Médecins de la Grande Guerre
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A Nimy, la vie quotidienne d’une famille pendant
la Grande Guerre. Par G.Gervais Préface et avertissement Dédicacé à Marie-Thérèse
Loodts, fille aînée de Gabrielle Gervais, gardienne au grand cœur de la mémoire
familiale. Le texte qui vous est présenté ici est celui de Gabrielle Gervais[1]
née à Nimy le 24 septembre 1899 et décédée à Mons le
25 septembre 1967. Quand la guerre éclate, la jeune Gabrielle a 15 ans. La plupart de nos entreprises ferment leurs
portes et Gabrielle voit son père,
Arthur Gervais (1874-1947), représentant commercial à la faïencerie de Nimy[2],
perdre ses revenus. Arthur n’est cependant pas un homme à se décourager. Il va
faire preuve d’une grande ingéniosité pour procurer à sa famille pendant toute
la durée de la Grande Guerre de quoi survivre ! Son épouse, Sophie Cantrin (1872-1934), est l’associée idéale d’Arthur !
Dévouée, courageuse, bonne conseillère, elle aidera son mari à mettre en
pratique tous ses projets pour améliorer les conditions matérielles de la
famille… Gabrielle, adolescente fut sans aucun doute très impressionnée par les
qualités de ses parents et son récit est certainement un hommage à ceux-ci. Ce
récit fut cependant écrit par elle bien des années après la guerre. Tous les
faits concernant sa famille y sont exacts. La partie romancée de son récit
concerne son amourette avec Robert, jeune homme de Nimy,
puis son mariage avec un des soldats anglais hébergé dans la famille après
l’armistice. Mais ces deux faits inventés par Gabrielle nous apprennent
beaucoup sur les rêves d’une adolescente de la Grande Guerre. Sa famille, ayant
dû héberger et donc coexister avec des
soldats allemands, canadiens et anglais pendant plus de quatre longues années,
il est normal que ces jeunes hommes aient suscité questionnement et imagination
dans le cœur d’une adolescente. Le monde restreint à la famille et au village
se termina en 1914. Le brassage des langues, des nationalités et des races
commença à cette époque pour aboutir au monde complexe de 2012, un monde devenu
de façon extraordinaire un unique
village où subsistent encore tant d’inégalités mais, qui pour survivre, n’a de
choix que d’opter pour toujours plus de solidarité entre ses habitants ! Gabrielle se maria le 14 octobre 1922 avec Georges Loodts employé aux faïenceries
de Nimy et de
surcroît… passionné comme son beau-père de théâtre amateur. Le couple donna
naissance à une famille nombreuse qui connut les affres d’une deuxième guerre.
Gabrielle Gervais était ma grand-mère. Dr Loodts. P 14 janvier
2012 Le récit de Gabrielle : Je commence en vous parlant de mes grands-parents, ils ont droit, je pense,
d’être en première ligne, les considérant comme le berceau des récits qui vont
suivre. Je me souviens parfaitement d’eux, je les vois mêlés à toutes nos
histoires autant tristes que gaies, les chants de mon grand-père pour nous
endormir, les anecdotes de grand-mère pour nous faire rire, tout cela forme un
tout qui va me dicter les lignes qui vont suivre. Le travail de mon grand-père, garçon brasseur Mon grand-père Emmanuel Gervais était garçon brasseur[3].
Qu’il est loin de nous le temps où chaque ménage avait en cave son petit
tonneau de bière. C’était tout un art de l’ouvrir c’est-à-dire de le mettre «
en perce » et parfois même un drame. Il fallait être très adroit
pour ne pas déclencher une catastrophe en inondant la cave de bière. Je conserve précieusement le petit pot de terre rouge qui servait à
grand-mère Eugénie Mainil[4]
pour aller chercher la boisson pour les repas. Elle remontait les escaliers
tout en gémissant la pauvre vieille, car elle souffrait de rhumatismes. Très
jeune, me racontait-elle, elle allait au lavoir Sainte Barbe pour lessiver le
linge des gens riches de la ville et ses pauvres mains ainsi que ses jambes en
furent toutes déformées. Mon grand-père distribuait donc ces tonneaux que
certains appelaient barriques, il portait pour cette besogne un gros tablier de
jute qui, retenu par des anneaux et des cordelières, faisait le tour de sa
taille. Il éveillait toujours mon attention ! J’avais quatre ans, sans doute
l’âge d’où datent mes premiers souvenirs ! Après trente années, j’ai
toujours devant les yeux les croisements et les nœuds des lacets qui passaient
dans les trous du tablier et dont je ne parvenais jamais à en saisir la trame. Grand-père sentait toujours la bière et les chevaux, même le dimanche
lorsqu’il avait revêtu sa chemise blanche après le vigoureux coup de brosse
hebdomadaire que lui infligeait ma grand’mère. Les gros véhicules de la
brasserie qu’il conduisait, étaient tirés par deux gros chevaux qui à la
procession du « Car d’Or » servaient à faire parcourir la
châsse de Sainte Waudru à travers toute la ville. Ces camions étaient nommés « queue de brasseurs », ils étaient bas, longs et découverts.
Le siège du conducteur était très haut, il fallait, à mon humble avis de petite
fille, être un gymnaste accompli pour s’y installer. Lorsque j’atteignis la
limite en sagesse, ma grand-mère m’emmenait avec elle chercher du
« gé ». C’était de la levure
liquide, résidu de la fermentation du blé. Dans la brasserie où travaillait
grand-père, elle était distribuée
gratuitement deux fois la semaine. Ma grand’mère transportait Cette
mixture dans une grande cruche blanche et elle vendait cette marchandise au
village pour 5 centimes le litre aux ménagères qui cuisaient leurs pains. Un
jour de paie, grand’mère m’acheta au marché un pot pareil au sien mais plus
petit et je vis avec fierté l’ouvrier de la brasserie faire un clin d’œil à mon
aïeule et verser un peu du précieux liquide dans ma petite cruche. Mais il y
avait un triste revers à cette visite chez Caulier,
on y voyait souvent grand-père et
d’autres travailleurs assis sur un banc qui s’appuyait contre les quatre murs
d’une immense pièce et lorsque ce dernier
riait et s’amusait bruyamment, grand-mère décelait de suite son état. Le
ton qu’il prenait avec ses camarades était pour sa femme un thermomètre qui
marquait toujours juste le haut et le bas du niveau ! Elle était des plus
courageuses, se donnait pour son petit commerce et supportait mal grand-père
lorsqu’elle s’apercevait qu’il avait bu un coup de trop. Elle le touchait alors
à l’épaule et lui faisait signe de le suivre. On reprenait le chemin du village
et parfois grand-mère très lasse priait son mari de l’aider. Il prenait alors
vigoureusement la cruche mais si quelques gouttes de levure sautaient sur la
route, elle lui adressait un vocabulaire bien garni et, rageusement, reprenait
la marchandise… Le chemin alors se terminait en silence. Mon père élève des poules En ce temps-là, j’avais quatre ans, j’étais une enfant « princesse ». Mes parents avaient
fait construire une jolie maison dans un petit parc, mon père s’amusait à
l’élevage des poules. Je me souviens d’une espèce de caisse surélevée sur
quatre pieds de bois. Cette boite était pour moi plein de mystères. Elle avait
double fond, sur le supérieur étaient placés des œufs sélectionnés qu’une
chaleur qui devait être régulière arrivait à faire éclore. Cette chaleur était
produite par une grosse lampe à pétrole placée sur le côté de la caisse. Avec
un carton dans lequel était découpé la forme d’un œuf, mon père chaque matin
prenait délicatement une pièce à la fois, la plaçait dans le trou et parvenait
par le mirage à découvrir les progrès de l’évolution du poussin. Dans mon
demi-sommeil d’enfant, je voyais la nuit passer sur le palier des chambres
l’ombre de mon père ou de ma mère qui allait surveiller la lampe de la couveuse
car un contrôle permanent était nécessaire car si elle s’éteignait ou dégageait
de la fumée les embryons étaient perdus. Le travail marcha quelques mois mais
je crois que mon père n’y gagna pas gros car la caisse devint vite un repaire
pour vieux chiffons ! Mon père
donnait des conférences avicoles et voyageait beaucoup dans les faïenceries de
France et de Belgique. Il était aimé et fort respecté dans le village. Ma mère
très bonne se prêtait facilement à toutes ses fantaisies. La famille « pan-pan » du sonneur de cloche Malgré le standing de vie où la situation de papa nous avait élevé, nous
étions pour les villageois la famille « pan–pan ».
Beaucoup de familles avaient encore un «
spo », sobriquet vers ces années 1900. Le
nôtre venait du père de ma grand-mère qui était sonneur de cloches dans notre
petite église. Comme il n’avait pas l’oreille musicale lorsqu’il tirait la
corde, les sons étaient toujours pareils, que ce fut pour une noce, une
grand-messe ou un enterrement, les abat-son renvoyaient toujours vers le sol
les mêmes pan-pan. Il habitait avec sa fille, ma grand’mère, et son gendre, mon grand-père,
une petite maison adossée à l’église ce qui lui donnait vraiment le titre
d’homme du culte. Je n’ai naturellement
pas connu ce parent qui d’après les dires était vraiment un villageois dans
toute l’expression du mot. Une souris dans la cruche de café du vieil oncle[5] Mais, il y avait, outre mes grands-parents paternels, un frère à grand’mère
qui habitait également près de l’église. Je n’ai de sa maisonnette que la
vision d’une petite bâtisse blanche blottie au milieu de fleurs, il fallait
traverser un enclos pour y arriver et écarter les roses et les épines qui
encombraient le chemin, des géraniums sur les fenêtres étaient des taches de
sang se reflétant dans les carreaux sans rideaux. Sans doute n’y ai-je jamais
été en hiver car je ne vois dans mes souvenirs qu’un amas de fleurs se terminant par la porte verte. Et pourtant
je n’ai jamais vu la cheminée au repos
sans une fumée bleue. En toute
saison, elle fonctionnait. Mon
grand-oncle faisait du feu dans un poêle que l’on appelait « étuve »
et qui était d’usage en ce temps là. C’était ma mère qui prenait soin de son linge. Le dimanche après-midi, en
allant lui reporter son paquet en ordre nous le trouvions toujours assis près
de son feu passant et repassant du café dans une grande cruche de grès bleu. Il
faisait son breuvage pour huit jours. C’était son passe-dimanche disait-il non
pas que la besogne le pressait en semaine car je pense qu’il ne travaillait pas
beaucoup, à part un peu jardiner… Souvent je voyais maman lui glisser une
petite pièce de monnaie pour son tabac et un petit verre. Un dimanche lors de notre visite, il était tout silencieux : il nous conta
qu’il craignait d’être malade car il avait trouvé dans le fond de sa cruche, en
la vidant de sa dernière tasse, une souris morte toute gonflée. Peut-être, dit-il,
est-elle tombée dans le pot au début de la semaine ! Maman donna au vieil oncle un purgatif, lava
la cruche à grandes eaux et chercha à la maison un couvercle s’adaptant sur
cette cafetière afin que cela n’arrive plus. Il ne mourut pas d’avoir bu le jus
de la souris mais je crois qu’il ne tarda pas d’aller rejoindre sa femme qu’il
avait perdue au début de son mariage à la naissance d’un petit garçon qui ne
vécut pas. Pauvre vieil oncle ! La naissance de mon frère Les parents de ma mère étaient décédés. Son père lorsqu’elle avait seize
ans et sa mère quelques mois avant ma naissance. Mon père[6]
s’absentait parfois très longtemps, pendant un de ses voyages à Lourdes en
plein hiver il se recueillait la grotte
d’autant plus pieusement qu’il s’y trouvait seul et attira dit-il la
bénédiction de la Vierge sur le petit monde que formait notre famille. Deux ou trois jours après son retour, mon frère nous arriva... un petit
bébé bien fait que je me préparai de suite à convertir en jouet. Contrairement
à certains évènements survenus à cette époque, j’ai perdu la souvenir des
circonstances de cette arrivée ! Il fut pour moi un compagnon de jeux des
plus agréables, plus tard, un ami sur qui je pouvais compter. Son départ en
déportation en 1917 me fit connaître les grandes souffrances que la vie nous
réserve. Il épousa en 1924 ma grande amie de pension et nos liens se
resserrèrent davantage. Mais il eut peu de stabilité dans sa situation, ce
qu’on attribua aux conséquences de l’éloignement de la famille qu’avaient exigé
les Allemands lorsqu’il n’avait que 14 ans et qui désorienta complètement sa
vie. Mon grand-père et ma grand-mère viennent habiter chez nous Ma grand-mère vieillissait et grand-père allongeait de plus en plus ses
stations sur les bancs de la brasserie, il prenait de l’âge son travail le
fatiguait et le soir il avait beaucoup de peine pour se remettre debout après
une petite halte avec ses camarades. Papa conçut alors un plan plein d’affection familiale qui changea notre
manière de vivre. Un soir d’hiver, grand’mère arriva chez nous toute
grelottante. Elle était seule, grand-père était resté à la brasserie... Le petit commerce de levure
continuait, il y avait plus de trente ans que grand’mère le faisait. Je compris que tout ne tournait pas rond chez les vieux : depuis
quelque temps, déjà des pourparlers à voix basse retenaient mon attention et me
faisaient prévoir quelques changements. Le soir et parfois très tard, j’entendais mes parents chuchoter et mettre
au point un élément qui échappait à mon jugement de petite fille mais que je comprenais existant. Dans les
quelques jours suivants, il y eût des sorties imprévues de mon père et pendant
quelque temps la tension des parents était complète. Puis, il y eut des visites, munis de mètres et de chaînes d’arpenteur, des
ouvriers prirent possession de la moitié jardin, la petite porte élargie
devient double et laissait passer des camions, curieuse je priais non père de
m’expliquer. On construit me dit-il une maison près de la nôtre pour
grand-père et grand’mère. Ils n’iront plus à la brasserie et garderont ici un
petit élevage. Je ne me souviens pas de ma réaction mais je me rappelle qu’à partir de ce
moment la vie de ma chère maman changea tout comme la demeure et l’existence à
l’ermitage. Mes grands-parents quittèrent sans joie ni amertume la petite
maison adossée à l’église. Mon frère et moi, prirent part au déménagement avec
grand plaisir mais lorsque nous réfléchissions, ce changement nous donnait de
la peine car nous allions devoir abandonner deux coins du village propres à nos
jeux et à nos joies d’enfants. Un petit temps avant ce changement, on avait
donné un nom à la maison et malgré la construction nouvelle, c’était toujours l’Ermitage. L’Ermitage[7] Mon père aimait bricoler le dimanche matin, pendant une de ces matinées de
printemps, je le vis travailler une petite planchette de bois et la peindre en
bleu, je ne perdais pas de vue cette besogne oui m’intriguait. Après la sieste,
il retourna dans le petit atelier et s’assura que la couleur était sèche, il
sortit d’une boite des lettres découpées dans des feuilles de zinc et les plaça
sur la planche de manière à former le nom de la maison et les peignit en rouge,
il me fit admirer et m’expliqua que l’« Ermitage » serait maintenant
le nom de notre home. Trop jeune pour comprendre la signification du geste de
mon père, je trouvais simplement que ces lettres rouges sur fond bleu étaient
d’un joli effet. « Jeudi prochain, me dit-il, on baptisera la maison, la
plaque sera sèche et suspendue à la grille, je pense qu’à cette occasion maman
préparera un petit gâteau…et… . » Monsieur le Curé vint bénir l’ermitage. Désormais ce nom était sur toute la
correspondance aussi bien pour le départ que pour les arrivées. J’avais quatre
ans et j’étais choyée. Ma grand-mère au cœur d’or avait
adopté un enfant orphelin rescapé de l’épidémie du choléra de 1874 Ma grand-mère m’aimait beaucoup. Tantôt, c’était une séance de photographie
qui prenait alors une importance capitale… J’ai dans mes souvenirs une carte où
je suis représentée avec une longue robe, mes bottines à haute tige se fermant
par un nombre important de boutons tenant ma grand-mère par la main qui, elle
aussi, avait fait sa toilette… Ou bien, c’était une sortie le dimanche matin
qui nous menait dans La porte s’ouvrait et la roue tournait, il fallait suivre les instructions affichées dans le couloir : « Dites au
revoir à votre enfant, placez-le sur la roue avec les souvenirs que vous
désirez qu’il garde et une carte avec son nom si vous voulez. Sonnez deux fois, la roue tourne, le
bébé passe le mur et rentre dans la grande famille des sans
parents. Parfois des personnes charitables aiment avoir un gosse. I1
suffit qu’elles fassent la manœuvre dans l’autre sens et le bébé leur est
offert. » Or donc, ma grand-mère qui avait déjà un fils, en eût deux.
C’est alors qu’elle commença ses promenades à la brasserie car grand-père
n’augmentait pas ses revenus. De mon père qui était son propre fils, elle voulait qu’il fût chimiste et
pour Félix, elle entrevoyait sa situation au chemin de fer. El1e les éleva aussi bien l’un que l’autre. Lorsque l’orphelin eût douze
ans et fini son école au village, grand’mère commença à réfléchir sur son
avenir. Justement à quelques jours de là, le garde-champêtre passant dans la
rue battant le tambour annonça une place vacante dans la petite gare du
village... Grand’mère resta songeuse... cependant elle est souriante car elle
pense que son Félix sera bientôt chef de gare ! E1e va un peu vite dans
son rêve. Mais il faut un commencement a tout... et lorsque le bambin rentra le
soir avec sa canne a pèche et le petit seau où quelques légers poissons se
tortillaient, grand’mère ne lui dit rien... Elle ne savait comment lui annoncer
qu’une place était pour lui à la gare. Lorsque Félix fût couché, elle prépara
ses vêtements du dimanche et le petit en s’éveillant les aperçut sur une chaise
et comprit que quelque chose allait se passer… Lorsque grand’mère entra dans la
chambre, elle avait les yeux rouges, elle avait
pleuré ayant peur de ce tournant dans
la vie du petiot. Elle lui parla et il sut que le travaille l’attendait… Il eût le regard dur
d’un être frustré, un éclair de défi passa dans ses yeux bruns. Il s’habilla en
silence mais bravement. L’aïeule mit sa capeline et conduisit son fils adoptif au chef de Gare.
L’air déluré du gamin parla en sa faveur, il fut accepté et resta dans le
bureau comme piéton, devint porteur de dépêches, puis monta l’échelle et devint chef de bureau. Ces
faits ne furent racontés par grand’mère d’une façon si simple et si véridique que
je crois en avoir été témoin. Le gamin grandit, resta à l’administration, épousa une collègue, eût une fille
élevée par une gouvernante, se fit construire une immense maison... mais n’eût
aucun geste de remerciements pour mes grands parents… Nous étions pour eux les
petites gens du village ! La carrière de chaux et le magasin de madame Jude : de magnifiques
terrains de jeux Nous allions mon frère et moi à l’école du village. Tous les changements
apportaient dans notre existence infiniment de plaisir mais avec celui survenu
dans la situation des grands-parents, nous devions abandonner deux coins du
village bien propices à nos jeux d’enfance, à nos embuscades et à nos courses
folles. En face de l’église, un contemporain de grand-père avait trouvé en
bêchant son jardin une couche de terre blanche. Muni d’un échantillon de cette
argile, il s’empressa de se rendre d’abord chez l’instituteur ensuite chez le
bourgmestre qui prirent tous deux un air de dictateur pour lui dire :
« pas de doute, mon cher Charles, il s’agit de la chaux que tu détiens
chez toi ». Le brave Charles crut sa fortune faite, il embaucha quelques
hommes qui creusèrent… On fit un four et l’on inscrit en géographie ; four
à chaux pour notre petit village. Le seau de blanc pour façade se vendait 5
centimes ! A l’occasion de la kermesse, toutes les maisons du village
étaient badigeonnées de neuf ! Vous pensez que cette carrière était un excellent terrain de Jeu. On
prenait place dans les petits wagonnets, on jouait aux indiens dans les trous
et les aspérités du terrain. Mais ces jeux nous étaient défendus, nous n’avions
pas notre conscience tranquille en y allant. La demeure de grand’mère nous
servait d’alibi. Nous pouvions expliquer : « Grand’mère était absente,
nous avons joué un peu joué en attendant. Et puis, il y avait aussi la boutique
de madame Jude !! C’était à nos yeux un magasin merveilleux… Lors de nos
visites chez grand-mère, si nous étions parvenus de la mettre de bonne humeur,
elle nous donnait une pièce de deux centimes. Aussi vite que nos petites jambes
le permettaient, nous courrions à la boutique. Elle était tenue par une petite
vieille dame à cheveux blancs qui portait un bonnet noir garni de dentelles
mauves et de fines lunettes, elle marchait voûtée s’appuyant sur une canne,
mais souvent nous la trouvions dans un fauteuil d’osier au centre de la pièce,
car elle savait qu’elle ne marchait pas vite et n’avait pas grande confiance
dans les garnements du village qui visitaient son établissement. Elle était
donc prête à nous servir lorsque la clochette
de sa porte tintait. Elle avait beaucoup de patience avec sa clientèle
car on restait parfois quelque gros temps en extase devant l’étalage et la
diversité des choses que nous offrait la nappe à carreaux blancs et rouges
installée sur la table ronde. Que choisir ? Des gommes multicolores ?
Des anis noirs qui voisinaient avec des poires cuites toutes siropantes et retenues par un bâtonnet ou de minuscules
bâtons de chocolat qui faisaient de l’œil aux sucettes ? Il y avait aussi
et c’était mon bonbon favori trois longs fils de jus noirs retenus à la base
sur une rondelle de papier représentant la tête d’un Chinois ; parfois
avant de les manger, je tournais en tresse les trois cheveux de l’homme
jaune ! Dans un coin de ce paradis existait une table carrée garnie de touches,
de crayons, de craies, d’ardoises et de quelques cahiers. C’était le coin des
érudits et Madame Jude connaissait tous ceux qui se dirigeaient vers cette
table. Le déménagement de nos
grands-parents fermait pour ainsi dire cette partie du village à nos rêves et à
nos projets pour les jours de congé. Grand’mère abandonna comme son mari les trajets à la brasserie et je crois
qu’ils en ont souffert. Cependant ils se plaisaient bien près de nous et nous
les aidions de notre mieux. Chaque matin, grand-père allait en ville avec une
minuscule Charrette tirée par un gros chien, des cruches de lait y étaient
alignées et la mesure accrochée a un gros clou sur le côté de la voiturette.
Parfois il nous hissait au milieu de ses bidons, c’était alors pour mon frère
et moi une promenade dans un paradis terrestre ! On achète un cheval nommé « Mazette » Le nouveau bâtiment avait exigé de
mes parents de grandes dépenses, cependant un an après l’installation, on
construisit une vaste remise pour abriter les bêtes de la petite ferme. On
bazarda beaucoup de choses qui ornaient la cour, le grand chien devint le
gardien de la maison, la minuscule charrette un jouet pour nous deux et
grand-père eut un cheval et une charrette convenable pour distribuer le lait.
Je bénéficiai beaucoup de ce changement car j’avais appris à chevaucher
Mazette, nom du petit poney que mon grand-père utilisait. On organisa des jeux,
des courses et malgré mon jeune âge, j’y participais toujours. Mes longues
promenades à cheval dans les chemins creux des Wartons
m’ont donné tant de plaisir, sont encore
si vivaces dans mon esprit qu’il me semble jouir encore du bonheur d’alors. Parfois mon grand-père exigeait que je m’occupe du nettoyage de Mazette. Ma
grand’mère protestait, j’étais certains de trouver le cheval prêt pour la
sortie. Un deuxième frère Un matin, sur la fin de notre année scolaire, au mois d’août, maman nous
donna le double de notre dix heures (petites friandises que l’on dégustait à la
récréation) et nous pria d’aller dîner chez des amis. Elle devait, disait-elle,
aller faire des courses en ville. J’acceptais de mauvais cœur car je trouvais
l’attitude de maman très bizarre. A notre rentrée de quatre heures, c’était le branle-bas à la maison, un
deuxième garçon était né ! J’en fus très
heureuse, je prévoyais le rôle de petite maman que j’allais jouer. Mais je n’ai
jamais eu avec ce frère le même lien qui existait avec l’autre. A cause sans
doute de la différence d’âge ou de caractère. Mes parents installent un laboratoire pour argenter des boules de Noël[8]. De retour de ses voyages d’affaires, mon père chercha un travail
supplémentaire pour couvrir les frais de l’installation de ses parents mais il
y associait ma chère maman qui pourtant était déjà si occupée. Ils avaient aménagé un laboratoire dans une chambre vide de la maison et
là, tels que Mr et Mme Curie, ils manièrent éprouvettes, filtres et formules.
Ils voulaient trouver ce qu’ils cherchaient. Mon père qui avait continué
l’école de chimie après la moyenne se souvenait de certaines équations, de résultats
de certains mélanges et du produit de liquides en ébullition. Maman joignait au savoir de papa un esprit
pratique, une vive intelligence et un travail posé et sûr. Les bouteilles, les
bassins, les papiers recouverts de chiffres incompréhensibles, le petit réchaud
au gaz, garnissaient généreusement la cheminée, la petite table et les chaises
de la pièce. Et leur conversation se déroulait sur les mélanges et les
résultats obtenus et à obtenir. Des bonbonnes d’eau distillée arrivaient de la
ville ainsi que d’autres bouteilles cerclées de rouge. Un jour, ils crièrent
« Euréka », ils avaient trouvé la formule pour l’argenture sur verre. Cela changea tout chez nous. Papa voyagea davantage et maman se mit au
travail. On engagea une servante et je devais moi-même m’occuper du ménage.
Entre ces travaux ménagers, mes livres d’école, mes frères et mes
grands-parents, j’avais perdu ma couronne de princesse !! J’avais 9 ans, un peu désemparée par ce que
l’on attendait de moi, j’étais pourtant de bonne volonté, je me prêtais à
toutes les besognes pour soulager nia mère qui le soir rentrait de l’atelier
bien fatiguée. La maison se payait, notre renom dans-le commerce se valorisa. Les
verreries dont mon père était seul client dans ce genre d’articles nous expédiaient
par milliers des boules de verre soufflées et maman les argentait. Il y en
avait de toutes les dimensions, elles garnissaient les arbres de Noël et se
retrouvaient jusque sur les pelouses des
grands jardins, certaines d’un diamètre d’une boule à jouer, d’autres que nous
avions à peine à tenir dans nos bras. Toutes ces boules étaient expédiées dans
tous les coins de Au début de cette industrie, on
faisait venir l’eau distillée de la ville. Mais il en fallut en très grande
quantité car les commandes affluaient. Le travail prenait tant d’extension que
papa parvint à fabriquer lui-même ce produit indispensable grâce à un alambic
installé dans l’atelier. Je me souviens avoir eu une question d’examen sur le
fonctionnement de cet appareil et d’avoir décroché le maximum ! Et puis, on récupéra les déchets de l’argenterie. Ceux-ci furent mis dans des creusets allant dans un four à
plus de 100 degrés. Les résidus devenaient poussières mais l’argent formait un
lingot qui se liquéfiait en subissant une nouvelle opération avec la chaleur et
du borax. Maman était l’âme de ce travail, la
conductrice de ce labeur... C’est elle, qui par son exemple, ma conduit dans le
chemin du grand devoir. Le souvenir de son regard, de son rire intérieur qui
montrait sa grandeur d’âme, de l’effort plein d’abnégation qui exigeait
l’accomplissement de sa tâche pourtant bien ingrate n’empêcha durant toute ma
vie de m’éloigner de la voie droite. Notre magnifique jardin était transformé
en cour dans laquelle gisaient pêle-mêle caisses, paniers, verres et pailles,
près de l’atelier de maman mais aussi au coin opposé près de l’étable et la
remise nécessaires à l’élevage dont s’occupaient mes grands-parents. Un vélo pour moi et une carriole pour partir en promenade avec Mazette Petit à petit, je dus renoncer de sortir à cheval car grand-père en avait
besoin pour sa culture, il lui avait même donné une compagne achetée pour peu d’argent à un vieux fermier.
Elle avait pour nom Pauline et travaillait fort... J’eus beaucoup de peine
d’abandonner Mazette mais mon père me consola en m’achetant un vélo. En ce
temps là, c’était un cadeau des plus « Ultra ». J’appris
vite ce sport si agréable et ne fut pas longtemps avant de savoir rouler. Comme
mon père, j’aimais tout ce qui n’était pas ordinaire. J’avais un appareil
photographique et je développais moi-même les photos dans une petite chambre
noire que papa avait aménagé dans la cave, pour tout ce qui n’était pas banal
en science ou en matériel, nous marchions mon père et moi main dans la main.
Parfois ma mère soupirait à l’annonce d’une nouvelle « invention du
paternel » mais elle y était toujours consentante et souvent au prix grands sacrifices dont je ne rends compte
seulement maintenant de l’étendue et de la valeur. Un jour papa revient avec
une nouvelle idée : il nous faudrait dit-il une petite voiture pour aller nous
promener le dimanche. Maman resta silencieuse mais par un coup de baguette magique, le petit break
échoua dans la cour le samedi suivant. Mon père avait fait tant de démarches
dans la semaine qu’il avait trouvé ce qu’il lui fallait. On partait en famille
tous les dimanches, c’était souvent moi qui tenait les guides de Mazette que
l’on employait pour ces soties. Le samedi, je devais astiquer les harnais et
nettoyer la voiture, ce que je faisais d’un grand cœur car j’aimais voir les
regards envieux nous suivre lorsque nous traversions le village. A notre
rentrée à l’ermitage, la servante avait mis la table, nous étions très gais et
je croyais parfois que la couronne de princesse de mes quatre ans était revenue
sur ma tête. J’avais quelques amies, le soir nous jouions au croquet ou au jeu
de grâce, lorsque mon frère aine ne venait pas y mettre un terme le jeu durait
jusqu’à la nuit tombante. Ce garçon était très turbulent et aimait de nous
ennuyer mais il était très bon et je crois qu’il m’aimait beaucoup. Le lundi,
les classes et le travail recommençaient, les courses et le ménage étaient du
programme et il n’était plus question alors de princesse. Le dimanche était
pour moi avec ses sorties et ses jeux un oasis dans notre maison de labeur. Le nouveau caprice de mon père : un
four à pain portatif Après la petite voiture, ce fut un four portatif à faire le pain que
mon père acheta. Il parla pendant quelques jours de bonnes tartines
de pain de campagne dégustées pendant ses voyages. Il s’imaginait mangeant du
pain fait au lait battu et aux œufs fournis par la ferme des grands-parents. Je
crois l’entendre encore dire en mangeant sa croûte : « Je suis dégoûté de
manger cette mixture du boulanger. » Et maman céda encore. Un grand camion
apporta le four en question. Surcroît de besogne ! Deux fois la semaine, on pétrissait la pâte !
! On fit faire une remise pour y mettre
l’installation ce qui prit encore une bonne partie de la cour ! Deux billets de tram datant de 1895 mis sous verre ornaient la chambre de mes parents. Ils témoignaient
de leur amour mutuel[9] ! Très intriguée par un cadre suspendu dans la chambre de mes parents, je me
permis un jour d’en demander l’explication à ma Mère. Ces deux billets de tram
soigneusement placés sous verre révèlent toute une histoire qu’elle me conta. J’avais 16 ans, me dit-elle, lorsque mon père décéda, mes deux sœurs
étaient mariées, j’allais encore en classe en ville. Ta grand-mère essaya de
continuer le commerce de la famille... Je faisais partie d’un petit cercle
d’écoliers liés par une très forte amitié. Ton père fréquentait aussi une école
de la cité, on se voyait souvent. Avant chaque vacance, on se disait au revoir
avec un serrement de mains qui montrait les préférences. J’avais encore un an
d’école à faire pour obtenir non diplôme. Or donc, on se quitta en cette fin
juillet pour deux mois d’une façon un peu triste mais on avait confiance dans
un revoir proche. Ta grand-mère était courageuse mais elle lâcha pied ! Le
vieux domestique qu’elle avait engagé pour le transport des marchandises tomba
malade. Elle en prit un plus jeune nais s’aperçut vite qu’il ne convenait pas.
A bout de souffle, elle me confia son projet d’abandonner et de changer de vie.
Je devais dire adieu à l’école. J’en eus bien de la peine surtout lorsque je
pensais à la poignée de mains qui nous avait promis un « au revoir ».
Le jour de la rentrée des classes, je n’ai cesse de pleurer, je ne demandais
comment serait la réaction de l’ami quitté quelques semaines plus tôt lorsqu’il
verrait ma place vide dans les rangs de l’école. Trop tendre pour faire de la
peine à maman, trop fière pour m’appesantir sur la lourdeur de mon cœur, je me
suis tue et j’ai suivi ma mère à Bruxelles lorsqu’elle trouva une place de
cuisinière dans un pensionnat de jeunes filles anglaises, j’y remplis moi-même
le rôle de femme de chambre et notre vie s’organisa. Nous n’avions plus de
meubles, mes deux sœurs s’étant équipées au détriment du ménage de maman.
C’était vers 1895, les robes à paniers, les capelines un peu démodées des
riches anglaises permettaient à maman et à moi-même d’y tailler nos vêtements
et de nous habiller assez coquettement. Nous étions si aimées dans notre
nouvelle demeure que le souvenir de nos peines s’estompait légèrement. Lorsque
dans la deuxième année de notre nouvelle vie, je partis un jour en ville pour y
faire des courses. Très jolie, j’étais souvent accrochée à l’épaule ou
bousculée par un audacieux passant. J’étais dans cet après-midi là dans un tram
restant impassible aux chutes répétés par un garçon installé derrière moi...
mais d’un coup, j’entendis qu’il prononçait mon nom ! Je me suis retournée car
j’avais reconnu la voix de ton père ! Quelle surprise et quelle coïncidence, se
rencontrer par hasard dans un tramway bruxellois sans aucune préparation à se
revoir. Notre première exclamation passée, on se ressaisit. Il m’expliqua qu’il
était venu dans la capitale passer un examen de chimie. De mon côté, je lui
racontais nos déboires, notre aventure, la vie que nous menions ta grand’mère et moi, il fut très surpris et
pris mon adresse. Nous fîmes quelques pas. Il y eût promesse d’échange de
lettres. Il serra dans son portefeuille les deux tickets de tram qui nous
avaient réunis et je reçus le cadre que tu
vois là quelques semaines après cette rencontre. On ne savait se revoir
souvent mais on s’écrivait. Au bout d’un an de cette situation, nous nous
marièrent et ta grand’mère vint habiter
avec nous, elle nous nous vit heureux mais n’eût pas le bonheur de te
connaître, elle mourut quelques mois avant ta naissance. « Vois-tu, ma
file, comme le destin nous conduit quoique l’on fasse, notre voie est tracée,
le principal, c’est à nous de la suivre en droite ligne. » Maman avait quitté la chambre depuis un moment, j’étais toujours à la même
place ne demandant ce que hasard allait faire de ma destinée et si je suivrais
sans détour la voie qui me serait tracée. Le numéro 982 libéra mon père du service militaire Sur l’autre mur, un autre cadre était suspendu à peu près semblable, il
contenait le n° 982 imprimé sur une étiquette Officielle. C’était le numéro que mon père avait tiré du
tambour au tirage du sort qui désignait les jeunes gens allant faire le service militaire. Le nombre bas que le
milicien enlevait, l’envoyait « manu
militari » à l’armée mais mon père tira un numéro au dessus de la
moyenne et rentra joyeusement dans la petite maison près de l’église. Il porta
pieusement une réplique de ce numéro dans une chapelle à la Vierge pas très
loin du village et la fiche officielle fut gardée en souvenir. Un orage terrible débaptise l’ermitage en 1910 Un jour du printemps 1910, le climat
devint tropical. Une brune épaisse s’étendait sur notre petit village, on avait
peine de respirer... une anxiété saisissait tous les habitants, lions étions
dans l’attente d’un phénomène atmosphérique. Dans l’après-midi, le ciel devint
d’un noir d’encre. Les lumières intérieures furent allumées
et on chercha ses chapelets soit dans les poches ou les sacs. Soudain un orage
exceptionnel s’abattit sur nos demeures, une pluie fantastique fit déborder et
citernes. Le vent d’une violence inouïe enleva d’un coup le toit de notre maison communale. Des papiers,
des cartons, de la paille, des débris de toutes sortes dansaient une sarabande
endiablée sur la chaussée. Un coup plus terrible que les précédents arracha de
la grille la pancarte désignant l’ermitage et l’expédia sur l’autre côté du
chemin. J’avais fermé les yeux, lorsque je les ouvris nous n’avions plus
d’ermitage, notre maison avait perdu son nom. On ramassa la planchette après
l’ouragan, on ne la replaça pas. Et papa dit tristement. Ce n’est plus qu’un
souvenir ! Je me souviens d’avoir pleuré d’énervement ou de tristesse. Mon
père avait pourtant mis tout son savoir pour lier la planchette nais elle n’a
pas résisté aux éléments déchaînés… Y voyez-vous une figure de la vie résister aux coups du sort ou
s’abattre dans le chemin au premier vent qui passe ! ! Le nom fut rayé des
correspondances, la maison comme toutes celle du village ne répondait plus qu’à
son numéro, le cinq pour la nôtre. Voila ce qui nous arrivera si nous ne savons
pas résister aux fameux pieds du sort ! Une image souvenir de notre maison d’autrefois
venait de se brouiller à tout jamais dans ma mémoire d’enfant. Je tombe sérieusement malade et suis
mise en pension Après ce coup, ce furent les vacances, je rangeais mes livres pour deux
mois, Je me mis à la besogne. Soigner mon petit frère, aider mes
grands-parents, faire le ménage, constituaient mon programme. J’étais parfois
si fatiguée que le sommeil alourdissait mes paupières lorsque j’allais faire
faire la sieste au bébé. Mon grand frère était vraiment difficile. Faire des
farces, ennuyer grand-père, jouer à l’indien, étaient ses passe-temps de
vacances et mettaient les personnes raisonnables à bout de souffle. Un août
arriva cette année là avec des journées pluvieuses et brouillards. Un matin,
mes jambes ne voulurent plus me porter. je fus sérieusement
malade... On remit cela sur le compte de la fatigue. Le mois que je dus passer
au lit me fut salutaire. Mais à la rentrée des classes, on reprit à la
maison une deuxième servante et pour me
soustraire au va et vient de la demeure, mes parents me mirent en pension. Je
versai beaucoup de larmes mais je trouvais au couvent une fille de mon genre
qui avait toujours les yeux humides. Sur un banc en dessous de deux marronniers
dont les feuilles tombées couvraient d’un tapis brun les petits graviers de la
cour, nous racontions nos chagrins d’enfants. Douze ans après nos premières
entrevues, elle devint ma belle-sœur et nous sommes toujours restées très
amies. Mon père ramène une petite fille abandonnée à la maison. Mon père ramena un jour à la maison une petite fille de mon âge.
Visitant les faïenceries, il aperçut dans l’une d’elles un enfant malade et
couchée dans un rayon. II interrogea le chef d’atelier qui lui apprit qu’elle
était sans famille, abandonnée, elle logeait dans une affreuse auberge et était
exploitée sur tous les points par la propriétaire. Le soir, il conta la chose à
maman, ils se mirent d’accord et le lendemain, il alla chercher la petite
française qui trouva un foyer parmi nous. A mon congé je fis sa connaissance,
elle me plaisait et nous vécurent presque dix ans ensemble. Elle fut digne de
figurer au milieu de notre maison, une des servantes la mettait au courant des
besognes pendant que maman était à l’atelier. Dix jours pour parcourir Nous voilà de nouveau aux grandes vacances, mon père voulut un extra et prit pour mon frère
aîné et moi-même un coupon de chemin de fer de dix jours. Lui-même en était
exempt ayant un libre parcours. Nous devions sur de petits carnets inscrire nos
impressions de voyage. Ce fut d’abord Bruxelles qui reçut notre visite,
ensuite Anvers, Liège, Ostende, Dînant,
Namur. Mon père était à bout tant mon frère était difficile. Je préférais,
disait-il à maman en rentrant le soir, faire un travail de terrassier que
d’encore recommencer pareille aventure ! Mon frère arrivait parfois à se
hisser dans le filet aux bagages des voitures de chemin de fer, il attirait
l’attention de tous les voyageurs par ses tours endiablés. Au jardin zoologique
entre autre, il mit un singe en colère en le taquinant à travers les barreaux,
le gardien dût intervenir et encore un peu notre visite ne pouvait continuer. A
Ostende, sans souci de ses habits, il entra dans l’eau et s’avançait toujours
malgré les appels de notre père. Nous fûmes obligés de rentrer dans un café
pour le mettre en état de continuer notre voyage. La tristesse d’une fête de communion au pensionnat Les vacances terminées, je retournais à la pension, je ne revis plus ma
compagne, elle avait changé d’école, ayant suivi une tante religieuse qui était
partie ailleurs. J’étais très triste, j’avais pour Madeleine une véritable
amitié et nous avions beaucoup de points communs, nos larmes, nos études, nos
prières et nos petits carnets relatant nos B.A. ! Je l’avais quittée après la remise des résultats
annuels. Je revivais ce moment en écoutant la religieuse n’annoncer qu’elle ne
reviendrait plus. C’était le dernier petit déjeuner avant le départ. Elle passa
trop près et trop brusquement devant la grande cruche du café à demi-pleine et
la renversa. L’heure du train était là, Madeleine ne pouvait prendre le temps
de réparer le désastre en torchonnant. Je ne mis à la besogne et c’est en
maniant brosses et torchons que je lui souhaitais bonne route et bonne
vacances. La sœur directrice arriva et me rendit responsable du gaspillage. Je
dus alors attendre dans une chambre que vienne me chercher une servante envoyée
par mes parents. Pendant cette année de pension, je fis ma première communion sans tambour
ni trompette avec une mise en scène de couvent. Je fus communiée pour la
première fois. Il y eut retraite de quatre jours, préparation en règle à ce
grand événement, beaucoup de retenue
était érigée dans notre comportement. Le matin, on nous fit admirer la table mise dans le grand
réfectoire garni pour la circonstance. On attendait les parents invités, la
religieuse nous fit admirer la nappe, les broderies, les surtouts. Les fleurs
manquaient mais on espérait que tout serait que tout serait fleuri par les
fleurs qu’apporteraient les familles. En
fait, il y eut abondance dans ce genre de garniture. Le diner fut copieux mais
très réservé. Il était loin de ressembler à ceux que me contaient mes amies
avec des chants et des rires propres à toutes
réunions de familles. Nous avions toutes les mêmes robes de serge
blanche avec le même modèle marin toute simple comme le repas. Cette fête avait
plutôt une « atmosphère monacale » Le lendemain, ce fut la messe d’action
de grâce où les parents n’étaient pas invités mais nous avions un congé de deux
jours. Les religieuses et nos parents me permirent d’avoir Madeleine chez
moi pour passer ces vingt quatre heures
de détente. L’année se passa calmement et j’obtins de bons résultats. Mon père voit ses oiseaux s’envoler… Pendant les vacances qui suivirent cette année, il arriva deux fameux
ennuis à la maison. Mon père avait fait construire une volière dans un coin de
la serre. Ces oiseaux donnaient une atmosphère bien agréable à cette place et
j’étais fière de les faire admirer par mes amies. Lors de ses déplacements, mon
père revenait souvent avec un couple de ces oiseaux exotiques au plumage de
couleurs vives. La cage contenait des canaris, des paddas, des perruches et de
minuscules bengalis. J’avais souvent la charge du nettoyage de la cage, je
rentrais franchement à l’intérieur,
suivant non humeur, j’y faisais parfois la folle effarouchant les petites
bêtes, il arriva que je ne pris pas la précaution de fermer la porte de la
volière, devenus sauvages par ma présence les petits pensionnaires prirent la
clef des champs ! En un clin d’œil, nous
n’avions plus d’oiseau ! Pendant deux jours, nous les vîmes voltiger sur les
abris de la cour. Tous, semions des graines par ci -par là, mais ils ne
rentrèrent pas. Mon père fut très fâché,
bouda pendant quinze jours. On ne racheta plus d’oiseaux, la cage servit de
fourre-tout : outils de jardinage, brosses, torchons remplacèrent les
oiseaux aux multiples couleurs et au gazouillis enchanteur. L’ermitage avait
encore perdu une plume de son chapeau ! Une sonnerie électrique à la porte : une formidable innovation dont la
destruction fit enrager mon père pendant
trente jours ! Je vous décris non père comme un home aimant l’extravagant mais surtout les
innovations qui le faisaient remarquer dans notre cercle d’amis. Nous étions
alors loin de l’électricité qui faisait sonner nos portes et éclairer les
maisons. Pendant deux dimanches, papa
bricola… ... et le troisième il installa à la porte d’entrée un bouton
électrique qui faisait tinter une sonnerie. Un accumulateur était placé dans
une petite planchette à l’entrée de la cave et des fils parcourant le corridor
arrivaient à la sonnette, mis en contact les deux pôles faisaient tinter la
cloche. Papa était félicité de toute part pour ces travaux. Un de ces samedis
qui font sortir brosses et torchons de leur refuge, une servante saisie d’une
frénésie de nettoyage abattit d’un coup de brosse poussières, toiles d’araignées
et accumulateur ! Grand Dieu ! Quelle
catastrophe ! Ma pauvre maman se tenait la tête entre les mains, chercha
la solution au problème qui demandait réparation avant le soir c’est-à-dire
avant l’arrivée du chef. Elle m’envoya en ville chez le vendeur. Mais hélas ces
choses ne se trouvaient pas facilement, il fallait les commander à Bruxelles.
Le désespoir de maman faisait peine surtout que la colère pour l’envol des
oiseaux allait s’atténuant mais n’était pas encore terminée, cette catastrophe
le redoubla… pendant un gros mois père garda
le silence. Je scrutais tous les jours la figure de maman pour voir si la
situation s’améliorait mais hélas cela dura 30 jours ! Je suis mauvaise au cours de musique ! Ce furent des vacances tristes, mais encore jeunes noua avions mon frère et
moi, un ressort puissant dans nos jeux d’enfant pour refouler nos peines. Dans
le couvent hostile, je n’acharnais sur mes livres et cahiers. Lors de mon
premier congé de l’année, non père avait quitté son air boudeur et parla de ne
faire apprendre la musique. Je reconnaissais les notes avec leur valeur de
temps, leur nom, leur différence de son nais y voir une intonation, juger de
leurs effets et de leur signification était pour moi impossible ! ! A cette
fin, voici une petite histoire. Etant à l’école primaire du village, nous
avions pour la classe un professeur de musique nommé sans doute par le collège
échevinal. C’était un camarade d’enfance
de mon père nais son talent de musicien qui lui donnait une vanité
déséquilibrée, il portait de grosses lunettes noires et avait un air à faire
peur aux enfants que nous étions. Papa l’appelait Edmond, je redoutais le
rencontrer avec lui car une causette s’amorçait toujours. Pendant une leçon de chant, je n’égosillais avec mes
compagnes à donner le ton à quelques notes tracées au tableau qu’il suivait
avec sa baguette. D’un coup, il la claqua sec sur son bureau et dit en maugréant « il y a encore un
rossignol dans la classe ; Je vais le chercher, recommencez et que
personne ne se taise ». Il
tendit son oreille libre en relevant ses yeux et se pencha devant chaque banc.
Ce fut près du mien qu’il s’arrêta, releva la tête victorieusement et annonça
avec Triomphe : « Je l’ai trouvé, le voila le rossignol.» Des larmes de dépit coulèrent sur non visage rouge de honte et je fus au
fond de la classe la tête entre les mains. On m’appela longtemps le
rossignol ! Et mon père voulait me faire apprendre la musique. Le choix
fut vite fait pour indiquer l’instrument.
Le violon demandait de l’oreille ! Le piano était inaccessible pour nous
en ce moment-là ! On pensa à la mandoline qui allait me donner un air
romantique. Grâce à la patience d’une
religieuse, je pus interpréter « Le beau Danube bleu » sur la
scène du petit théâtre du couvent où chaque élève montrait ses capacités au
moment de la distribution des prix. Le carrelage sablé de ma grand-mère A chaque congé, j’arrivais toujours en trompe pour saluer mes
grands-parents. J’admirais chaque fois le carrelage si propre de la cuisine de
grand’mère. Elle le garnissait de sable blanc en y faisant des arabesques
autour du feu et de la table après le nettoyage. La provision de ce sable à
Ofr50 la mesure était aussi nécessaire à grand-mère que sa provision de café ou
de farine. Ma mère continuait le travail d’argenture, il y avait toujours
deux servantes et la petite française.
Mon frère aîné commença de la mécanique agricole et le petit allait en classe
au village. De nouveau, ce fut la fin de l’année scolaire, j’y avais gagné
quelques livres et une couronne de lauriers que la directrice me posa sur la
tête en m’embrassant. Naissance d’un troisième frère Maman ne me semblait pas en très bonne santé lorsque j’arrivais à la
maison. Sur la fin de ce mois d’août par une journée de grande chaleur après
avoir bien travaillé toute la matinée, elle se retirera dans sa chambre. Mon
père et ma grand’mère chuchotèrent. Il y
eut des préparatifs inusités, des allées et venues et je fus en vélo porter mie
lettre à l’adresse qu’indiqua maman puis nous partîmes chez les grands-parents,
mes frères et moi, passer le reste de la journée. Tard dans la soirée, mon père
vint nous chercher en nous annonçant l’arrivée d’un troisième garçon au foyer.
Nous étions tous heureux nais il ne fut plus question de pension pur moi. J’allais rester à la maison. J’avais presque
13 ans. De ce bébé, je fus vraiment la petite maman, il me rendit bien l’amitié
que je lui donnais. Je n’occupais constamment de lui, c’est moi-même qui
l’initiai aux principales étapes de la vie, le langage, la marche et le
sourire. Il fut pour moi un véritable refuge. Dans ses grands yeux, je lisais
l’innocence et tout ce qui semblait beau dans la vie. Parfois de vagues pensées
commençaient à m’envahir, mes parents très occupés, mes amies de pension
abandonnées, j’étais un peu désemparée et ce furent les soins que je lui
procurais autant matériels que spirituels qui me remirent d’aplomb. Toute
l’amitié qui se forma dans mon cœur à cet âge, c’est sur lui qu’elle se
déversa. Pour lui, je vidais souvent ma tirelire pour faire l’achat d’un petit
jouet ou vêtement. L’aîné de mes frères m’associait à ses jeux mais il commençait de devenir
trop turbulent pour moi, le second allait à l’école, son caractère n’était pas
très expansif et il se trouvait entre deux pôles : trop petit pour s’associer
aux jeux du grand, trop grand pour jouer avec le dernier né. Il devint un peu
taciturne ! C’est pour moi que le petiot fit sa première risette et j’assistai
à ses premiers pas chancelants. Les vacances terminées, l’hiver arriva comme
sur tous les villages de Belgique, annoncé par ses matinées brumeuses. Ces
journées pluvieuses rendaient courts les jours et allongeaient les nuits. En
décembre, il commençait à faire plus froid et le baromètre resta au mauvais temps. Fête de Saint-Nicolas Vint le 6 décembre la fête de Le 8 décembre, nous fêtons la vierge avec Agnès, la vieille vendeuse de
médailles religieuses Puis ce fut le 8 décembre, fête de Le premier janvier, la tradition impose que
le premier visiteur au foyer doit absolument être un homme… Après, ce fut Noël, fête des plus familiales que nous célébrions, il
me semble, avec beaucoup de piété. Nous
allions à la messe de minuit et le lendemain nous avions la permission de
rester au lit et de trainer en robe de
nuit dans la maison jusque presque midi.
Nous tenions dans les bras la « cougnole »,
cadeau de Noël traditionnel que nous avions trouvé au pied du lit. L’aurore de
la fameuse année I914 pointa à l’horizon, comme les premiers jours de l’an mon
père se leva très tôt et après un rapide bonjour à nous tous, s’en fut chez nos
grands-parents car les anciens dictons voulaient que le premier visiteur de
l’année fut un homme afin que l’on ait droit à l’année heureuse. De suite après
son départ, maman prépara le café, mit sur la table la bouteille de kummel que
père avait préparé lui-même d’après une recette française et le plat de
galettes cuites pendant la soirée de l’avant-veille. Toutes les tables du
village étaient pareilles. Nous attendions aussi le premier visiteur qui nous
donnerait un gage d’année heureuse. Il se présenta sous l’aspect d’un bon vieil
ouvrier, camarade de papa. Autant que je m’en souvienne, c’était toujours lui
notre « étrenneur
», il avait dans sa poche un propre mouchoir rouge qu’il tirait délicatement de
son veston pour en essuyer sa bouche avant de nous embrasser, car ce jour là le
baiser pour tous et à tous était de rigueur. Donc, commença dans les meilleures
conditions possibles cette année qui allait faire des belges neuf millions de
miséreux et de sans abri. Cependant, nous avions vraiment suivi les directives
des planètes comme disait grand’mère. Mais la destinée encore une fois était
là, implacable, nous étions forcés de la subir. Après le retour de mon père, on
récita le compliment appris à l’école ou écrit sur une feuille de papier garnie
de fleurs et de rubans que l’on avait acheté chez Mme Jude. On dîna ce jour là
en famille chez grand-père et grand’mère, les visites à faire et à recevoir
complétèrent la journée. Le mois de janvier passa sans histoire, la vie de l’ermitage
continuait d’être très laborieuse. En février, papa trouva que je devrais
rouvrir des livres classiques. Il confia cette mission à une institutrice amie
de maman. Trois fois la semaine, j’allais chez elle, elle me fit entrevoir le
degré supérieur des études de ce temps. Je connus de l’Iliade avec l’histoire
ancienne. L’algèbre et la grammaire qu’elle m’apprit me faisait croire que je
devenais savante, en fait j’étais
heureuse de pouvoir rechercher des racines carrées et de réciter des passages
de Cyrano dans nos petites réunions. La fête des Rois L’hiver s’étira coupé par de petits rassemblements de famille telle celle
où on tirait les rois ou, à la Chandeleur, quand grand-mère nous invitait à
manger des crêpes. On montrait son savoir faire en les faisant sauter dans la
poêle pour les retourner. Quant aux rois, c’était grand-père qui nous amusait
en faisant le fou ! Nous tirions dans sa casquette des vignettes
soigneusement pliées représentant les sujets de la cour du roi Dagobert et
après ce tirage au sort chacun avait son rôle à remplir, mais c’était toujours
lui qui faisait le fou, la figure et les
mains noircies de suie : il rendait noir le visage d’un invité qui n’avait pas
bien rempli son rôle. Il fallait aussi crier chaque fois que le roi buvait :
Vive le Roi et à sa santé. Le roi avait été désigné par la présence d’un gros haricot dans son
morceau de gâteau et il avait lui-même choisi sa reine. Ces amusements
innocents étaient notre lot avant cette drôle de
guerre ! La guerre éclate Je devenais une jeune fille et on commençait à ne plus redouter ma présence
pour barboter sur l’un ou l’autre, en bien ou en mal. Je connus les méfaits de
la vie en écoutant les commères qui venaient chercher du lait chez grand’mère.
J’aimais être présente à ces heures de distribution... Accoudée à la table chargée
de pots devant un livre ouvert que je ne lisais pas, j’appris bien des choses
de la vie. Une porte s’ouvrait âme
ingénue et laissait passer les flots hideux des vérités vécues. Vers le mois de
mai, il y eut un revirement, il semblait que le monde changeait de face, on devenait
anxieux. De petits groupes se formaient devant les maisons pour parler
politique. Les femmes abandonnèrent leurs potins pour critiquer ou féliciter les
gouvernements. Les grands de la terre étaient sur la sellette, acceptant l’un,
rejetant l’autre, on formait des clans divisés qui parfois faisaient élever la
voix des partisans. On reprenait chemin de l’église, il y avait des bruits de
guerre. Les saluts du mois de Marie furent suivis avec plus de piété. Puis ce
fut Juin avec ses débats politiques et déjà des ultimatums. On parla provisions… les petits magasins du
village se vidèrent. Sur cette débâcle, Mme Jude mourut. On distribua le reste de sa marchandise
aux pauvres et on ferma la porte de la boutique après un triste enterrement en attendant les
héritiers qui, je crois, ne vinrent jamais. Le 28, après l’attentat de
Sarajevo, on n’eut plus de doute sur déroulement des événements. Le 28 juillet,
première déclaration de guerre à l’Autriche, à J’allais avoir quinze ans quand ces événements arrivèrent. Notre Belgique
était pourtant neutre !! Elle fut
proclamée telle… Les parchemins scellés, les traités signés et résignés par les
puissants monarques nous donnaient un défi à la guerre. Mais Dieu, que ce
destin est cruel ! ! et
comme il sait faire de espoirs, de nos paroles, de nos promesses, des fantoches
avec qui il s’amuse. L’empereur d’Allemagne nous déclara la guerre. Il était venu à Bruxelles
deux ans auparavant et les commères s’écrièrent : « le salaud, il est
venu voir si Mon père représentait une maison allemande dans les faïenceries de Belgique
et de France. Sa situation tomba du jour au lendemain, il ne toucha même plus
la redevance du dernier trimestre de son travail. La petite industrie de maman
tomba également, les ornements étaient délaissés au profit de la nourriture. Pour faire face aux besoins journaliers, on se rabattit la petite ferme des grands-parents.
On remercia une servante. On utilisa les produits laitiers pour la famille.
Papa se mêlait aux hommes du quartier pour parler de guerre. Les hommes mis au chômage par la guerre deviennent des « coulonneux » ! Toutes les usines arrêtèrent et au bout de quelques semaines, certains
hommes se prirent d’ennuis et devinrent « coulonneux ». Ils
s’occupèrent de l’élevage des pigeons. Parfois possédant un brillant sujet, le
propriétaire partait de grand matin vers la frontière française avec le panier
bien caractéristique à cet effet et là, en réunion, on faisait un lâcher pour On commença de faire connaissance avec les arrêtés. Placardés murs de Un casque à pointe est aperçu Mon grand frère insouciant courrait les bois avec des camarades et revenait
souvent avec une pièce de gibier que l’on s’empressait de mettre à la cocotte,
le diner de ce jour là parfumait toute la cuisine. Un jour, il revint plus
rouge que d’habitude avec de la peur dans les yeux : « J’ai vu un casque
à pointe dans le bois » dit-il. « Il était à cheval avec une grande
pèlerine et braquait des jumelles dans toutes directions ». On ne le crut
pas beaucoup mais néanmoins il fut entouré et interrogé par les voisins. Mon
père le fit entrer dare-dare à la maison et il fut consigné pour quelques
jours. Arrivée des Canadiens Vers le 15 août, on apprit je ne sais par quel truchement que quelques
soldats canadiens venaient au secours de notre petite Belgique. C’est dans
notre petit village qu’ils commencèrent la guerre. Ils arrivèrent par une
matinée très chaude de l’été et s’installèrent dans un champ juste en face de
chez nous d’où on découvrait une route venant du nord. Ils creusèrent tranchées
et s’y cantonnèrent pour plusieurs jours. Nous avions plaisir ma grand’mère et
moi d’aller remplir leurs gourdes de lait ou de café. Nous étions parfois
prises d’un lent éclat de rire, car ne nous comprenant pas, nous étions
obligées de converser par gestes, quoique la situation fut grave, le rire
fusait clair ou chevrotant. Le 23 août arriva, nous étions dans l’attente d’un
événement mais lequel ? Un remous se fit dans les soldats pendant la matinée, des allées et venues
nous montraient des hommes nerveux et affairés. Le bruit courut dans des
groupes formés que les Allemands arrivaient. Avec des gestes, les canadiens nous firent comprendre qu’il était temps de
se mettre à l’abri. Nous ignorions tout de la guerre. Quelques anecdotes nous avaient mis au
courant de celle de 1870. Mais la comparaison ne pouvait se faire. Nous allions
vers l’invasion du malheur, des armées, des peines et de la faim. Les larmes,
les dépressions, les problèmes irrésolus allaient devenir notre lot pendant
quatre longues années. Tout le monde à l’abri dans la cave On se réfugia dans la cave en y portant quelques provisions, on y
resta deux jours, les animaux de la petite ferme avaient reçu double ration de
victuailles mais néanmoins leur nervosité se fit grande. Le chien surtout était
très nerveux. Le plus courageux d’entre nous remontait les escaliers de la cave
de temps en temps par curiosité. Au début de notre descente dans l’abri, mon
frère aîné s’éclipsa, grimpa au grenier, il voulait voir se dérouler la
bataille, par le mouvement de va-et-vient qu’il infligeait à la lucarne, les
Allemands crurent à un poste anglais établi chez nous. Notre maison fut la
cible d’un combat acharné. Ce n’est qu’après une descente précipitée du galopin
que les balles sifflèrent moins et enfin se turent. Néanmoins, cet incident
nous avait mis tous mal en point, les cris, le bruit du tir, les beuglements
des vaches, les hurlements du chien furent de fameux présages pour l’époque
tragique que nous allions vivre. Nous primes conscience que les Allemands
étaient dans le village en entendant le martellement des fers de leurs chevaux
sur nos pavés. A vrai dire, depuis l’assassinat de Jaurès, on était sur le qui
vive et on redoutait le résultat. En prêtant l’oreille aux bruits du dehors,
nos oreilles furent frappées par l’intonation des ordres donnés par les chefs
dans une langue dure et gutturale. Mon grand-père n’y tenant plus, glissa un regard vers la rue par l’entrebâillement
du soupirail, se retournant vers nous : « Ca y-est, dit-il, nous sommes
Allemands. Les soldats qui sont dans la rue ne sont pas habillés comme ceux qui
étaient ici avant-hier ! » Les Allemands brûlent et fusillent Silencieux, nous remontions l’escalier, la fusillade avait cessé. Mais des bruits inquiétants nous arrivaient de la rue. Des pleurs et des
cris nous parvenaient du dehors nous mettant en état d'alerte. Grand-père passa
le premier dans la cour et revient immédiatement : sauvons-nous dit-il, les
prussiens font sauter la grille. En traversant, nous vîmes un cortège
lamentable de civils du village pris comme otages. Après avoir escaladé un mur,
nous sous sommes retrouvés trois ou quatre familles affolées dans la maison
d'une vieille sœur de grand-mère qui vivait seule dans une rue déserte. Notre
maison était à la merci de la horde prussienne mais nous étions sauvés ! Ce fut
une écœurante odeur de fumée et de rôti qui fit sortir non père de cette
demeure hospitalière, il ne fut pas longtemps dehors ! Tout le village brûlait dit-il, 85 maisons
étaient en flammes. Les Allemands nous faisaient payer cher la riposte des
canadiens. 60 personnes étaient prises en otages et vingt cinq fusillées. Le
lendemain, les premiers ordres de l'occupation étaient placardés,
réquisitionnant tous les hommes valides au dessus 21 ans pour enterrer les
cadavres de tous ces pauvres jeunes gens venus mourir si loin de leur famille ! Trente six heures après cette journée d'émotion, nous rentrions dans la
maison. Rien n'était resté en place. Les bêtes avaient été soignées mais tout
était bouleversé. Nous savions que les Allemands étaient restés deux jours « dans nos
bidons » comme disait grand'mère et c'est sans doute grâce aux papiers
d'affaires de papa qui étaient rédigé en Allemand qu'ils respectèrent un peu
notre home, car toutes factures et copies de lettres, étaient sorties du bureau
de mon père et bien en vue sur la table, prouvant que les soldats en avaient
pris connaissance. Après quelques jours de relâche, on organisa sa vie.
D'abord, plus question de leçons particulières, je dus aller dire au revoir et
remercier la brave institutrice. Ensuite, la deuxième servante rentra chez
elle, il ne restait que « la Française » pour aider maman, elle était
très heureuse chez nous, mais elle craignait toujours de reconnaître une
ancienne connaissance dans les réfugiés de son pays qui sillonnaient nos
routes. Quelques jours après leur arrivée, les Allemands s'installèrent chez
l'habitant. Les maisons se divisèrent en appartements, presque partout le salon
des modestes foyers était converti en chambre de soldat. Les étains cachés dans la cheminée fondent par mégarde Chez nous, ils prirent une grande partie de la cour pour y installer leur
cuisine à la place même où quelques semaines plus tôt, ma grand-mère avait
fait, creuser un trou par mon frère pour y déposer ses pots d'étain et de
cuivre. Le bruit avait couru de possibles réquisitions. On riait sous cape de
voir les boches installés sur ces cachettes. Mais grand'mère ne nous avait pas
tout donné à enfouir, elle en avait mis une autre partie dans la cheminée de
son poêle ouvert. Au premier froid, on y faisait une flambée et c'est la
première flambée de 1914 qui réduisit en un lingot informe les beaux pots
d'étain de grand'mère. Sans doute les avait-elle oubliés dans cette cachette. Les soldats nous regardaient avec un air méchant mais nous avions pourtant
envie de les taquiner un peu. Il y avait devant la maison un arbre exotique que
mon père avait planté au temps de la splendeur de 1’ermitage, il avait résisté
à tous les changements, les tempêtes et la guerre. Mon frère et moi arrêtions
le cuisinier allemand pour lui faire comprendre que les fruits de cet arbre qui
se présentaient en grappes de fruits rouges étaient comestibles. Il en arracha
une grosse poignée et en remplit sa bouche. Il dut cracher peut-être très
longtemps, nous n'avons pas attendu le reste de l'aventure pour prendre nos
jambes à notre cou, il rentra dans une rage folle sur nous deux. Voyant la
réaction de cette farce innocente, nous n'osions plus passer dans la cour à
proximité des cuisines. Les familles des fusillés du 23 août Chaque jour, passaient devant la maison faisant visite au cimetière, les
familles des malheureux fusillés de ce dimanche 23 août. C'était navrant de
voir ce cortège. Une maman avec ses deux petits. Un veuf tout courbaturé par la
peine. Une jeune femme mariée de quelques semaines mise en joue avec son
conjoint mais qu'un évanouissement prématuré avait sauvé de la mort. Quand elle
revient à elle quelques moments après le massacre, elle était couverte du sang
de son mari qui gisait mort à côté d'elle, elle faisait peine à voir. Une autre
famille était sans la mère, en se sauvant ce fameux-jour de larmes elle oublia
sa boite avec ses petites économies, retournant sur ses pas elle tomba dans le
brasier allumé par les soldats et fut carbonisée. Notre petit village a payé
durement sa défense par les Canadiens. L’occupation allemande On vécut donc, tant bien que mal, avec des soldats allemands dans les
chemins. Entre les affiches, les arrêtés, les réquisitions, les punitions, la
vie continua. On devait occulter les fenêtres sitôt la lampe allumée, il y
avait l'heure de 1a retraite souvent 9 heures, les rassemblements interdits,
etc. En attendant le reste de " l'aventure ", les envahisseurs
marchaient vers Paris, ils entrèrent en France comme en Belgique en semant la
panique, la peur et la mort. Leur victoire fut facile. Bien équipés, bien armés
et surtout convaincus de leur force, ces soldats combattaient contre une armée
prise au dépourvu avec pour toutes défenses quelques sacs de sable et comme
refuges quelques vieux forts démodés, elle se repliait en bon ordre, disaient
les communiqués que l'on parvenait à avoir, jusqu'à ce qu'un général français
et un anglais aient mis bon ordre à ce dépliant d'accordéons ! Ils s'arrêtèrent en face de Paris devant un barrage d'hommes que formèrent
les armées alliées de nos malheureuses troupes. L'hiver arriva avec les problèmes à résoudre sur la nourriture et le
vêtement. Les grands-parents ne vendaient plus les produits de la ferme ;
le lait, le beurre, le fromage servaient à l'usage
familial mais, malgré tous les arrangements possibles, la bourse se vidait... Parfois le cuisinier allemand nous donnait un peu de potage mais nous ne
l'acceptions pas d'un bon cœur depuis le tour que nous lui avions fait, nous
n'avions plus confiance en lui. Par leur rentrée en France, les casques à
pointe effacèrent les frontières. Mon père se risque à effectuer un voyage en France et ramène deux poussins
à transformer en coq de combat… Le parcours était libre jusqu'à la ligne de feu. Mon père très énervé par
l'inaction forcée eut l'idée d'aller jusque dans le nord de la région où se
trouvait une faïencerie qu’il visitait souvent et où il comptait des amis. Après
maintes recommandations, il partit sur la fin de l'hiver que nous venions de
passer et rentra quelques jours plus tard, désespéré, fatigué et fourbu. Il
avait employé pour accomplir ce petit voyage un vélo abandonné dans un champ,
puis bénéficia de l'aide d'un fermier qui semblait prendre la route de France
avec sa carriole, ensuite, en se débrouillant avec le peu d’allemand qu’il
savait parler, il fut chargé sur un camion bâché rempli de soldats puis, il
marcha longtemps, bien longtemps, raconta-t-il. La situation des Français du
nord était pareille à la notre. Ils avaient comme nous beaucoup souffert de
l'invasion et redoutaient les Allemands, le ravitaillement était comme chez
nous très précaire. Mon Père pourtant revint portant un paquet. Dans une boite
à soulier percée de petits trous, il ramenait deux petites bêtes, deux petits
poussins de France avec des yeux plus vifs que ceux des nôtres, des pattes plus
robustes et le plumage plus foncé. Nous avions mission de faire grandir ces
petites bêtes pour les convertir en champions de lutte. Les combats de coqs
n’étant pas permis en Belgique mais les français en faisaient leur sport
favori. Pour gagner quelques centaines de francs sans doute, mon père consentit,
d’élever ces coqs dans la petite ferme de grand-père. Au bout de quelques mois,
ils étaient déjà grands et méchants, ils faisaient leurs délices des déchets de
la cuisine allemande, plus d’une fois ils renversèrent bidons et marmites pour
se gaver jusqu’au lendemain. Les soldats commençaient à les craindre, mon frère
et moi en avions peur et maman se munissait d’une baguette pour aller fermer
leur grille. Au bout de quelques temps, il fallut les séparer car les batailles
entre eux faisaient rage, ces combats étaient affreux à voir et cependant, pour
les corser, on disait que les français avides de ces spectacles, garnissaient
encore les pattes des combattants avec des éperons d’acier. Il fallait combiner un voyage de retour pour ces méchantes bêtes. Avec un
ami, mon père les mit en caisse car d’une boite à souliers, il n’était plus
question. Le voyage pour remettre ces volatiles à leur propriétaire dut être
très ardu car mon père fut lamentable à son retour, il jeta quelques pièces
d’argent sur la table, s’affaissa dans un fauteuil et murmura un « plus jamais »
venu du cœur. Les deux pièces de 20 francs en or de grand-mère et les allumettes de grand-père Nous étions donc à la fin du printemps, le premier hiver de la guerre était
passé. On avait pu faire les petites réunions marquant les fêtes de Noël et de
nouvel-an sans se dérober trop aux traditions, naturellement, les couques
de Noël, les galettes du Nouvel an ne
furent pas aussi succulentes que celles des années précédentes. Mais cela passa
et grand-mère avait encore extrait d’une boite à cigares, témoin des temps
passés, deux pièces de 20 francs en or. Elle avait dit en nous les donnant :
« Je crois que ce sont les dernières ». En effet, elles furent les
dernières du trésor de grand-père et aussi les dernières du trésor public. On
n’en frappa plus après la guerre de quatorze ! J’avais commencé l’hiver en allant avec grand’mère au cimetière le Jour des
morts, en faisant le pèlerinage du 8 décembre à la Vierge et nous avions mis
nos espoirs dans nos prières. Mon grand-père avait taillé toute l’après-midi
des planchettes de bois réduites en très fins bâtonnets. Installés dans le coin
de la cheminée, dans un vieux pot de grès, ils devaient servir d’allumettes que
l’on faisait prendre feu dans le charbon
du foyer. Cela servait très bien pour allumer sa pipe bourrée d’un tabac
synthétique que l’on vendait au marché noir car les véritables allumettes
étaient impossibles à trouver. Mon père s’essaye à la galvanoplastie ! En France, on avait suggéré à papa de faire de la galvanoplastie. Cette idée l’enchanta et
il en parla à mère. Pauvre maman, je me rends compte maintenant combien elle fut courageuse et
soumise. De chimiste, elle devient fermière puis ensuite mania les électrodes, les sels métalliques et
les fils conducteurs et tout cela en tenant tête à son ménage ! Ce n’était
pas là la dernière trouvaille de mon père en fait de travaux. Si vous avez
la patience de me lire jusqu’au bout, vous saurez que si mes parents ne furent
pas des soldats du front, ils furent des Combattants de l’arrière, peut-être
aussi héroïque que les décorés de la ligne de feu. Donc, on se procura de hautes caisses que mes parents garnirent à
l’intérieur de cire à cacheter, mauvais conducteur de l’électricité. On
déposait dans un bain préparé dans ces caisses étanches une laque de cuivre et
une plaque d’acier gravé servant dans les faïenceries de moule à décors.
Ensuite les électrodes, l’une positive qui dégage de l’oxygène et met en
liberté le sel qui forme le métal tandis
que l’autre négative fixe le métal libéré. I1 fallait donc poser les bâtons
exactement à leur place pour que l’un enlève le cuivre et l’autre le fixe.
N’ayant pas d’électricité à demeure, ces électrodes étaient alimentées par des
accumulateurs que papa faisait recharger en ville. Dans ce travail, papa
n’était jamais seul, il exigeait toujours la collaboration de maman qui lui
prêtait son courage et son bon sens. Les plaques arrivaient à la maison,
étaient remises en état et renvoyées aux faïenceries. Ce travail était assez
dur car les plaques étaient lourdes et l’électricité délicate à manier. Ce
travail se faisait en usine avant la guerre mais les bâtiments fermés
empêchaient le grand trafic et seules quelques petites industries s’occupaient
encore de ce travail. Le labeur était d’un
bon rapport mais, au bout de quelques mois, on dut l’abandonner, les
transports devenant difficiles et l’électricité en accumulateurs coûtait chère.
Si cette dernière avait régné en maître comme aujourd’hui, mon père aurait fait
de grandes choses avec sa collaboration, mais nous étions encore au stade du
gaz. J’avais connu à 4 ans l’ère de la lampe à pétrole avec la mèche filante et
le verre noirci de fumée puis ce fut le gaz avec bec droit. Les réverbères
arrivèrent alors avec les allumeurs et
leurs torches qui chaque soir animaient la rue. Puis, il y eut des
améliorations pour l’éclairage des maisons en inaugurant le bec ALLER du nom de
son inventeur. Il était plus économique et éclairait mieux. Nous en étions à ce
système quand mon père commença ses travaux de galvanoplastie à l’aide de l’électricité ! Notre maison se transforme en fabrique de poudre à base de plomb pour la
vendre aux ménagères qui désirent nettoyer leur four Une après-midi de flânerie, mon père
entremit une conversation l’épicier du coin. – C’est fantastique, disait-il,
comme nos ménagères ont souci de la propreté malgré la guerre, elles astiquent
: nettoient sans relâche, Je ne sais plus leur fournir ce qu’elles demandent. – Que vous demandent-elles de si précieux ? s’enquit
mon père. – Eh bien, continua le commerçant,
entre autre chose leur manque de la mine de plomb pour nettoyer leur foyer,
l’hiver arrive et le poêle demande de l’entretien. Le lendemain, mon père partit en ville et rentra en jubilant. Ma pauvre maman se demandait de
quelle invention nouvelle allait-il lui parler. – J’ai découvert, dit-il, un petit travail reposant pour toute la maison. Il
expliqua... Dans un magasin en gros, j’ai trouvé du graphite, poudre noire
extraite d’une moulure de pierres noires trouvées en Sibérie, en Bohême ou à
Madagascar. Il est infusible et bon conducteur d’électricité, il rentre dans la
composition des électrodes, des mines de crayon
et sert d’enduit au graissage de grosses pièces. Il porte aussi le nom
de plombagine ou mine de plomb. Mon père était dans son élément de chimiste en combinant un mélange dans sa
tête de ce produit et de suie qu’il trouva chez le droguiste. Il était si
absorbé dans ses idées qu’il n’avait salué personne sur la route. Tout pressé
de se retrouver à la maison, il avait marché comme un automate… Maman restait
songeuse. Nous allons dit-il faire de
petits paquets de poudre noire pour nettoyer les poêles. Il n’y en a pas sur le
marché, nous en vendrons beaucoup et ce travail n’est pas fatiguant. Toute la
famille se mettra à la besogne. C’est ce que l’on fit ! Mon père visita les petits magasins et les commandes arrivèrent. On dût
prendre trois ouvriers tant le produit était demandé. Mais quel travail ! A la
sortie de l’atelier, on était méconnaissable, de vieux foulards protégeaient
nos cheveux des poussières et si, pendant le travail, une mouche nous piquait
ou un ennui quelconque nous forçait à mettre la main à la figure, nous avions
grand plaisir à nous voir, l’une et l’autre, barbouillées de suie. L’hiver arriva nous trouvant à ce travail ; il faisait froid dans
l’atelier. Grand-père revenait des champs avec du bois pour le chauffage, car
la carte du ravitaillement donnait une ration insuffisante. Des cours de couture pour faire d’affreuses chaussettes Les religieuses françaises d’un couvent situé dans le village organisèrent
des cours de raccommodage. Je m’y inscris et un
après-midi par semaine j’étais sur un banc d’école pour apprendre à
faire du neuf avec du vieux. Je tirais bien parti de ces leçons et taillais des
culottes pour mes petits frères dans de vieux habits de mon père. Avec quelques
pièces blanches, on bâtissait un drap de lit. On tricotait aussi des
chaussettes avec des restes de laine. De toutes les couleurs, elles faisaient
peine à voir tellement que toutes ces teintes leur donnaient un air
pitoyable ! Nous tachions de nous
persuader que la mode mettait ses tricots bayadères au cri du jour ! Nous ne pouvions pas nous servir de la machine à coudre pour tous nos
arrangements car elle exigeait double longueur de fil pour réparer et les
bobines devenaient tellement rares. Peu après, cette organisation tomba car les
religieuses furent rappelées dans leur maison de France. La soupe populaire Puis le village organisa la soupe populaire. Après une démarche faite au
bourgmestre, je pus m’inscrire pour la distribution, ce qui nous donnait droit
à double ration. Tous les jours, vers 11 heures, je me rendais au local et à
mon retour, je pouvais mettre sur la table deux cruches de potage. Nous
commencions à sentir la peine et la faim, notre cœur était lourd et notre
estomac léger !! Ce fut le début de
l’année et ensuite le printemps avec le soleil et les fleurs et nous avions
faim. Notre pays était déchiré, son histoire tombée en lambeaux. Les cendres de
nos héros encore chaudes, ne donnaient pas de chaleur à nos foyers sans feu !
Notre idéal, un peu désemparé, avait perdu toutes attaches qui pouvaient nous
relier aux beautés et aux grandeurs du patriotisme. En perdant nos moyens
d’existence, nous perdions peu à peu tout notre idéal. Trier C’est alors que nous fumes heureux d’accepter d’un fermier, ami de mon
père, un sac de nourriture refusé par ses bêtes. C’était un mélange de graines
dont une sorte était profitable au bétail et une autre néfaste. Nous dûmes
remercier avec cérémonie ce donateur si
généreux. Il y avait 100 kg de graines que nous avons pris la patience de séparer une à une… Nous nous installions autour de la table, un tas devant nous, Sur un essuie propre, on
triait : le maïs d’un côté, le froment de l’autre, le seigle en face et
les mauvaises graines d’un autre côté ! Le travail n’était pas fatigant, on bavardait en le
faisant mais il mettait nos nerfs en boule !!
Lavées et séchées, le lendemain on les réduisait en farine en manœuvrant
le vieux moulin à café de grand’mère et on en faisait une mixture cuite à
l’eau. Nous appelions cela « du boubou », cette affreuse assiette
agrémentée d’une couche de sirop de ravitaillement à qui on avait du mal de
donner un autre nom que celui de « vomitif ». Nos quinze ans, nos cinq ans, nos
trente cinq et soixante ans devaient se contenter d’un plat aussi
délicat mis dans notre estomac avant
d’aller dormir. Cette mixture qui avait nom sirop faisait état de beaucoup de chose, elle
servait de sucre pour nos tasses de lait, de matière pour garnir nos tartines
de trompe la faim dans la journée lorsque notre estomac criait famine et
d’excuse pour pouvoir repousser notre assiette lorsque nous étions sans
appétit. Mon père fabrique un sirop à base de betteraves sucrières C’est alors que mon père pensa de faire un sirop[10]
plus naturel avec cet affreux amalgame.
Grand-père avait récolté des betteraves sucrières pour des fourragères, erreur
d’un marchand de graines qui sans doute
dans les temps troubles que nous vivions, avait fait un mélange de fond de sac. Les Allemands avaient quitté la cour et nous avaient laissé one énorme cuve
de leur cuisine roulante. Elle nous vint bien à point ! On coupait les feuilles aux betteraves, on les lavait, les découpait en
petits morceaux. Déposées dans une immense passoire posée sur la cuve allemande,
on les aspergeait d’eau bouillante pendant vingt quatre heures en les broyant
le plus possible, on en retirait un jus acre auquel on devait ajouter tout le
sucre de notre ration mensuelle. Le travail était important car il fallait
encore faire bouillir ce « jus de carottes ». A cet effet mon père
avait fait la dépense d’un petit foyer qui avait pris la place des cuisines
allemandes. Le sirop refroidi était bon pour notre palais avide de bonnes
sensations mais inutile d’encore demander un morceau de sucre durant le
mois suivant, cette fabrication avait englobé la ration mensuelle et puis cela
dérangeait un peu les fonctions intestinales qui pourtant étaient habituées à
toutes sortes d’aliments. Les Allemands réquisitionnent mon chien et mon vélo ! La cuisine allemande partie, nous avons dû préparer notre place pour de
nouveaux pensionnaires, ils étaient plus sympathiques que les précédents mais
mon père leur fit comprendre qu’ils devaient rester dans leur pièce car ils
avaient tendance à mêler aux groupes familiaux en nous apportant des vivres.
Dans les premiers jours de 1916, il y eut un arrêté placardé sur les murs de la
cité qui nous obligeait d’aller conduire nos chiens à Ce fut moi qui le présentai au contrôle. Naturellement il fut de suite
remarqué. Le casque pointe ne lui
inspirant confiance, il sauta sur le soldat en
tirant sur la laisse. Surprise de cette tension, je lâchais prise… Je
vis qu’une lutte s’engageait entre mon
chien et le soldat, il sauta sur l’Allemand et je n’aperçus plus qu’un affreux mélange de poils bruns et de tissus
gris. Je fuyais de toutes mes jambes car un adjoint venait de me désigner à
l’officier comme étant la propriétaire de l’animal et les représailles
pouvaient être terribles. Après ce coup, ce fut la réquisition des vélos. Comme je fus triste de
porter ma petite machine à ces gens jamais contents, aux désirs jamais
assouvis. I1 me sembla qu’elle était elle-même en peine de dire adieu à nos
belles promenades « 0 chose inanimée, avez-vous donc une âme ! » Une toison de mouton à transporter à l’insu des Allemands Il semblait que non père avait perdu l’idée d’un nouveau travail, il était
triste et désœuvré, il recommença une marotte qu’il avait eue étant jeune. Il
noircissait des cahiers d’une écriture haute et couchée, voulant faire de ces
écrits une pièce de théâtre qu’on jouerait plus tard sur une scène du village. Un fermier de nos amis voulut se débarrasser d’une toison de mouton qu’il
n’avait pas voulu livrer aux Allemands. Il n’était pas tranquille d’avoir cette
laine chez lui et semblait avoir grande hâte de me la donner. Je partis donc un
matin où le brouillard était dense. C’était vers le début de mars, je devais
traverser la campagne mais je ne craignais personne. Reçue à bras ouvert chez
ces braves gens, j’y reçus un petit déjeuner et on discuta ensuite le moyen
d’emporter le butin. Il faut, dit le fermier, mettre cela dans un grand sac
avec peu de foin par dessus, vous le porterez sur le dos, ce ne sera pas très
lourd. Je devais marcher quatre kilomètres… La fermière eut une autre idée qui
l’emporta sur celle mari. Elle me fit entrer dans sa chambre, enleva ma robe et
m’entortilla dans la laine brute. Elle me remit ensuite la robe et heureusement les coutures ne
cédèrent pas… J'arrivais à la maison dans un état indescriptible !
Tous ces préparatifs avaient
demandé du temps, l’heure avait tourné
et la petite aiguille de la pendule était au sommet du cadran comme le soleil dans le
ciel. Ce fut un vrai miracle que les Allemands que je rencontrais, malgré leurs regards moqueurs, me laissèrent
passer sans m’arrêter car je crois que j’avais un air bizarre. Mon père me fit construire un
rouet et clandestinement, je filais la laine car j’avais besoin d'un vêtement
pour l'hiver. Le beau temps surprit l’atmosphère de l’ermitage dans une
demi-quiétude. Ma mère et Réquisition des hommes de 20 à 60 ans Il y eut une affiche qui nous enleva toute notre quiétude. Les Allemands
ordonnaient la présentation à La mort d’un coq pour fêter papa ! Pour fêter le retour de mon père, ma grand'mère voulait un extra mais
armoire et garde-manger étaient vides ! Mon grand-père annonça le massacre d'un
coq !! Les poules étaient pour les œufs mais deux coqs n'étaient pas
nécessaires ! On allait en sacrifier un, il irait dans la cocotte pour
fêter le retour de papa. Aussitôt dit, aussitôt fait. Il y eut un ménage au
poulailler et grand-père en sortit brandissant le condamné. Ses mains n'étaient
pas fermes sans doute son âge ou l'énervement, étaient cause de ce tremblement.
Il attira à lui avec ses pieds chaussée de sabots un billot de bois qui
trainait sur la cour, ramassa une hache, posa la tête du volatile sur la bûche
et abattit le couperet pour trancher le cou du coq. Mais, il semble que le coup
fut mal porté ou la hache mal coupante, un nerf ou deux ne furent pas tranchés
et la bête dans un sursaut d'énergie vola dans un arbre de la cour en
poussant un cocorico désespérant. Avec
la tête pantelante et les plumes
sanguinolentes, le spectacle n'était pas beau. Grand-mère se voilait les yeux,
mon frère riait, moi je pleurais. Les Allemands accourus à nos cris poussaient
des "Acht" à faire tout trembler. La pauvre
bête ne resta pas longtemps dans le prunier, elle s'affaissa exsangue ! Personne de la famille ne voulut se charger de le
dépouiller pour le mettre en marmite. On le donna aux voisins qui s'en
régalèrent. Les Allemands, nous voyant si piteux, nous apportèrent deux de
leurs pains noirs et durs que l'on mangea avec les galettes que nous avions
préparées pour le voyage que papa ne fit heureusement pas. Papa trouve un travail de représentant en denrée alimentaire Tous les soirs, nous faisions la prière en commun et mon père nous proposa
d’y ajouter un chapelet afin de trouver une inspiration pour un travail rémunérateur.
Quelques semaines après sa présentation au contrôle, il rencontra un ami
d’enfance qui possédait plusieurs fabriques de denrées alimentaires.
Naturellement, elles étaient fermées, une seule donnait à tout rendement. Je ne
sais par quel truchement cet établissement où on fabriquait des confitures, marchait
à plein rendement et papa s’entendit proposer la représentation pour le
Hainaut, ce qu'il accepta de grand cœur. Cette situation confiée à mon
père nous sauva autant moralement que
matériellement. Nous devinrent donc dépositaires d’une fabrique de confiture.
On aménagea dans la cour un magasin avec rayons, mon père racheta un vieux
camion dans une firme au chômage, on astiqua le malheureux cheval qui nous
restait et on partait chaque matin avec le véhicule chargé pour distribuer la
confiture dans les villages environnants. Mon père et ma mère partaient
ensemble. Parfois, je remplaçais maman mais cela était très fatiguant car le
camion n’était pas très pratique et j’aimais rester à la maison pour terminer
mon gilet en laine filée car je voyais venir la mauvaise saison et j’étais sans
vêtement chaud. Nous avions aussi la besogne de préparer les commandes du
lendemain. Nous nous régalions parfois, Je suis
amoureuse de Robert Les clients étaient nombreux. C’est ainsi que je fis la connaissance de
Robert. Son père était chômeur de par la guerre et lui était étudiant en
architecture. Il venait souvent à la maison acheter des pots de confiture et
des seaux de marmelade. Il commença pour m'inspirer une réelle confiance et puis, je remarquais les
jours où il était absent. Ensuite son visage et ses yeux : bruns me plaisaient
infiniment et je connus un sentiment des plus indéfinissables qui je crois
s'appelait amour... J’allais avoir 19 ans ! Mais ce verbe aimer ne fut jamais conjugué entre nous. Cependant son
physique comme son moral, incarnait pour moi le pur idéal forgé dans mes
espérances. Simplement par l'échange de nos regards, nous comprenions nos
sentiments l'un pour l'autre. Lorsqu'il venait chez nous, il était toujours
introduit dans le bureau comme un étranger, il ne fut jamais admis dans l'intimité
de la famille. Pourtant sa visite, quoiqu’officielle, me faisait toujours un
plaisir immense. Des livres que j'avais lu de Pierre Lermite,
René Basin et des auteurs à la mode en ce temps là, des exemples de parents
qu'un idéal chrétien unissait, j'avais retiré un modèle de vie que je voulais
mien et c'est avec Robert que je croyais le trouver. Un matin, je fus à la
messe dans une chapelle au bout du village… il y était... Nous échangeâmes un bref salut à la sortie. Désormais, ce lieu fut celui d'un rendez-vous muet en face de Dieu. Je me
rendais maintenant compte que ses visites à la maison avaient un tout autre but
que commercial, il pouvait avoir le but que j'espérais ! Que n'importait la
faim, les habits découpés dans de vieilles nippes que nous recevions de La
Croix-Rouge puisque je pensais lire dans son regard un amour qui nous unirait peut-être
un jour. Résistants fusillés Dans ce moment, les occupants devenaient de plus en plus mauvais. Pendant
une nuit froide de la fin de l'hiver, nous eûmes l'impression qu'un fait
étrange se passait au village. Dans l'artère principale, retentirent des pas de
chevaux et des commandements brefs et durs en langue germanique. Le matin, on
s'interrogea. Une dizaine de civils belges retenus par les Allemands avaient
été passés par les armes dans un bois faisant la limite du village. Nous en connaissions plusieurs, nous étions
vraiment peinés d'un pareil événement. On parla à mots couverts de la cause
d'une telle sanction, la vérité fut devinée plutôt que colportée, elle
n'arrivait pas à calmer notre anxiété. Mon père resta, quelques jours, bien morose.
Il admirait ces braves me dit-il mais se demandait pourquoi ses amis ne
l'avaient pas reçu au milieu d'eux. Il les félicitait tout en étant ignorant de
leurs gestes et enviait leur héroïque destinée.
Maintenant pour les rappeler aux citoyens qui passent, un ange en pierre
met un doigt sur la bouche en demandant une minute de silence pour ceux dont
les noms sont inscrits sur le marbre à l’endroit où ils sont tombés ! Il
faut se souvenir ! Mon père perd son travail mais, une fois de plus en retrouve un… Vers la fin août, les Allemands arrivèrent chez nous pour une perquisition
en règle concernant le commerce qu'ils n’autorisaient plus. Papa fit certaines
démarches pour la licence mais rien à faire, il fallait terminer cette besogne
!! Mais je pense que Dieu eut pitié de
nous car quelques jours après cette débâcle, on vint demander à mon père de
faire le contrôle des récoltes dans un
petit village voisin. Mon père reçut un équipement complet pour son travail
qu'il paya avec son premier salaire. On vendait encore quelques pots de confiture
en cachette et Robert venait régulièrement en chercher par petite quantité. Les écoles fonctionnaient mal, beaucoup de congé, peu d'enfants dans les
classes, des professeurs distraits et à vrai dire l'ambiance n'était pas
propice aux études. Réquisitions des jeunes gens Soudain une affiche placardée nous glaça : « Les jeunes gens de 15
à 21 ans, présentation à La Kommandantur pour travail forcé au camp allemand ».
Mon frère ! ! Robert ! ! Une fameuse
veillée commença, la même qui précéda la présentation de père à la maison
communale. On s'efforça de bien réussir les friandises au sirop et aux
carottes, les médailles, le chapelet, tout fut pareil mais mon frère était
maigre, pâlot et jeune, non armé pour une lutte comme celle qu'il allait
devoir soutenir. En nommant mon aîné, je
nommais aussi Robert. Pas un étudiant n'échappa à l'affreuse réquisition, ils
partirent tous défricher une forêt dans le nord de Mon père partit au travail pour deux ou trois jours, le reste du commerce
sombra, on n'avait plus de courage et nous devions héberger et supporter les
Allemands. Je ressens encore l’odeur de leurs vêtements et du cuir mouillé qui
imprégnait toute la maison, leurs bottes dans le couloir, leurs casquettes au
porte-manteau, leur voix qui résonnait dans notre demeure bâtie pour abriter le
bonheur. Tout cet ensemble nous crispait et accentuait notre tension ! Les jours passèrent, je n'avais aucune nouvelle de Robert, je voyais sa
mère à la messe du matin nais on n'échangeait qu'un simple salut. Concernant
mon frère, nous ne savions rien. Les nouvelles nous arrivaient confuses et
pleines de " on dit ". La grippe espagnole épargne mes grands-parents Une faneuse grippe dite " espagnole " arriva pour nous mettre
complètement à plat. Mes grands-parents
y furent réfractaires heureusement car
eux seuls restèrent debout pendant une quinzaine de jours. Mon père était au
lit dans le petit village où il était occupé. Cette maladie nous enlevait toute
vitalité et pas de médicaments à trouver, plus de vitamines, pas de sucre et
l'inquiétude que nous avions au cœur pour nos absents accentuait notre malaise.
On ne releva tant bien que mal, chacun
reprit son travail et moi je retournai à la messe. Je revis la mère de
Robert mais j'eus l'impression qu'elle m’était hostile. Un matin où le soleil
levant embrasait les vitraux de 1a petite chapelle, jetant des feux multicolores
sur le drap de l’autel, je vis de suite Robert à mon entrée dans l'édifice,
penché sur prie-Dieu, la tête entre les
mains. Je dois avouer que je ne priais pas ce matin-là contrairement à ce que
j’aurais dû faire ! A la sortie de la messe après un serrement de mains et un bonjour des plus
cordiaux il me conta qu’il fut atteint par cette grippe, qu’il exagéra son état
et fut renvoyé chez lui la veille de ce jour. Je fus si heureuse, il n’avait
pas bonne mine mais Dieu aidant, il pourrait surmonter son abattement.
Répondant à mes questions, il m’avoua ne pas avoir revu mon frère. Ils étaient
si nombreux dans le camp et regroupés en plusieurs sections et il était donc
bien difficile de nous renseigner à son sujet. Cela mit un peu d’ombre sur mon
bonheur et le commerce étant terminé quand et comment allions-nous nous
revoir ? Les heures de cours aux Ursulines n’étaient pas régulières pour cause le
va-et-vient des troupes allemandes. De plus Robert abandonna ses cours pour un
repos complet. Nous devions nous remettre au hasard. Un soir en allant fermer
la grille de la maison, j’eux la surprise de le voir sur le trottoir. En
flâneur, il arrivait vers moi. Une poignée de mains scella notre rencontre, il
en fut ainsi chaque soir, la conversation se prolongeait de plus en plus,
j’m’enhardis à faire quelques pas avec lui puis un bout de chemin et puis
j’allongeais la promenade jusqu’au tournant de la rue. L’existence était triste
mais mon cœur si heureux. Retour miraculeux de mon frère Mon frère était parti depuis plus d’un mois, on craignait l’hiver que l’on
prévoyait terrible. Lorsqu’un Allemand vint nous prévenir en mauvais
français : « petit garçon stationne en ville ». Nous étions
bien émotionnés. Comment était-il revenu ? Comment allait-on le
retrouver ? Mais il allait bien, fort maigri, très pâle mais grâce à dieu,
toujours sur ses jambes. Le lendemain, de grand matin, je partis avec une amie
prévenir mon père, il y avait trois heures de marche mais la bonne nouvelle que
nous portions, nous donnait des ailes. Il était si heureux le pauvre papa qu'il
pleurait de joie. Ces larmes nous récompensaient de l'effort que nous venions
de faire en marchant si longtemps. Un fermier du village proposa de nous
reconduire en voiture et le soir, nous étions tous réunis pour la prière en
commun. Mon frère abandonna l'école pour remettre en équilibre sa santé
chancelante. Un fils de magistrat dans la même situation vint chez nous pour se
rétablir. Chaque matin, ils prenaient tous les deux la clef des champs,
retrouvaient souvent grand-père sur l'une ou l'autre terre et prenaient part à
son travail mais d'une façon bien
épuisante pour le pauvre vieux. Je fabrique des cahiers d’écoles pour mes frères Pendant ce temps, 1917 s'écoulait, je voyais souvent Robert le soir...
Arriva décembre avec ses fêtes. Je pense bien avoir été faire une fois le
pèlerinage à la Vierge avec Robert pour Dans un vieux manteau, j'y taillais
deux mallettes pour l'école et elles n'avaient pas mauvaise mine. Je
découvris dans une soupente un rouleau de vieilles affiches du temps où mon
père faisait des conférences Agricoles. Ces affiches étaient garnies au verso
de dessins représentant les animaux de la ferme, le recto était blanc et
pouvait servir. En découpant ces affiches, je construisis quatre gros cahiers
reliés par de la fine ficelle et couverts par du papier gris. J'avais ligné le
recto, les pages avaient l'aspect assez engageant à l'étude. Mais le verso
présentait une anomalie assez comique, parfois le dessin d'urne queue de coq
voisinait avec le bec d'une poule ou encore une
tête d'un cheval faisait risette à la patte d'une vache. Enfin, ces
cahiers avec ses dessins hétéroclites donnaient des ennuis à l'institutrice,
car les enfants s'en amusaient énormément. Nous avions déniché dans un vieux
magasin quelques craies, crayons, porte-plume et plumes et puis maman suggéra
d'ajouter aux cadeaux un petit carton marqué
d'une écriture déformée : " bon pour un vélo après la guerre "
ce qui remonta un peu le moral de mes deux petits frères mais ils demandèrent à
maman : « Mais après la guerre, ce sera quand maman ? » Noël 1917 arriva froid et blanc, nous trouvant plus lamentables que jamais,
tristes et dépouillés de tout, autant moralement que physiquement. Les
Allemands avaient interdit la messe de minuit, il n'y eut pas de cadeaux ni de
fêtes. Nous étions juste heureux d'être en famille et c'était déjà un fameux
bonheur par ces temps de séparation. Les soldats ne nous laissaient aucun repos, aucune initiative. Ils
anéantissaient nos moindres idées lorsqu'on parvenait à en avoir !! Leurs
regards devenaient diaboliques, ils ne me laissaient aucune satisfaction,
aucune distraction. Pour le réveillon 10 merveilleux grains de vrai café et un coq… qui trempa
malencontreusement dans un jus de charbon La veille du 1er janvier, grand-mère me dit : " On croit
que nous aurons la paix cette année, je vais faire un extra pour demain, n'en dite
rien à personne... je vais tuer le dernier coq de la basse-cour, les poules se
passeront bien de lui. J'ai la main plus ferme que celle de grand-père, je ne
raterai pas mon coup de hachoir. » En
vérité, cela fut vite fait, le coq fut tué, plumé et vidé en un rien de temps.
Le premier janvier se leva avec son histoire ! A notre visite matinale pour les
souhaits, nous aperçûmes le coq tout nu et pantelant prêt à mettre au bouillon.
Grand'mère avait tout préparé et avec bonté et orgueil nous invita à diner.
Cela fera un peu fête dit-elle et remontera notre moral. Vers 11 heures, je fus
chez elle pour l'aider un peu. Après avoir dressé la table, elle me dit :
" monte sur cette chaise placée en face du buffet, prends derrière la
vaisselle sur la plus haute planche une petite boite de fer blanc. Il y a
dedans 10 grains de café conservés précieusement, on les ajoutera au malt pour
faire une bonne tasse qui complétera le diner. " Depuis trois ans, nous n'avions plus bu de
café. Le fumet du bouillon dans lequel mijotait le coq répandait une si bonne
odeur dans la cuisine de grand'mère que notre tête en tournait ! Elle tournait
si fort que son tourbillon amena le drame. Je préparais donc le bon café. Grand'mère mit les pommes de terre à cuire,
vérifia la cuisson du riz et prépara le nécessaire pour confectionner la sauce
blanche qui accompagne sur l'assiette toute bonne poule au pot. Tout promettait
un bon festin... de guerre. Derrière le poêle se trouvait un bac pour le charbon. Comme il était réduit
à l’état de poussière, il fallait le
mouiller, le mélanger afin d’en faire une espèce de mortier qui servait à nous
chauffer. Grand-mère très affairée avec son festin en préparation vérifia la teneur d'eau dans le charbon et dit :
moitié bas, moitié haut, je vais remettre une pelletée dans le feu. Comme elle
était très active, aussitôt dit, aussitôt fait, mais au lieu de glisser la
casserole et de se trouver devant le foyer
ouvert, elle eut une de ses distractions, elle souleva le couvercle de
la marmite croyant manier celle de la cuisinière et ouf, voila la ration du
menu charbon partie mijoter avec le coq !! Ma pauvre grand-mère tomba assise et
deux grosses lames coulèrent sur ses joues ridées laissant des traces humides
dans les creux de son visage !! Nous n'avions vraiment pas de chance avec nos
coqs au pot !! A mon cri, toute la
maisonnée arriva. Mon grand-père était furieux, mon père peiné. Le sang froid
et le savoir de maman sauva la situation, elle prit le coq par une patte, le
sortit de son bain noir pour le plonger dans un récipient d'eau tiède, elle lui
fit prendre plusieurs bains dans ce sens jusqu'à ce que toute trace de charbon
ait disparu. Bien nettoyé, on le fit rebouillir une fois avec du sel. Sans
doute à cause de la rapidité de l'intervention de maman, le goût du coq ne fut
pas altéré, mais le potage fut à jeter. Néanmoins, on se régala et, si parfois
un petit grain noir se cachait dans les dents, on ne disait rien à grand'mère
car elle en aurait eu trop de peine. Après avoir bu le bon café, on riait ensemble de l'aventure mais au moment de son
arrivée, on était plutôt triste. Je voyais Robert tous les jours et la vie
continuait " en tirant le diable par la queue " comme disait grand-père. Ma tristesse revient
un jour de janvier à l'aube. Robert était absent de la petite chapelle. Ma
journée fut maussade, le soir il était devant la grille, il m'expliqua que sa
mère lui ordonnait un grand repos matinal mais à la fin du jour, il pouvait
facilement s'absenter de la maison. Mon espoir déçu de le trouver à la chapelle ne n'empêchait pas de me rendre
à la messe chaque matin. Mon père se lance dans la
fabrication de chicorée Les récoltes finies et contrôlées, mon père se trouva de nouveau sans situation... Mais il avait mijoté
quelques nouveaux travaux. Dans les villages voisins du nôtre, on y pratique la
récolte des chicons. Ce légume est la deuxième pousse d'une racine qui donne
tout son rendement dans ces feuilles presque blanches qui font les délices de
nos gourmets. Mais ces racines en carottes gardent toute leur amertume après
les deux récoltes. Elles sont distribuées au bétail mais le trop nuit à leur
santé. Les fermiers avaient de la peine à s'en débarrasser, mises en silo le
mauvais temps allait les détériorer. Mon père apprit que la diminution des
bêtes par les perquisitions, le manque de moyen de transport mettaient en
souffrance l'écoulement de cette marchandise. Dans ses visites aux fermiers mon
père avait pris des informations, il était très bien documenté sur cette sorte
de plante qui pouvait remplacer la chicorée. Le café n'ayant plus cours, la chicorée s'employait en quantité massive. On
en fabriqua chez nous mais pour cela le montage d'un atelier était nécessaire.
Mon père n'hésita pas !! Il se rendit à la banque qui avant la guerre gérait ses
négociations d’argent. Le directeur lui remit une somme assez forte avec
échange de traites acceptées et la chicorée rentre en scène. On s’équipa
d’abord dans l’ancienne remise, magasin à la confiture. On y installa un moteur
au gaz qui actionnait un moulin concasseur... Dans un bâti de moule à carreau, j'ai oublié de mentionner dans ce mémoire
que mon père avait cherché à fabriquer des carreaux, il avait dans ce but
établi un four qui n’avait pas beaucoup servi mais qui allait maintenant être
employé comme foyer pour cuire les cossettes que l'on introduisait dans un
immense tambour actionné par une main courageuse. On coupait les racines après lavage dans l'ancienne cuve au sirop, on les
faisait sécher dans la passoire au dessus du feu installé dans la cour. Tous
les ustensiles employés pour la fabrication du sirop étaient occupés. Ensuite,
venait la torréfaction, puis le concasseur et le moulin se mettait en action,
venait ensuite la mise en sachets gui était confiée aux deux ouvriers.
J'abandonnais de nouveau les livres et je fabriquais à longueur de journée des
sachets cylindriques qui servaient à l'empaquetage de la marchandise. Ce commerce marchait bien mais je me souviens que la première traite
acceptée venue à échéance fut honorée avec l'argent de la vente d'une des
quatre vaches de grand-père. Les religieuses ayant constaté ma bonne volonté
aux études me donnèrent un certificat et je laissais tomber devoirs et leçons
pour aider ma mère. Déçue par Robert Pendant quelques jours, je ne vis plus Robert, j'étais inquiète quand un
matin sa mère fut à la chapelle. Je fus hardie et je la rejoignis: « puis-je
vous demander des nouvelles de Robert, depuis quelque temps il est absent à la
messe ». Oh, me lit-elle, rien de grave, il a de nouveau la grippe qu’il a reprise
en faisant une petite sortie chaque soir mais il va déjà mieux. Je la
remerciais. Son absence dura une semaine. J'aurais voulu aller le voir mais sa mère me parle d’un ton si peu
encourageant que je renonçai à obtenir pareille faveur. Les promenades de
Robert au clair de lune du froid mois de février devenaient de plus en plus
rares. J'étais anxieuse de cette absence. Je savais qu'il sortait en ville donc
sa santé n’était pas la cause de son absence. Je commençais à craindre la perte
de mes illusions. Je les voyais sombrer peu à peu. Je comptais sur Robert pour
bâtir ma "maison", je croyais
que lui seul pourrait m'aider à m'élever jusqu'au foyer rêvé. Mes idées sur ce
point toutes fraiches et si jeunes n'étaient pas encore altérées par les méchancetés
de l'existence. J'avais consacré tout de ma vie intérieure, tout donné dans
cette grande amitié que je nommais tout bas " l'amour ". N’allais-je
rien recevoir ? Etait-elle si exigeante qu'elle prenait tout et ne donnait rien
? Possédait-elle une subtilité si énorme qu'un regard, une parole ou un geste
pouvait la changer à tout jamais. Si la force de sa ténacité n'était pas plus
robuste, comment bâtir sur de telles fondations le foyer que je voulais
résistant à toutes les épreuves de la vie ? Sans doute Robert ne me voyait-il
pas la compagne de ses jours. Mais que voulait dire ses regards, ses serrements
de mains, ses visites, ses au-revoir au seuil de la petite chapelle. Au lieu de
me faire connaître l'amour, m'aurait-il appris ce qu’est la comédie humaine ?
Mais j'espérais encore. Les Allemands devenaient terribles, l'armée piétinait sur l'Yser. Aux
environs de Paris, les pertes de soldats étaient lamentables. Dans le village,
on tremblait, perquisitions, ordonnancée, arrêtés nous dépouillaient de tout.
Un coup de heurtoir à porte nous faisait tressaillir et cependant nous avions
un sourire intérieur qui n’échappait pas aux rusés soldats et qui semblait
mettre leurs nerfs en boule. Je donne une gifle à un officier allemand Un de ces après-midis historiques, Robert continue à me décevoir A la chapelle, sa place était toujours vide, je poussais mes pas vers sa
maison, elle était fermée. Je ne fis rien pour le revoir... J'attendrai... À
quelques jours de là, il vint à la messe... je lui expliquai mon aventure, il
avait l'air sceptique mais triste… Il me semblait qu'il n'était pas certain que
c'était avec lui que je voulais atteindre le sommet des illusions fantastiques
et pratiquer la descente main dans la main. Je n'étais pas armée, pour
combattre la désinvolture avec laquelle on parlait de l'amour. Je croyais ce
sentiment au dessus de tous les bas-reliefs de ce monde et si puissant qu'il
permettait la relève si on chutait. Je revis Robert à la messe, toujours pareil, mais il me sembla plus
distant. Puis vint une longue semaine sans nous revoir... Pourquoi ? J'appris
que sa famille avait dû quitter leur demeure, réquisitionnée par les troupes
qui affluaient venant du front. Il habitait maintenant asses loin de la
chapelle. Après un petit temps, je commençais à ne plus espérer. Avec quelques
amies, nous étions parties au bout du village cueillir quelques fruits sauvages pour en faire de la marmelade.
Averti sans doute de notre promenade par un frère d'une amie, il se trouva
comme par hasard sur la route bordée de peupliers que nous devions suivre pour
le retour, c'était fin mai, il faisait beau, la joie et la poésie débordaient
de mon cœur. Robert m'expliqua son
changement d'adresse m'assurant de sa fidélité quoiqu'il arrive, il ne
n'oublierait pas. Mais se revoir allait devenir difficile : à la messe du matin
il ne fallait plus y songer et encore moins le soir. « Il faut, me dit-il,
être raisonnable et remettre au destin le soin de nous réunir de
nouveau. » Ne plus se voir !! « La rencontre est pourtant nécessaire pour mettre nos âmes à
l'unisson » lui dis-je. Les temps
sont trop troublés pour faire des projets d'avenir répondit-il. « Oh,
Robert, j’avais tant mis d'espérance en toi. » Il reprit : « si tes
espoirs doivent aboutir, Dieu est là pour en faire des réalités ! » On se quitta sur un au revoir lamentable. Et c'était le printemps. Cette
promenade débordait de poésie et mon cœur était plein de joie ! Je dus conclure qu’il ne bâtirait jamais avec moi et la joie me quitta. On travaillait toujours à la fabrique de chicorée, mon grand frère toujours
à la maison et les deux petits à l'école, pour eux l'existence était sans
histoire, ils se rendaient compte que la vie n'était pas très gaie mais ils
n'en avaient pas connu d'autre. Leur jeune âge les défendait contre toutes
idées de retour en arrière. Le soir, mon père écrivait encore un peu et quand ma mère n'était pas trop
fatiguée, elle passait son temps aux raccommodages. Mes grands-parents
vieillissaient doucement et travaillaient plus doucement encore. Quant à moi, je n'avais pas abandonné ma messe du matin quoique le
prie-Dieu de Robert fût toujours vide et le soir, je laissais non grand-frère aller
fermer la grille. Parfois, je lui posais une question à sa rentrée : n'as-tu vu
personne ? C'était toujours un non catégorique qu'il me répondait. Je commençais à perdre mes couleurs et la gaieté avait quitté mon visage,
mais ce changement atteignait aussi mon âme. Je réfléchissais beaucoup tout en
travaillant. D'accord, la famille attribua mon changement d'attitude au travail que je
devais fournir ! Il est vrai qu'il était
très absorbant. Partagée entre mes grands-parents, mes parents, mes frères, le
ménage et les sachets à confectionner, je n'avais pas une minute à perdre. Dans
non état d'esprit, on pouvait croire que le travail était une distraction
salutaire. Mais chez moi, l'effet était contraire, j’aurais préféré être seule
et penser tranquillement, me rendre compte avec sang froid des événements et
tenir tête à la réaction que l'attitude de Robert devait ne dicter. Mais les
tourbillons de la vie 1'emportaient. Les jours fuyaient et je les laissais
fuir. Je suis autorisée à suivre les cours de La Croix-Rouge Cependant ma volonté empêchait que la chute de mes illusions me jette dans
un précipice sans issue. J'avais 18 ans. J'appris l'ouverture de cours de
Croix-Rouge. C'était là que retrouver ce
que j'avais abandonné à Robert, mon espérance et ma charité. C'était le début de juin, je m'inscrivis à l'école. J'avais le goût
d'étudier mais je pensais que cela ne serait pas facile. Heureusement, les
cours se donnaient le soir, la journée pouvait encore être consacrée au ménage.
Nous n'avions pas de livre, il fallait copier et recopier les causeries des professeurs. De cela, mon
père m'aidait le soir. On cousait aussi afin que je sois convenable pour ne
présenter en ville. Il y eut assez bien de coupures dans l'horaire des cours à
cause du va-et-vient des troupes allemandes. Lorsque j'avais une soirée de
libre, je traduisais les cours que j'avais sténographiés et papa mettait au
propre sur des carnets de fortune. On parlait paix, mais bas, très bas. A la
mi-juillet, un professeur nous parla après l'heure de cours : « Voici,
dit-il, je pense que ces temps troublés n'invitent pas aux voyages. Il y a deux
mois de levée des cours c'est-à-dire de vacances. Voulez-vous faire une croix
sur ces jours de congé ? Nous continuerons les cours, nous tâcherons même
de mettre les bouchées doubles afin de bien avancer dans nos matières pour être
prêtes pour d'éventuels événements dont on murmure dans les milieux bien
informés des dates approximatives. » Ces fameuses dates, il ne nous les
indiqua pas mais nous les espérions très prochaines. La route que je parcourais chaque jour me faisait espérer une rencontre
avec Robert mais je ne le voyais jamais. Le mouvement des armées allemandes
était un va-et-vient continuel et les soldats très méchants. Mon grand-frère par ses moqueries fait perdre l’équilibre à un cycliste
allemand Mon grand frère eut plus d'une fois des ennuis, il avait peine à se retenir
de rire devant l'infortune de ces soldats qui avaient voulu Paris. Pendant une
petite sortie avec son ami, il avait croisé un allemand à vélo qui avait un air
bien comique dirent-ils et tous deux se mirent à rire. Le casque à pointe les
regarda, il perdit son équilibre, les roues de sa machine furent prises dans
les rails du train qui traversaient la chaussée et le voilà à terre, les
pieds entourés dans la chaîne et le bras
empêtré dans le frein à main. Les deux
amis rirent de plus belle mais quand le boche put enfin se dépêtrer, ce fut le signal d’une poursuite
fantastique ! Les deux amis prirent leurs jambes à leur cou mais ce soldat
avec ses bottes de cinq lieues fut vite sur leurs talons. Ce fut grâce à la
très bonne connaissance de l'endroit sillonné de petits sentiers que les
fugitifs furent sauvés. Je crois que cela aurait fait un beau carnage si cette
furie était arrivée à son apogée ! Mon père reçoit une commande pour torréfier du café Le commerce marchait bien mais la saison s'avançait et les racines
diminuaient, il se trouverait quelques mois creux avant la nouvelle récolte. Un
établissement religieux de la ville connaissant notre petite industrie envoya
son économe parler à mon père. « Il y avait, dit-il, quelques centaines de kilos de café vert dans le
grenier. Ne pourriez-vous pas le torréfier ? Vous seriez payé en nature et
en monnaie.» On ne refusa pas l'aubaine ! Le café arriva très tard presque dans la nuit
et le lendemain, on tournait dans le grand tambour une vingtaine de kilos à la
fois. Les voisins s'interrogeaient sur l'odeur répandue dans la rue, l'air
était embaumé de ce parfum que répandait la torréfaction de ces graines, si
rares en ce temps là. Mais le silence devait être gardé. Le soir, nous pouvions
faire une bonne tasse. Ce travail était cependant très pénible, l'essence de la
graine mettait nos nerfs en boule et maman qui tournait le tambour fut très
malade. Je ne rappelle avoir suivi avec effroi les battements de son cœur
pendant vingt quatre heures. Le docteur ne parvenait pas à le calmer. Après
cette alerte, les tasses de café que nous pouvions boire, avaient perdu tout
leur arôme. J'appris que Robert était parti dans les Ardennes pour un repos
complet mais je soupçonnais plutôt sa mère d'avoir exigé cet éloignement. Les cours de Je suivais avec beaucoup d'attention et le plus régulièrement possible les
cours d'infirmière, les professeurs étaient de bons vieux papas que l'armée
avait laissé en arrière garde. Ils nous étaient bien utiles pour les petits
maux qui nous arrivaient parfois. A part la fameuse grippe, nous semblions
immunisés aux graves malaises. Les docteurs avaient l'air désœuvré. Il faut
croire que le manque de nourriture, les restrictions de tout genre que nous
devions subir, tout en affaiblissant notre organisme, nous faisaient produire
des anticorps puissants en remplacement des médicaments que nous ne savions nous
procurer. Nos cours étaient théoriques, les professeurs remettaient la pratique
à plus tard. Ils étaient suivis par quelques jeunes filles de bourgeois qui
aimaient montrer en société par une
conversation scientifique qu'elles en savaient beaucoup. D’autres étaient
filles de docteur qui parfois accompagnaient leur père en visite et qui
voulaient se montrer à la hauteur du « paternel » ! Ensuite, il y
avait mon genre d'étudiante, peu nombreuse et qui disait comme moi : « J'ai besoin
de faire quelque chose et cela peut toujours me servir en plus de me distraire
pour le moment.» Ou allaient nous conduire ces études très élémentaires sur les
naissances, les maladies contagieuses ou non, les vénériennes, les blessures,
la bactériologie, les analyses de laboratoire, la pharmacie, etc. ? Pour
moi, elles me furent salutaires sur tous les points et je les suivais avec
goût. Parfois un docteur ami nous prenait avec lui pour nous montrer la
technique d'une piqûre, du sondage, d'un
lavement, des ventouses à placer, etc. Nous avions des mannequins vivants pour
apprendre à réussir les bandages. Nous allions à l'asile des folles et
celles-ci se prêtaient à toutes nos prouesses de jeunes étudiantes pour
quelques friandises que l'on s'était procurées avec beaucoup de peine. Au début
septembre, je décrochai mon diplôme d'infirmière théorique mais non pratique.
Je recommençais le travail à la maison, malgré toute notre bonne volonté, les
grands-parents souffraient de privations et devenaient vieux, mes petits frères
grandissaient, mes parents avaient l'intention de remettre l'aîné à l'école
afin qu’il décroche un diplôme. Mais ce premier de l'année scolaire ne fut pas
fameux pour les études. Après un mois de cours les écoles fermèrent leurs
portes, nous étions mi-octobre. Le début de la fin de la guerre Les Allemands commençaient à crier grâce sur le front de l'Est. Mais le
petit coin de Belgique qui nous était resté au delà de l'Yser, on se bougeait.
Dans l'intérieur du pays, les avions de nos alliés survolaient nos régions,
nous faisant renaître à l'espérance en jetant des tracts réconfortants qui se
répandaient dans nos jardins, nos champs et sur nos routes. Ces petits imprimés
nous demandaient de la patience. Parfois, nous en trouvions dans les boites aux
lettres. Sans connaître les porteurs de ces billets, nous les jugions «
Chevaliers sans peur ». Nous sentions notre délivrance proche, je crois que la
vigilance des agents secrets se relâcha un peu. Il y eut rafle. Une patrouille baïonnette au canon visita presque toutes les maisons du
village. Des postes clandestins furent
découverts, les possesseurs arrêtés. Des pigeons voyageurs prêts à l'envol
furent trouvés dans des paniers au grenier de certains patriotes qui
avaient travaillé quatre ans avec nos
troupes amies. Il y eut des prisonniers et des braves hommes expédiés en
Allemagne. Tout comme 1916, cette rafle fit des martyrs patriotiques. Des
affiches placardées n’avaient pas le style agressif des édits du début des
hostilités. Elles disaient à la population de se tenir très réservée, sans
manifestations, de fermer portes et fenêtres au passage des troupes qui se
retiraient en bon ordre sur des positions préparées à l’avance disaient-elles !
Nous n’osions plus sortir, la tension était forte. On se souvenait du 23 août
14. Nous avions plutôt peur de nous-mêmes, de notre réaction devant des troupes
en défaite, les ayant connues victorieuses ! Un geste, un sourire, une grimace,
une parole pouvaient permettre aux Allemands de se croire trahis et de renouveler
leurs gestes de leur arrivée en mettant le village à feu et à sang. Pendant
quatre ans, notre haine s’était nourrie et affermie par le spectacle de nos
foyers détruits, par l’endurance de nos misères, de nos joies pleines de
larmes, de nos projets sans lendemain. La fin de la guerre et l’armistice : les Canadiens, nos libérateurs, sont à
nouveau parmi nous. Nous devions fermer nos poings sur la vengeance et le mépris accumulé dans
nos cœurs. Comme l’avait publié l’affiche, les troupes commencèrent à passer
dans le village dans le sens contraire à celui qu’elles avaient suivi en 1914.
Les soldats logeant chez l’habitant nous quittèrent, on aéra largement leur
chambre ouvrant toute grande la fenêtre donnant sur la campagne. On parla de
refaire quelques provisions en prévision d’un séjour prolongé dans la cave.
Mais que pouvait-on acheter ? Les magasins, la huche et les armoires étaient
vides. Enfin on ramassa ce qu’on put trouver : carottes, navets, pains
noirs, biscuits au sirop. Le comité de ravitaillement distribua double ration
de vivres et sur les escaliers du sous-sol s’amassaient, malgré la pénurie des
boites, des paquets et quelques légumes frais. Il y avait aussi une bouteille
de teinture d'iode et quelques vieux linges blancs pour le cas de blessures,
que mes savoirs d'infirmière m'avaient dicté de joindre aux provisions de
bouche. Une cruche d'eau potable et quelques couvertures complémentèrent notre
aménagement pour l'abri. Les malheureuses troupes du Kaiser avaient cessé de passer, de temps en
temps un soldat épuisé rasait les maisons en traînant les pieds, fusils et
baïonnette en désordre sur le dos... Après deux fois vingt quatre heures de
cette pénible attente, des avions amis survolèrent notre ciel et une pluie de
petits messages nous arrivèrent. Ils nous disaient d'être très prudents et dès
la moindre alerte de descendre dans la
cave car l'offensive pour la libération étant déclenchée. Les civils devaient
se conformer aux ordres afin de ne pas entraver la marche des alliés. Nous
descendîmes à la cave, mes petits frères en pleurnichant, l'aîné en faisant le
fanfaron. Mes parents et grands-parents s’occupèrent en priant. Quant à moi, je
pensais à Robert dont j'étais sans nouvelles depuis si longtemps. Nous restâmes deux jours et deux nuits à la cave. Le soir, on remontait
parfois quelques minutes pour « passer
son idée » comme disait grand-mère. Le troisième jour, rentrant de sa petite
promenade, mon grand-père nous redit comme en 14 que les soldats avaient
changés d’uniformes ! Le silence s'était fait, les canons s'étaient tus, les
mitraillettes avaient cessé leur tir étourdissant, mais dans le ciel les avions
vrombissaient toujours. Prudemment mon père remonta l'escalier. Il revint nous
dire avec des larmes plein les yeux : " C'est fini mes enfants, les
Canadiens sont de nouveau là ". Chez nous ils avaient commencé la guerre
en I9I4 et maintenant ils la finissaient dans notre petit village ! A 11
heures ce jour là, toutes les cloches des églises environnantes, les bourdons
des beffrois sonnèrent la victoire. L'armistice était signée[11].
Les premiers transports de joie furent des plus fantastiques. Tout comme pour
les Allemands, on s'organisa mais dans un tout autre ordre d'idée, ici c’était
l'amitié, la reconnaissance qui nous guidait tandis qu'en 1914 c'était la haine
et le mépris ainsi que la force qui nous faisaient agir. Les Canadiens prirent
dans nos maisons le dans nos maisons les places que les Allemands venaient de
quitter, mais avant de prendre possession de leur chambre, ils passèrent par la
cuisine pour regarnir nos armoires de
conserves, de beurre et de pain, je me souviens de l'un d'eux qui nous apporta
un demi-veau ! Dans toutes les maisons
la chose était pareille. Le va-et-vient de nos sauveteurs de leurs camions à
nos demeures privées de tout, faisait resplendir leur visage d'un rayonnement
lumineux que donne seulement le bonheur que l'on prodigue à autrui. Deux
soldats logeaient chez grand-mère et trois chez nous. Après avoir été
transportés au " septième ciel " par l'arrivée de nos libérateurs,
nous fumes obligés de descendre sur terre et d'envisager l'existence sous des
angles différents de ceux depuis quatre ans acceptés. La vie avec les Canadiens à la maison Nous avions les canadiens chaque jour en soirée. Ils ne parlaient pas le
français mais se faisaient comprendre par gestes ou par quelques mots retenus
au hasard de leurs conversations en Belgique. Nous nous proposions des cours de
langue réciproques mais cela n'arrivait pas au résultat voulu car on s'amusait
plutôt que d'étudier et pourtant nous devions nous remettre au travail interrompu par leur arrivée. Mon
frère ne voulut plus d'école et joua au " Gentleman farmer",
en un mot il aidait grand-père ! Mon père écrivait à ces moments perdus. La
fabrique de chicorée était muette. Je m'occupais du ménage avec maman. Lorsque
l'occasion s'en présentait, je recherchais toujours Robert mais sans résultat.
Quelques semaines après le 11 novembre, nos pauvres soldats rentrèrent dans
leur foyer. Beaucoup d’entre eux manquaient à l'appel, notamment le fiancé de
notre petite Française qui fut tué un des premiers dans les combats de Liège. La jeune fille soutient la détresse par un véritable courage. Déjà avertie
au début des hostilités, elle ne l'attendait plus mais la rentrée des autres la
fit pleurer, la plaie de son cœur se rouvrit n'étant pas cicatrisée
complètement. La vue des compagnons rentrant sans son ami la fit donc saigner
de nouveau heureusement elle ne devait pas cacher son chagrin. On connaissait
sa peine, elle pouvait demander quelques consolations, les accepter et en
jouir... Robert était absent et dans ma vie et, dans l'amitié donnée et
trouvée, je ne pouvais plus le nommer ! On pensa d'abord s'évader un peu des tristes souvenirs... Allions-nous
rattraper ces quatre maudites années de guerre, ce temps perdu sur les
distractions de nos jeunes années ? J'écrivis à mon amie de pension...
Elle me répondit. Des lettres s'échangèrent. On se raconta de part et d'autre
les événements que ces années de guerre nous avaient fait supporter. Elle avait
perdu sa maman et devait aider beaucoup dans le commerce et le ménage.
Cependant, elle accepta mon invitation et nous arriva par un froid matin de
décembre. Loisirs en compagnie des soldats canadiens et travaux à la clinique On organisa quelques réunions. Les Canadiens étant du nombre des invités.
Ils nous apprirent des jeux et des tours de leurs pays lointains. Les fêtes de
fin d'année furent très réussies car ils y mettaient beaucoup d'entrain. Au
début 1919, on parla d'organiser à la commune une fête profit des sinistrés de
la guerre. Mon père présenta sa pièce, elle fut acceptée et on la joua. J'avais
parfois des désirs si tenus de revoir Robert mais... personne ! Une convocation réunit les élèves de la classe de Croix-Rouge. Le
professeur nous invita à entrer dans un hôpital pour compléter nos
diplômes par un cours de pratique qui
devait durer un an. Mon père opposa un refus catégorique à ma demande. J'en eus
vraiment du chagrin ! Les troupes en
rentrant au pays avaient ramené les jeunes internes des hôpitaux du front. Le
vieux docteur ami me présenta à plusieurs de ses jeunes confrères et je fus
incorporée dans la clinique. Piqûres, veilles, assistante d'opération, cela ne
distrayait beaucoup et ne donnait un genre que j'avais toujours souhaité
d'avoir. J'étais fort demandée pour ce travail de collaboration. J'aurais été
si heureuse si Robert avait été à mes côtés, sa silhouette sur son prie-Dieu
était un souvenir qui me hantait sans répit. Enfin, on allait jouer la pièce de
papa. Il passait presque toutes ses soirées dehors accaparé par la mise en
scène, les répétitions, etc. Parfois, je l'accompagnais. La désillusion brutale d’une jeune fille devant le mensonge ! Pendant un de ces malheureux soirs qui font perdre parfois tant
d'illusions, tout sombra chez moi, comme un château de cartes, tout
s’écroula ! L'espoir, amour, tout s'évanouit, la signification de ces
signes extérieurs sur lesquels sont modelés ces sentiments bénis et maudits à
la fois, ne fut plus qu'un amas de ruine sur lequel s'écroula toute non
espérance. Un ami de mon père marié et père de famille vénéré dans le village,
tenait enlacée dans ses bras une jeune fille préposée aux nettoyages du petit
théâtre. Cachés par une coulisse en réparation, ils ne m'avaient pas vu et je
ne pouvais pas détacher mes yeux du spectacle !! Leur étreinte était
significative et durait ! Soudain un mouvement me mit sur mes gardes et je
sortis du couloir en tenant les mains sur les yeux. Je priais mon père de me
reconduire à la maison. Devant non air stupide, il me questionna, j’avouais un
léger malaise et nous rentrâmes. Etendue sur non lit, j'ai beaucoup réfléchi. Ce jour là, j’ai perdu tout
mon idéal et ne sachant me plier au mensonge, j'ai préféré tout abandonner et
me laisser aller au gré du vent des
événements. En sortant du couloir, j'ai tourné le dos à ce mensonge et
j'ai voulu regarder plus haut. Mais mes yeux comme mon âme ont chaviré et j'ai
baissé la tête dans un geste de soumission que m’ordonnait la vie ! Des robes faites avec des couvertures et… avec le linceul de grand-mère Ayant perdu les illusions petit à petit comme l'ermitage avait perdu sa
plaque, ses oiseaux, et son beau jardin, je continuais de travailler avec les
hommes en blanc. Nous passions nos soirées en famille. Nous avions reçu de la part des
soldats des couvertures dans lesquelles nous nous sommes taillés deux robes, Les soldats canadiens sont remplacés par des soldats anglais Vers la fin janvier, les Canadiens nous quittèrent, nous en avons eu de la
peine. On se promit d'écrire... mais comme mon père disait " partir, c'est
mourir un peu " Nous en étions au grand nettoyage de la pièce des soldats
lorsque le garde du village vint nous inscrire pour quatre soldats anglais. Un jeune interne de la ville semblait s'intéresser à mon humble personne et
me posait souvent des questions sur non avenir. Un jour, me parlant de mon diplôme, il me demanda de rentrer en stage à
1'hôpital. Sur ce chapitre, mon père fut intraitable, son " non "
était catégorique. J'eus de la peine de m’y résigner mais depuis quatre ans,
les événements avaient fait de nous des êtres sans volonté se pliant aux
exigences de la vie avec une résignation presque héroïque. Mais le petit docteur ne me lâcha pas et vint
chaque fois que c’était nécessaire à la maison. Mes grands-parents vivotaient
toujours avec deux vaches et un cheval, ils avaient laissé quelques terrains.
L'aîné de mes frères fréquentait quelques cours de mécanique agricole, père
s'occupait beaucoup de lui afin qu'il ait un vernis intellectuel assez étendu.
On parlait de mettre le second garçon dans un collège de la ville. Il aimait
servir la messe, était très pieux et maman caressait l'espoir de le voir prêtre
un jour. Son grand amusement consistait à imiter Monsieur le curé et nous
devions assister à ces messes pour jouer. « Tu seras prêtre, je serai ta
servante » pensait sans doute ma mère. Les réunions du dimanche : un grand motif de joie dans notre jeunesse Les petites réunions d'amis continuaient et chacun y mettait sa part en
ayant son tour à inviter. Il y a 10 à 15 ans, mes parents et quelques familles
amies organisaient des réunions toutes pareilles, tantôt chez l'un, tantôt chez
l'autre. Nous étions alors encore fort jeunes, notre refuge était la cuisine,
les berceaux pour les plus petits, des paniers au linge ou des lits de fortune
sur des fauteuils car ils étaient encore très enfants et à l'âge de la sieste.
De ces réunions, j'ai omis de renseigner plus haut que nous en avions conservé
d’inoubliables souvenirs. C'est en invitant ces amis que notre petit cercle s'arrondissait. Nous
étions au stade de la grande amitié dans ces réunions du dimanche quand les
Anglais arrivèrent. Comme les Canadiens, nous reçûmes ces soldats à bras ouverts. Ils firent
partie de toutes nos distractions. Les dimanches, jours de soleil, ils étaient
parmi nous pour les promenades, jours de pluie ils les agrémentaient par des
jeux et des tours qu'ils nous apprenaient. La guerre était finie, la paix
signée. Guillaume II dans la " mélasse " avec ses soldats. Les
soirées de mars étaient encore longues, le coin du feu recherché, chacun y
avait sa place. Parfois chez grand-mère, on frisait tourner les tables en
citant Napoléon, les Anglais s'amusaient, ils aimaient quand grand-père
allumait un feu de bois dans la cheminée
ouverte. On éteignait les lumières. Dans l'ambiance dramatique créée par cette
atmosphère, 1'esprit de l'empereur était vite là et les Anglais de crier : « All right,
fort amusant… » Mon père fonde un syndicat agricole Les communications se rétablissaient petit à petit, mon père fonda un
syndicat agricole, les fermiers avaient l'avantage de commander en gros la
nourriture pour leurs bêtes et les payaient moins cher. Nous avions un petit
bénéfice, je devais m'occuper des écritures de ce commerce. Très souvent,
c'était les jeunes gens qui venaient au bureau. Ma grand'mère me disait parfois
: Attention ma fille, les docteurs recherchent des filles riches... ou des maîtresses, tu n'es pas de ce calibre
là. Ne t'amuses pas trop avec les
fermiers car tu es trop jolie pour nettoyer des étables, je ne voudrais pas que
tu sois l'esclave des bêtes. Quant aux Anglais, méfie-toi : « A beau
mentir qui vient de loin. » « Pauvre grand-mère, ne savais-tu pas que Robert habitait toujours mon
âme ? » J’allais avoir vingt ans et de celui
qui prenait une grande place dans mes pensées... pas de nouvelle, mais un
silence ouaté qui enveloppait son souvenir. Comme la pièce de mon père fut jouée avec un immense succès, il eut idée
d'en écrire d'autres mais le côté pécuniaire était plutôt vers le déficit. Ma
chère maman fermait les yeux. Cependant il était temps qu'une rentrée d'argent
se fasse aussi bien pour la maison que pour ses habitants. Je traînais toujours ma
robe en couverture, toute la famille était en piteux état d'habillement et la
maison criait miséricorde pour un « jeu de peinture ». Mon père s'absentait parfois quelques jours pour voir les faïenceries dont
hélas la fumée de leurs fours n'enveloppait pas encore les toits des petites
maisons environnantes. Les fabriques en chômage étaient en attente d'un
redressement financier mais les temps durs n'étaient pas encore révolus ! Je devais me rendre compte que dans cette attente de temps meilleur, dans
les projets d'avenir imaginés, dans l'essor qu'une nouvelle vie semblait
amorcer, le souvenir de Robert se perdait petit à petit dans la brume des
événements et pourtant… le revoir aurait été pour moi une chose sublime ! Les quatre jeunes Anglais reçoivent des sobriquets Des Anglais qui partageaient avec nous notre demeure, nous ne connaissions
d'eux que ce qu'ils avaient bien voulu nous dire. Le premier était John,
employé de banque. Il avait un physique agréable, parlait peu, lisait beaucoup
et savait un peu le français. Le second, Georges tenait une épicerie avec ses parents dans la banlieue de
Londres et se coiffait en arrière avec de longs cheveux filasses, il n'était
pas beau, avec un regard interrogateur
et l'air ahuri. Le troisième était un agent de police, très fort, le visage rouge, les yeux
et les cheveux noirs. Il aurait pu plaire mais son physique lui donnait un air
paysan. Il aimait les livres mais préférait les illustrés. Je crois qu’il était
réfractaire au travail même à celui de ses méninges. Le quatrième était grand, un front dégarni de quelques cheveux blonds. Il
avait les yeux très clairs et comme tout anglais qui se respecte, sa tenue était
impeccable. Il se disait pharmacien, parlait peu le français mais aimait
déchiffrer des livres dans notre langue. Le premier était « le Prince du
rire », le second « le
comte d'épice », le troisième « le baron du stop » et le quatrième « duc de Folkestone ».
L’Amérique commençait à nous vêtir. Le soir on tricotait les laines ou tissus
venus de si loin. Parfois, on prenait une détente avec un jeu quelconque.
J’étais souvent la partenaire du
« duc de Folkestone » pour le jeu des échecs. Il possédait un
standing de vie qui lui permettait de se montrer parfait joueur de ce jeu
tandis que l'agent de police se contentait du jeu de loto avec mes frères. Ma grand-mère avait remarqué notre bonne entente du duc et moi et m'en
avait fait la remarque. Ce garçon, il est vrai, me plaisait mais Robert tenait
toujours le sommet et puis je réfléchissais beaucoup. J'avais revu l'homme à la petite ouvrière, il n'avait rien de changé chez
lui, aussi fier, aussi provoquant qu’avant. Il avait su garder la confiance de
sa femme, l'amour de ses enfants mais qu'avait-il gardé dans son âme ? Où était
la vérité ? Le « duc » anglais m’avoue son penchant pour moi Un soir, l'Anglais prit son livre de français, ouvrit une page qu’il me présenta et dont le signet était marqué de
: " I love you ". Je fermais le livre en
rougissant et je fuis dans un coin de la pièce un tricot à la main. Depuis
cette soirée, la sérénité avait quitté nos relations. Lorsque nous nous
parlions, il avait cet air énigmatique d'anglais qui veut cacher ce qu'il
pense et rien ne laissait voir qu'il n'était
plus l'ami des jours précédents. Allais-je donner à un étranger ce qui me restait de Robert ? Des soldats encombrant un foyer, une jeune femme s’interrogeant avec
angoisse sur son avenir ! On commençait à souhaiter le départ des soldats. Depuis si longtemps que
l'on n’était plus en famille, l’intimité était souhaitée à grands cris !
Nous avions chez nous ces hommes tout-à-fait étrangers et qui peu a peu
s'étaient infiltrés dans notre milieu familial. Je pensais souvent à cet Anglais qui m'avait dit m’aimer ! Mais après
quatre ans d'absence, rentrer au pays avec une petite belge pendue au bras, la
posséder sans fortune, sans renom, la
faire admirer par les amis restés en Angleterre, la donner comme fille à sa
mère, c'était vraiment là extraordinaire, une action d'éclat rêvée. Mais
était-ce une aventure de ce genre que
mes vingt ans ne demandaient de vivre ! J’avais le choix pour l'avenir : devenir une petite ménagère villageoise,
ou une femme de docteur sans dot, ou encore une fermière à jolis sabots avec le
foulard sur la tête ? Ou plus sublime, garder intacte la foi donnée à Robert et
rester vieille fille dévouée ans parents ! Beaucoup de choses rentraient en
ligne de compte pour fixer ma destinée mais je voulais quoiqu'elle soit, la
suivre droite sans défaillir. Sinueuse, montagneuse ou sans encombres, je
désirais l'accueillir sans restriction. C'est pourquoi j'hésitais ! Les
jours passaient, les Anglais toujours à la maison mais une certaine tension
entre le duc et moi. Au printemps, mon père retrouva une situation car les
faïenceries recommençaient de travailler. Les pays étrangers allaient
maintenant se bousculer dans les révolutions, les guerres civiles, le chômage
et le mécontentement. Toute notre petite Belgique avait l'air de tenir le coup
de ce chaos dramatique des peuples d'après guerre, On laissa tomber la fabrique de chicorée, mon frère arriva à se procurer un
petit tracteur, je mijotais toujours mon petit savoir d'infirmière. Enfin les Anglais nous quittèrent nous laissant avec des sentiments très
mitigés ! J'écrivais régulièrement à mon amie de pension, les petites réunions de
plaisir avaient toujours lieu et enfin... les Anglais nous quittèrent. Les parents jetèrent un ouf de soulagement !! Ils rentrèrent un soir avec
un sourire éclairant leur figure. Le départ était fixé dans les quelques jours
suivants. Ils espéraient revoir tout ce qu'ils avaient quitté et étaient
joyeux. Chacun avait des réactions différentes. Ils nous quittèrent par un matin brumeux de printemps qui annonçait une
journée pleine de soleil. Les adieux furent tous pareils, rendus publiques par
le rassemblement des familles dans la
rue. Le soleil qui brillait dans la brume ne mettait toute sa clarté dans ce
monde qui se séparait. Le « duc » eut le temps de me demander s'il
pouvait revenir, si je l’attendrais. Je ne sus que répondre mais je lui
souriais de toute mon âme en lui faisant comprendre que ce serait là une grande
preuve d'amour. Ils étaient déjà loin, nous laissant tous moroses. Ils avaient emporté nos
plaisirs d'après guerre. Eux partis, nous devions revivre comme avant 1914. Ils
semblaient être pour nous un rappel vivant de nos terreurs de l'occupation et
de notre bonheur lors de notre liberté retrouvée. Leur départ avait tiré un
rideau sur le drame qui avait duré quatre ans. Les fenêtres de leur chambre
ouvertes au printemps, les deux panneaux plaqués contre le mur laissant
pénétrer le soleil, semblaient une parenthèse tirée sur ces années de misère et
d’angoisses. Le soir de cette journée d’adieu nous laissa bien silencieux. Même
la joie de mes parents d'avoir enfin retrouvé les soirées d’antan avait un
sentiment plein de regret qui les
laissait moroses et nous étions
plutôt stupéfaits de nous retrouver en famille sans étranger. Un mois après ce départ, la maison fut remise en ordre, j'invitai mon amie
de pension qui nous arriva un samedi matin toute fraîche et pimpante. Elle
était bien changée à son avantage, elle plut à mes parents et encore plus à mon
frère aîné. Ensuite, nous avons formé une
équipe de " journalistes " en éditant à la pâte à polycopier
une petite feuille des jeunes. Chacun de notre petite société avait sa tache à
remplir et son article à composer dans son genre personnel. J’aimais ces
réunions où souvent j'étais la vedette, je ne comprenais pas quel courant
dirigeait ma barque, parfois ces réunions ressemblaient aux cercles d’étude et
de patronage et parfois elles prenaient l’allure libre et désinvolte de cercle
privé. Le « duc » tint sa promesse et revint en Belgique pour me revoir Je voulais chasser de mon souvenir la présence de Robert et je me défendais
de penser à l’Anglais. Ces quatre étrangers nous avaient quittés en emportant
un peu de notre vie. Ils savaient tout de nous, ils avaient été témoins de nos
efforts pour supporter le poids des jours
sans pain, sans vêtement et sans argent et, avec leur flegme anglais,
sans en avoir l'air, ils avaient compris nos ennuis. Mais, avaient-ils fait un
effort pour nous secourir ? Ils ne nous avaient même pas confié leurs
espoirs et leurs peines nous étaient inconnues. Sous prétexte de ne pas savoir
notre langue, ils s'étaient tus sur leur passé et ne parlaient pas de leur
avenir. Avaient-ils été au front ?
Etaient-ils des recrues de la dernière heure ? Pourquoi penser à eux ainsi qu’à
Robert que je ne parvenais à retrouver ? J’adoptais alors une attitude
désinvolte et je rejetais très loin mes espoirs déçus. Nous recevions pourtant
des cartes postales d'Angleterre assez régulièrement et le duc n'écrivait en
mauvais français qu'il avait retrouvé sa mère en bonne santé, avait repris son
travail et passait son temps libre à apprendre le français. Je fis une démarche assez discrète à l'école de Robert prétextant un livre
à remettre. On ignorait où il se trouvait. Sa maison était toujours vide :
il avait sans doute changé de résidence avec ses parents ! « Adieu Robert », dis-je, en allant m’agenouiller sur le
prie-Dieu qu'il avait si souvent occupé dans la petite chapelle où j'entrai en revenant de cette
enquête. Pendant une de ses réunions, un dimanche après-midi, quelqu'un jeta : il
manque un invité ! « Mais non, nous
sommes au complet », dis-je. On répliqua : " le duc de Folkestone
avait promis de venir ! " Ce fut un beau remous dans notre assemblée et juste à ce moment, la porte
s'ouvrit et l'Anglais entra avec badine et chapeau à la main. Arrivé la veille,
il était descendu dans un hôtel de la ville et sans doute, s'était informé de
mes distractions du dimanche. Il avait traversé La Manche pour me revoir !
Il resta huit jours dans le village logeant en ville. Il parla de sa mère, de
son travail. Il faisait des promenades avec mes frères. Il avait fait de grands
progrès dans la langue française, avait l’art de se faire admettre dans les
familles, soignait mes parents et grands-parents en petits cadeaux qui leur
faisaient toujours plaisir. Quand il nous quitta, il demanda à père la
permission de revenir le mois suivant. « Nous verront répondit-il, écrivez-moi ! Je vous
répondrai. » Il m’embrassa, comme à son premier départ, en face de toute la famille.
Apparemment sa visite n’avait rien changé dans notre vie, elle continuait comme
avant. Mais j’avais dû subir de la part de mes parents un fameux discours d’au
moins d’une heure ! Ils m’interrogèrent. Je répondis vraiment et
sincèrement et père conclut : « Nous attendrons, je vais prendre des
renseignements.» Les commères du village avaient maintenant un nouveau sujet à leurs potins
et des regards curieux me suivaient dans la rue. Mes amies devenaient plus
distantes et nos réunions s’espacèrent. A mon point de vue, cette visite jeta
du sable sur mon exubérance. J’y perdis ma gaieté et souvent je restais
songeuse. Ma mère qui était très scrupuleuse sur le devoir, sentit l’avoir accompli
complètement envers cette étrangère à qui nous ne devions rien. Mais, vraiment,
maman appréciait les services qu’elle nous avait rendus depuis 1910. Après
cette affaire, mon père s’occupa de moi en écrivant à Londres. Il avait beaucoup interrogé Jim et
connaissait les points principaux de sa situation de famille. La réponse vint
confirmer les dires de l’Anglais. Ma mère ne retint pas ses larmes en pensant
que, peut-être, j’allais suivre un étranger. Elle souhaitait sans doute un
mauvais rapport de l’ambassade afin que je renonce à ce projet à peine ébauché.
Mais mes parents permirent à l’Anglais de revenir car l’enveloppe frappée du
sceau du Ministère anglais avait eu bonne réception. Jim, qui tenait une pharmacie dont il était gérant, habitait avec sa mère
un cottage dans la banlieue de Londres. Très sérieux et travailleur, il avait
une belle situation et soignait bien sa mère. Nous étions un peu sur le qui
vive à cause de cette visite que nous pensions être décisive pour moi !
Mes frères grandissaient et comme c’est d’usage, mes grands-parents se
reposaient beaucoup de leurs travaux des champs sur les jeunes bras de mon
frère ainé qui disposa, pour l’aider, de
nouvelles machines acquises par mes parents. Ma mère avait repris une petite servante pour l’aider dans le ménage
et mon père voyageait beaucoup. Quant à
moi, je n’avais pas abandonné mes visites d’infirmière. J’étais même devenue
une aide efficace pour les docteurs qui avait formé une magnifique équipe pour
les soins à domicile. Baron, comte et vicomte anglais n’écrivaient plus. Jim nous revint un samedi matin. Il resta huit jours parmi nous, mais
nous n’étions pas encore fiancés lorsqu'il repartit près de sa mère. Mais je crois
que peu de choses pouvaient encore servir pour nous lier. Novembre arriva avec
ses fêtes commémoratives. Jim m'écrivait qu’il ne pouvait s'absenter. En effet
c’était le moment de la « soupe aux pois » de Londres et de ses environs.
Les docteurs soignaient et les pharmaciens vendaient. Sa mère, m’écrivait-il,
pourtant bien habituée aux brouillards était atteinte par ce mal
d'outre-manche. Je fis une neuvaine à la Vierge avec grand-mère mais elle
marchait plus lentement et sa voix devenait chevrotante pour réciter le
chapelet. Je crois qu'elle n'était pas très contente que je n’avais pas refusé
carrément les avances de l'Anglais. Puis vinrent les fêtes de fin d'année, elles
eurent un peu plus d’éclat que les précédentes. Sans y prendre garde, nos traditions
reprenaient pied sur nos ennuis qui doucement s'estompaient. Jim, le « duc » devient mon mari Dans le mois de janvier 1920[12],
arriva une lettre de Londres dans laquelle Jim annonçait sa venue. Entre-temps,
mon père reçut pour moi deux demandes de fiançailles que je refusais net.
J’allais mieux, j'étais plus posée. La vie reprenait un sens positif. Avec Jim,
arriva sa demande en mariage ; il était nerveux et possesseur d’une
magnifique bague qu'il me glissa au doigt en face de mes parents. Ces derniers
n'acceptèrent pas ma nouvelle situation avec bonheur mais ils étaient contents
de me voir heureuse. En vérité, je ne sais pas si cet enthousiasme que mes
parents semblaient lire en moi, n'était pas plutôt un air détaché qui me
faisait accepter ce nœud de la vie avec résignation. Je n'apportais pas pour
mes fiançailles ce grand bonheur que j'avais toujours cru y trouver. Etaient-ce
à cause des turpitudes que mon départ allait produire chez nous ? La peine de
mes parents et de mes grands-parents
jetait sur mes épaules un courant d'air froid qui atteignait mon cœur...
Et ou était-ce Robert ? Il est à
constater que tout ce qui me retenait en Belgique, mon village, ma maison, mes
amies, mes parents, était catapulté dans un grand sac qui prenait pour moi le
nom de " pensées " et que je me défendais d'ouvrir avant d'avoir fait
le grand saut au dessus de la mer du nord. Je me voulais forte et prête pour le
départ avec le sourire malgré ma peine et mon cœur en sang. La soirée de ce
jour fut pourtant triste mais je crois que Jim comprenait notre situation. Je
lui demandais encore 24 heures pour me
retrouver en moi-même. C’est dans la petite chapelle où j'avais prié avec
Robert que je suis allée voir clair en moi-même, après quoi, je répondis à Jim
que j'étais prête à le suivre ! Lui ou ma destinée ? Par quel égoïsme
intransigeant notre destin est-il flanqué pour que rien ne nous arrête pour
l'accompagner dans son grand voyage jusqu'au delà ! Les peines de mes parents, les yeux de ma
mère rougis par les larmes, les pleurs de mes frères, le tremblement des mains
ridées de mes aïeux, ma peine elle-même qui venait de tous ces sacrifices ; rien
n’a retenu la course que je devais accomplir. Je connus pourtant après ma
décision un air sévère de mon père qui me révéla un excès de mauvaise humeur, une
attention trop bonne de ma mère qui doublera ma peine du départ et, enfin, les
regards de mes grands-parents qui semblaient me reprocher mon départ, au moment
même, où ils allaient avoir besoin d'un
bâton de vieillesse. J'étais comme envoûtée par une volonté, rien ne
pouvait me faire reprendre parole. Ma vie continuait pourtant pareille à celle
menée avant cette aventure, si ce n’est que je commençais à coudre et à
préparer cette male qui était cachée dans un coin de ma chambre. Nos réunions
pour le petit journal existaient toujours mais 1'entente et l'enthousiasme du
début commençaient à s'estomper. Beaucoup d’entre nous avaient du travail ou
avaient « trouvé chaussures à leurs pieds », comme disait grand-mère
pour faire comprendre que le mariage était proche. Le héros de la famille revint
encore une fois vers le mois de mai pour mettre au point certaines choses
propres à la cérémonie qui fut fixée au mois de juillet. Il était toujours très
gentil et avait le don de conquérir l'amitié de toute la famille, cependant des
réactions toujours pénibles réapparaissaient lorsqu’il annonçait sa visite. Les
yeux bleus acier de mon père, plus durs que le fer intraitable, me suivaient
partout. Les regards plein de larmes de maman me firent comprendre l’immense
sacrifice que j’exigeais d’elle. Je fuyais 1a présence de mes grands-parents car
j’étais certaine de lire un reproche dans leurs yeux clignotants. Je me permis
de regarder parfois mes frères à leur insu, le temps d'une longue pose de
photographie, afin de graver à tout jamais leurs traits dans ma rétine toute
embuée de l'eau de la tristesse ! J’étais une automate vivante actionnée par
les événements. Le temps s’écoula... J’abonnais petit à petit mes sorties avec
les docteurs. Nos soirées d’amis devinrent plus rares. Quand je le pouvais, je
pensais encore à Robert mais je me défendais de ces chevauchées fantastiques
qui me portaient dans les chemins creux du passé. Le mois de juillet arriva
vite et avec lui débarqua à l'Ermitage la petite dame en noir et à cheveux
blancs qui allait devenir ma belle-mère. Elle était très sympathique et, je
pense, m’aima du premier regard. Ayant
perdu son mari avant la guerre, toute sa famille était Jim et toute son
affection enveloppait ce grand fils de vingt neuf ans. La place que j’allais
tenir dans la demeure de cette dame m’ordonnait de l’aimer, si pas comme
une fille, tout au moins d'un amour
commandé comme un devoir. Elle était agréable et d'une conversation facile
parlant moitié français, moitié anglais. Son langage était comique mais
intéressant. Des photos qu’elle retira de sa valise nous firent prendre
connaissance avec toute sa vie passée...
Elle loua pour quelques jours une chambre en ville et nous quitta le
soir avec son fils. Elle avait conquis tous les membres de sa famille. Le jour de notre mariage fut vite là. La date tant attendue et redoutée à
la fois nous tomba sur le dos fin de ce beau mois d’été. Le calendrier sans
souci de nos soupirs égrenait ses jours et ses dates une à la fois mais
surement : " O temps, suspend ton vol et vous heures propices, suspendez
votre cours " Mais 1e balancier du petit coucou courait toujours et la
grosse horloge de grand'mère égrenait les minutes sans souci de nos angoisses. Le jour fut là, la cérémonie toute simple, mes amies étaient à l'église les
bras chargés de fleurs. Jim avait grand air au bras de sa mère. Nous avions, le
matin, écouté la messe puis communié ensemble. Nous avions confiance dans
l'avenir et la foi de Jim solide. Le petit diner fini, très discrètement,
nous sortîmes de table. « Allons, dis-je, les temps sont révolus... Au revoir tous, parents
grands-parents, frères et amis. Nous partons... » Voleuse de souvenirs, mon cœur gros à craquer, je sortis de la maison
entraînant mon mari. Que mon sac était lourd à porter avec tous ses souvenirs
agglomérés. Nous partions pour Bruxelles où ma belle-mère devait nous rejoindre
et reprendre avec nous la correspondance pour l'Angleterre quelques jours plus
tard. Ce programme se passa sans histoire. Tous les changements survenus dans
ma vie étaient sans doute normaux mais je devais payer de regrets la vie heureuse qui semblait s'ouvrir
devant moi. Huit jours après notre mariage, je connus 1a maison où j'allais
vivre. Un joli cottage anglais plein de fleurs, je m'y plairai certainement. La
mère de Jim était au physique la dame anglaise des contes de Dickens. Elle portait
le ruban de velours au cou où se balançait un ancien médaillon. Elle gardait un
bon souvenir de notre petit village et ajoutait toujours un petit mot pour mes
parents dans ma correspondance. Visite en Belgique, accident de Jim et retour définitif à Nimy Avant les fêtes de fin d'année, Jim ne fit la surprise de deux coupons de
voyage pour « J’ai eu un petit malaise, lui dis-je, rentrons à 1a maison. »
Nous suivions Robert qui se retourna deux ou trois fois et tourna le coin de la rue. Arrivés à la maison, je me
suis retirée dans la chambre et j’ai tâché d’oublier en prenant un léger
somnifère. Quelques heures plus tard, je
suis descendue, prête pour continuer la lutte car je savais qu'une barrière
infranchissable était désormais dressée entre le passé et le présent et que
jamais je ne tenterais de 1a franchir. Nous restâmes presque six mois avant de
revenir en Belgique et ce fut pour dire adieu à mon grand-père. Je lui ai donné
une suprême satisfaction en le revoyant avec le grand passage. Puis la mère de
Jim contracta une mauvaise grippe, sa santé me retint près d'elle quelques
mois. Je pense qu’elle appréciait mes soins dont je l’entourais le plus
possible. Elle mourut entre Jim et moi un matin où le ciel était brumeux. Mon
mari fut très peiné de cette disparition, notre riant cottage devint une maison
triste. Un déplacement en Belgique nous rendit un peu de courage et j’aimais
avertir moi-même ma chère maman qu'elle serait bientôt grand-mère. Tous furent
heureux de la nouvelle. On regretta la mère de Jim et mon grand-père. Nos
regrets étaient sincères. Je passais mon temps à tricoter et tout se préparait
très bien. Une petite fille nous arriva en septembre quatorze mois après notre
union. Nous nous préparions de venir la montrer à notre famille en Belgique
lorsqu’arriva un accident. Jim, distrait, traversant la chaussée déjà sillonnée
d'autos, fut renversé et blessé au bras et à la jambe. On le transporta en
clinique, je fus prévenue très adroitement. Cet accident désorienta toute notre
méthode de vie. Il devait rester quelques mois à l'hôpital car la blessure de
son bras n’était pas belle ! J'avais peine de rester seule avec ma petite Sophie dans un pays encore
étranger. Quand je me présentai comme infirmière au chef de la clinique, on me
trouva une chambre près de celle de Jim et moyennant quelques travaux, je pus l’occuper avec ma petite fille. On dut hélas amputer
mon mari de sa main droite et il marcha difficilement... L’assurance contractée par son patron, sa petite pension d'ancien
combattant nous obligeront de compter nos revenus. Après quelques mois, je ne
me sentais pas trop bien. J’avais
pourtant passé le cap des brouillards. Ce que je n’osais pas dire à Jim, il le
devina et le proposa lui-même ! On vendit la petite maison pleine de fleurs
avec les meubles les moins précieux en souvenirs et nous prîmes le chemin de
mon village. Nous arrivâmes à l’Ermitage un jour après-midi dans l'allégresse
générale atténuée pourtant par les tristes circonstances de notre retour. Jim
n'était plus qu'un invalide mais il m’aimait toujours et nous avions une si belle petite Sophie. J’aurais voulu aller vivre dans
la petite maison adossée à l'église mais 1'urbanisme avait passé par là et on
avait fait de ce lieu plein de souvenirs une cour de jeux, sorte de petit parc
rempli de rires et de cris d'enfants avec quelques bancs invitant vieux et
gardes à s'y reposer. Nous nous sonnes
installés chez grand'mère qui se fait aujourd’hui très âgée et que je soigne maintenant de mon mieux. Jim donne
quelques leçons d'anglais et notre petite fille m’a remplacée comme princesse
de l'ermitage. Un peu par plaisir, un peu comme souvenir, j'écris ce livre qui ne contient
pas de fleur de rhétorique ni de phrases combinées avec art. Mais il est vrai
et sincère ! ! Nous avons vu une
deuxième guerre ravager nos cités. Ma grand-mère est allée rejoindre grand-père
dans le petit cimetière de notre village. Mon frère aîné a épousé mon amie de pension. Les deux
autres ont fondé leur foyer malgré les guerre et les ruines. Mes parents habitent toujours la
première partie de l'ermitage. Jim et moi la seconde. Notre petite Sophie est
grande maintenant et va épouser un ingénieur agronome. J’ai retiré d’un vieux
coffre ce récit de ma jeunesse. Je l'ai
écrit petit à petit au gré de ma fantaisie, de mes loisirs, de mon humeur ! Après vingt cinq ans, j'y ajoute cette dernière page. Prenez plaisir à lire
ses petites histoires dans une grande. Aimez comme moi les faits du temps
passé, ils aident tellement à supporter le présent et à préparer l'avenir. Gabrielle Gervais de l’Ermitage [1]
Les
Gervais sont originaires sont originaires d’Hyon,
petit village près de Mons, village, où ils se maintinrent pendant plusieurs
générations jusqu’au jour où François Gervais en épousant Jeanne Adèle
Rousseau, fille d’un fermier habitant à la limite du territoire de Mons et de Nimy quitta Hyon pour venir
s’installer dans une petite ferme, chemin de la Procession. Il y éleva 15
enfants dont Emmanuel fut le douzième.
Ce dernier s’engagea comme garçon brasseur à la brasserie Caulier
tout en exploitant à Nimy sa modeste ferme. C’est de
l’union d’Emmanuel et d’Eugénie Mainil que naquit
Arthur Gervais le père de Gabrielle Gervais. [2]
La Faïencerie de Nimy
était la plus ancienne de Belgique. Elle fut fondée en 1789 par trois associés
et obtint de Joseph II 1'autorisation de s'intituler "Fabrique Impériale
et Royale". En 1811 elle occupait 250 ouvriers. Mais à partir de 1850
environ, la fabrique tomba en décadence et fut vendue à Messieurs Mouzin et Lecat qui modernisèrent
l'outillage et implantèrent la fabrication de la faïence fine à pâte blanche et
compacte. La renommée de la Faïencerie de Nimy
s'accrut alors. En 1897, elle comptait 675 ouvriers. Transformée en Société
Anonyme, elle connut un nouveau déclin au point que, en 1914, elle n'occupait
plus que 410 ouvriers. Pendant la Grande Guerre, occupée par les Allemands, sa
production fut quasi nulle. Remise en marche après la guerre, elle occupait 300
ouvriers en 1921 mais la faïence était de moindre qualité et les bâtiments, le
matériel ne correspondaient plus aux besoins du moment. C'est alors qu'elle fut
reprise par la Manufacture de Maastricht qui réorganisa l'établissement. La crise
économique des années 30, puis la guerre de 40 - 45 portèrent un coup fatal à
la Faïencerie qui dut fermer ses portes en 1951. Les bâtiments furent démolis
en 1953. Il m'a paru bon de donner ce bref aperçu sur l'histoire de la Faïencerie de Nimy car la vie d'Arthur fut longtemps liée à cette fabrique, puisqu'il y entra comme magasinier à l'âge de 14 ans, soit en 1888, et qu'on l'y trouve encore au début des années 20 avec le titre de représentant. Arthur, qui était d'un naturel très indépendant et supportait mal d'être commandé avait songé plus d'une fois à quitter son emploi pour s'installer à son propre compte. J'imagine que Sophie dut souvent le mettre en garde. S'installer à son propre compte comportait tant d'aléas! Mais, enhardi par sa réussite dans l'argenture des boules panoramiques, Arthur eut finalement gain de cause. Trouvant dans la grange de sa maison des Wartons l'espace suffisant pour entreposer sa marchandise, il achetait de la vaisselle pour son propre compte et la revendait ici et là dans des magasins de la région. Je ne sais si l'entreprise fut rentable, mais je me souviens de toute cette vaisselle colorée installée dans la grange à même le sol, dans une grande poussière de paille. Parfois Arthur nous faisait visiter sa "salle d'exposition" et, dans un geste généreux, nous tendait un pique-fleurs ou une aiguière. [3]
Emmanuel Gervais (1849-1929) était
garçon-brasseur. Il exerça ce métier tout d’abord à la brasserie Beumier de Jemappes, puis à la brasserie Caulier de Mons (cette dernière brasserie fut démolie dans
les années 50 pour être remplacée par l’immeuble de la Société Générale de
Banque). On pouvait voir alors, comme dans les rues de Nimy,
de ces longs chars de brasserie qui déposaient, tant dans les estaminets que
chez les particuliers, les tonneaux de bière. Certes, la bière en bouteille
devait exister à cette époque, mais on trouvait plus économique d’avoir un
tonneau en cave où on allait puiser chaque jour la quantité nécessaire au
ménage. Emmanuel tirait un revenu complémentaire de sa petite ferme. Il
possédait deux vaches, un cheval et une charrette et cultivait quelques champs. [4]
Eugénie Mainil
(1845-1931) est décrite ci-dessous par
Marie-Thérèse Loodts, sa petite-fille : Que nous livre ce portrait? Les lèvres serrées
retiennent un sourire qui serait volontiers moqueur; le regard est franc mais
dur, impératif et sans pitié : apparemment Eugénie ne déborde pas de tendresse
-toutefois les circonstances ont prouvé que, malgré un naturel froid, elle
pouvait avoir bon cœur : en effet lors de l’épidémie de choléra qui ravagea le
village en 1874 elle recueillit un orphelin, fils de voisins décédés victimes
du fléau, le petit Félix Panesse qu’Arthur considéra
longtemps comme un frère. Félix fit carrière à la S.N.C.B. Eugénie ne tolérait pas d’être contrariée ; son
ascendant sur son époux et son fils était évident, ils lui obéissaient au doigt
et à l’œil et c’est à grand-peine qu’Arthur échappa finalement à l’emprise de
sa mère pour épouser Sophie, 1’élue de son cœur. Les atours d’Eugénie sont ici
des plus simples ; pourtant il est clair que pour la circonstance/elle a revêtu
ses vêtements de dimanche, blouse à pois blancs, chapeau garni de fleurs; ses
seuls bijoux sont des boucles d’oreilles fort ordinaires. Les mains d’Eugénie
sont déformées par le rhumatisme - Que n’a-t-elle fait de lessives pour les;
bourgeois de la ville au lavoir Ste Barbe à Mons. Le contraste entre le bras délicat l’aïeule
qui enserre maladroitement ce tendre poignet est saisissant et émouvant à la
fois ;on devine la paume calleuse, les ongles
noirs- c’est que l’existence d’Eugénie
est besogneuse : culture de légumes elle ira vendre tôt le matin au marché
de Mons, travaux des champs, porte à porte pour se faire quelques sous avec le
lait de ses deux vaches ou ce « Jef » qu’elle obtenait gratuitement à
la brasserie où travaillait Manuel . Quant a la main gauche, Eugénie l’a
repliée, comme gênée de sa difformité, mais elle n’a pu en dissimuler le
gonflement, signe de son handicap. Pour soigner ses rhumatismes elle usait
abondamment d’huile camphrée dont l’odeur imprégnait sa personne, ses meubles
et les deux pièces de sa petite maison. Eugénie était fière de sa petite-fille
et a tenu à poser avec elle chez le photographe. Gabrielle raconte que sa
grand-mère la choyait particulièrement, la menant chaque année à Mons lors de
la foire de novembre, accomplissant avec elle le pèlerinage du huit décembre à
Notre-Dame de Conception (Ce pèlerinage qui avait lieu pendant la neuvaine qui
précédait le 8 décembre avait comme but la dévotion à Notre-Dame de Conception
dans la chapelle du même nom située sur la route de Nimy
à Jurbise) ,ou lui glissant de temps à autre un ou deux sous pour s’acheter à
l’épicerie voisine de l’école des « piquantes » comme on appelait
ainsi au village des bonbons à sucer. à l’épicerie
voisine de l’école. Le souvenir d’Eugénie s’estompe avec le temps. Deux ou
trois personnes au plus se souviennent encore d’elle mais son nom reste attaché
à un vieux meuble que l’on convoite lors des partages de nos modestes héritages
: il s’agit d’une dresse en chêne a deux portes assortie d’une archelle où
pendent quatre pots de faïence bleue à fleurs blanches. Marie-Thérèse Loodts novembre 1984 Ci-dessus un portrait d’Eugénie s’apprêtant à
quitter sa petite ferme pour la vente de lait ou de « jet ».
Remarquer les cruches fortement abîmées
et la pinte entre les doigts noueux. Derrière Eugénie, la fourche de Manuel, la
porte avec fenêtre d’aération de la petite étable, le sol jonché de paille. [5]
UNE PAUVRE VIE Raconte-nous les pauvres
gens, les gens sans nom et sans mémoire, gens de partout, gens de nulle part,
gui vont meurtris, gui vont peinant, si tôt happés par le trou noir de
1'imparable désespoir. Rigel Voici ce qu’écrivit Pierre Gervais, le frère cadet
de Gabrielle, dans ses souvenirs, concernant
ce fameux oncle dénommé Jean-Baptiste Gervais : « Mon père nous contait parfois des histoires
de son enfance. Il nous parlait entre autres de "Mon oncle Jean Bâtisse",
frère de sa mère, Eugénie Mainil. Jean-Baptiste vivait seul dans une masure du
chemin Saint-Hubert à Nimy. Il avait été marié mais
sa femme était partie et leur unique
petite fille était morte. Ces événements avaient aigri Jean-Baptiste. Il avait
perdu la foi et était devenu "mangeur de curés". Lorsque mon père
passait devant sa maison pour se rendre
à la messe, Jean-Baptiste le guettait, le faisait rentrer et s'ingéniait à
trouver toutes sortes de prétextes pour 1'empêcher de se rendre à 1'église : il
lui faisait miroiter la chasse au furet, la tenderie, essayant ainsi de le
retenir loin de l'office religieux. Un jour, il lui offrit une tasse de café. Dans le
coin de l'âtre, à même le sol, une cruche en grès, toute noircie de fumée,
contenait une décoction de chicorée parfois vieille de plusieurs jours. Il remplit
la "jatte" de mon père. Cela fit un léger "plouc". Mon
oncle plongea les doigts dans le liquide tiède et en ramena quelque chose de
gris, soyeux, bruni par endroits.
"Tenez!, dit-il, « enn sorit » et il la jeta dans les bûches de l'âtre.
Mon père n'avait qu'une envie, celle de jeter ce jus de chicorée... et de
souris mais il n'osa déplaire à son oncle et avala l'infect breuvage. Jean-Baptiste avait une triste manie : une ou deux
fois par an, il faisait ce qu'on appelait au village "ess' neuvaine". Muni d'un
gros bâton, il se mettait en route et pendant neuf jours il ne dessoûlait pas.
Il faut rappeler ici gué les estaminets étaient nombreux autrefois dans les
villages et gué l'alcool a été longtemps un terrible fléau dans nos campagnes.
Chaque soir, Jean-Baptiste taillait une coche dans son bâton. Il ne payait
nulle part et parfois on le retrouvait couché le long du chemin. On entendait
les gens se raconter : "J'ai vu Bâtisse Pampan,
i fait ss'
neuvaine". Sa sœur, ma grand-mère Eugénie, l'avait une fois pour toutes
banni de ses relations et elle l'appelait "el Lucifer". Lorsqu'il
comptait neuf entailles à son bâton, il rentrait chez lui et, le lendemain, il
visitait les cabarets où il était passé pour payer ses "ardoises". Sur sa cheminée, en lieu et place du traditionnel
crucifix, se trouvait là, déployée et clouée la dernière robe de sa petite
fille, toute jaunie et poussiéreuse. C'est à ce seul souvenir qu'il vouait un
culte et ses "neuvaines" étaient
sans doute un des dérivatifs à sa misère
et à sa solitude. » Pierre Gervais, Harmignies,
1982 [6]
Arthur Gervais était un inventeur
mais aussi un compositeur de pièces de théâtre (voir les photos concernant cet
article) et un poète épris de la beauté de la nature beauté comme nous le
montrent ci-dessous ces deux textes : Prière du soir : Quand dans la pourpre et l’or, descend,
majestueux, De son trône d’azur, le soleil glorieux, En ces calmes instants où, pleine de mystère La nuit erre, indécise, au-dessus de la terre En ramenant aux cieux de la brillante vénus, Quand l’humble cloche sone le fidèle Angélus Dans la tranquillité de la brume sereine, Quand l’alouette achève au-dessus de la plaine Sa prière du soir, son hymne au créateur, Oh ! C’est alors que j’aime en ton temple,
Seigneur, En un coin retiré, dans le profond silence, Venir t’adorer, dans la Foi, l’Espérance. La lumière du jour s’enfuit des grands vitraux, Puis, sous l’orgue sans voix, près des
fonds-baptismaux, Saint-Jean, le bras levé, se retire dans l’ombre, Le calme et le mystère emplissent la nef sombre Et la pâle veilleuse entoure dans le cœur Le bon Dieu Crucifié d’une vague lueur. Voûte silencieuse et vous, grands piliers gris Qu’une invisible main a sacrés et bénits, Que sous votre ombre sainte, je puisse plein
d’ardeur Faire monter vers Dieu ma prière et mon cœur. Arthur Gervais, Nimy,
1895 A UNE ANTIQUE ABBAYE Témoin mystérieux ! O éloquente page des siècles écoulés, tu nous montres 1'image.
Lambeau des temps passés dévoilant à nos yeux la gloire et le travail étalés en
ces lieux. 0 pierres d'autrefois, de tous ces jours éteints,
je crois entendre encore sous tes portiques saints le chœur majestueux des
moines à matines brûlant de feux sacrés, remplis d'ardeurs divines, et, dans la
noire nuit, au-dessus des grands bois, ces chants d'amour au ciel monter tous a
la fois. Je crois les voir encore, dans un jour indécis,
ces hommes agenouillés au pied du crucifix. O dalle qui gémis sous mes pas
insensibles, autrefois te foulaient leurs sandales flexibles. Et vous, étangs, forêts, larges espaces, vous
cachez donc toujours du passé quelque trace ! Que de fois, sur le bord de vos bruissants ruisseaux j'ai cru les voir passer dans leur
ample manteau ces moines d'autrefois, humbles bénédictins, lisant fiévreusement
de gros livres latins. Arthur Gervais Nimy,
1898 La promenade dans les bois de 1'antique abbaye de Saint-Denis-en Broqueroie a sûrement inspiré Arthur pour la rédaction de ce poème. Arthur parlait volontiers de cet endroit, si propice à la méditation. On retrouve dans ce poème 1'évocation des forêts, des étangs, des ruisseaux qui font le grand charme de ce lieu. On y retrouve aussi l'allusion aux quelques vestiges architecturaux qui permettent de se faire une idée de 1'ampleur de cette abbaye autrefois (abbaye fondée au Xlème siècle et dont la grange aux dîmes est un des témoins les mieux conservés). [7]
L’ermitage était le nom donné à la
maison de Gabrielle. Son histoire est racontée ci-dessous par Marie-Thérèse Loodts, fille aînée de
Gabrielle Gervais et de Georges Loodts : « Après leur mariage, Arthur et Sophie
habitèrent d'abord une maison de la grand-rue, où naquirent Gabrielle et
Achille. En 1901, ils achetèrent à la veuve
d’Edouard Mouzin un terrain d'une superficie
d'environ 5 ares, situé à l'angle de la rue de l'égalité et de la rue Camille
Leroy. Ils y firent bâtir une maison qui avait belle allure, précédée d'un
petit jardinet fermé par un très beau grillage. Les habitations qui,
actuellement, font face à la leur n'existaient pas encore, de sorte que l'on
pouvait se croire en pleine campagne et que la vue s'étendait jusqu'aux
peupliers bordant le canal. En fait, la maison construite par Arthur était une
maison double avec, en façade, deux portes et deux fenêtres : Arthur, en bon
fils, n'avait pas voulu abandonner ses parents et leur avait réservé une partie
de sa demeure. Celle-ci, pour être spacieuse, n'en avait pas pour autant les
commodités que l'on trouve aujourd'hui dans nos habitations. Pierre se souvient
et nous raconte : " II y avait 3 pièces en enfilade au rez-de-chaussée,
que nous appelions cuisine, place du milieu et place devant. A 1'origine, la,
maison n'avait pas l'électricité mais était éclairée au gaz. L'allumage du bec
Auer devait se faire avec précaution car, au moindre choc, le manchon tombait
en poussière et alors zut … plus de
lumière! J'ai connu un écolier qui, d'un
léger coup de latte, plongeait tout le monde dans l'obscurité : en attendant
que l'on remplace le manchon, cela lui faisait un quart d1 heure de
répit dans ses fastidieux devoirs! Il faut dire aussi que le compteur au gaz ne
distribuait ses dons que si l'on introduisait "un mastoque" (5 centimes) dans la
fente prévue à cet effet. Souvent, l'on entendait : "habie! via co l'gaz qui baiche"
(vite! voilà encore le gaz qui baisse!). Dans la cour, que l'on voyait de la rue, mon père
avait construit un poulailler et une petite étable-écurie pour la jument Fanny
et les deux vaches de Manuel. De l'aube à la nuit, tout le monde
s'affairait. Le passant, étonné, s'arrêtait
parfois pour regarder grand-père poussant une brouette de fumier ou grand-mère
s'apprêtant à partir avec ses cruches pour vendre le lait de ses vaches ou le
jet rapporté de la brasserie Caulier. On voyait aussi
Achille qui attelait Fanny, Paul qui transportait un
seau de sirop ou des colis de mine de plomb ou encore des paquets de chicorée.
Cette cour, qui aurait pu être un beau jardin d'agrément, ressemblait davantage
à un entrepôt où des caisses béantes voisinaient avec un tas de fumier, des
monticules de betteraves ou de chicorées. Mais c'était là la preuve de
l'activité et de la débrouillardise d'Arthur, lequel, tandis qu'il avait mis
tout son petit monde au travail, voyageait comme représentant pour la
Faïencerie de Nimy. Il partait chaque jour pour le
train de sept heures, le cou raide dans un haut col aux coins repliés agrémenté
d'une importante cravate à pois (ce qui était pour moi le symbole de la
puissance !). Il était coiffé d'un chapeau melon et portait deux lourdes
valises chargées d’échantillons. Sur le
chemin qui menait à la gare, il recueillait comme un hommage les coups de
casquettes des ouvriers de la faïencerie et les "Bonjour, Monsieur
Gervais" que lui lançaient les passants. Quand il rentrait le soir, il
s'informait de la besogne de chacun et distribuait ses félicitations ou ses
blâmes. Lorsqu’Achille le voyait revenir et franchir la grille du jardinet, il
criait "au rapport !". Dans ma petite cervelle où la guerre avait
laissé des traces, je le considérais comme le "feldwebel" de
l'escouade. Nous vécûmes dans cette maison depuis sa
construction jusqu'en 1926. » Marie-Thérèse Loodts, fille aînée de Gabrielle
Gervais et de Georges Loodts [8]
Voici en complément, la description
de la fabrication des boules argentées,
écrite cette fois par Pierre Gervais, le frère cadet de Gabrielle :
« Un jour de l'année 1910, mon père, qui
voyageait alors pour une verrerie, fut envoyé chez un client de Bruxelles qui
refusait de payer une livraison de boules en verre, prétextant que le prix ne
correspondait pas à l'accord préalable. Devant l'entêtement du client, mon père
avança un dernier argument en disant : "Tant pis, retournez-nous la
marchandise, nous trouverons un autre acheteur." Un éclat de rire lui
répondit et le client récalcitrant de lui expliquer : "Je suis le seul en
Belgique à pouvoir faire quelque chose de ces boules de verre, le seul qui
connaisse le secret permettant de les argenter de 1'intérieur !". Arthur
savait le succès de ces boules argentées : non seulement elles servaient à la
décoration des serres et des jardins, mais encore pas le moindre sanctuaire où
ces boules n'apparussent, faisant office d'exvotos. Cette entrevue laissa mon
père songeur. Ne pourrait-il, lui aussi, se mettre à argenter des boules ?
C'était peut-être la fortune assurée ! Durant deux ans mon père chercha le secret de
fabrication. Il se construisit pour ses
expériences une baraque de planches au fond du jardin qu'il appela "son
laboratoire". Il s'y enfermait des
heures et des jours durant. Un ami,
prétendument chimiste, l'aidait dans ses recherches. Un beau jour, ils
crurent être arrivés au bout de leurs
peines en trouvant la formule d'un mélange qu'ils appelèrent
"solution". Mais la fixation du nitrate d'argent sur le verre restait
pleine d'aléas. Ils finirent par tenter
de chauffer le verre, mais, en se refroidissant, les boules se fendirent tout
en émettant un "clic" bien douloureux à leurs oreilles. Ils décidèrent ensuite de chauffer l'air
ambiant. Ils calfeutrèrent la "place à boules" (comme nous
l'appelions), y installèrent un poêle Godin et s'enfermèrent dans leur
laboratoire en se munissant de charbon et aussi de deux tonnelets de bière.
Dans la soirée ils sortirent enfin de leur abri, le torse-nu (ils étaient
restés toute la journée dans une température de 30°), noirs de fumée et titubant
passablement (la bière faisait son effet).
Heureusement, les résultats furent positifs : ils avaient mis au point
le mode de fabrication et la production commença sans tarder. Elle s'arrêta avec la guerre, mais reprit de
plus belle sitôt après, pour ne se terminer qu'avec la mort de notre mère, en
1934. Tout en voyageant pour la Faïencerie de Nimy, mon père en profitait pour prendre ses commandes de
boules et les affaires marchèrent rondement. Le travail le plus délicat était
réservé à ma mère, travail dangereux où elle se brûla plusieurs fois et qui
consistait à récupérer le surplus d'argent quand l'argenture était
terminée. Spectacle peu rassurant que de
voir Sophie retirer du feu porté à très haute température le creuset avec le
métal en fusion et, tenant ce creuset au bout de pinces, parcourir ainsi, en
criant gare, les cinquante mètres qui séparaient la cuisine de la "place à
boules". Les commandes affluaient tellement que 1'on dut chercher de la
main-d’œuvre supplémentaire, mettant au travail les membres de la famille qui
avaient quelque loisir. C'est ainsi que Bertha, la fiancée de Paul, se joignit
à d'autres pour faire tourner les boules dans les grands bacs fumants. Le
nitrate~d'argent dont on se servait pour argenter le verre laissait sur les mains
de vilaines taches brunes qui ne s'enlevaient qu'avec de l'hyposulfite. Après le travail, on pouvait voir Bertha
tendant ses longs doigts effilés dans la main de Paul qui, avec des gestes
doux, les tamponnait d'ouate imprégnée d'hyposulfite. Tourner les boules était
une besogne éprouvante pour la
santé. Aux Wartons,
la "place à boules" était l'ancienne étable faiblement éclairée et
qu'égayait seulement au printemps le vol des hirondelles qui continuaient
d’occuper le lieu malgré les émanations et le va-et-vient. Au milieu de ce travail ingrat il nous
arrivait de prêter l'oreille à leurs joyeux gazouillis. » Pierre Gervais Harmignies,
1980 L'ARGENTURE DES BOULES PANORAMIQUES L'opération comprenait plusieurs phases : Une première solution débarrassait les boules de
verre de leurs poussières et impuretés. Une deuxième solution était destinée à
préparer la fixation de 1' argent sur la paroi intérieure des boules. Enfin il
y avait l'argenture proprement dite. A l'issue de cette dernière opération, on entourait
les boules de "caleçons" avec des morceaux de chambres à air pour en
boucher les ouvertures et 1'on tournait alors les boules de verre dans de
grands bacs d'eau tiède de façon que l'argenture se répande uniformément sur la
paroi intérieure, et cela pendant deux heures environ. Ensuite, l'on vidait le restant de
l'argenture dans un creuset pour la récupération de 1'argent non utilisé. La récupération de 1'argent non utilisé était un
travail assez dangereux : on mettait le creuset dans le feu de la cuisinière
qui devait être activé jusqu'à atteindre une température fort élevée. L'argent fondait. L'on retirait le creuset du feu avec de
grandes pinces et l'on versait alors le métal en fusion dans un moule. Puis, après transvasement dans un récipient
en porcelaine, on ajoutait de l'acide nitrique, l'on faisait bouillir le tout
et l'on obtenait du nitrate d'argent qui entrait dans la composition de la
nouvelle solution. Après 1'argenture venaient les dernières
opérations : le séchage des boules, la pose de chapeaux de cuivre avec agrafe
en fil de fer destinée a suspendre les boules, enfin l'emballage dans
des caisses avec paille et fibres de bois et l’expédition. Durée de cette petite industrie : début vers
1910-1911, arrêt pendant la guerre 14-18, reprise après la guerre jusque vers
les années 33-34. Chef d'atelier : Arthur Gervais et, vers les
années 30, son fils Paul Gervais. Des boules argentées ornent la châsse de Saint
Vincent à Soignies Les boules existaient en plusieurs formats : les
grosses appelées "panoramiques", de moins grosses et de très
petites. Il y avait aussi des verres en
forme de grappes de raisin que l'on argentait de la même façon. Il existait
aussi des boules de verre coloré : en l'aune, en vert [9] LES DEUX BILLETS DE TRAM : Cette belle histoire d’amour fut
aussi recomposée avec talent, bien des
années plus tard, par leur petite-fille,
Marie-Thérèse Loodts : « Aussi loin qu’Arthur plongeait dans ses
souvenirs de jeune homme, il ne trouvait vraiment aucune femme qui l’eût frappé
autant que Sophie. Non qu’elle fût particulièrement séduisante : large front,
traits appuyés, cheveux tirés d’une façon presque austère. Mais le regard de
Sophie! Il recelait cette profonde poésie sans laquelle Arthur ne croyait pas
pouvoir vivre : c’était comme un étang calme à la tombée du soir ou encore un
ciel d’automne où les nuages gris n’empêchent pas la lumière de sourdre. Et
quelle honnêteté dans ces yeux-là ! Ils vous regardaient en face posément,
simplement. Depuis ce fameux bal où elle était apparue si réservée aux côtés de
ses trois sœurs, il ne pouvait l’oublier. Et pourtant les propos qu’ils avaient
échangés avaient été des plus courants; elle avait répondu sans détours à ses
quelques questions. La mort prématurée de son père l’avait contrainte à
« se mettre en service », elle avait trouvé un emploi de lingère à
Bruxelles dans une pension pour jeunes filles anglaises de la rue Defacqz. Rares étaient ses jours de sortie, un dimanche par
quinzaine. Non, elle ne s’ennuyait pas, elle aimait son travail qui ne lui
laissait guère d’ailleurs le temps de rêver. Certes elle convenait que les
soirées étaient parfois tristes dans sa petite chambre de bonne au second étage
de l’imposante demeure. Oui, si Arthur lui écrivait, elle répondrait volontiers
à ses lettres mais il ne devait pas s’attendre à des mots bien savants. Oh non !
qu’il ne s’avise pas de venir la voir là-bas, ce
serait très mal vu de sa patronne qui ne tolérait rien qui ne fût de bon ton.
Si elle aimait la nature ? Mon Dieu oui !
Mais elle avait si peu l’occasion de la contempler. Aurait-elle souhaité
sortir avec lui? Elle pensait que c’était un peu tôt pour en décider, ils
venaient à peine de se connaître. Ah ! la revoir ! Arthur
ne pensait plus qu’à cela. Mais c’était compter sans les projets d’Eugénie.
Celle-ci avait décidé depuis longtemps de l’avenir de son fils. Elle lui
réservait une villageoise de ses connaissances, une fille robuste qui ferait
mieux l’affaire que cette inconnue aux fins doigts de lingère. Arthur fréquenta
sans entrain la Nimysienne que sa mère lui imposait
mais il ne pouvait se résoudre au mariage tant l’image de Sophie le hantait.
Lui écrire ? Il ne connaissait même pas l’adresse exacte, ni le numéro de la
maison ni le nom de la directrice de la pension ; sa lettre se perdrait sans
nul doute. Alors par un beau dimanche d’avril Arthur prit une décision : il
irait à Bruxelles, il arpenterait la rue Defacqz, il
sonnerait aux portes pour s’enquérir. Tant pis ! Il ne pouvait plus tenir.
Prétextant une réunion de Naturalistes, il prit très tôt le train pour la
capitale. A la gare du Midi un tram le conduirait rapidement dans le quartier
où travaillait Sophie; là il aviserait. Tout à ses pensées, Arthur prit place
dans la voiture de tête d’où il pourrait mieux voir s’approcher les hauteurs de
Saint-Gilles. Son cœur se mit à battre plus fort. Une certaine anxiété se
mêlait à l’espoir. Comment s’achèverait cette journée ? Il était loin de
s’imaginer à ce moment que la chance était sur le point de le favoriser d’une
façon incroyable. Sophie, sa Sophie., voyageait dans le même tram ! Du fond de
la voiture où elle était sagement assise, elle avait immédiatement reconnu la
fière allure d’Arthur. Elle se leva, s’approcha, posa délicatement sa main sur
le bras de celui qu’elle non plus n’avait pas oublié. Arthur n’en croyait pas
ses yeux. Sa bien-aimée était donc là, près de lui, comme par l’effet d’un
miracle. Il n’eut qu’un mot: « Sophie » et leurs mains se croisèrent
en une douce étreinte. Ils virent dans cette rencontre un signe du ciel:
désormais la route de la vie, ils la feraient ensemble. Ils n’eurent pas besoin
de mots pour se le dire. Le regard bleu et grave d’Arthur s’illumina soudain
pour se perdre dans le lac vert et gris des yeux de Sophie. Et jusqu’à la fin de leur vie ils gardèrent,
précieuse relique et seul ornement de leur simple chambre, leurs deux billets
de tram dans un cadre de bois. » Marie-Thérèse Loodts, octobre 1984 [10] Les mille idées d’Arthur, dont la fabrication de ce fameux sirop, furent aussi décrites par Pierre Gervais,le frère cadet de Gabrielle : « En ce temps-là c'était la guerre, la Grande comme on l'a appelée. Les activités de la Faïencerie de Nimy allant au ralenti, Arthur imagina d'autres sources de revenus pour arriver à nourrir sa petite famille : pour cela il n'était jamais à court d'idées. C'est ainsi que dans mes souvenirs d'enfant les images de plusieurs "périodes" surgissent du flou des années. Il y eut d'abord la période "sirop": elle débuta presque fortuitement lorsque mon grand-père s'aperçut que les betteraves qu'il avait plantées pour nourrir son bétail 1'hiver n'étaient autres que des betteraves sucrières. Mon père installa donc sous le hangar des cuves en fonte placées sur des foyers. Les betteraves, lavées dans de grands tonneaux étaient ensuite hachées par une machine actionnées à la main (travail éreintant qui causait au préposé de douloureuses courbatures). Puis, on jetait les morceaux dans les cuves de fonte et on allumait les feux. La cuisson devait être constamment surveillée et il fallait remuer le mélange à 1'aide d'énormes cuillères en bois : c'était aussi bien fatigant et bien souvent j'entendais Maman dire à mon frère d'un ton de doux reproche : "Achille, tu ne touilles plus !", car elle s'apercevait que son fils s'était endormi, la pelle enfoncée dans le visqueux mélange... Ce sirop, il fallait encore l'écumer pour le décharger de ses impuretés; après quoi, on le versait dans de petits seaux étamés que l'on fermait avec un papier au beurre sur lequel était imprimé en rouge : « Sirop de fruit, garanti pur, A.G.N. (Arthur Gervais Nimy ». Chaque fin de semaine, on attelait nos deux poneys au vieux char bâché de toile verte et ma mère partait livrer la marchandise dans les magasins de Mons. J'accompagnais ma mère dans ses tournées; assis entre les seaux de sirop, je faisais des rêves sucrés, bercé par le cahot du vieux chariot. Cela se vendit bien pendant tout un temps puis d'autres; eurent la même idée, la concurrence fit du tort à notre petit commerce et il fallut chercher autre chose. Ce fut alors la sombre période de "la mine de plomb" : l'on doit savoir que dans chaque ménage il y avait un poêle en fonte et les ménagères grâce à une pâte à base de mine de plomb astiquaient régulièrement leur poêle tenant à lui conserver ce noir brillant qui était synonyme de propreté. Or la mine de plomb vint à manquer terriblement. Arthur décida donc d'en fabriquer avec du graphite et de la graisse animale mélangée à du sable fin. C'est ainsi qu'après l'odeur des betteraves cuites, l'odeur provenant de la cuisson des déchets d'abattoir emplit à son tour le hangar. Il y avait aussi dans la cour des tonnes de sable que nous devions passer au tamis. Mais le pire, c'était la poussière de graphite qui imprégnait la peau d'un noir lisse et gras. La petite industrie prospéra tellement qu'à un certain moment Arthur dut embaucher plusieurs ouvriers : le soir, ces gens sortaient du hangar tels des nègres sortant d'un bain d'huile. Et l'on entendait dire dans le village : "Un tel a trouvé d’l'ouvrage, y fait 1'nègre chez Gervais". Mais cette période eut sa fin elle aussi, faute de matière première. La période "chicorée" fut celle des meilleures odeurs. Il m'arrive encore, cinquante ans après, de jeter sur le poêle quelques grains de chicorée pour respirer l'odeur de ma prime jeunesse. Comme la culture des chicons était assez importante dans la région et que bien souvent l'on voyait des tas de racines pourrir auprès des couches, comme d'autre part nous étions privés de café et que les succédanés n'étaient guère appréciés, mon père eut 1'idée de se faire fabricant de bonne chicorée. Les racines de chicons remplacèrent dans la cour les tas de sable, le hachoir à betteraves fut transformé et pour la torréfaction on se servit de la brasserie du village incendiée par les Allemands et rafistolée à la hâte. A la maison on avait installé un moteur à explosion "Fafmir" qui marchait au gaz d'éclairage : le mettre en marche était tout un art, seul Achille y parvenait (grâce à une méthode bien à lui et qu'il tenait secrète : il mettait quelques gouttes d'éther dans le purgeur !). Ce moteur commandait un concasseur, "L'Albion" et la chicorée ainsi moulue tombait dans de grands bacs. On l'ensachait à la main dans des sachets rouges sur lesquels se détachaient en bleu les mots suivants : Chicorée Surfine La Wallonne, A.G.N. Et Maman livrait, toujours docile à tout ce qu'inventait Arthur. Arthur ne s'en tint pas là : la période "boules argentées" est sans doute la plus mémorable. » Pierre Gervais 1980 [11]
Témoignage de Pierre Gervais : « J’AVAIS SIX ANS A PEINE LE
JOUR DE L' ARMISTICE » Né en douze au bord de la Haine, la Grande Guerre
n’a laissé dans ma mémoire que quelques images aux contours un peu flous mais
qui me parlent encore après tant d’années. Des Allemands ? Nous étions obligés
d’en loger. Leurs paillasses étaient étendues sur le sol de la première pièce ;
à côté se trouvaient leurs paquetages dans lesquels j’allais souvent fouiller
pour en dénicher une croûte de pain gris qui avait pour moi en ces temps de
privations la saveur d’un gâteau. Je cachais mon larcin dans ma robe (à cette
époque les garçons comme les filles portaient la robe dans leur jeune âge) et
je courais m’asseoir sur un tas de bois derrière l’écurie pour savourer mon
butin. La cuisine roulante de la troupe était installée sous notre hangar. A
midi le clairon sonnait la soupe. C’était alors un tintamarre de gamelles. Les
soldats défilaient en bon ordre devant la cuve fumante. Ma mère me mettait
alors dans les mains une soupière énorme (du moins je la jugeais telle) et je
me faufilais entre les rangs. Il me semble encore respirer l’odeur de choux
mêlée à celle des bottes de cuir qui étaient à la hauteur de mes narines. Eux,
riaient en me voyant si petit et si grave, ils me faisaient place et
j’attendais mon tour. Le cuisinier tantôt me versait une louche de soupe,
tantôt semblait m’ignorer. Peu m’importait car l’essentiel c’était de rentrer
dans notre cuisine avec la soupière intacte. Car chaque fois ma mère me disait :
« Surtout m’petit fieu, fais bien attention à 1’soupière ». Les
Canadiens ? Je les revois dans l’euphorie collective de la victoire, au moment
où tout le monde riait, dansait, chantait la « Madelon », hissait le
drapeau national. Je fus nourri de biscuits militaires, de lait condensé. Mes
aînés fumèrent en cachette des cigarettes « Flag ». Je dépistais
facilement leur coin de fumerie grâce à l’odeur de miel brûlé et à leur toux
qu’ils ne pouvaient retenir. Mes poches se gonflaient de caramels à la menthe,
de morceaux de chocolat. Mais ce qui me rendait « particulièrement »
fier c’était ma veste militaire que ma mère avait confectionnée dans une
couverture que quelque galant soldat avait offert à ma sœur Gabrielle. Il y
avait un Canadien particulièrement
assidu auprès d’elle, il s’appelait Jimmy. Il me fit cadeau d’un petit chien
ratier qui reçut aussi le nom de Jimmy et qui vécut fort longtemps après la
guerre.
Pierre Gervais Pierre Gervais, connut la première guerre mondiale
comme enfant, il connut malheureusement la deuxième comme soldat et combattit
sur la Lys. Après cette bataille il fut fait prisonnier au stalag. Une photo
nous le montre avec ses compagnons autour d’un sapin décoré comme ils l’ont pu,
avec les moyens de bord. Ce Noël se passait dans le stalag de Hobstein en Saxe. En 1945, Pierre fut détaché de son stalag
pour aller travailler dans une usine de machines à coudre et de machines à
écrire situé dans la périphérie de Dresde. Il assista ainsi aux terribles
bombardements de Dresde des 13 et 14 février 1945, bombardements qui firent
135.000 victimes et rasèrent complètement la ville. Pierre tenta de s’évader
plusieurs fois, fut repris par les Russes qui le réquisitionnèrent pour
conduire un de leurs camions jusqu’à Prague d’où ils allaient déloger les
Allemands. Il faussa compagnie aux Russes, fut de nouveau repris, se cacha chez
un civil Pragois et finalement partit seul à pied en direction de l’ouest
jusqu’à sa rencontre avec les Anglais. Il ne rentra au pays qu’en 1946 ! Pendant
ces longues années, sa femme Marie-Louise éleva courageusement ses trois
enfants. Toute sa vie un visage hanta le courageux Pierre, celui d’un soldat
ennemi qu’il abattit pendant la bataille de La Lys. Il témoigna de sa douleur
dans ce magnifique texte : NOS ACTES NOUS SUIVENT Combien de temps faudra-t-il encore pour que
s'efface de ma mémoire le souvenir de ces yeux-là ? Il me revient le jour pour combler mes
silences. Il me revient la nuit trouer
mes insomnies. Comment extirper du labyrinthe de mon esprit ce frisson du remords qui mordille ma conscience
? Terré dans mon trou, la frayeur aux entrailles,
j'entendais mon cœur battre sous mon sale uniforme. Le canon de mon arme
traçait une ligne droite sur la terre brune du parapet. Mon regard effleurait les riantes vaguelettes
de la Lys paresseuse. Leurs uniformes vert sombre dérangeaient les
roseaux. (…) Soudain, je le vis. Il se dressa.
Ses cheveux blonds, collés sur son front, le nimbaient de lumière. Il était jeune. (…) Une sorte de rage s'empara de mon être. L'ennemi,
l'agresseur était à ma portée. Il incarnait la race venue pour nous détruire.
J'épaulais. (…) La balle l'atteignit en plein cœur. J'eus le temps
de voir le sang suinter sur son veston. Il étendit les bras dans un geste de
crucifié, s'écroula dans la vase. Son
corps partit à la dérive. Ce corps, que Dieu avait créé... ce corps, qu'une
mère avait chéri et que peut-être une jeune femme attendait... cet homme, mon
frère, dont le regard bleu acier s'était subitement adouci pour une ultime
prière... je l'avais fait mourir. Quarante ans ont passé. Dans ma vie, d'autres morts ont suivi.
Parfois les miens s'étonnent de mon soudain silence, de mon regard rêveur. Mais je revois toujours ces deux yeux quémandant
ma pitié, ces deux yeux que ma balle a éteints. Pierre GERVAIS Harmignies,
1985 [12]
1920 : la vie reprend après l’affreuse guerre… Les enfants,
dont Pierre Gervais, retrouvent leur joie de vivre comme dans l’école primaire
de Nimy où monsieur Declève
est instituteur. Cela nous vaut une belle page de souvenirs écrite par Pierre
Gervais en 1985 : DANS LA CLASSE DE MONSIEUR DECLEVE Vers les années 1920 je fréquentais l'école
communale de Nimy. Oh ! que
je n'aimais pas ça ! De la fenêtre de la classe je pouvais voir le toit de ma
maison et je rêvais en attendant midi ou quatre heures, me demandant ce qui pouvait bien se passer
là-bas. J'étais assis auprès du grand poêle colonne. En hiver la chaleur de ce
poêle était telle que j'en attrapais des rougeurs sur les joues et de la sueur
au front. Car, pour être certain de ne pas grelotter à l'autre bout de la
classe, sur son estrade, l'instituteur, Monsieur Declève,
venait très souvent recharger ce poêle de grosses pelletées de charbon. J'avais trouvé, en jouant sur le talus du chemin
de fer un chargeur complet avec cinq balles de guerre. Quantité de munitions
traînaient ainsi dans les champs et souvent 1'on nous mettait en garde et 1'on
nous démontrait le danger qu'il y avait à manier ces projectiles. L'on eut
d'ailleurs à déplorer quelques accidents dus à l'imprudence. En ce qui me
concerne, poussé par je ne sais quelle fierté d'avoir fait une telle
découverte, je ne voulus pas m'en dessaisir et je mis le chargeur dans la poche
de ma culotte, je me gardai bien d'en parler à qui que ce soit, m'assurant chaque matin que les balles étaient toujours
à leur place. Un beau jour que j'étais assis sur mon banc auprès
du poêle Godin, assoupi comme toujours, Monsieur Declève
s'approcha pour activer le feu, me tirant ainsi de ma torpeur. A ce moment je
sentis contre ma cuisse droite quelque chose de froid et de rugueux : c'était
le fameux chargeur qui avait troué la doublure de ma poche et descendait dans
les jambes de mon pantalon. Pressé de me débarrasser d’un objet qui
allait devenir soudainement encombrant, je profitai de ce que Monsieur Declève, regagnant l'estrade, avait le dos tourné, pour
ouvrir la gueule du poêle et y jeter le chargeur. Je réalisai soudain
l'énormité de mon geste et, soulevant le couvercle de mon pupitre, j'y cachai
ma tête. L'instituteur qui avait repris place sur son estrade, crut voir dans
mon attitude, quelque noir dessein et revint sur ses pas pour me gourmander.
Soudain une énorme déflagration retentit : le couvercle du poêle se souleva,
les longues buses de tôle qui traversaient la classe se disloquèrent, un nuage
de suie noire nous enveloppa. Monsieur Declève gisait
à même le sol, recouvert de cendres chaudes. Les élèves pleuraient et criaient
tandis que des tronçons de conduits menaçaient de se détacher du plafond. Je sus me taire. Le fournisseur de charbon fut
accusé de malveillance par l' échevin de l' Instruction. J'en ai encore des
remords aujourd'hui, mais vous devinez tout de même à quelle correction j'ai
échappé ! Pierre Gervais, Harmignies 1985 |