Médecins de la Grande Guerre
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Le Colonel Jean
Simonis, défenseur de Retinne[1] Préface Le Colonel
Jean Simonis, pour les anciens du 14e de Ligne, le Commandant
Simonis, c’est le Chef qui assura en août 1914 la défense splendide de la
redoute 25 à Sur Fossé avec sa Compagnie la 3/III et une autre Compagnie du 34e
de Ligne, la 3/III du Capitaine Bocart. Simonis, un
Chef ; Simonis, un homme ! Un
Chef : net, prévoyant, ferme, courageux, payant de sa personne, énergique
et décidé, faisant face au risque extrême avec un mépris absolu du danger. Un homme
loyal, honnête, droit, attentif, simple, compréhensif, paternel, penché sur le
besoin de ses hommes, soucieux de leur bien-être moral et matériel. Son
caractère ne fut pas inférieur aux hasards de la guerre où il fut jeté ;
parce que l’ennemi fut déloyal, il fut vaincu et sa seule erreur fut de croire
que l’Allemand tiendrait sa parole de soldat. Pour le
salut de ses hommes, il se dressa entre eux et les mitrailleuses
trépidantes : il sauve leurs vies, mais non leur liberté. A lui, ses
soldats sont restés attachés par l’estime, l’admiration, la gratitude. Les
quelques heures passées sous ses ordres ont noué des liens qui, aujourd’hui
encore, tiennent les mémoires reconnaissantes. De lui, ses
anciens disaient : « Oui, nous étions à la Redoute 25 à Retinne avec
le Commandant Simonis et nous en sommes fiers ». Lorsque son
cercueil s’en alla vers cette terre pour laquelle il avait si valeureusement
combattu, l’un d’entre eux s’écriait : « Voici réunis autour de vous,
vos Anciens de la 3/III du 14e, ceux qui vous avez aimés, ceux qui
vous aimaient comme un père et que vous appeliez si volontiers mes
enfants ! » Il disait
vrai, celui-là qui parlait au nom de tous : je l’atteste parce que je l’ai
connu : Simonis, c’était un chef, mieux encore, c’était un homme ! Guy de Pierpont. Face à Ludendorff Ludendorff Un « coup de main » bien
préparé. Le 2 août
1914, pendant que se prolonge la comédie des pourparlers entre Berlin et
Bruxelles, le général-major Erich Ludendorff arrive à Aix-la-Chapelle. Le
lendemain, d’autres officiers supérieurs le rejoignent et la vieille cité de
Charlemagne se peuple rapidement d’uniformes gris. Appelés par
des ordres mystérieux, de nombreux régiments d’infanterie et de cavalerie y
affluent les uns après les autres. On remarque la présence du « Königlich
Preussische Infanterie-Regiment Prins Louis-Ferdinand von Preussen (2 Magdeb)
n° 27 et du 5 Hannoversches Infanterie-Regiment n° 165 ». Les 27e
et 165e régiments forment la 14e brigade d’infanterie,
celle dont Ludendorff assumera le commandement dans la nuit du 5 au 6. Ce sont
deux anciennes unités. Créé en1813, le 165e a combattu à Waterloo.
Le 27e qui fêtera le centenaire de sa création en 1915, s’est
distingué pendant les campagnes de 1915, 1866 et 1870. En cette
soirée du 3 août, toute la région comprise entre Aix-la-Chapelle et Malmédy est
tel un immense champ de manœuvres. Vingt-quatre heures ont suffi pour y réunir
20 régiments de cavalerie, 13 régiments d’infanterie, 5 bataillons de
chasseurs, 5 compagnies de pionniers, 24 batteries d’artillerie de campagne et
2 batteries de mortiers de 21 c. Cette
concentration accélérée de trois divisions de cavalerie et de 6 brigades mixtes
d’infanterie à la frontière belge, le second jour de la mobilisation, est
prévue depuis des années. C’est l’opération initiale d’un vaste plan d’attaque
contre la France. Dès que la
mobilisation sera terminée, le grand état-major allemand va immédiatement
frapper un coup décisif à l’ouest. Sept armées envahiront la France par l’est
et le nord. Quatre d’entre elles constituant l’aile marchante, fonceront à
travers la Belgique. Il s’agira
de s’emparer par surprise de Liège, la place forte qui barre les routes
nécessaires au déploiement de ces formidables masses d’hommes. L’opération
sera menée rondement et avec une extrême rapidité : les régiments qui ont
été choisis pour l’exécuter sont des unités d’élite. Ils se
répartiront en colonnes qui, arrivées aux portes de Liège, fonceront à la
baïonnette entre les forts et se rueront à l’intérieur de la
ville. L’attaque se déroulera pendant la nuit de façon que les forts ne
puissent intervenir dans les combats. Pour les réduire à l’impuissance, on les
aveuglera en les investissant. Une des
colonnes passera la Meuse à Visé, s’introduira dans la cité ennemie par les
voies du nord et occupera la Citadelle, vieil ouvrage fortifié situé sur les
hauteurs de la rive gauche. Les autres
se forceront un passage à travers les intervalles de la rive droite et
entreront dans la place forte par le nord, l’est et le sud. L’opération
durera au maximum 48 heures. A l’aube du 6 août, Liège verra dévaler de toutes
parts les avalanches grises de l’invasion allemande. Nul doute qu’à ce moment
le commandant de la place, débordé, surpris, affolé, ne hisse le drapeau blanc. Ainsi donc,
en 48 heures, Liège sera maîtrisée et mise hors de combat. C’est le
commandant du Xème corps, le général d’infanterie von Emmich, qui a été placé à
la tête de cette première expédition. Pendant
qu’avec ses collaborateurs il règle les derniers détails de la mise en marche
qui aura lieu le lendemain matin, les généraux commandants de brigade prennent
connaissance des instructions qui leur ont été communiquées. Chacun d’eux a
reçu a visite de deux officiers envoyés par le grand quartier général qui leur
ont remis un assez gros cahier (ein ziemlich dickes Heft) contenant les ordres
relatifs à l’attaque de Liège. Tout y est minutieusement renseigné :
l’itinéraire des brigades, haltes et repos, emplacements des bivouacs pour la
nuit du 4 au 5, secteurs d’attaque, heure de la marche au combat, manœuvres
destinées à masquer les forts, consignes à observer avant et après la bataille. Les
officiers venus de Berlin joueront le rôle de conseillers techniques et de
guides. Ayant étudié le terrain sur place en temps de paix, connaissant à fond
son réseau routier et toutes ses particularités topographiques, ils conduiront
les brigades jusqu’à leur entrée dans la ville de Liège. Le
« coup de main » n’est donc pas une opération improvisée. Préparé
depuis plusieurs années dans ses moindres détails, le plan a été minutieusement
mis au point. « Les autres remarquent avec étonnement, écrit le général
Kabisch, comme tout a été soigneusement préparé par l’état-major ; à la
gare d’Aix-la-Chapelle, ils reçoivent en mains propres les ordres à
exécuter ; ceux-ci prévoient toutes les dispositions à prendre pendant les
vingt-quatre heures qui vont suivre et même la mise en marche du 4 août ». Parmi les
officiers supérieurs qui entourent Emmich, il en est un qu’on écoute avec une
particulière déférence. C’est le général-major Erich Ludendorff. L’homme est de
belle prestance, parle haut et appuie ses affirmations de gestes énergiques. Nul mieux
que lui ne connaît le plan du coup de main, car il l’a préparé. « En temps
de paix, écrit-il, j’avais collaboré au projet de l’attaque et j’étais pénétré
de son importance ». Pendant
neuf ans, à l’état-major général, il a fait partie de la section du plan
d’opérations et il en est devenu le chef. C’est en cette dernière qualité qu’il
a préparé la concentration de l’armée allemande et l’attaque brusquée contre
Liège. Dès que la
mobilisation a été décrétée, l’état-major général l’a rappelé de Strasbourg.
Nommé chef quartier-maître auprès du général Bülow commandant la deuxième
armée, c’est en cette qualité qu’il est venu à Aix-la-Chapelle et qu’il se met
en rapport avec le général Emmich. « Ma
mission, déclare-t-il, était simplement de renseigner mon armée, qui devait
arriver plus tard, sur ce qui se passait à Liège, ainsi que de mettre en
harmonie les mesures du général von Emmich avec les instructions que donnerait
le général von Bülow[2] »
Premières déceptions La première
journée de guerre devait réserver à Ludendorff quelques durs mécomptes. L’homme
qui avait élaboré le plan du « coup de main » s’était imaginé que les
Belges ne feraient même pas un simulacre de résistance et que, devant l’avalanche
des colonnes d’invasion, ils s’empresseraient de céder le passage qu’on leur
réclamait. Vers midi, il constata, à son vif désappointement, que le pont de
Visé était détruit et que cinq gendarmes belges n’avaient pas hésité à livrer
combat à toute une colonne allemande. D’autre part, sur la rive droite, les
forts de Liège tonnaient sans arrêt et impressionnaient les soldats de von
Emmich qui donnaient des signes d’inquiétante nervosité. Pendant la nuit du 4
au 5, ce fut bien pis encore : des tirailleries désordonnées éclatèrent
dans les différents cantonnements. Se croyant assaillis par des civils belges,
les « feldgrauen », en plusieurs endroits, s’entretuèrent dans les
ténèbres. La journée du 5 fut également marquée par de graves incidents. D’autre
part toutes les tentatives de pourparlers échouèrent devant l’énergique
résolution des Belges de défendre leur territoire. Dans la
soirée du 5, Ludendorff venant de Herve où, à la suite des tirailleries
nocturnes, il a passé une nuit agitée, se retrouve sur la grand’route de
Micheroux. C’est là que la 14e brigade a été concentrée en vue de
l’attaque qui doit lui permettre de forcer l’intervalle Evegnée-Fléron. Une
fois de plus, avant la marche au combat, des scènes de panique collective
mettent le désordre dans ses rangs. Les fantassins gris se croient attaqués par
des francs-tireurs et tirent les uns sur les autres. Le Général von Wüssow
et le Colonel Krüger sont foudroyés par l’artillerie belge Lorsque le
calme fut rétabli, le général von Wüssow se mit à la tête de sa brigade et
s’engagea résolument dans l’intervalle Evegnée-Fléron. Pendant que quatre
compagnies détournent, par un simulacre d’attaque, l’attention des deux forts
voisins, la colonne s’approche rapidement du carrefour de Liéry où sont postées
deux pièces de 7,5 de la 47e batterie belge. Lorsqu’elle n’est plus
qu’à une trentaine de mètres, on entend, dans l’impressionnant silence
nocturne, la voix du lieutenant Damry : « Trois coups. Tir
rapide ». Simultanément les deux canons ouvrirent le feu, tuant le général
von Wüssow, son adjoint le colonel Krüger et creusant des sillons sanglants
dans la masse humaine concentrée sur cette route de village. Du coup la colonne
se désorganisa, s’éparpilla et les feldgrauen s’égaillèrent dans les prairies
avoisinantes. Combat de Retinne C’est alors
que Ludendorff intervint dans la bataille. Ayant rassemblé des troupes
débandées, il tenta de déborder le carrefour de Liéry par l’est et tomba en
plein dans le champ de tir de la Redoute 25 et de la tranchée annexe occupées
par deux compagnies (3/III/14 et 3/III/34) sous les ordres du commandant Jean
Simonis, un officier calme, énergique, profondément attaché à ses hommes qui
l’aiment comme un père. Depuis la
tombée de la nuit, les lignards, silencieux, sont aux aguets. Ils ont entendu
le vacarme de la canonnade de Liéry et se demande se qui se passe de ce côté. Tout à
coup, alerte. Une des
sentinelles placée au réseau du centre prévient le lieutenant Houssa que des
troupes venant de Sur-Fossé, avancent sur la route qui s’étire devant la
redoute.
Effectivement, une masse sombre se profile sur le chemin. On dirait un
convoi. Elle s’allonge lentement, martelant le sol en cadence. Comme mut
par un ressort, les piottes se sont levés et se sont alignés le long du
parapet, le doigt sur la gâchette de leur mauser. Lorsque le
ténébreux cortège est parvenu à hauteur du réseau, une décharge le frappe en
flanc et l’arrête net. Tels des
fauves surpris par des chasseurs embusqués, les Allemands poussent des
hurlements bientôt couverts par le craquement d’une nouvelle décharge. Ils
ripostent, mais leur affolement se marque dans leur tir qui est désordonné et
sans efficacité, tandis que le feu belge les décime. La colonne
dispersée, poursuivie par des centaines de balles, se replie dans
l’agglomération de Sur-Fossé. Sur le
théâtre de la bagarre, une voix lance encore des appels : « Wir sind
deutsch ! Wir sind deutsch ! » (Nous sommes allemands). « Des
coups de feu éclatèrent contre nous, raconte Ludendorff. A droite et à gauche,
des hommes tombèrent. Je n’oublierai jamais le bruit des balles frappant les
corps humains. Nous fîmes quelques bonds contre l’ennemi invisible dont le feu
devint plus vif. Dans l’obscurité, l’orientation n’était pas facile... Je
reculai en rampant et donnai ordre aux hommes de me suivre jusqu’à la lisière
du village ». Fier
d’avoir reçu le baptême du feu, les piottes sont admirables de cran. Cependant
sur ces entrefaites leur situation est devenue critique. La route est presque
complètement encerclée. Une seule issue permet encore d’échapper à l’étreinte
ennemie. Du côté
d’Evegnée, en effet, les Allemands semblent ne pas encore barrer la dernière
voie de retraite. Il fait très sombre. En profitant de l’obscurité on pourrait
sans peine sortir du cercle infernal et gagner le fort d’Evegnée qui n’est
distant que de quelques centaines de mètres. Capitaine Jules Bocart Le
commandant Simonis expose la situation au capitaine Bocart et au lieutenant
Houssa. L’entrevue est très courte. Les trois hommes sont du même avis :
ils sont décidés à une résistance implacable. Si on nous
a mis dans une redoute, ce n’est pas pour en sortir lorsque nous sommes
attaqués, s’écrie le vaillant capitaine Bocart. Et parce
que telle était la consigne donnée par Leman, la lutte continua.
Hélas ! une inquiétude se mêle à la belle assurance des plus
braves. Les hommes n’ont qu’un approvisionnement de 120 cartouches. C’est peu,
beaucoup trop peu. Pendant ce
temps, le bataillon du 165e régiment d’infanterie, chargé de prendre
la redoute d’assaut, se prépare à une attaque de front. A gauche et à droite de
l’ouvrage, les piottes ont aperçu des mouvements suspects dans les ténèbres.
Ils ouvrent aussitôt le feu. Alors, la
bagarre devint générale. En ligne de
tirailleurs, les Allemands s’étaient avancés jusqu’aux barbelés et ripostaient
à la fusillade belge. Bientôt plusieurs mitrailleuses mêlèrent leurs
claquements réguliers au tintamarre désordonné de la mousqueterie. Du côté de
Retinne, le vacarme est si violent que le lieutenant Houssa à la conviction que
des renforts belges approchent. Il est grand temps, car les munitions
s’épuisent... A gauche,
on entend crépiter des mitrailleuses. Ce sont les deux pièces du lieutenant
Mullenders. Elles sont en batterie dans un verger, non loin de la redoute et
égrènent des tirs d’écharpe par série sur les assaillants. Guidés par
la courte flamme rouge qui jaillit du canon des pièces, les fantassins
allemands essaient d’abattre les mitrailleurs. Leurs balles hachent les
branchettes de la haie sous laquelle Mullenders et ses hommes s’abritent. Pendant un
certain temps, les forces en présence s’équilibrent. Partout, on voit voltiger
les flammèches rouges des coups de feu. Le bruit des détonations couvre la voix
des chefs qui hurlent des ordres et des blessés qui se lamentent.
Hélas ! certains piottes n’ont déjà plus que quelques cartouches à
tirer. Soudain,
vive illumination dans la nuit. A une centaine de mètres de la redoute, trois
projecteurs s’allument et, tels de grands yeux ouverts, dardent leurs prunelles
de feu sur les piottes éblouis. Le paysage
jusqu’alors effacé par les ténèbres, réapparaît. La lumière blafarde qui en
reconstitue le relief, lui donne un aspect spectral et sinistre. Le
lieutenant Houssa fait immédiatement diriger le tir de ses hommes sur les
puissants foyers qui semblent les narguer. Les tireurs
règlent la hausse de leur mauser, visent longuement, pressent la gâchette. Deux
des projecteurs s’éteignent l’un après l’autre. Le troisième éclaire toujours. A droite,
le combat cesse. Va-t-on enfin recevoir du renfort ? Non. Au contraire, la
situation s’aggrave. Le sergent-fourrier Fernand Joris Le
sergent-fourrier Joris qui occupait avec ses hommes la tranchée-annexe a dû
l’évacuer pour ne pas être encerclé. Il s’est magnifiquement défendu et a
infligé des pertes sévères à l’ennemi. Grand
affairement dans la redoute. Cette fois, on sent que l’affaire prend une
fâcheuse tournure. Beaucoup d’hommes n’ont plus que cinq cartouches. Mais voici
qu’après les mitrailleuses, l’artillerie ennemie entre en jeu. Dès que les
projecteurs ont bien situé l’objectif, trois, quatre canons, placés à une
centaine de mètres de l’ouvrage, déchaînent un tonnerre infernal. Les obus
fendent l’air avec un bruit sinistre et éclatent avec fracas. Sur la
gauche de la redoute, ils passent un demi-mètre trop haut, mais, à droite, ils
foncent dans les parapets, les éventrent, explosent dans un éclaboussement de
flammes jaunes, verdâtres, projetant au loin une pluie de terre émiettée et
répandent dans l’air d’âcres senteurs de poudre. Les hommes,
alignés le long des parapets, se sont jetés d’un même mouvement au fond de la
redoute et là, collés à la boue, serrés les uns contre les autres, les nerfs
crispés, le cœur battant, l’esprit vide de toute pensée, attendent la fin du
bombardement. Le
lieutenant Houssa observe le terrain et voit les quatre pièces allemandes en
action. « Voilà l’artillerie d’accompagnement, pense-t-il, on va démolir
notre parapet à coups de canons, notre réseau va être coupé... on va nous
massacrer avec des grenades... mes hommes n’ont plus de cartouches, il faut
combattre à la baïonnette ». Il prend
aussitôt ses dispositions pour faire jouer à son peloton le rôle de troupe de
contre-attaque. Il est 2 h.
55. Le dernier projecteur s’est éteint. Les
premières clartés du jour résorbent peu à peu les ténèbres. Dans un rayon d’une
centaine de mètres, les détails du décor tragique se débarrassent de leur gaine
d’ombre. Le paysage jusqu’alors chaotique et mouvant, où toutes choses
semblaient sortir de leur axe et de leur plan, reprend son aspect familier. Les
Allemands ont cru que quelques coups de canons bien ajustés chasseraient les
Belges de leur repaire.
Brusquement, le feu d’artillerie cesse, les mitrailleuses se remettent à
crépiter. Les assaillant se sont relevés et en longues alignées se ruent vers
la redoute. Mais les
piottes sont toujours là. Tous ont repris leur place au parapet et la vague
d’assaut s’écroule sous leur feu. Pendant un
bon moment, le tohu-bohu de la bataille s’assourdit, puis le tonnerre des
canons se déchaîne à nouveau, le vol rasant des obus déchire le réseau de
barbelés et force les piottes à se blottir dans le fond de la redoute. Dès que le
fracas des détonations prend fin, ils montent sur la banquette, empoignent leur
mauser et abattent les assaillants qu’on aperçoit couchés à une trentaine de
mètres non loin du réseau.
Hélas ! plusieurs hommes n’ont plus de cartouches et se morfondent
de ne plus pouvoir tirer. Un grave incident Le
commandant Simonis est émerveillé par le moral de ses fantassins. Il sait qu’il
pourra tout leur demander même l’ultime charge à la baïonnette... Car il est
résolu à tenter l’impossible pour ne pas tomber aux mains de l’ennemi. La
situation est toujours sans espoir et sans issue.
L’encerclement s’est resserré de toutes parts. Canons, fusils,
mitrailleuses pointent sur la redoute leurs jets de feu et d’acier. Comment
sortir de cette enceinte ? Autre sujet
d’angoisse : les hommes réclament des cartouches. Plus moyen d’obtenir le
moindre approvisionnement. On est sans
nouvelles sur les événements de la nuit. Pas de
communications, ni avec les troupes belges les plus proches, ni avec le
commandant du secteur, ni avec le fort d’Evegnée. C’est
l’isolement total, l’irrémédiable abandon. Cependant,
malgré tout, on continue à espérer. Dans le
jour gris, le combat se prolonge, avec des alternatives de calme et de reprises
violentes. Devant la redoute, on voit des blessés allemands qui se
contorsionnent et se traînent sur le terrain. Tout à
coup, à une centaine de mètres, surgit devant les yeux étonnés des piottes un
grand drapeau blanc. Il s’incline tantôt à droite, tantôt à gauche.
Qu’est-ce ? Le
commandant Simonis donne à ses hommes l’ordre de cesser le feu. Dès que
tout est redevenu silencieux, le porteur du drapeau blanc, un officier allemand
se montre, et d’un pas résolu, avance vers la redoute. Le mauser à
portée de la main, les fantassins belges, intrigués, suivent avec curiosité les
mouvements de l’homme. D’une voix
forte, celui-ci crie, tout en continuant à marcher : « Le commandant
de l’ouvrage ». Simonis a
prestement escaladé le parapet et, les mains en porte-voix, somme le
parlementaire de s’arrêter. L’Allemand obéit. L’officier
belge se porte à sa rencontre, mais, au moment où il va l’aborder, il se voit soudain
entouré d’une douzaine d’officiers et de sous-officiers qui crient, hurlent et
le menacent de leur revolver. De la redoute, les piottes, témoins de toutes les
péripéties de la scène, ont empoigné leur fusil, prêts à s’élancer pour
délivrer leur chef. On les
entend crier : « Ils vont tuer notre commandant ». Cependant,
l’officier porteur du drapeau blanc réussit à calmer la fureur de ses
compagnons et là, sur le champ de bataille, jonché de cadavres, un bref
dialogue s’engage entre les deux hommes. -
Voulez-vous rendre votre ouvrage ? -
Je n’ai aucune raison de rendre mon ouvrage. -
J’ai derrière moi plusieurs régiments et toute résistance de
votre part est inutile. -
Moi aussi, j’ai plusieurs régiments derrière moi. -
Il s’agit d’éviter un massacre inutile. Votre ouvrage est
complètement encerclé et nos hommes, en essayant de vous atteindre tirent les
uns sur les autres... -
Et c’est pour cela que vous me proposez de rendre mon
ouvrage ? Simonis, qui espère toujours un retour offensif des Belges
cherche à gagner du temps. Je dois d’abord consulter mes officiers, dit-il, je
vous propose un armistice de dix minutes. -
Accordé et convenu. Simonis
revient vers la redoute et constate que tout le glacis est couvert de cadavres. Entre les
deux parois de terre humide, se tient un émouvant conciliabule Officiers et
Chefs de peloton délibèrent sur le parti à prendre. Que
faire ? La plupart des hommes n’ont plus de cartouches, quelques-uns
seulement en ont encore cinq ou dix. -
Si nous n’avons plus de cartouches, nous avons encore nos
baïonnettes, fait remarquer le vaillant capitaine Bocart. « Plus de
cartouches, pense Simonis. Les Allemands vont pouvoir s’approcher à leur
aise, ils nous lanceront leurs explosifs tout en restant à l’abri. Alors nous
foncerons sur eux à la baïonnette et ce sera la fin ». Son parti est
pris : lutter jusqu’à la mort, à moins que... Il retourne près de
l’officier allemand. -
Si je quitte mon ouvrage, dit-il, vous retirerez un avantage.
Il est juste que j’en retire un aussi. Je veux bien m’en aller, mais à une
condition : c’est que je quitterai la redoute avec mes hommes, avec armes
et bagages, et cela sans être poursuivi. Le
parlementaire va consulter d’autres officiers allemands qui se tiennent à
proximité, puis rejoint le commandant Simonis et lui dit : -
Voulez-vous me donner votre parole que vous ne prendrez pas
position avant quinze minutes. -
Je vous donnerai ma parole, si vous me donnez la vôtre que
vous ne me poursuivrez pas avant quinze minutes. Conclu. Les deux
hommes échangent leurs paroles d’honneur et règlent leurs montres. Aussitôt,
grand branle-bas dans la redoute. Les hommes mettent sacs au dos.
Quelques-uns se chargeront de transporter les blessés. On passe les
dernières cartouches à un petit détachement qui protègera la retraite. En route. Trottinant,
le fusil en main, les piottes se dirigent vers Saive. Le terrain où s’étalent
de nombreux vergers, séparés par des haies touffues, est en pente assez
accentuée. Un kilomètre à parcourir et on sera à l’abri. Les deux
compagnies passent à proximité d’une maison isolée. Il y a exactement six
minutes qu’on a quitté la redoute, lorsque tout à coup un feu de mitrailleuses
s’abat sur les fantassins belges. Des hommes
s’écroulent. Le caporal Laveau qui marche à côté du commandant est frappé à
mort, il se cramponne à son chef et l’entraîne dans sa chute. Le
commandant se relève, abrite ses hommes derrière la maison et, accompagné d’un
clairon, s’avance dans la direction des mitrailleuses ennemies. Le feu cesse. Revenant
vers ses deux compagnies, il a la surprise de les voir entourées d’Allemands
qui les ont faites prisonnières. Plusieurs
hommes ont heureusement pu s’enfuir. Hélas ! sur le terrain, d’autres
gisent immobiles, inanimés et sanglants. Parmi eux, l’héroïque capitaine
Bocart. Tragique malentendu D’après
l’historique du 4e bataillon de chasseurs allemands, les deux
compagnies belges auraient été capturées par des troupes qui n’étaient pas au
courant de la trêve conclue. Il n’en reste pas moins que les Allemands n’ont
jamais voulu écouter les protestations du commandant Simonis. Ils se sont
bornés à rendre hommage à la bravoure de l’officier belge et de ses soldats. von Emmich Dans la
matinée du 6 août, Ludendorff et von Emmich purent se rendre compte de
l’inquiétante tournure du « coup de main » sur Liège. Non seulement
aucune brigade n’avait atteint son objectif, mais la seule qui eût réussi à
pénétrer à l’intérieur de l’enceinte fortifiée, la 14e, se trouvait
en posture critique. Anxieux, ils essaient de se renseigner sur les événements
de la nuit. Dans le lointain, ils aperçoivent la masse sombre de la Citadelle,
ancien ouvrage déclassé qui se dresse sur les hauteurs de la rive gauche et qui
était l’objectif de la 34e brigade. Ludendorff
décide de la bombarder. « Le
tir était aussi facile à régler que dans un polygone, aussi chaque projectile
atteignait son but », raconte le commandant Simonis que les Allemands
avaient placé, avec ses hommes, derrière les canons installés à proximité du
château de Fayembois. Soudain,
vif émoi parmi les prisonniers belges et explosion de joie parmi les Allemands.
On vient de voir apparaître un drapeau belge sur la Citadelle. Ludendorff
exulte et se tournant vers le général von Emmich, lui dit : « Je
félicite votre Excellence pour un des plus grands succès de l’histoire de la
guerre. La forteresse de Liège se rend à vous ». Une grosse déception C’est alors
qu’ordre fut donné au commandant Simonis de conduire un parlementaire allemand,
le capitaine von Harbou, auprès du gouverneur de la place qui croyait-on, avait
fait hisser le drapeau blanc sur la Citadelle. Dans le
courant de l’après-midi, von Harbou, accompagné du commandant Simonis, fut reçu
par le général Leman au fort de Loncin. Il a relaté comme suit son entrevue
avec l’illustre défenseur de Liège : Quelques
chuchotements autour de moi, puis une voix brève comme un commandement : -
Enlevez le bandeau ! Je me trouve dans une salle basse comme une
cave : trois tables couvertes de cartes et quelques chaises. Devant moi le général Leman. C’est la
première fois que je le vois et je me tiens un instant silencieux.
Machinalement, je regarde sa calvitie et sa mâchoire dure comme s’il allait me
mordre. A son côté,
se tient un officier. Un peu en arrière, trois personnes : mon prisonnier,
un civil et un prêtre. -
Mon général, dis-je, vous avez arboré le drapeau blanc. Le
général von Emmich est prêt à vous recevoir pour traiter les conditions de reddition
de la ville. -
On a hissé le drapeau blanc sans mon ordre, répond le
général. Je continue à me défendre. -
Mon général, on a arboré le drapeau blanc sur la Citadelle. -
Je l’ignore et je vais donner des ordres pour qu’on l’enlève. -
L’entrevue est terminée. L’officier
qui se tenait à côté du général me replace le bandeau sur mes yeux. -
Mon général, dis-je encore, le major qui m’accompagne s’est
défendu avec bravoure. Ludendorff proteste... Ainsi qu’on
l’apprit dans la suite, le drapeau blanc avait été hissé sur la Citadelle par
un officier devenu fou. Qu’on se représente la déception de Ludendorff et de
von Emmich lorsque le capitaine von Harbou leur fit part de la décision du
général Leman de continuer la résistance. Isolée à l’intérieur de l’enceinte
fortifiée, la 14e brigade ne pouvait battre en retraite sans passer
sous les feux croisés des forts d’Evegnée et de Fléron. Ayant
appris que les troupes belges avaient évacué la ville, Ludendorff décida d’y
entrer dans la matinée du 7 août. Cette entrée, il l’a présentée comme un coup
d’audace extraordinaire et c’est cet « exploit », qui lui a valu sa
réputation légendaire de « Sieger
von Lüttich » (vainqueur de Liège). A l’entendre, il aurait pénétré
dans la ville « à cheval comme à travers les forts près de Cologne ».
En réalité, il y est entré en commettant une inqualifiable infraction aux lois
de la guerre, c’est-à-dire après avoir placé le commandant Simonis et ses
hommes désarmés en tête de la colonne. Ayant
révélé ces faits dans un article intitulé « La légende de
Ludendorff » j’ai été violemment pris à partie par celui-ci qui, dans la
« Ludendorffs Halbmonutsschrift »
du 5-9-1937, m’accusa d’avoir déformé les faits. Au sujet des prisonniers
désarmés dont il avait fait précéder sa colonne, il écrit : « Mensonge inouï. Les prisonniers avaient été
transportés à la Chartreuse et y étaient gardés ». von Oven Il ne nous
a pas été difficile de prouver la sincérité du colonel Simonis qui nous avait
documenté. En effet, les déclarations de celui-ci sont pleinement confirmées
par l’historique allemand du 165 R.I. où l’on peut lire à la page 12 :
« Entrèrent les premiers dans la ville, le colonel von Oven, le capitaine
d’état-major Brinckmann et un groupe de la 12e compagnie sous les
ordres du lieutenant de réserve Burchardt. Les
suivaient, 300 prisonniers qui formèrent la haie pendant le passage des ponts
de la Meuse qui, d’après les renseignements de nos agents, étaient minés ».
L’explication des erreurs et des divagations du soi-disant
« vainqueur de Liège » vient de nous être donnée par le célèbre
chirurgien allemand Sauerbruch qui, dans ses « Mémoires »,
nous révèle que Ludendorff a contracté devant Liège la maladie de Basedow. « Je pus déduire, de ce qu’il me dit,
écrit-il, que cela remontait aux premiers mois de la guerre de 1914. Exactement
au siège de la Citadelle de Liège. Après avoir participé à l’assaut d’un fort,
en courant en première ligne sous le feu nourri de l’adversaire, il s’était
senti exténué et comme paralysé. Ce n’est qu’assez longtemps après qu’il avait
réussi à se reprendre en main ». Pour moi, cette déclaration était d’une
très grande importance. J’étais persuadé depuis toujours que les facteurs
d’ordre moral jouent un rôle considérable dans le développement de la maladie
de Basedow. -
« Professeur, me dit-il, si
vous m’aviez opéré, il y a dix ans, nous aurions gagné la guerre ». Une légende... Dans ses
« Souvenirs de guerre », Ludendorff a déformé certains faits et en a
passé d’autres sous silence pour accréditer sa légende de « vainqueur de
Liège ». La place de Liège, en effet, n’est pas tombée après quarante-huit
heures, à la suite de son « coup de main », comme il le prévoyait,
mais après douze jours d’une lutte acharnée au terme de laquelle son commandant
fut relevé, grièvement blessé, sous les décombres d’un fort et sans n’avoir
signé aucun acte de capitulation. Entrer dans
une ville évacuée par ses défenseurs, occuper ses bâtiments civils et
militaires sans tirer un coup de fusil, sans perdre un seul homme, voilà certes
un exploit qui présentait peu de risques. Ceux-ci n’allaient pas tarder à
surgir de toutes parts, lorsque la 14e brigade se trouverait isolée,
enfermée, à l’intérieur d’une ville dont toutes les issues étaient sous les
canons des forts. Arrivé à Liège, à sept heures du matin, von
Emmich se rendit à la Citadelle où lui parvinrent des renseignements peu
rassurants sur la situation. Les patrouilles envoyées dans toutes les
directions n’avaient trouvé comme soldats allemands dans la ville que les mille
prisonniers désarmés, incarcérés à la prison Saint-Léonard. Nulle trace des
cinq autres brigades... Quant aux
forts, non seulement, ils étaient tous intacts, mais ils
faisaient bonne garde. Un détachement du 165e qui a tenté de pousser
une reconnaissance dans la direction de l’ouest, au-delà d’Ans, a été aussitôt
arrêté par le feu de Loncin. von Emmich n’était pas au terme de ses surprises
et de ses déceptions. Le plan du
« coup de main » prévoyait que l’entrée des troupes allemandes serait
suivie de la capitulation immédiate de la place. Mais il s’agissait d’une
irruption massive et impétueuse de quarante mille hommes qui devaient
surprendre et désorganiser complètement la défense. Retardée de
vingt-quatre heures, l’entrée de la 14e brigade était loin d’avoir
eu cet effet. Quelle
catastrophe si les forts braquaient leurs canons sur la ville ! Il fallait
écarter au plus vite cette menace. C’est pourquoi, à 7 h. 30, von Emmich mande
le bourgmestre de Liège, M. Kleyer. Entrevue dramatique. Le colonel von
Lambsdorf sert d’interprête. Il est bref et cassant. -
Si les forts ne se rendent pas immédiatement, dit-il, nous
allons recommencer le bombardement de la ville et nous la détruirons
entièrement.
Consternation du bourgmestre. Il sait que les Allemands exaspérés par la
résistance belge sont prêts à tout. Ils ont d’ailleurs révélé la veille quelle
rage aveugle les anime. -
Vous savez, continue von Lambsdorf, que trois de vos forts,
deux tout au moins, sont déjà en notre pouvoir. -
Seul le général Leman peut prendre une décision à ce sujet,
et il vous a déjà déclaré qu’il ne consentirait à aucune reddition, réplique le
bourgmestre. -
La décision du général von Emmich est tout aussi irrévocable. Sur ces
mots, l’entrevue prend fin. von Emmich
sait qu’à la tête de la place forte il y a un homme résolu à une résistance
acharnée, mais ses subordonnés, les commandants de forts, sont-ils dans les
mêmes dispositions ? C’est sur eux maintenant que le général allemand va
tenter de faire pression. Des
parlementaires sont envoyés dans plusieurs forts. Ils ont tous la même
mission : exiger la reddition de ces ouvrages et, en cas de refus,
prévenir les commandants que s’ils tirent dans la direction de la ville, ils
exposeront celle-ci à de terribles représailles. « Trois
officiers parlementaires, raconte le commandant Cuisinier de Hollogne, vinrent
me dire que l’autorité allemande avait averti le bourgmestre de Liège que si
les forts tiraient sur les troupes allemandes, leur artillerie bombarderait
aussitôt la ville. Je leur ai fait répondre par mon interprète que je n’avais
rien à voir avec le bourgmestre de Liège et n’obéirais qu’à mon chef ; et
que si des troupes ennemies apparaissaient, je tirerais dessus ». A Loncin,
le commandant Naessens leur rit au nez : -
Ça suffit, Messieurs, dit-il. Me prenez-vous pour un
naïf ? Je me moque de votre convention. Vous aurez peut-être le fort quand
il n’y aura plus personne pour le défendre, mais aussi longtemps que nous
aurons une pièce en état de tirer, nous résisterons. Un bon conseil : ne
vous dérangez plus. C’est parfaitement inutile. A Pontisse,
l’envoyé de von Emmich est un jeune capitaine. -
Un parlementaire se présente au fort, demandant la reddition
de l’ouvrage, disant que la 3e division battait en retraite, que
plusieurs forts de la rive droite sont tombés et, qu’en cas de refus, la ville
de Liège sera bombardée à partir de dix-sept heures, écrit le commandant
Speesen de Pontisse.
« Quoique trouvé armé de son revolver d’ordonnance, qu’il cachait
dans la poche de sa culotte d’équitation, fait remarqué par une sentinelle au
moment de sa descente d’automobile et constaté par l’officier chargé de le
recevoir, cet agent est simplement renvoyé à ses pairs. Evidemment ce jeune
capitaine ne manquait pas de cran ni d’illusions ! Il est chargé de porter
à la connaissance de ses chefs que je considérais dans la suite d’une tentative
de ce genre comme de l’espionnage et que je tirerais dorénavant sur tout ce qui
se présenterait aux abords de l’ouvrage sous forme de Croix-Rouge ou de
parlementaire ». En
attendant le retour de ses émissaires, von Emmich de plus en plus inquiété par
la tournure que prend son équipée décide de monter une attaque contre Fléron en
vue d’ouvrir une brèche dans la ceinture des forts et assurer ainsi sa liaison
avec l’arrière. Fléron
tient sous le feu de ses canons la grand’route Liège-Herve-Aix-la-Chapelle, la
voie de communication la plus directe avec l’Allemagne. Si le coup réussit, la
situation de la 14e brigade, si critique du fait de son isolement,
sera considérablement améliorée. Le
commandant de l’ « Armée de la Meuse » donne l’ordre
suivant : « Avec deux compagnies du bataillon de chasseurs, 1ère
compagnie de pionniers et une batterie de campagne, attaquer le fort de Fléron
par son front de gorge, essayer par un coup de main de s’emparer de cet ouvrage
et, par là même, assurer la liaison de la brigade avec l’arrière ». L’attaque
se déclenche vers 14 heures. Le fort de Fléron est entouré d’habitations
détruites mais non rasées à l’abri desquelles les assaillants dissimulent leurs
mouvements d’approche et réussissent à mettre leurs mitrailleuses en batterie. Tout à coup
une pluie de balles fait tinter la calotte métallique des coupoles. Sur le
terre-plein, les sentinelles ont perçu le tac-tac des mitrailleuses ennemies.
Elles jettent l’alarme. A
l’intérieur, branle-bas de combat. Les fusiliers sont promptement réunis dans
la galerie centrale, prêts à bondir dans l’escalier qui conduit au terre-plein. Mais voici
que déjà éclate la riposte du fort. Les petits canons de 5 c. 7 frappent à
coups redoublés, balayant glacis, routes, décombres. Des servants blessés sont
évacués et immédiatement remplacés par d’autres. Dans la coupole du saillant
III, le tireur s’affaire, blessé au front. Un autre canonnier prend sa place. Maintenant,
on voit mieux d’où partent les coups de l’ennemi. La coupole de 12 c. se met de
la partie et sa grosse voix domine bientôt le tumulte de la bagarre. Ses obus
fouissent les décombres derrière lesquels s’abritent les assaillants. De
fantastiques gerbes de briques et de gravats sont projetées au loin.
Impressionnés par la riposte du fort, les Allemands vont-ils déjà
renoncer à leur tentative d’assaut ? La cadence de leur tir ralentit, puis
peu à peu le tumulte s’apaise. Dans les
coupoles canonniers et observateurs tendent l’oreille. On n’entend plus rien.
La fumée des explosions se dissipe. Une, deux, trois, quatre, cinq minutes
passent. Soudain, de
plusieurs côtés à la fois, de nouveaux essaims de balles s’abattent sur le
fort. Instantanément, canons de 5 c. 7 et canons de 12 c. donnent aux
mitrailleuses des assaillants une fulgurante réplique. Pendant une
dizaine de minutes, le fort tonne avec fureur. A la rapidité de ses coups, on
devine l’ardente combativité de ses défenseurs et leur volonté d’anéantir
l’adversaire. Celui-ci n’insiste pas et se retire. Au cours de
l’après-midi, von Emmich vit revenir ses parlementaires, tous porteurs de
nouvelles décevantes. Nulle part on n’avait enregistré l’espoir d’une prompte
reddition. En
apprenant que le commandant de Loncin avait manqué d’égards à ses envoyés,
Emmich fut pris d’un véritable accès de rage. Il donna un tel coup sur la table
avec la crosse de son revolver, raconte un témoin oculaire, qu’il se fit une
blessure à la main. Vers le
même moment, on annonce que l’attaque contre le fort de Fléron a complètement
échoué. La ceinture fortifiée, à l’intérieur de laquelle la 14e
brigade est enfermée, reste intacte. Deux
batteries en position aux lisières ouest ont tenté d’ouvrir le feu sur
Loncin : elles ont immédiatement été repérées par le fort qui les a
réduites au silence. Et toujours
pas de nouvelles des autres brigades. L’Oberleutnant von Nida est envoyé à la
recherche de celles qui devaient entrer dans la ville par les voies du sud. Nida ne
rentrera que très tard dans la nuit. De quelque
côté qu’il se tournât, von Emmich ne voyait que risques et périls. « On
annonçait, écrit Ludendorff, que les Français avançaient de la direction de
Namur. La situation restait donc extrêmement grave ». Ayant
acquit la certitude que les défenseurs de Liège ne céderaient ni à leurs
tentatives d’intimidation, ni à leurs menaces et que même si les autres
brigades pénétraient à leur tour dans la ville, elles ne pourraient maîtriser
la résistance des forts, von Emmich et Ludendorff durent se rendre à
l’évidence : le « coup de main » n’avait eu d’autre résultat que
de les placer dans une situation des plus critiques. Il fallait
au plus tôt faire appel à des renforts et, dans ce but, se remettre
immédiatement en liaison avec le grand quartier général. Gloire à « Ceux de
Liège » Ludendorff
regagna Aix-la-Chapelle dans la nuit du 7 au 8 août. von Bülow Où
rencontra-t-il le général von Bülow, commandant de la IIème armée, à qui il
devait faire rapport sur les événements de Liège ? Le lieutenant général
Kabisch écrit : « C’est à la gare d’Aix-la-Chapelle, dans une voiture-salon,
que le général von Bülow aurait reçu rapport de Ludendorff... » Quant à la
teneur de ce rapport, on la devine à la rapidité avec laquelle von Bülow fit
élaborer un nouveau plan d’attaque de Liège et à l’importance d’effectifs et du
matériel qu’il engagea dans cette nouvelle entreprise contre la place belge. Ce
devait être un cri d’alarme. Ludendorff
passe sous silence ce second plan d’attaque dont l’objectif était identique à
celui de la première : la réduction de la forteresse de Liège. On comprend
pourquoi. S’inspirant
de la cuisante expérience du 6 août, les auteurs du nouveau plan adoptèrent une
autre tactique. Maintenant plus de ruée sanglante, plus d’assauts, mais la mise
en œuvre méthodique de forces écrasantes. La première
attaque attestait un incroyable mépris de l’adversaire, la seconde au
contraire, est, dans les dispositions essentielles de son plan, un hommage
tacite mais éclatant à la valeur militaire du même adversaire. Ce n’est
pas 50.000 mais 120.000 hommes que l’état-major allemand va lancer contre la
Cité Ardente. Bien plus redoutable encore que ces effectifs est le matériel
d’artillerie mis à leur disposition : environ 500 bouches à feu, parmi
lesquelles on relève la gamme des obusiers lourds ; les 210, les 280, les
305 et enfin les fameux 420, fabriqués dans le plus grand mystère à Essen et
dont on avait soigneusement caché l’existence à l’armée allemande elle-même. Voilà le
plus beau titre de gloire des défenseurs de Liège, c’est d’avoir contraint l’Allemagne
à ce fantastique déploiement de forces, de l’avoir obligée à sortir de ses
arsenaux les mortiers géants dont elle comptait réserver la surprise aux places
fortes françaises. Et qu’on ne l’oublie pas, au moment où le général von Bülow
envoie contre Liège cette nouvelle armée, la ville belge n’est plus défendue
que par 5.000 hommes ! Par son
ampleur, ce second effort démontre que, le 9 août, l’état-major allemand était
loin d’attribuer le sens d’une victoire à la lamentable exhibition de l’armée
de von Emmich devant Liège. Loin d’être
une victoire, comme l’a proclamé Ludendorff, le « coup de main » sur
Liège « fut la plus défavorable
introduction aux hostilités qu’on puisse concevoir », reconnaît le
général allemand Kabisch. On sait d’autre
part que la seconde phase de la bataille révéla chez les artilleurs des forts
des qualités militaires qui émerveillèrent les Allemands, à l’exception
toutefois de ... Ludendorff. A
l’occasion du 38e anniversaire de la bataille de Liège, nous avons
cru utile de rappeler que, considéré avec toute l’objectivité que permet le
recul du temps, ce grand événement historique a une signification symbolique
qui grandit singulièrement sa portée réelle : elle fut la révélation de la
qualité d’âme d’un peuple. « La résistance belge à Liège, a proclamé le
Roi Albert, a retenti à travers le monde et le monde ne s’est pas trompé, car
il était juste qu’il en fût ainsi... De si hauts faits d’armes illustrent une
nation, les armées les plus glorieuses ambitionneraient de les compter parmi
leurs exploits... Le pays de son côté a le devoir de perpétuer la force de ces
grands exemples et d’en nourrir l’esprit et les cœurs des nouvelles
générations ». Hommage au Colonel
Simonis Colonel Jean Simonis Bien qu’ils
n’aient jamais accepté de donner suite à ses protestations, les Allemands n’ont
cessé de rendre hommage à la bravoure du commandant Simonis et de ses hommes.
Le 7 août déjà le capitaine von Harbou signalait au général Leman la belle
tenue au feu de l’officier belge et de ses deux compagnies. D’autre part, dans
un document que nous avons sous les yeux, le lieutenant allemand Rütter
écrivait le 27 avril 1916 : « Si
l’on envisage de laisser leur épée à certains officiers prisonniers, le
capitaine-commandant Simonis a mérité cet honneur, car ses compagnies se sont
battues vaillamment et ont tenu leur position plus longtemps que les autres
troupes de Liège ». Respecté
par l’ennemi le colonel Simonis a toujours joui de l’estime et de l’affection
de ses soldats qui éprouvaient pour lui une véritable vénération. C’est que ce
chef à l’âme indomptable était aussi un homme de cœur, profondément attaché à
ses subordonnés.
« Quand il a été séparé de nous à Aix-la-Chapelle, je l’ai vu
pleurer, raconte le soldat Joseph Wargée. J’entends toujours ses mots résonner
à mes oreilles : au revoir, mes braves soldats ». Et
aujourd’hui, les « anciens » qui ont eu l’honneur de servir sous ses
ordres, entretiennent pieusement le culte de son souvenir, parce qu’il fut pour
eux un véritable père. Ainsi donc
parmi les Héros qui se sont illustrés à Liège en 1914, le colonel Jean Simonis
mérite tout particulièrement d’être proposé à l’admiration de la jeunesse et de
tous ceux qui croient à l’éternelle primauté des valeurs morales. L.L. [1] Collection Nationale « Civisme ». Le Colonel Jean Simonis. Défenseur de Retinne – 5 et 6 août 1914 – Préface de M. Guy de Pierpont, Bâtonniers de l’Ordre des Avocats à la Cour d’Appel de Liège. Président de la Fraternelle des Anciens des 14e, 29e, 44e et 64e de ligne. – Publication mensuelle Août 1952 – N° 8. [2] « Souvenirs de guerre » |