont pas voulu cela, et pourtant ils n'osent pas dire : « Cessons, c'est assez comme cela » –  Ou allons-nous ? –  Personne ne saurait le prévoir. –  La relève va venir, nous allons au repos pour quinze jours. –  Quinze jours de tranquillité pendant lesquels nous n'aurons plus la menace de la mort continuellement suspendue au dessus de nos têtes.

Dixmude, en S.III en première ligne. – Mars 1918.

*          *          *

Alveringhem, le 17 novembre 1917.

UN DUEL D'ARTILLERIE .

       OOSTKERQUE ! –  C'est le nom d'un petit village de la Flandre Occidentale, qui, je ne sais pour quelle cause, résonne lugubrement a mes oreilles. –  J'ai comme un pressentiment que je serai tué a cet endroit.

       Ce n 'est pas qu'il y eut plus de morts la que tout autre part, mais c'est quelque chose d'irraisonné, une crainte vague de mon subconscient. Quand je passe près des décombres qui furent la gare d'OOSTKERQUE, j'ai un serrement de cœur, mes pulsations cardiaques s'accélèrent, il me semble que je vais être surpris par une salve d'obus.

       Novembre 1917 –  A la tombée du jour Richard et moi revenons de la garde de première ligne, de la tranchée de la Carpe. –  Nos bagages sur le dos, nous passons encore par cet endroit sinistre. –  Temps calme, pas un obus, mais j'ai toujours ce pressentiment, inquiétude bizarre qui apparemment ne repose sur rien, puisque tout est calme et que nous pressons le pas vers ALVERINGHEM, ou nous allons passer nos quatre jours de repos. –

Et pourtant, j'ai l'impression d'un danger imminent, qu'il va se produire ici même quelque chose de terrible. – Nous venons de doubler le carrefour de LETTENBERGHE, et nous arrivons en vue des batteries anglaises qui sont en position de combat un peu a droite de la route. –  Brusquement les Artilleur anglais ouvrent le feu et tirent sans arrêt sur les positions ennemies. – Les coups sonores se succèdent en cadence ininterrompue ; les projectiles mugissent au dessus de nos têtes. –  Mais bientôt voici la riposte et les gerbes d'explosion commencent a jaillir ça et la avec leur craquement sinistre, puis se succèdent en rafale. –  D'un bond, nous sommes dans les ruines d'une maison derrière un pan de mur. –  A ce niveau de la route, il n'y a pas de fossé, tranchée naturelle, qui en ces circonstances constitue le meilleur abri. –  Nous sommes justement dans la zone des canons, mal abrités, et la riposte allemande est aussi violente que l'attaque anglaise. –  Une gerbe entraine avec elle une pièce des batteries, ainsi que les servants. –  Roues, affut, sont projetés dans les airs ; les hommes comme des mouches passent inaperçus dans cette formidable explosion. –  Le spectacle est d'une grandeur et d'une beauté tragique. –  Ce n'est pas un combat humain, on ne voit pas de combattant, pas un être en vie dans le paysage désert, mais des forces invisibles qui font exploser la terre. –  Il semble que les éléments déchainés vont aboutir a la fin du monde. –  Et nous nous sentons infiniment petits dans ce combat gigantesque. –  La voix des canons qui ébranlent l'atmosphère, les obus hurlant leurs trajectoires, les gerbes d'arrivée, multiples volcans se déplaçant sans cesse, qui dans un fracas épouvantable projettent la terre vers le ciel, fantastique mélange des éléments ; tout ce tableau évoquant des choses de la mythologie et de la légende. –  Est-ce vraiment la réalité ou bien suis-je le jouet d'un rêve, ou des titans dans un défi a la foudre des Dieux bouleversent les montagnes et font trembler le monde. –

       Et anxieux, nous attendons l'instant ou une de ces gerbes explosives nous emportera avec elle, comme une feuille dans la tempête.

       Cet ouragan de fer et de feu continue sans répit, toujours plus fort. –

       Parmi cette pluie de terre qui retombe sur nous, une pierre énorme claque violemment sur mon casque, qui me protège d'une fracture du crane, mais j'en ressens un tel choc dans le cou que je crois avoir une lésion de la colonne cervicale.

       Enfin, les explosions cessent et cette bataille de canons finit aussi brusquement qu’elle n’a commencé. –  Quelque temps encore persiste l'odeur caractéristique de la poudre, la fumée se dissipe, montant lentement vers les cieux, et dans un silence tragique, contrastant étrangement avec le vacarme assourdissant, laisse réapparaitre le paysage de ruines et de mort.

       C'est fini, le drame a duré quinze minutes environ. –  Nous en sommes quittes pour une violente émotion, et d'un pas aussi rapide que possible nous reprenons la direction de LAMPERNISSE-ALVERINGHEM.

       C'est la guerre. –  Un simple incident qui restera ignoré. –

A leurs unités, quelques anglais seront portes morts au champ d'honneur. Demain on retrouvera dans les parages, avec des membres épars, des viscères, intestins et cervelles, dans la boue, collés contre des pans de murs, ou enroulés dans les branchages servant de masques aux batteries. ( Il m'est arrivé de trouver un œil humain collé sur la roue d'un caisson) –  et le communiqué mentionnera le traditionnel duel d'artillerie en divers points du front, c'est tout.

Maintenant le carnage est de règle, l'humanité se détruit lentement et sans commentaire. –  Un jour nous serons aussi les victimes de cette pieuvre et nous disparaitrons de la scène du monde, discrètement comme ces anglais qui viennent d'être déchiquetés. –

Quelques veuves, quelques orphelins de plus, c'est tout.

       Une rafale a passe sur OOSTKERQUE ! –

 

 

 
ALVERINGHEM - NOVEMBRE 1917 .

*          *          *


LE TRAVAIL DE NUIT .

(Jours sans gloire )

       FEVRIER 1917 –  Trois heures du matin. –  Mon porte-sac vient me réveiller pour aller passer la visite des malades avant ; le travail. –  Nous sommes a notre période de repos.

       Je ne connais rien de plus triste que ces réveils dans la nuit froide pour se rendre au travail. –  C 'est à ces heures que la tristesse et la désespérance vous prennent le plus. –  On ne voit pas la fin de la guerre, et au moment ou le sommeil vous fait oublier le présent pour quelques heures, il faut se lever dans cette nuit d'hier ou la triste réalité vous apparait sans fard.

Une pâle bougie éclaire le petit compartiment que j'occupe dans les baraquements qui bordent la route LAMPERNISSE–ALVERINGHEM. –  Tout est triste et froid, je me lave avec un peu d'eau glacée retirée d'un trou d'obus, et tout en lassant mes souliers de tranchée, je pense à mes parents qui sont de l'autre cote du front ; barrière infranchissable. Eux aussi, ils doivent penser à moi –  Les reverrais-je jamais ? –  Terrible point d’interrogation – Il y a déjà bien longtemps que je n'ai reçu de leurs nouvelles. – L’un d’eux peut être malade, même gravement, et je suis ici, sans avoir même 1’espoir de les revoir.

Tâchons de chasser ces pensées tristes, c'est la seule faon de supporter cette vie de bagnards que nous menons ici.

       Je sors avec Richard, on trébuche tant l’obscurité est épaisse et nous passons la visite des quatre compagnies, dans les sombres baraquements, a la lueur d'une bougie vacillante. –  Je voudrais les exempter tous de service, mais j'ai déjà eu bien des observations du Major à ce sujet,

        Maintenant j'achève de déjeuner dans le baraquement qui sert de mess de Bataillon, tandis que les Officiers sont déjà sortis et se préparent au départ avec leurs unites. – L’irrésistible DE ROO, cuisinier a notre mess change un peu mes pensées sombres par sa bonne humeur. –  C'est un Wallon du Pays de CHARLEROI, qui apporte un peu du Pays Natal, dans ce milieu exclusivement flamand ou nous sommes perdus.

       Richard est déjà prêt et m'attend. –  Les compagnies se suivent et s'enfoncent dans la nuit vers OOSTKERQUE. –  Nous faisons de même, nous suivons le bataillon qui part au travail. –  Une pluie fine tombe et transperce petit a petit les capotes des soldats qui resteront humides plusieurs jours. –  S'ils échappent au massacre, ces hommes verront certainement leur santé compromise pour le reste de leurs jours.

       Un sifflement suivi d'une explosion ! –  C'est justement là-bas que nous devons nous rendre, ou l'obus vient de tomber, dans la zone d'artillerie ou nous allons creuser des tranchées pour une seconde position. –  Reviendrons-nous tous du travail ? –  Au lever du soleil y en aura-t-il parmi nous qui ne seront plus en vie ? –  Chacun espère revenir comme il est parti, et pourtant il est très probable qu'il y aura des victimes, tués ou gravement mutilés, épaves humaines. –  Il y aura aussi des blessés légèrement, les heureux qui pourront alors quitter cet enfer. –  Mais qui ?   Enigme troublante.

       Nous avançons toujours sous cette pluie fine. –  Des fusées de temps a autre éclairent ce champ de ruines et de désolations. –  Encore un sifflement suivi d'explosion ! –  C'est un obus de 15. –  Il faut déjà une certaine épaisseur de béton pour en être protégé et nous n'avons pas d’abri dans cette zone.

       Nous avançons maintenant à la file indienne sur la passerelle glissante, dans la zone dangereuse ou les surprises par les rafales sont fréquentes, –  Cette passerelle en effet est souvent balayée par des obus au moment des relèves, –  Il y a quelques jours un obus de 15 est tombé sur un groupe de cinq soldats de la 7ème Compagnie qui descendaient de la garde, –  Deux ont été tués sur le coup, deux autres ont été blessés gravement, dont 1'un est mort avant-hier a l 'hôpital. –  En ce moment tous les hommes flairent le danger. –  La vie des tranchées en effet développe en nous une sorte de sixième sens qui nous permet de percevoir le danger et d'y parer par un reflexe qui nous projette à plat ventre sur le sol, ou dans un creux de terrain, aux premières manifestations de la surprise meurtrière. –  Les hommes sont donc en alerte ils sont moins gais, ils ne plaisantent plus autant, enfin ils se taisent et tendent l'oreille aux moindres bruits annonciateurs.

Cette angoissante sensation qui pèse sur tous, produit un serrement de cœur très pénible, et a la longue une hypersensibilité du système nerveux bien caractéristique que j'ai pu observer chez les hommes ayant fait un long séjour dans les tranchées.

       Le soldat qui a à son... actif trois années de guerre à l’infanterie est un martyr devant lequel on doit s'incliner bien bas. –  C'est un héros envers qui la société ne pourra jamais s'acquitter. –  Des l'instant ou il n’a pas été blessé au sens propre du mot, la société ne comprendra jamais quelle dette elle a contractée envers lui.

       Sifflements ! Détonations ! –  Quatre obus arrivent presque simultanément aux environs de la ligne de travail occupée déjà par une bonne partie du bataillon. –  Il n'y a pas de doute, l'ennemi sait qu'il y a des travailleurs en cet endroit. –  Nous devons rester trois heures dans l'incertitude démoralisante. –  Un silence lugubre succède a cette quadruple détonation. –  Nous arrivons à notre tour, à l'endroit indique ou le travail est déjà commence.

       Deux fusées éclairantes font apparaitre devant nous cette vision fugitive. (12 à 15 secondes) Illumination vraiment féerique, du champ de bataille. –  Dans ce paysage de guerre éclairé par cette lumière éblouissante et crue, les ombres noires contrastent violemment avec le fond blanc comme la neige, sur lequel elles sont projetées sans demi tons intermédiaires. –  Les moindres détails sont mis en relief par des effets de lumière vraiment étonnants. –  Des fils barbelés, des chevaux de frises, des arbres morts ( il faudrait dire tués par les obus ), un tertre surmonte d'une croix de bois rustique, des silhouettes de ruines, trouées par les projectiles et aux contours irréguliers (squelettes de monuments),   donne des taches d'encre sur un fond resplendissant, tout ce tableau apparaissant a la clarté blanche des fusées dans l'immobilité et le silence, constitue un spectacle d'ou se dégage l'idée de région morte.

       Comme les hommes, il y a des régions blessées par la guerre, il en est d’autres qui sont tuées, DIXMUDE, –  CAESKERQUE –  sont des régions tuées. –  Il faut avoir vu pour comprendre la beauté mystérieuse de cette apparition fantôme, ou il règne un je ne sais quoi de l'au-delà. –

L'obscurité retombe ensuite impénétrable. –  Ce contraste augmente encore les impressions visuelles et leur donne plus d'acuité pénétrante dans la mémoire des sensations. –  Ce tableau, je pense, restera gravé dans mes souvenirs comme une image émouvante de la terre sacrifiée.

       Les Allemands pendant ce temps, nous ont observes. –  Et le travail continue dans la nuit sombre et pluvieuse, la mort toujours prête à surgir d'en face.

       En effet, un rugissement bref comme un coup de cravache, et suivi d'une explosion déchire l'air. –  Une pluie de pierrailles retombe sur nous. –  Instinctivement, nous nous sommes baissés, une odeur de soufre nous arrive en même temps que nous revenons de notre surprise. Personne n'est blessé, mais cette fois l'explosion n'a été que de quelques cinquante mètres en avant de nous. –  Et nos héroïques fantassins reprennent leurs pelles et creusent la terre gluante.

       L'Aumônier nous rejoint ; cet apôtre nous donne du courage, rien que par sa présence. –  Nous essayons, l'Aumônier et moi de nous promener le long de la ligne des travailleurs, mais cette argile est tellement collante qu'il n'est pas possible de continuer.

       Nous devons donc rester immobiles sous cette pluie fine, transpercés par un vent glacial, dans la boue, et toujours sous la menace de l'artillerie ennemie. –  Nous ne pouvons que méditer sur l’injustice du sort, personne ne comprend le fantassin dans son rôle de travailleur. –  Ici il n'a même pas la consolation de savoir que la gloire – (chose bien illusoire d'ailleurs) –  viendra couronner son humble, pénible et dangereux labeur, que personne n’appréciera à sa juste valeur tout le mérite de cette ingrate mission, pas même ceux qui sont derrière nous, qui, grâce a nous, qui les protégeons de la poussée allemande, sont installés confortablement dans des services réguliers comme dans la vie de garnison, et qui se croient être au front. –  On vole non seulement le bien-être aux lignards, mais aussi la gloire du front.

       J'avais évacué un cardiaque qui, au moindre effort, était dans un état de dyspnée et de cyanose. –  Il m'est revenu hier ; le médecin principal de la C.A. avait trouvé que cela ne l'empêcherait pas de faire son service, attendu que lui faisait bien le sien, avec un cœur tout aussi malade. –  Et ce malheureux est la présent à exécuter un travail de forçat. –  Je n’y tiens plus, je l'exempte d'office ; je lui dis de retourner au cantonnement et préviens son chef de section. Le malheureux me remercie gauchement, je devine un sanglot refoule et des larmes de reconnaissance que l'obscurité cache.

       Quatre obus sifflent et fondent sur notre gauche. –  Deux projectiles nous paraissent être tombés sur la ligne des travailleurs. –  En effet des appels viennent de notre gauche, –  Des blesses ! c'est bien cela. –  Aussitôt l'Aumônier, mon porte-sac et moi, nous partons vers l'endroit ou nous avons vu les explosions, en longeant avec difficulté la file des travailleurs.

       Apres cent à cent cinquante mètres dans cette boue mastic, nous arrivons au point de chute. –  Déjà des brancardiers de la compagnie sont sur place. –  Les victimes sont encore de la 7ème, il y a deux blessés et un tué ; un caporal blessé à l'épaule, probablement un éclat assez volumineux car il a une tuméfaction grosse comme le poing au niveau de l'omoplate ; l'autre, un soldat, a un           éclat dans la cuisse, il a saigné abondamment, les brancardiers ont serré fortement la cuisse au dessus de la blessure. –  Sous cette pluie et dans la boue, je fais des pansements à la lueur d'une lumière électrique qu'un sous-officier a prêtée pour la circonstance. – Le caporal peut marcher, quant au soldat il faut le transporter au poste de pansements de Lettemberg, d'ou une auto-ambulance les évacuera tous deux.

       L'Aumônier aidé d'un brancardier séminariste donne la dernière bénédiction au corps encore pantelant. –  Il parait que c'est V…. un des meilleurs garçon de la compagnie. –  Le ventre est complètement vide. –  Il a une déchirure de haut en bas, par laquelle les viscères ont été dispersés dans la boue des alentours. –  Cependant la figure n'a pas une égratignure. –  La colonne vertébrale n’offre aucune résistance ; le tronc est comme un sac vide affaissé sur lui-même, sauf au niveau des premières côtes. –  Il doit avoir été pris dans l'explosion, mais on se demande comment cela s'est produit.

       Le corps est déposé quelques pas en arrière de la ligne de tranchée, en attendant le retour des brancardiers qui évacuent les blessés. –  Puis le travail continue, il ne faut pas de sensiblerie ici. –  Le travail doit être terminé avant l'aube. –  Le bataillon remplira sa mission même au prix d'autres vies s'il le faut.

       Encore des obus, mais cette fois c'est beaucoup plus a gauche. Les Allemands tirent peut-être au hasard. –  Aussi paradoxal que cela puisse paraitre, ces obus nous apportent une douce sensation d'apaisement relatif. –  La sensation de n'être pas visés spécialement. –  Rien n'est angoissant en effet comme le silence qui suit les explosions, quand repérés par l'ennemi, on le devine en train de régler son tir.

       Les heures, les trois longues heures passent pendant que des fusées jaillissent, que des obus tombent en avant sur les tranchées de seconde ligne, en arrière sur les passerelles. –  Bientôt nous pourrons retourner au cantonnement, encore un quart d'heure de patience !  Les hommes deviennent plus loquaces, ils sont moins moroses, lorsque tout-à-coup un 15 éclate très près de nous ; un éclair, une détonation formidable ; nous n'avons pas entendu le sifflement. –  Dans le voisinage nous sommes tous renversés et arasés de quantités de projectiles de la gerbe explosive. –  Le déplacement d'air est d'une extrême violence. Pour ma part, j'ai l'impression d'être foudroyé. –  C'est incroyable, il n'y a pas de blesse. –  Deux ou trois mètres plus avant et le groupe que nous constituons aurait compté quelques tués et blessés. –  Mais l'émotion est à son comble, celui qui prétendrait le contraire ne serait pas sincère.

       J'entends la réflexion d'un lignard en patois du pays :  « Ah ! nos estons des pauv'es Kett ». –  A cet instant, et dans ces circonstances le ton triste et résigné de cette phrase, loin de me donner envie de rire, m'émeut profondément ; il y a la tant de choses évoquées. –

       Mais ce n'est pas le moment de faire du sentiment. –  On pourrait inscrire en tête du règlement militaire, en guise d'avertissement aux nouveaux venus à 1’Infanterie –  « Vous qui entrez ici, dépouillez toute sentimentalité. –  Haut les cœurs ! ».  Ce qui pourrait se traduire plus prosaïquement « Soyez des brutes, c'est la seule façon de trouver le courage de faire votre devoir ». –  Une âme sensible ne peut assister impassible a toutes les cruautés qui nous sont coutumières. –  Nous sommes a l'école de l'abrutissement. Demain d'ailleurs ce sera peut-être notre tour d'être sujet de pitié ;  nous ne demanderons pas aux autres de s'apitoyer sur notre sort. –  Le travail touche a sa fin ; heureusement, car ce serait vraiment trop malheureux de se faire tuer au moment de quitter ces lieux.

       Enfin ! voici l'ordre de départ et le retour vers les baraquements se fait d'un pas rapide. –   La passerelle est franchie, on respire. –  Voici la route d'ALVERINGHEM et nous arrivons enfin au cantonnement comme le petit jour commence a poindre. –  On regagne sa paille qui tient lieu de lit et on s'endort jusqu'a 10 heures du matin. –  Il faut avoir été au travail de nuit pour pouvoir apprécier combien il est bon, délicieux de se coucher sous un toit et sous une couverture. –  C'est vraiment un confort de Roi.

       Demain l'Aumônier dira la messe d'enterrement pour le malheureux V.... qui ira prendre place au cimetière d'Alveringhem, rempli déjà de soldats (presque tous de l'Infanterie). –  Tâchons de ne pas penser qu'un jour prochain nous irons peut-être prendre place a coté de lui. –  Abrutissons-nous. –  J'ai parfois l'envie de m'adonner a l'alcool qui annihile nos pensées, car penser est une si grande peine pour des hommes comme nous, condamnés à mort, ou candidats a des mutilations plus pénibles encore.

       Le deuxième bataillon du premier régiment de Ligne a été au travail ; un homme n'est plus revenu. –  Deux autres sont a la colonne d'ambulance ou en route pour un hôpital, c'est le prix de la tranchée creusée ce matin.

       Je suis maintenant à coté d'un bon feu, au Mess de bataillon. J'entends les cuisiniers qui de l'autre coté de la cloison préparent le souper. –  DE ROO explique quelque chose en patois de Charleroi et l'odeur de la cuisine aiguise mon appétit .–  Comme on est bien ici ; surtout si l'on pense a la matinée. –  Nous avons parfois de bons moments dans notre vie triste et déprimante de la garde de l'YZER. –  Il est vrai que nous sommes considères comme étant au repos. –

       J'entends le Major G…. qui arrive. –  Le souper en effet sera bientôt prêt. –  Refermons rapidement ce cahier ou j'écris ce que je ne puis dire, car a tous ceux qui font la guerre au nom de la Liberté, et pour la Liberté, on commence d'abord par leur supprimer, sinon celle de penser, tout au moins celle d'exprimer parfois leurs pensées.

LAMPERNISSE, février 1917 .

*          *          *

– EPISODE ETRANGE –

MAI – Secteur de MERCHEM –

       Je suis allongé dans mon P.S. des Tilleuls ; je ne suis pas encore remis de l'émotion que je viens d'avoir. –  Je pense seulement maintenant combien il s'en est fallu de peu que je sois en ce moment un paquet de chair en bouillie, parmi un charnier immonde, que des brancardiers seraient en train d'enfouir dans un trou. –  C'est maintenant que la réaction émotive se produit, après l'événement qui en fut cause. –  Au moment du danger je ne me suis pas rendu compte immédiatement de notre situation ;  C'est probablement grâce à cela que j'ai pu observer les réactions qui se produisirent chez les autres témoins de cette scène.

       J'étais arrivé au P.S. des Tilleuls pour relever SPELKENS, médecin du 1er Bataillon. – Mais celui-ci attendait son Major pour faire route avec lui jusque WOESTEN, ou ils devaient passer quatre jours de repos. –  En attendant je décide d'aller rendre visite au P.C. du Major LECRIQUE, avec lequel je suis en très amicales relations. –  A peine arrivé au poste de combats du Chef de Bataillon, ou tout l'E.M. du 1er attendait la relève, bagages bouclés, voici que l'ennemi commence a bombarder les alentours, et surtout les voies de communication. – Dans un tir de dispersion, nous étions relativement a l'abri et en sécurité. Nous étions dans un baraquement, protégés par une rangée de sacs a terre, ce qui nous préservait des éclats. –  Un 15 aurait traversé sans peine notre abri ; mais c'était peu probable dans un tir de dispersion. La conversation sur la guerre et les dernières nouvelles de T.S.F. nous avaient fait oublier le bombardement et nous n'entendions même plus les sifflements des 7,7 et des 1 5. –  Nous étions en parfaite sécurité, du moins nous le croyions.

       Un bruit étrange, une vibration stridente et brève, en même temps que le craquement d'une planche que l'on casse, vient interrompre la conversation. –  D'ou j'étais placé – la table me séparant de lui – je ne voyais que le buste du sympathique Major qui était assis sur un de ces sièges de fortune (trois planches clouées) et le dos appuyé contre la paroi de l’abri. –  A défaut d'une autre interprétation, bien que ne m'expliquant pas très bien ce bruit, j'avais eu l'impression que c'était son siège qui se brisait par suite de son poids assez respectable. –  Ce fut d'abord une envie de rire qui me prit de l'inoffensif accident que je supposais, et de l'attitude comique dans laquelle je m'attendais a le voir s'affaissant sur le plancher. –  Mais je comprenais bientôt que ce qui se passait n'était pas cette farce innocente. –  Un silence terrible glaçait l'assistance, de l'ambiance se dégageait un sentiment d'effroi. –  Je voyais le Major fixer quelque chose vers le bas de son siège. –  Les attitudes, les physionomies de tous s'étaient immobilisées tout-a-coup, comme un film cinématographique qui s'arrête. –  Tous les témoins de cette scène, les yeux largement ouverts, regardaient le siège du Major, avec une expression étrange que je connaissais bien.

       Oh ! cette expression du visage au moment ou l'on est sur le point d'entrer dans l’éternité, comme il serait intéressant de la fixer par un instantané sur une plaque photographique, pour pouvoir l'observer a sang froid, l'étudier dans ses détails.

       Quel document pour le psychologue et le physiologiste.

       Dans une réunion de cinq hommes, le visage de chacun subit des modifications continuelles par le jeu des contractions des muscles de la face. –  Auxiliaire de la parole, il accentue une affirmation, précise un sens, signifie une approbation, une désapprobation, une interrogation, etc. etc… et avec une infinité de nuances que nous connaissons tous.

       Brusquement donc tous ces visages en action s'immobilisaient, les muscles faciaux se contractaient tous en même temps comme obéissant à un signal. –  Cette fixité durcie du masque, cessant tout a coup le langage miné, de même que le geste qui s'immobilise et la parole qui s'arrête, est une des caractéristiques de la réaction d'un groupe d'hommes en face de la mort qui surgit, ou plutôt d'un groupe de soldats déjà aguerris et sachant maitriser la violence de l'instinct de conservation. – Observation intéressante certes, mais combien difficile que celle-ci. – Il faut en effet, se trouvant dans l'occasion, avoir l'esprit d'observation si développé, qu'il puisse s'exercer a un instant ou l'être humain tout entier se concentre devant ce fait également capital pour tous « Passer de vie a trépas » – Il faut surtout se remémorer la scène, aussi vite que possible après que la terrible menace a disparu, si on peut toutefois avoir cette chance de pouvoir encore le faire. –  C'est ce que je fais a cet instant même étendu sur un brancard dans mon P.S.

       Donc la fixité des regards vers un seul point me faisait comprendre de suite l'imminence du danger, aussi, est-ce sans surprise, que m'inclinant autour de la table, j’aperçu sous le siège du Major, la tête d'un obus de 15 qui venait d'apparaitre après avoir traverse la paroi de terre et de bois de l'abri. –  L'obus s'était arrêté là, encore enfoui aux trois quarts de sa longueur, dans l'épaisseur des sacs a terre qui protégeaient la mince cloison du P.C.

       Les secondes qui suivirent furent atroces, mais bientôt nous avions compris que l'obus n'éclaterait pas. –  Nous sortîmes de l'abri dans une hâte mesurée et sans bousculade, le Major le dernier. –  Sortie correcte ou la politesse avait conservé ses droits et évité un sauve-qui-peut brutal, image parfaite de l'égoïsme. –  Quand nous fûmes a distance du danger, un éclat de rire général succéda à l'émotion bien compréhensible.

       Il fallait une telle malchance pour qu'un obus tomba sur notre abri, dans un tir de dispersion, nous l'avons eue hélas ! –  Il fallait alors une chance extraordinaire pour que l'obus n'éclata pas, heureusement nous l'eûmes encore. –  L'aventure se termine bien, mais elle est de celle que l'on ne recommence pas,

       A présent, pendant que des spécialistes du Génie sont occupés à retirer l'obus, les éclats de rire et la gaité de ceux qui m'entourent m'énervent. –  J'ai 1'impression d'avoir été victime d'une mauvaise farce, et un sentiment de révolte anime tout mon être. –  J 'ai failli être victime d'une injustice de la société civilisée. Mais ceci est une autre question. –  Je voudrais crier mon indignation contre un état de choses que je sens de toute évidence être injuste, mais l'Armée n'est elle pas la grande Muette ? –  Ceux qui font la guerre comme une chose sainte ne peuvent me comprendre, et a leurs yeux je dois passer pour un aigri.

Poste de secours des Tilleuls. – Mai 1918

*          *          *


« AU CANAL DE LA LYS »

       Le 23 octobre 1918, cantonne dans une ferme de DE KROON (Ouest de MALDEGHEM) notre bataillon reçoit l'ordre d'aller relever un bataillon du 21ème de Ligne au devant du canal de la Lys. –  Je suis envoyé au poste de pansements installé à l'Hospice-Hôpital d'ADEGHEM. –  Nous arrivons à destination entre midi et une heure pendant que le bombardement bat son plein. –  Sur la grand' route de MALDEGHEM-ECLOO, avant d'arriver à hauteur d'ADEGHEM, nous voyons quantité de vieillards fuir leur hospice. –  Tremblants et vacillants, ils vont au hasard pour se soustraire aux obus. –  A l'intérieur de l'hospice où nous avons été relever un médecin du 21ème de Ligne et ses brancardiers, le spectacle est lamentable. Des vieillards qui tachent de s'évader de cet endroit ou ils croyaient finir leurs jours en toute tranquillité, sont effrayés par les explosions qui éclatent tout autour de l'établissement, –  Certains, a demi vêtus, veulent fuir coute que coute, d'autres ne peuvent quitter leur lit et appellent « Au secours » , –  L'un d'eux est tombé sur le pavement de la salle et crie d'une voix déjà éteinte, pendant que le bombardement fait rage. –  Un obus tombe dans le jardin envoie une gerbe de projectiles dans les fenêtres. –  Vision de guerre et d'enfer !!

       Avec l'Aumônier et les brancardiers nous transportons à la cave ces Vieux infirmes, où ils seront en sécurité ; les voutes sont suffisantes. –  Ici, c'est une autre vision de guerre. –  Des hommes, des femmes, des enfants, des Sœurs de Charité, des vieillards infirmes couchés sur des matelas, a la lueur de quelques bougies et sous ces voutes épaisses donnent l'impression de catacombes, ou des persécutés innocents tachent de se soustraire a leurs bourreaux. –  Le Supérieur de l'Hospice dans sa soutane élimée, évoluant avec une certaine majesté au milieu de ces malheureux, achève de donner a ce tableau un caractère émouvant.

       Nous voici de nouveau en pleine action. –  Nous avions cru que la retraite allemande était définitive après le coup de buttoir du 28 septembre, et nous nous heurtons maintenant a une nouvelle défense, qu'ils doivent avoir organisée derrière le canal de Schipdonck. – Le bataillon va occuper sa position de garde, face au canal ou il organisera quelques positions. –  Nous commençons à éternuer et nos yeux larmoient abondamment. –  Leurs obus renferment des gaz lacrymogènes et sternutatoires. – La route ADEGHEM-ECLOO est balayée continuellement par les mitrailleuses, les arbres bordant la route en témoignent par une infinité d'éraflures. –  Des civils de bonne volonté amènent un petit Caporal du Génie qui expire en arrivant a l'Hospice. –  Il avait la tête fracassée par un éclat d'obus. –  L'Aumônier bénit le cadavre, nous rassemblons les objets qu'il porte, dans un grand mouchoir rouge. –  Puis c'est le tour d'un Sergent de notre bataillon ;  nous faisons de même, et disposons les cadavres dans un petit pavillon situé au bout du jardin La salle de pansements, très grande pièce, se remplit de blessés de toutes les armes.

       Dans la soirée l'accalmie nous apporte un peu d'apaisement ; les auto-ambulances viennent chercher les blessés qui ne peuvent marcher et les vieux de l'hospice qui n'ont pu fuir. –  La nuit est relativement calme. –  Des obus par intervalle tombent dans les alentours ; c'est l'habitude des Allemands, pour démoraliser les soldats, car rien n'est énervant comme la menace continuelle d'être surpris par un obus.

       Le lendemain 24 octobre, continuation du bombardement d 'ADEGHEM. –  Tous les civils ont abandonné le village et des blessés arrivent irrégulièrement. –  Le soir, nous recevons l'ordre du Major G…. de transférer le P.S. à la maison du garde-barrière sur la grand' route d'ECLOO, au croisement de la route et du chemin de fer. –  C'était la son poste de combat, il a décidé de le changer, il va occuper une maison du village. –  Nous ne pouvons discuter un ordre, mais il est certain que nous ne pourrons recueillir aucun blessé à cet endroit. –  En effet le poste sera à peu près sur la ligne de combat, et les blessés se dirigent où sont portés par les brancardiers directement vers l'arrière, à l'hospice d'ou ils seront évacués par Auto-ambulances ; ils ne longeront pas la ligne de feu pour venir se faire blesser une seconde fois a cet endroit repéré et bombardé, et peut-être même se faire tuer.

       C'est une gentillesse du Major G…. qui a toutes les attentions possibles a mon égard. –  Jamais il ne me viendrait a l'esprit de faire une chose semblable et de profiter de mon grade pour me venger de mon plus grand ennemi. –  C'est la suite d'un incident personnel ou je n’ai pas eu l'échine assez souple. –  Cet endroit est certainement le plus dangereux du secteur, c'est pour cette raison qu'il a décidé de le quitter lui-même et n'a rien trouvé de mieux que de m'y envoyer établir le P.S. –  Je vais payer cher mon esprit d'indépendance ; malheureusement mon porte-sac, et un brancardier doivent payer avec moi, Verhaverbeck me suggère d’aller tout simplement m'installer à la Brasserie, après avoir été me rendre compte du mauvais emplacement de la maison du garde-barrière. –  L'ordre serait exécuté et je pourrais facilement prouver que l'endroit est mal choisi pour un poste de secours. Au point de vue de la discipline je pourrais me justifier, mais j'y perdrais quand même mon honneur ; j'ai un ordre écrit, je ne puis le discuter.

++++++++++++

       Le 25-X-18 : au matin nous arrivons donc a la maison du garde-barrière. –  Cet endroit est déjà tout criblé d'obus. –  La maison est presque démolie ; pas une pièce n'est habitable, il n'y a plus un seul plafond, il n'y a plus que quelques pans de murs. –  Nous inspectons ce monceau de ruines et nous nous demandons ou nous pourrions bien nous installer, lorsqu'une averse de 7,7  nous arrive a l'improviste.

       Qui pourra comprendre les tortures de celui qui est surpris par une pluie de ces obus brisants. –  Ils éclatent dès qu'ils rencontrent une résistance et forment un bouquet de projectiles tout auteur de l'explosion en rasant le sol. –  Si ces obus ne vous morcèlent pas comme les torpilles de tranchées, ils vous font de larges plaies au ventre, vous fracassent la tête et même peuvent vous décapiter. –  Pour peu que ce bombardement continue vous êtes presque toujours mortellement blessé, si vous n'êtes pas dans un creux de terrain. –  Ces surprises sont les plus meurtrières. –  Sur un point repéré (un carrefour ou un croisement de route et de chemin de fer, comme dans le cas présent) les pièces sont pointées d'avance ; des que l'observateur ennemi découvre un groupe d'hommes a cet endroit, toutes les pièces entrent en action a son signal, et souvent ces tirs par surprise font beaucoup de victimes.

       Heureusement grâce a notre reflexe acquit par l'habitude des tranchées nous sommes tous couchés sur le champ. –  Ou nous nous trouvons, nous n'avons pas le temps de franchir les dix ou quinze mètres qui nous séparent du fossé de la route, ni de descendre dans la cave de la maison ; les gerbes explosant dans tous les sens nous auraient vite transpercés de leurs éclats, si nous restions debout seulement deux ou trois secondes.

       Je suis tombe a plat ventre derrière un tas de briques provenant d'un mur renverse, et je m' efforce de m'aplatir de telle façon que mon corps émerge le moins possible de la surface du sol. –  De mes coudes j'écarte des plâtras et de la terre, pour m'enfoncer d'avantage. Instinctivement je ramène deux briques contre les bords de mon casque pour me protéger la tête autant que possible. –  La figure a même le sol, je crache la terre que j'ai mordue ? Et pleine bouche. –  L'averse d'obus brisants fait rage tout autour de moi, avec une extrême violence. –  Des éclats bourdonnent a mes oreilles, ils miaulent leur sinistre musique que le combattant connait si bien, puis claquent comme des coups de fouet sur les murs ou sur le tas de briques qui me sert d'écran de protection. --  Des projectiles retombent sur mon dos, des morceaux de fer claquent sur mon casque et sur mes guêtres. --  A cet instant mon angoisse est a son comble. –  Mon corps est crispé dans une contraction tétanique de tous ses muscles qui l'agitent d'un tremblement reflexe. –  J'attends l'explosion toute proche qui va m'ouvrir le flanc, et je me colle au sol avec toute l'énergie dont je suis capable. –  C'est ma vie que je défends dans une lutte inégale et terrible ou je suis presque sans défense contre l'artillerie puissante d'un ennemi qui veut ma mort. –  C'est avec désespoir que je lutte en me fixant de toutes mes forces a la terre qui va bientôt me recevoir. –  Cette situation est une des plus terribles que le combattant connaisse et qu'il ne se rappelle qu'en éprouvant un frisson de terreur. –  L'épouvante est telle que parfois certains malheureux ont sombré dans la folie, et perdant tout contrôle d'eux mêmes, se sont relevés tout-a-coup en grimaçant un rire atroce. –  Ils se faisaient ainsi transpercer d'une multitude d'éclats pour retomber ensuite râlant, la poitrine ouverte, le ventre déchiré, un éclat dans la tempe ou dans le cœur. –  C 'était la fin d'un calvaire.

       L'averse mortelle cesse brusquement, je me relève dans une détente musculaire. –  Ce n'est qu'un court répit. –  Mes compagnons se sont relevés également, nous nous dirigeons rapidement vers la cave ou nous serons protégés des éclats des rafales prochaines. –   l’escalier de la cave, très étroit, est encombré de débris; si un mur s'écroule a cet endroit nous y serons pris comme dans une souricière, –  Le soupirail trop petit (impossible de passer un corps par cette ouverture) menace de s'obstruer également. –  Mais nous n'avons pas le choix ; nous y descendons.

       Nous attendons les reprises du bombardement dans la presque obscurité, comme dans un tombeau ou nous avons à peine place pour nous tenir a trois. –  Le bombardement recommence, les explosions se font entendre au dessus de nous et nous entendons des pans de murs qui s'écroulent sur la mince voute qui nous recouvre. Un obus éclate devant le soupirail et envoie un jet de la gerbe vers nous ; je ressens une secousse dans le cou, je crois être touché, et il me semble que l'obscurité devient plus épaisse, que les sons sont plus sourds. –  Ce n'est qu'une légère éraflure sans importance. --  Nous restons ici pour exécuter un ordre, sans la moindre utilité pour l'armée. –  Aucun blessé ne passera par ce point repéré par l’ennemi. –  Nous passons une matinée horrible dans l'expectative épouvantable.

       Verhaverbecke va chercher notre ravitaillement. –  Après une rafale il s'élance a la course le long de la route, en longeant les fossés. –  Il a été vu par les Allemands car aussitôt nous entendons une mitrailleuse en action, puis tout retombe dans le silence, et nous restons, Richard et moi, dans cette cave qui sera peut-être notre tombe.

       Les salves d'obus se succèdent les unes aux autres, séparées par de courtes périodes de silence. –  La maison qui se trouve au dessus de nous tombe sous les coups répétés de ce pilonnage continuel. J'ai un pressentiment épouvantable, je n'ose même le dire à Richard, pour ne pas entendre la vérité, « l'escalier étroit doit être obstrué par les décombres ». –  Richard se tait toujours, mais je crois que nous devinons nos pensées. –  Tous deux nous interrogeons l'avenir, et tous deux nous nous demandons comment nous allons mourir. –  Asphyxies ou écrasés sous les ruines.

       Chaque fois que nous entendons les pans de murs ébranlés d'abord par l'explosion, tomber ensuite sur la voute qui nous recouvre il semble que c'est comme la terre qui retombe sur la paroi d'un cercueil, ou deux vivants sont enterrés lentement, mais surement.

       Je connais le désespoir, mais je ne connais pas de mots qui puissent exprimer cet état d'âme. –  Ces moments ont été tellement douloureux, que même le souvenir de cette matinée m'est si pénible que je tache de l'effacer de ma mémoire .

       Brusquement, nous entendons la voix de Verhaverbecke qui appelle Richard ; avec difficultés il se fraye un passage entre les blocs de pierre et de briques pour parvenir jusqu'à nous. –  Enfin le voila, et il me donne l’ordre écrit du médecin du régiment, d'avoir à transférer le P.S. a la Brasserie d'ADEGHEM.

       En même temps que notre ravitaillement qu'il est allé chercher, il a pu atteindre ce dernier, lui a expliqué avec plan à l'appui notre situation inutilement dangereuse, et après lui avoir démontré que le meilleur emplacement était la Brasserie, a finalement obtenu l'ordre sauveur. –  Et en effet je lis sur un bout de papier : « Le Medecin du IIᵉ  Bataillon du Premier Régiment de Ligne se transportera avec son porte-sac et les brancardiers de la 8ème Compagnie, a la Brasserie située sur la route d'.ADEGHEM-ECLOO et y installera le poste de secours Nord du secteur, et c'est signe : « De Ridder, Médecin de régiment du 1er ».

       Nous ne sommes pas encore échappés, mais c'est une lueur d'espoir et nous reprenons courage. –  Il s'agit maintenant de nous tirer de ce mauvais pas. –  Verhaverbecke a été mitraillé à l'aller et au retour ; il s'agit de se faufiler jusqu'au fossé de la route.

       Nous attendons la fin d'une nouvelle rafale qui achève la démolition de la maison. –  Il est convenu que sitôt la première accalmie venue, nous nous élancerons tous            les trois. – J'éprouve une émotion indéfinissable ; la crainte d'échouer au port, car il y a là-bas des observateurs allemands qui nous épient. –  Une mitrailleuse va de suite nous arroser de ses rafales meurtrières. –  Si ce n'était que cela, nous pourrions ramper dans le ruisseau ,jusqu'à hauteur de la Brasserie, mais pour trois hommes aperçus au point repéré, les batteries vont entrer aussi en action ; de plus si l'un de nous est blessé et que les autres doivent le ramené  « en le portant »  nous allons former à trois une cible qui sera difficile de manquer. –  Que faire ?

       Verhaverbecke propose d'abandonner le blessé à ses propres moyens et de revenir au besoin le chercher la nuit. –  Agir autrement, dit-il, c'est certainement nous faire tuer tous les trois. –  Si je suis blessé ajoute-t-il je préfère que l'on vienne me chercher le soir dans le ruisseau ou je resterai en vous attendant, plutôt que de nous faire tuer tous inutilement. –  C'est cependant logique ; il est indigne d'abandonner un blessé, mais dans ce cas ce n'est pas un abandon, c'est simplement un retard à venir à son secours parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement. –  C'est donc une chose décidée, nous acceptons le pacte. –  Nous sommes prêts à partir, c'est l'instant décisif. –  Apres avoir franchi avec difficultés les minces espaces entre les blocs de murailles qui obstruent déjà l'escalier, nous nous élançons vers le fossé de la route. – Les balles des mitrailleuses, comme c'était prévu, ainsi que des insectes d'acier, bourdonnent à nos oreilles, il y a deux mitrailleuses qui nous prennent en chasse : c'est en effet une monstrueuse chasse a l'homme ou nous sommes le malheureux gibier, et nous devinons l'ennemi se divertissant de son tir comme d’une chose très amusante, ou l'émulation excite les tireurs a faire but, comme dans une belle lutte sportive.

       Quant a nous, nous luttons aussi, mais c'est pour défendre notre vie. –  Nous y apportons toutes     les forces dont nous sommes capables ; le salut est là-bas tout proche. –  J'ai peur de me faire des illusions, car nous sommes toujours sous le feu des mitrailleuses. –  Une dernière alerte ; j'ai été frôlé par une balle qui a perforé la boite de mon masque, comme nous traversions la route pour arriver a la brasserie, ou nous trouvons enfin la sécurité sous ses voutes solides.

       Nous sommes donc parvenus tous indemnes a destination. –  Dans les caves de la Brasserie, des soldats sont occupes a jouer aux cartes en toute tranquillité. –  C'est l'image de la vie ; ces hommes jouent aux cartes pendant que l'Europe joue sa partie décisive, pendant que nous jouions notre vie contre le sort, centre les mitrailleurs et les artilleurs allemands. – « Gagné dit un soldat du génie, pendant que l'autre bourre sa pipe ! » –  Ce mot est tellement significatif pour nous, nous pouvons aussi crier « Gagné »  aux éléments divers qui tantôt se liguaient pour aboutir a notre perte. –  Pendant que ces joueurs pacifiques se défendaient avec leurs atouts, nous nous défendions avec nos faibles moyens dans un jeu ou nous étions engagés malgré nous. –  Nous nous sommes défendus avec désespoir, et nous pouvons aussi crier « Gagne ! »

       Personne ne comprendra non plus les délices de cet instant ou, après avoir été en face de la mort plusieurs heures, on en est brusquement délivré. –  Nous revenons d'outre-tombe. –  Le cœur semble gonflé de bonheur, on est porté à l'optimisme et a la bonté, on devient généreux.

       Verhaverbecke, ce garçon-boucher de Bruxelles, débrouillard comme pas un, nous a sauvé d'une mort certaine. –  Richard et moi nous lui devons la vie. –  Aussi il fume mes cigares avec conviction, estimant sans doute que je lui dois bien cela.

       Enfin la fatigue me terrasse, je tombe de sommeil, je dors, je rêve, je vois des squelettes qui jouent aux cartes, puis ils se battent a la mitrailleuse, au canon. –  Des maisons s'écroulent et tombent sur moi, j'ai un poids sur la poitrine, c'est un mur qui m'a recouvert ; j'étouffe, j'étouffe, je me réveille en sursaut ; je suis couvert de sueur. –

       La guerre nous rend le droit de nous reposer en toute tranquillité.

*          *          *

          Ce 30/X/18 au soir. –  BRASSERIE D 'ADEGHEM .–  Une période de repos et de piquet, et notre bataillon est revenu a la garde, j’ai repris le P.S. à la Brasserie ; il fait calme, toutefois il ne faut pas s'aventurer sur la route car de suite les mitrailleuses allemandes commencent a faucher sans arrêt. –  Nous assistons a un spectacle digne d'intérêt. –  Un officier des lanciers, galope en plein, jour vers ECLOO. – Les belles arrivent en jet. -- Nous entendons le galop du cheval s'éloigner. –  Comment est-ce possible qu'il ne soit pas encore touché. –  Une demi heure plus tard le cavalier est repassé à pieds, en longeant les arbres. –  C'est le cheval qui a payé l'imprudence de son maitre.

       Dans la soirée un planton vient m’annoncer que le Major désire me voir de suite. --  Intrigué, j'arrive à son P.C. –  J'apprends par le cuisinier que celui-ci est en conférence avec les Commandants de compagnies, et que le bataillon doit attaquer demain a l'aube, –  Cette phrase tombe comme un arrêt de mort, comme l'annonce d'une catastrophe.

       Pour attaquer une position semblable, il faudrait une sérieuse préparation d'artillerie, pour réduire au silence toutes les mitrailleuses abritées derrière le canal, sans cela c'est envoyer le bataillon –  la mort sans aucun profit. –  Je n'ai aucune compétence pour juger la situation, mais le bon sens suffit dans ce cas pour se faire une opinion. Je ne crois pas que nous soyons en état de démolir les abris allemands. Le Major m'annonce donc 1’attaque pour demain, et si le bataillon progresse, de suivre et d'installer le P.S. Nord ou je le jugerai bon. –

       Je retourne a la brasserie, j'informe Richard et les brancardiers de la nouvelle. –  Ils ont immédiatement la même impression que moi ; on va lancer le bataillon au massacre, parce que nous n'avons pas les moyens de réduire les positions fortifiées de l'ennemi. –  Je ne puis croire que les officiers de l'E.M. puissent faire une chose semblable, et je me demande si à ce moment même, il n'y a pas derrière nous de l'artillerie anglaise en quantité et en qualité suffisante pour démolir la ligne Est du canal. –  Agir autrement serait criminel, et causer la mort de nombreux Belges sans le moindre profit. –  Demain à cette heure nous serons fixés. –  Ou bien l'attaque réussira parce que l'artillerie puissante aura pilonné la rive Est du canal, et alors les nôtres n'auront qu'a sauter sur l'ennemi en déroute à l'heure déterminée ou au signal, et nous n'aurons presque pas de pertes, nous aurons une victoire facile comme toutes les victoires.

       Si nous n'avons que les quelques batteries de 75 de la cinquième division pour préparer l'attaque, alors le bataillon aura perdu demain un tiers de.son effectif, et une centaine de cadavres resteront sur le terrain.

       Richard est déjà plongé dans un profond sommeil sur un des lits du brasseur d’ ADEGHEM, il m' en a aussi préparé un (en acajou) ; je vais m'étendre immédiatement dans ce luxe, et profiter des quelques heures qui nous restent pour dormir un peu.

ADEGHEM, le 30 octobre 1918.

*          *          *

ECLOO – Le 1er novembre 1918

        Le 31-X-18 fut une journée sanglante, inutilement sanglante pour le 2ème bataillon du Iᵉ Régiment de Ligne.

       L'attaque fut commandée vers 6 H. du matin, sans préparation suffisante d'artillerie, (quelques 75) c'était bien ce que je pensais. –  Les malheureux ont été lancés contre des mitrailleuses, et le nombre de tués a dépassé ce qu'on aurait cru.

       La 7ème compagnie a été la plus éprouvée, un peloton a été capturé avec le Lieutenant DAUMONT , le Sergent Major également avec la comptabilité de la compagnie. –  Les 5ème et 6ème ont été aussi très éprouvées.

       Journée confuse ou l'idée de temps n'est plus précise. C'est l'échec complet de l'attaque, beaucoup de malheureux sont morts inutilement. –

       Ce matin, jour de la Toussaint, de grand matin des civils arrivent d'ECLOO, et nous disent que les Allemands se sont retirés, il n'y en aurait plus un seul dans ECLOO. –  en effet, il fait calme, et on circule sur la route sans danger, plus de rafale. Nous nous dirigeons vers le canal puisque des civils viennent de là, c'est qu'il n'y a plus d'Allemands.

        En passant près de la maison du garde-barrière, nous voulons voir dans quel état elle se trouve. –  Rien que des ruines naturellement, et la voute de la cave n'existe plus. –  Elle a été traversée par un 15 qui a éclaté dans la cave même.

       Nous continuons notre route, et nous traversons le canal sur des barques et des débris de pont, je monte sur mon vélo et me dirige vers ECLOO. –  J'arrive dans la ville en même temps que trois soldats. –  Les civils nous acclament et nous invitent a nous rendre a l'Hôtel de ville pour signer un registre.

Je suis le troisième militaire belge entré dans ECLOO, et je suis sur le point de signer. –  Mais a la réflexion, je pense que cela pourrait m'attirer des ennuis, ma place en effet n'étant pas ici, mais en queue du bataillon, je m'abstiens donc et retourne vers le bataillon qui s'approche de la ville, l'arme a la bretelle (le bataillon a fondu et a perdu un tiers de son effectif). Les habitants sont délirants d'enthousiasme quand le bataillon traverse la ville. –  Nous continuons ensuite vers l'Est.

*          *          *

L’ARMEE

Réactions et modifications de la nature humaine

lors de la formation du soldat

       C'est une curieuse et terrible organisation que l'Armée.

       Bien entendu je parle de l'armée en temps de guerre, quand le pouvoir civil a cédé le pas à la dictature militaire.

       Etat de guerre, état de siège, peu importe l'appellation ; c’est le commandement militaire qui est le maitre. –  Il prend en mains les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. –  L'Armée est composée d'un cadre qui, de par sa formation, son éducation, est tout entier aux ordres du haut commandement ; et de soldats qui sont en principe tous les hommes valides du pays et en âge de porter les armes.

       Nous voyons arriver, pour constituer les unités, des hommes de toutes les conditions sociales, de moralité extrêmement différente, de professions les plus diverses, d'opinions les plus opposées, de culture et d'éducation les plus variées.

       Riches et pauvres, honnêtes et coquins, (parfois même des bandits) intellectuels et manuels, réactionnaires et progressiste et,(parfois même anarchistes), un amalgame d'unités sociales si dissemblables que, de prime abord, on serait tenté de croire qu'un tel groupement n'est pas tenable. –  Et en effet, dans n'importe quelle autre organisation, on ne pourrait espérer qu'une composition semblable puisse aboutir à une action quelque peu efficace d'autant plus qu'il s'agit ici d’individus qui en principe auront la même valeur, auront les mêmes devoirs a remplir, qui seront appelés a vivre en égaux, et même en camarades, unis par une vraie et solide amitié qui deviendra parfois plus forte que la mort.

       Voyez une section se constituer à l'incorporation par des éléments sociaux très différents, ou un fils de famille côtoie un vagabond. –  Un tel assemblage sera d'abord si disparate, qu'il sera ridicule, et les individus qui le composent si distants les uns des autres que nulle amitié ne semble possible. –  Regardez-les se diriger vers le magasin d’habillement alors qu’ils sont encore revêtus de leurs costumes ou accoutrements civils, vous y trouverez des contrastes (origine et genèse du rire ) qui sont devenus des motifs ordinaires et habituels des comédies bouffonnes ou de vaudeville...

       Regardez-les maintenant revenir revêtus de l'uniforme et vous n'y trouverez déjà plus les signes extérieurs de leurs personnalités, vous ne voyez plus que des soldats identiques et lorsqu’ ils sont casqués, les traits qui les différencient ont presque disparus. –  C'est frappant, ce que le casque efface les traits du visage de chacun, on les reconnait beaucoup moins facilement. –  C'est déjà un premier miracle de la fusion qui s'opère par la tenue uniforme. – l’instruction militaire va rapidement faire le reste et nous n'aurons bientôt plus qu'une section uniforme, semblable a toutes les autres sections, qui vont constituer des pelotons identiques, puis des compagnies, des bataillons, des régiments qui défileront avec une ressemblance et une similitude de mouvements ct d'attitudes que,  pour les différencier il faut regarder leurs numéros. –  Tout est devenu numéro ;  hommes – sections – compagnies - régiments et même divisions.

       Naturellement sous ces capotes et sous ces casques il y a des hommes avec leurs individualités, même après l'instruction militaire il y a toujours des cerveaux qui pensent différemment et des cœurs qui vibrent différemment. –  Mais l'Armée infuse à ces cerveaux une pensée commune, fait vibrer les cœurs d'un sentiment commun, et le symbole de cette unité de pensées et de sentiments, c’est le Drapeau qui les exaltera à tel point que les autres pensées ou sentiments seront annihilés ; c'est la formation patriotique. –  Et devant le patriotisme tout cédera, absolument tout ; même la famille va lui céder le pas. –  Et c'est ici que le grand miracle va s'accomplir, contrairement à ce que l'on pourrait croire. –  Le patriotisme arrive à dominer tout autre sentiment chez les soldats, même s'ils ne le veulent pas, ils ne seront plus libres de penser ou de sentir comme précédemment. Il y a pourtant des internationalistes dans l'armée, il y a des philosophes qui pensent que l’humanité doit primer la nationalité, des pacifistes qui condamnent la guerre ; ils le pensent encore mais ils n'osent déjà plus le proclamer. –  Bien plus, lors du salut au Drapeau ils sentiront quelque chose d'inconnu vibrer en eux.

       Le salut au Drapeau ! –  Chose abstraite cependant, mais d'une puissance d'action et de transformation qui semble tenir du prodige. –  Les commandements brefs qui se répètent, le régiment qui présente les armes pendant les premières mesures de la Brabançonne, le canon qui gronde a quelques kilomètres et qui fait a l'Hymne National un accompagnement tellement émouvant ;  ou bien en pays ennemi, des coups de sifflets qui se répondent et qui arrivent comme des injures ou des insultes a l'emblème que nous saluons. –  Tout cela produit sur chaque soldat une réaction, qui, en s'unissant toutes, s'exhalent en un frisson qui passe sur tout le régiment. –  Officiers et soldats sont brusquement sous l'emprise d'un fluide psychique, qui parcourt les rangs et fait vibrer les cœurs.

       Ainsi qu'un vent léger fait vibrer les épis d 'un champ de blé, il semble que ce champ de baïonnettes vibre d'enthousiasme contenu. –  Chacun est prêt à donner son sang pour le Drapeau. –  Malgré les idées, les opinions et même la famille, l'emblème vient de produire une chose si extraordinaire que c'est a peine croyable.

       Il faut en avoir été témoin, il faut avoir été une de ces unités dans cette émouvante circonstance ; chaque soldat est vibrant de patriotisme et il fait en pensée le serment de loyalisme au Drapeau. –  Je me suis rendu compte de la puissance de cet impondérable quand les Allemands sifflaient notre Drapeau. –  A ce moment, dans tout le régiment il n'y avait pas un soldat qui n'eut volontiers donne sa vie pour le Drapeau, comme pour une chose sacrée que l'on vénère par dessus tout.

       Il faut dire toutefois que le Drapeau ou l'on voyait briller en lettres d'or le mot « YSER »  nous rappelait ce champ de nos souffrances, ou nous avions laissé beaucoup des nôtres qui eux, avaient fait le grand sacrifice, qu'il était tâché – de sang encore récent de nos camarades. –  L'emblème est bien le ciment qui unit les différentes individualités si dissemblables qui constituent le régiment. –  C'est un lien sacré qui de ces hommes si éloignés, si distants en a fait des frères. – L'uniforme les a égalisés physiquement, l'instruction a achevé la transformation ; leurs mouvements et attitudes se sont uniformisés, enfin le Drapeau a donné aux cerveaux la même pensée principale et a réuni les cœurs dans le même sentiment dominant

       Des sceptiques dirent que c'est une émotion passagère, qui ne change pas la mentalité d'un homme ; c'est possible, mais toute passagère qu'elle soit, elle est sincère, et si à ce moment le sacrifice suprême était demandé il serait consenti par tout le régiment.

       .J'ai, dans le même ordre d'idées, appris que des internationaliste notoires n’avaient pu cacher l'émotion qui les étreignit quand dans le défilé du régiment ils voyaient passer le Drapeau,  « Leur Drapeau ». –  Ils s'en défendaient et s'en excusaient d'ailleurs en disant qu'il ne s'agissait pas la de question de raison, mais de sentiment, et cependant, ils n'avaient cessé de proclamer bien haut que le drapeau était un mensonge, et que les choses sacrées qu'il représentait : Patrie – Clocher – Coin de terre où reposent les Ancêtres, cachaient d'autres choses moins nobles, tels que : Intérêts économiques – Colonies –  Débouchés commerciaux, etc.etc ….

       En outre l'armée tire aussi sa puissance et sa cohésion d'une autre contingence qui mérite d'être examinée sous toutes ses faces, dans son essence, son action et ses effets ; c'est la discipline. –

       Les trois facteurs examinés plus haut (uniformité de tenue, instruction militaire, et emblème, forment positivement la base de l'armée. –  Piliers ostensibles sur lesquels elle repose, c'est, si l'on veut, l'avers de l'institution.

       La discipline est une force cohésive d'une essence plutôt négative, elle empêche la désorganisation et tout ce qui entraverait la puissance d'action, elle protège le produit des trois premiers facteurs. De plus elle n'agit pas d 'une façon continue, elle n'entre vraiment en jeu que quand des influences extérieures ou intérieures menacent l'existence ou la puissance de l'armée. –  Tout en manifestant partout et toujours son existence d 'une façon bien sensible, elle reste cependant dissimulée par une sorte de pudeur ; c'est l'envers de l'institution.

       La genèse de la discipline se base sur le principe suivant lequel la force collective repose sur la faiblesse individuelle « Un pour tous et tous contre un » :  je dis faiblesse individuelle, je devrais dire lâcheté individuelle. –  Nous voyons rarement certes, mais cela suffit pour l'exemple, un soldat exécuté par ses compagnons qui n'osent refuser l'ordre d'exécution, sous peine de partager le même sort que l'exécuté. –  La discipline précède du même principe qui permet au tyran de se maintenir ;  c'est une sorte de terreur, qui en présente tous les caractères, quoique déguisés. –  Quand on y réfléchit bien, la force appartient de fait aux soldats et il leur suffirait de ne pas exécuter cet ordre qu'ils exècrent, et ipso-facto l'autorité militaire tomberait d'elle-même. –  Comme dans le terrorisme, l'autorité militaire n'est rien, elle ne se maintient que par la crainte qu'elle inspire. –  La discipline maintient donc tous les soldats dans les rangs. –  Ceux qui le sont malgré eux sont ainsi dans l'impossibilité de s'affranchir du commandement. –  Même ceux qui servent de gré sont parfois, par le fait de la guerre, placés dans des conditions ou le sacrifie de leur vie est exigé. –  A ce moment là il peut se faire que la nature humaine pousse le soldat a fuir la mort, l'instinct de conservation est parfois plus fort que la volonté. C'est alors que la discipline vient brutalement se placer devant une autre mort. –  C'est le côté hideux de la discipline, mais qui reste en temps ordinaire dissimulé par une sorte de pudeur générale. –

       Certes, il faut ajouter pour rester dans la vérité, que pour la plupart des hommes cette mesure n'est pas nécessaire ; la honte et le déshonneur qui retombent sur celui qui a abandonné son poste devant la mort suffit pour leur dicter leur ligne de conduite. –

       Ils préféreront la mort glorieuse a la vie honteuse. –  L'éducation militaire façonne d'ailleurs les mentalités dans ce sens. C'est si vrai que le soldat qui retourne à la vie civile est toujours étonné de constater combien cette façon de comprendre est vaine en dehors de l'armée.

       Dans la vie civile, un homme disqualifié, déshonoré militairement, ne sera pas de ce fait dans un état d'infériorité ;  de même que, inversement, le soldat qui a fait preuve de courage et méprisé la mort, ne sera nullement par la apprécié spécialement.

       Dans la vie civile, l'estime dont jouit un homme est toujours proportionnée à sa fortune. –  Or à l’armée, il faut le reconnaitre, le courage est beaucoup plus apprécié que la fortune. –  L'honneur prime l'argent, c'est ce qui a de plus précieux pour un homme. –  C'est le plus beau coté de l'armée qui est véritablement l'école de l'honneur.

       La conclusion, c'est que par l'organisation même de l'armée on arrive à transformer tout homme en soldat. –  Rien ne résiste à cette formation qui a quelque chose de machiavélique et de terrible. Il n'y a plus de pacifisme, humanitarisme, qui puissent encore y trouver place. –  Et c'est ainsi qu'avec des peuples pacifistes on fait des nations armées qui s'entretuent et aboutissent a ce véritable fléau : « La Guerre ». –  C'est à désespérer de l'humanité, toujours elle sera conduite par des dirigeants qui emploieront la manière forte, la dictature. –  Les pouvoirs débonnaires ou humanitaires sont condamnés à être renversés à l'intérieur par des éléments nationalistes, ou écrasés par l'ennemi extérieur, nations de proie qui annexent le pays.      

       Il ne restera que les nations armées, point de départ des guerres. –  Or la science au service de la guerre c'est la destruction de l'humanité. –  La civilisation porte bien en elle le principe de sa destruction. –  Problème insoluble ! !

Geldern  (Allemagne occupée) le 15-01-19.

++++++++++++++

– « L’ENVERS DU DECORS » –

       En temps de guerre, il est frappant de constater combien les individus, et les collectivités, veulent paraître sous un masque de sentiments qui sont vraiment l'opposé de leur état d'âme réel. –  L'envers du décors, dirait Paul Bourget. –  Personne ne se montre sous son vrai visage.

       Ainsi, par exemple, lors de la capitulation d'Anvers, nous avons tous eu l'impression bien nette à ce moment là, que c'était la défaite de la BELGIQUE, et un sentiment de tristesse se lisait sur tous les visages. –

       Je me souviens d'un soir d'automne 1914 (nous étions dans l'intervalle TallaertKoeningsHayetit), un général s'adressant au Colonel commandant le 5ème de ligne s'écriait : « Allons CUVELIER faites encore une fois défiler votre régiment ». –  Le ton triste et grave de ce commandement laissait deviner la grande détresse de la BELGIQUE. –  Et pendant que deux compagnies du Ier C.F. protégeaient la retraite du régiment, le 5ème de ligne défila pour traverser la NETHE et se diriger vers l'intérieur de l'enceinte fortifiée. –  A cet instant tous comprenaient que c'était peut-être la dernière fois que le régiment défilait libre ; que bientôt ce serait le défilé sans arme, entre deux rangées de soldats allemands ; l'émotion étreignait les cœurs. Trois jours plus tard nous avions traversé l'ESCAUT et, harassés de fatigue, nous étions arrivés une nuit à ELSELE d'ou nous apercevions les lueurs du bombardement d’ANVERS. –  La défaite finale n'était plus qu'une question d'heures ;  nous nous attendions à un second SEDAN.

       Je vois encore ce grand réfectoire du couvent des Sœurs de MELSELE, rempli d'officiers de toutes les armes, des soldats qui avaient déjà fait leurs preuves de courage. –  J'en ai vu parmi eux qui ne pouvaient retenir des larmes en présence des événements qui se précipitaient. –  Partout c'était le spectacle du malheur national. –  La tristesse collective était empreinte sur tous les visages.

       Et pourtant pour un observateur attentif de l’âme humaine (O complexité des sentiments !)  Cette tristesse générale, pour le soldat, était une sorte de décors de sentiments. –

Le véritable sentiment dominant, mais refoule dans la profondeur de l'être, était un contentement, une délivrance, un soulagement, de ne plus devoir mourir face à l'envahisseur. –  L’obligation d'offrir nos poitrines au choc de l'armée allemande était levée par l'ordre de retraite. –  La capitulation, c'était la chute de la BELGIQUE, mais aussi la vie sauve pour ses défenseurs.

       Il faut avoir été témoin de ces heures historiques, lors de l'abandon des positions d'ANVERS, et avoir vécu de la vie de soldat pour comprendre son état d'âme. –  Les combats de la NETHE        continuent, et l'ennemi accentue sa poussée. –  Nous comprenons que les Allemands passeront et pour beaucoup de nous c'est la mort toute proche ;  un poids terrible pèse sur le cœur du soldat pendant que l'instant fatal approche. –  Les compagnons d'infortune frappés les premiers constituent un tableau qui provoque une douleur morale atroce ;  la vue de leur cadavre est démoralisante.

       Le premier régiment des carabiniers de forteresse auquel je suis attaché à cette époque, a déjà tenté un assaut ou beaucoup de malheureux ont trouve la mort.

       L'artillerie allemande nous arrose sans arrêt de projectiles de tous calibres, et l'ordre de tenir jusqu'au bout a été donné. –  Nous devons donc nous faire tuer plutôt que de reculer ;  c'est donc l'attente du sacrifice car nous sentons que la poussée est irrésistible. –  Bientôt les Allemands vont lancer leur infanterie sur les nôtres qui sont déjà si éprouvés. –  Cette situation est effroyable, elle déclenche une tension nerveuse et une tétanisation musculaire qui peut aller jusqu'au tremblement, signe extérieur de la peur, qui bien qu'involontaire stigmatise celui qui en est victime. –  Le visage contracté, la bouche serrée une sueur qui perle sur le front, enfin un masque qui résulta de l'épouvante et de l'effort de volonté nécessaire à maitriser l'instinct qui pousse a fuir, fuir au plus vite, tel est l'état du défenseur en face de la ruée allemande ( je sais bien que le tableau n'est pas flatteur, mais il est réel cependant ;  dire la vérité est parfois pénible).

       L'ordre de retraite est donné, on se retire avec une lueur d'espoir. –  Aussitôt éloigné de cet enfer, des que la terrible menace a disparu, la bouche se détend et donne à la face un caractère de douce lassitude ;  les yeux reprennent leur expression apaisée, la musculature de tout le corps se relâche et donne aux hommes une attitude moins rigide, et plus de mollesse aux mouvements. –  Subjectivement une satisfaction qui devient une véritable ivresse très intime, l'ivresse de vivre au sortir de la tombe, et l'avenir réapparait avec toutes ses illusions de jeunesse. –  L'homme devient plus loquace, il parle d'abondance, il vit, il ne peut dissimuler sa joie de vivre.

       Mais bientôt il faut cacher par pudeur ce bonheur, il convient de s'attrister sur le sort de la PATRIE ;  et chacun jouissant de son bonheur intérieurement s'efforce de se mettre a l'unisson des sentiments de la foule qui attend la défaite. –  Petit a petit, on porte le masque de tristesse que les circonstances imposent. –  On finit même par s’y laisser prendre et on s'émeut réellement a la vue d'un drapeau ou d'un régiment qui défile pour la dernière fois.

       Cette tristesse est un peu comme l'émotion ressentie au théâtre à la vue d'une scène poignante. –  Moins réelle cependant, elle n'a pas l'influence sur les fonctions organiques de l'angoisse qui étreint, l’homme, en première ligne, sous les obus, face a l'ennemi, et dans la terrible expectative de la mort.

       La capitulation d'ANVERS a été une des circonstances de la guerre ou il fut possible de constater avec évidence deux sentiments opposés au cœur de l'homme qui quittait le feu. –  C'était le bonheur sous le masque de la tristesse. –  Et cependant il n'y avait pas d'hypocrisie ;  cet état psychique, complexe, était indépendant de la volonté. La plupart même ont été sous l'emprise de ces sentiments a leur insu. Les réactions émotives dues aux événements extraordinaires qui se succédaient rapidement a cette époque, furent aussi violentes que multiples ;  l'homme les a subies le plus souvent sans les analyser.

+

+          +

          Dans toutes les Nations en guerre, bien des choses ne peuvent être présentées sous leur jour véritable. –  Les maitres du jour forgent la mentalité de leur peuple en guerre, et c'est ainsi que l'on représente les soldats comme impatients de se ruer a l'attaque, alors qu'ils ne désirent nullement tous ces carnages – (Quel intérêt y auraient-ils d'ailleurs ?) –  Il faut que le peuple pense que telle est la volonté du soldat, car de cette façon la dictature militaire ne parait pas sous son vrai visage de tyran. –  Et ce qui est étrange a première vue, c'est que le soldat n'ose pas démentir cette contre-vérité, car il ferait figure de lâche à coté de ses compagnons, et sans utilité pour lui-même ;  de plus, celui qui avouerait avoir été forcé et contraint a cet abominable carnage, croirait n'avoir aucun droit aux honneurs qui en découlent, croix et rubans qui flattent son amour-propre. –  C'est l'envers du décors du maitre anonyme qui, cache derrière les gouvernements, force un peuple à la guerre et en arrive à présenter les choses telles que c'est le peuple qui semble l'avoir voulu. –  C'est aussi l'envers du décors du peuple qui souffre et qui veut paraitre vouloir son malheur.

++++++++++++++

       Que de tristes souvenirs mes fonctions ingrates me laissèrent, que d'étranges dévouements elles me dévoilèrent. –  Toujours ma conscience me dicta ma conduite. –  C'est la seule satisfaction que m'a laisse l'accomplissement de ce devoir ingrat.

       Dans le secteur de MERCKEM, un détachement devait un jour accomplir une mission dangereuse. –  Le peloton des patrouilleurs devait exécuter un coup de main sur un poste avancé allemand, et le détachement en question devait accompagner, et au besoin, renforcer le peloton héroïque. –  J'avais eu a passer la visite médicale de ceux qui se disaient malades et incapables de fournir l'effort nécessaire pour cette mission terrible. –  J'ai toujours eu pour habitude d'exempter très largement, en toutes circonstances ou des unités étaient commandées de service comme telles. –  Mais dans ce cas, il fallait un certain nombre de soldats. –  Donc exempter l'un d'eux, c'était faire retomber sur un autre l'obligation de risquer sa vie. –  Des hommes étaient désignés pour être sacrifiés sur l'Autel de la Patrie, comme les jeunes gens au fameux Minotaure de la légende, chose injuste sans doute, mais il ne m'appartenait pas de sauver l'un d'eux par le sacrifice d'un autre.

       Le bataillon avait repris sa position de garde, et moi-même, j'avais repris mon service au Poste de Secours de première ligne. –  Le poste de secours était divisé en plusieurs compartiments, dont l'un était destiné à soigner les blesses et contenait les pansements. –  Ce compartiment était inoccupé pendant cette période de calme avant l'orage et je venais d'y pénétrer seul pour une cause quelconque, lorsque je vis entrer un homme que je venais de reconnaître apte au service. –  Cet homme

 

 

 
qui d'ordinaire était d'un caractère indépendant et même assez indiscipliné, se jette à mes pieds et me supplie de l'exempter de service, « de ne pas l'envoyer a la mort ». –  Perdant même toute retenue il pleure comme un enfant, en s’humiliant d'une telle façon que je ne l'aurais cru capable. - Toujours il répète la même

phrase : « Ne m'envoyez pas à la mort ». –  Cette scène me torturait véritablement, j'aurais voulu l’exempter, tant il me faisait pitié, mais alors un autre, père de famille, était immédiatement désigné pour prendre sa place. –  Deux orphelins pouvaient plus tard me rendre responsable de la mort de leur père. –  Je lui explique que ma conscience ne me permettait pas une telle injustice et que lui-même, à ma place, ne pourrait agir autrement.

       Finalement la crainte du ridicule si ses compagnons le surprenaient dans cette attitude, lui impose plus de retenue. –  Brusquement, sans mot dire, il semble prendre une détermination héroïque et regagne son unité comme un désespéré qui se jette tête baissée au danger. Il revint sain et sauf de cette mission et qui plus est, reçut la croix de guerre pour sa belle conduite. –  Le coup de main réussit au-delà de tout espoir, et le détachement fut cité à l'ordre du jour de la Division. Un homme était parti au combat malheureux, esclave sacrifié pour la Société. –  Le désespoir le transforme en un instant de folie héroïque, la chance le favorise, la mort ne le prend pas et le voila qu’il revient glorieusement, guerrier intrépide et superbe. –  Fier de sa croix, admiré, envié même par les autres qui n'avaient pas cette distinction, il s'abstint à l'avenir de reparaitre à ma visite. –  Ma présence même l'importunait ;  j'avais été le seul témoin d'un instant de faiblesse (combien compréhensible d'ailleurs).

       Pour rester objectif, ce type de soldat n'est pas la généralité, mais ce n'est pas une exception, loin de là. –  J'ai constaté une foule d'exemples qui prouvent que le soldat n'a pas la soif des combats ainsi qu'on se plait parfois à le décrire dans de belles pages littéraires. –  La vérité qui ne peut pas être étalée en temps de guerre, c 'est que le soldat est le plus souvent un malheureux qui est obligé d'aller se faire tuer, pour en tuer d'autres aussi malheureux que lui.

       S'il revient, il est surpris et grisé par sa gloire et admet les sentiments belliqueux qu’on lui prête. –  Illusion de gloire a laquelle il se laisse prendre. –  Il oublie vite qu'il fut poussé de force dans la tourmente ; il oublie vite toutes ses souffrances, et ses angoisses pour s'attacher à son éphémère succès, comme l'homme du désert a son mirage qui s'évanouit bientôt pour ne lui laisser que déception. –  De retour à la vie civile il aura vite compris que tout n'était que fumée et que la considération dont il jouira sera fonction de sa fortune et non pas de sa gloire passée. –  Il comprendra alors combien est vaine plus encore la gloire de figurer parmi les morts héroïques de la guerre.

       (Ici je voudrais ouvrir une parenthèse : quelle que soit la façon dont un soldat s'est rendu au combat, de gré ou de force, la dette,  de reconnaissance nationale ne peut en être modifiée en quoi que ce soit,  c'est une question de droit). 

       Psychologie de guerre, qui travesti chaque peuple entrainé dans le conflit. –  Ceux qui détiennent les terribles leviers du pouvoir façonnent la mentalité publique. –  Tout est camouflé comme le champ de bataille, on camoufle l'âme des peuples ;  mais ce dernier camouflage est bien plus profond, bien plus intime. –  Alors que le premier est destiné à tromper l’observateur ennemi dans le lointain ou dans les hauteurs du ciel, le second doit dissimuler à un peuple ses propres souffrances physiques et ses tortures morales ;  le tromper sur sa volonté et ses aspirations. –  Et chacun n'ose paraitre tel qu'il est, mais tel qu'il voit les autres, c'est à dire sous le masque. –  C'est ainsi que toute la vie est imprégnée de mensonges, l'histoire même est écrite dans cette atmosphère d'erreurs. –  C'est le décors, dont il est défendu même de regarder l'envers sous peine d'être considéré comme ayant des idées subversives. –  On dit parfois que la vérité n'est pas toujours bonne a dire, cependant il est difficile d’admettre que l'erreur soit défendable. - Il est surtout difficile d’admettre que ce qui doit se baser sur l'erreur, soit la vérité.

Janvier 1919.

– DESILLUSION…..DECEPTION –

(Dernières pages de mon carnet de campagne)

       Non il n'a pas compris ce public qui cependant acclamait avec délire notre retour; il n'a pas compris les souffrances physiques et morales endurées par l'homme des tranchées, et il ne les comprendra jamais. –  Ce n'est pas que les récits de guerre aient manqués ;  la presse en effet, ainsi qu'une abondante production littéraire, ont renseigné et renseignent encore les profanes sur la guerre. –  Encore faut-il opérer un triage sérieux, car il existe bon nombre de ces œuvres qui ne reflètent nullement la vérité.

       Au lecteur, ou à l'auditeur d'un récit de guerre, même rapporté consciencieusement, il manque d’avoir vécu cette vie, l'ambiance, la terrible incertitude qui plane sur tout être vivant, dans cette zone des combats.

       On ne peut émouvoir le public même en évoquant les situations les plus terribles. –  Traverser un tir de barrage, prendre part à un assaut contre une position ennemie dont les mitrailleuses fauchent les assaillants, même être dans un corps a corps, tout cela n'impressionne même pas, ou si peu. –  Ne comprend ces choses que celui qui y a été. –  Le public accepte tous ces exploits comme des faits ordinaires et, d'autre part, il croit tout ce qui lui est rapporté sans émettre le moindre doute sur la réalité des faits. –  Il y a des militaires qui devraient être d'une modestie extrême et qui s'attribuent sans hésiter les plus hauts faits d'armes ;  tout est accepté comme argent comptant.

       Il suffirait cependant de réfléchir un peu pour comprendre que ceux qui s'é1ancent à l'assaut, face aux mitrailleuses, n'arrivent pas souvent au but ;  qu'on ne revient pas souvent d'un corps à corps –  (les statistiques démontrent d'ailleurs le petit nombre de blessés par arme blanche, pour la raison bien simple qu'ils restent le plus souvent sur le terrain) –  On ne peut pas recommencer souvent de tels exploits, la chance ne favorise pas un homme avec une telle prodigalité. –  Le vrai combattant qui connait la valeur des mots, n'ose pas en abuser, il se sentirait ridicule, il évite alors de parler de sa vie de soldat.

       La simple histoire de la vie des tranchées dans les secteurs tourmentes de DIXMUDE , NIEUPORT ou M:ERCHEM, était déjà bien émouvante sans s'écarter de la stricte vérité.

       Le soldat de l'YSER, qui a mené une vie effroyable, qui a dû s'armer d'un courage surhumain, sent bien que s'il devait la décrire dans sa simplicité tragique, trouverait un public étonné de si peu de chose.

       Alors il se tait avec l'intuition qu'il ne sera pas compris. –  Comment faire comprendre au public ce que c’est que d'occuper une tête de pont ? –  Comment faire comprendre le simple travail de nuit, sous la pluie, le vent qui transperce ;  les projectiles qui succèdent aux fusées éclairantes qui ont trahi la présence des travailleurs ? –  Quelques tués pour tout un bataillon ; c'est bien peu de chose. –  Même les militaires du service de l'arrière ne comprennent pas le lugubre travail par une nuit d'hiver.

       Je me souviens d'un épisode qui me laissa un souvenir atroce. –  Des travailleurs étaient occupés aux écluses de NIEUPOR'I' à des travaux de réfection, tandis que de cinq en cinq minutes, un obus de 280 leur était envoyé, et cela pendant toute une matinée. –  Il n'y eut que deux blessés légèrement. C'était en réalité les deux privilégiés par le sort (leurs blessures légères, les autorisaient à s'éloigner de cet enfer). Comment serait-il possible de faire comprendre au public tout le courage nécessaire pour rester stoïquement à son poste de longues heures, quand un 280 tombe toutes les cinq minutes ! Il n'y a que ceux qui ont connu le front qui peuvent l'apprécier. Nous parlons un langage qui n’est pas compris du profane.

       Le public ignorant, honore souvent les moins méritants, plus que les vrais, les purs Héros de la guerre ;  il juge d'après les apparences si souvent trompeuses de l'extérieur. –  Il est vraiment pénible de constater que l'on vole la gloire qui revient au petit fantassin, au soldat de 2ème classe qui a supporté tout le poids de la guerre. –  Devant cet homme modeste qui fut cinquante deux mois dans un régiment d'infanterie, la société devrait s'incliner bien bas, comme il convient de le faire devant celui qui, au péril de sa vie et au prix des plus grandes souffrances, l'arracha des griffes d'un tyran implacable qui proclamait bien haut qu'il ne laisserait à ses adversaires que leurs yeux pour pleurer.

       Alors l'homme des tranchées reste muet, il laisse à de faux combattants le soin de raconter des exploits formidables, et il finit ainsi par oublier lui-même, comme un mauvais rêve, les souffrances, les affres de ces heures terribles, le courage surhumain qu'il lui fallut pour rester a la garde sacrée de l'YSER pendant de longues années.

       Le silence d'abord, l'oubli ensuite, c'est tout le meilleur baume qui puisse apaiser si pas le corps meurtri, du moins l'âme torturée de l'homme des tranchées, car un sentiment de révolte et d'indignation s'emparerait de ces incompris. L'oubli c'est la dernière étape de l'apaisement moral de ces martyrs pour qui l'attitude de la nation est pire que la pire des insulte. –  Ils n'ont pas été blessés, ils ont eu la chance de ne pas être soumis a l'autorité de l'occupant comme ceux qui sont restés en Belgique, ils ont été bien ravitaillés, de quoi se plaignent-ils ?

       Ils semblaient d'ailleurs en parfaite santé à leur retour, en somme ils ont été privilégiés. –  Cette phrase me fut crachée à la face au cours de mon dernier congé. –  Devant ce blasphème je fus pris d'une colère subite et l'envie de sauter à la gorge de mon interlocuteur fut mon premier mouvement. –  Mais je compris bientôt que c'était même sans méchanceté que l'on me servait des appréciations semblables.

       Une infinie tristesse alors s'emparait de mon être, en constatant l'impossibilité de pouvoir faire comprendre au public le calvaire de celui qui fut de longues années sur l'YSER, pour lui reconquérir et lui rendre la liberté.

       Non jamais le public ne comprendra l'existence de celui qui fut pendant quatre années face à face avec ce spectre hideux, maitre incontesté des champs de combats, qui en des gestes variés et terribles fauchait les vies, tantôt parcimonieux sèment, tantôt abondamment, mais sans arrêt ;  l'existence de celui qui fut quatre années sous cette menace, qui a vu la plupart de ses compagnons tomber sous la faux fatale, et qui, revenu à la vie civile, dans l'étonnement de vivre encore, semble parfois se trouver parmi des étrangers qui ne savent pas ce qui s'est passe là-bas.

       Apres s'être sacrifié pour le salut d'un peuple qui, après tout, est plus ignorant qu'ingrat, l'oubli est pour l'homme des tranchées le dernier apaisement après la dernière déception.

       Non, il n'a pas compris, il ne comprendra jamais !!.

Juillet 1919.

– QUINZE ANS APRES –

POUR UNE JUSTICE DISTRIBUTIVE

« Risque de mort, pain quotidien de ceux qui furent là-bas »

       Ce qui a dominé toute la vie du soldat pendant la guerre, la grande émotion qu’il a éprouvée et qui dans la suite est restée inhérente à tous ses souvenirs ;  c'est l'angoisse du feu ; disons le mot en toute franchise, « la peur de la mort »

       Dans la zone des combats, depuis les positions d’artillerie, jusqu'aux avant-postes ou aux postes d’écoute, tout être vivant est sous l'emprise d'un sentiment confus, d'une inquiétude en quelque sorte latente. –  On se trouve dans une ambiance d'insécurité ; on se sent au pays de la mort. –  C'est le premier degré de l'angoisse du feu. –  On constate en effet toute une gamme d'échelons intermédiaires entre ce premier degré et l'épouvante qui crispe le corps du soldat, lorsque couche sur le sol il est surpris par une pluie d'obus.

       Les hommes des tranchées tenaient à leur vie comme il est naturel et humain, ils en connaissaient le prix mieux que quiconque. –  Mais l'honneur militaire exigeait cependant une attitude impassible et calme au feu. –  Et ce dédain superbe, ce mépris admirable de la mort que le soldat Belge a toujours affiche en toutes circonstances, en réalité cachait une lutte effroyable. –  Il fallait pour rester digne et garder intact la première des qualités militaires, dompter l'instinct de conservation, cette force terrible de la nature qui pousse l'homme à fuir le danger de mort. –  Il fallait un courage surhumain pour rester sous le feu des canons et des mitrailleuses.

       C'est précisément cette victoire sur la nature humaine qui constitue le mérite du soldat. –  Il n’est pas vrai qu'on s'habitue à voir venir la mort avec indifférence. –  Chaque fois, il faut recommencer le terrible combat intérieur, se faire violence et endurer une torture morale extrêmement pénible pour rester face au danger dans une attitude correcte. – (L'alcool qui obnubilait la raison donnait une apparence de courage au soldat qui s'enivrait avant le combat ; c'était alors l'inconscience du danger, et non pas la force de caractère qui produisait ce résultat).

+

+          +

          Un acte posé au péril de la vie revêt un caractère tout particulier, il implique quelque chose de sacre a la reconnaissance due. –  Ce n'est pas l'importance du service rendu qui constitue le mérite, mais le sacrifice qu'il comporte.

       L'action même d'un grand bienfaiteur de l’humanité, (si elle ne comporte pas le risque de mort), en dépit de sa haute portée sociale, n'a pas le caractère héroïque de celle du petit soldat risquant sa vie pour la patrie, même inutilement comme le geste du Caporal Trésignies, qui en immortalisa le nom.

       C'est pourquoi il est décevant pour le soldat du feu de voir la société récompenser d'une même manière, donc mettre sur un pied d'égalité, les services rendus (fussent-ils très grands) et les actes de courage ; cela dénote le manque de compréhension de sa dette envers ceux qui se sont offert en sacrifice, ou alors les serviteurs (bons et loyaux) profitent indument de la qualité héroïque de la récompense attribuée.

       Et le soldat du feu ne peut cacher sa rancœur, il en arrive même à regretter ce qu'il a fait parce que resté incompris ou assimilé à des fonctions bureaucratiques .

       Enfin la croix de feu, modeste distinction dans 1'ordre, jusqu'a présent décernée exclusivement à ceux pour qui le risque de mort fut le pain quotidien pendant un an au moins, attaquée, enviée plus que tout autre, fait la fierté de ceux qui la portent.

       Puisse-t-elle enfin être un commencement de justice ;

- Pour ceux qui firent simplement ce qu'on appelle leur devoir devant l'ennemi.

- Pour ceux qui sont revenus de là-bas, comme ils auraient pu y mourir, m me sans action d'éclat à leur actif, avec simplicité, comme les 40.000 tués à leurs cotés en service commandé.

- Pour ceux qui devancés au banquet de la gloire, et aussi a un autre banquet plus matériel, étaient pourtant, toujours jusqu'au 11 novembre 1918, à la première place pour le sacrifice.

- Pour ceux qui n'ont rien demandé, parce que lors de l’armistice ils venaient de recevoir la chose la plus importante « la vie sauve » pour eux les condamnés à mort, don le plus apprécié, le plus estimé ;  et aussi parce qu’ils croyaient pouvoir espérer de la nation sauvée par eux, la reconnaissance du privilège sacré de leur dû.

       Un Roi a fait comprendre ce privilège à la société ignorante en créant la carte de feu.

       Lui savait ce que c'était « ETRE AU FEU » 

1934.

 

 



© P.Loodts Medecins de la grande guerre. 2000-2020. Tout droit réservé. ©