Médecins de la Grande Guerre
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Edité dans « Annuaire de la Société d’Histoire et d’Archéologie du Ried-nord » 2003.
16, rue de la Gare 67410
Autorisation de reproduction sur notre site donnée par l’auteur
Madame Lise Pommois au Dr Patrick Loodts et à Francis De Look.
Joseph Zilliox, un héros alsacien
Offendorf est une petite cité rhénane qui
ne fait guère parler d’elle, si ce n’est lors d’événements rares comme la
découverte d’une molaire de mammouth dans la gravière il y a quelques années.
Elle connaît aujourd’hui une certaine affluence touristique en raison de sa
forêt alluviale remarquable composée de chênes pédonculés, mêlés aux saules, aux
ormes et aux frênes. Cette forêt est désormais protégée par son statut de
réserve naturelle. Le chemin qui y mène et qui emprunte la digue est parsemé de
blockhaus, témoins du destin tourmenté de cette région. N’oublions que c’est là
que débarquèrent, début janvier 1945, les soldats allemands du XIVe
Corps de SS créé par Himmler. Profitant des îles et des forêts, ils réussirent à
attaquer en force au matin du 5 janvier et à établir une tête de pont dans le
secteur Herrlisheim-Offendorf-Gambsheim. Les habitants sont des bateliers et des
pêcheurs depuis des siècles : « On est tous nés un pied dans l’eau ». La
présence de bateliers au 16e siècle est attestée par la mise au
jour, en 1977, d’une barque rhénane en chêne, longue de 15 mètres, préservée
pendant trois siècles par les eaux du Muehlrhein. Les noms des familles de
bateliers sont consignés dans les archives communales dès cette époque. Mais la
navigation sur le Rhin est bien plus ancienne puisqu’elle remonte aux Romains.
Le Rhin était alors adoré comme une divinité appelée Rhenus. Le blason d’Offendorf
comporte un magnifique poisson qui symbolise sans doute les saumons que l’on
pêchait jadis dans le Rhin et qui y réapparaissent, suite aux mesures prises
pour éviter la pollution. Offendorf, au début du 20e
siècle, était une bourgade tranquille d’environ 1100 habitants, comme le montre
la description d’E. Fauquenot
[1] :
« Offendorf s’étendait autrefois au bord du Rhin : les bateliers qui, de
générations en générations, peuplèrent le village, suivaient le cours du fleuve
jusqu’en Hollande. Depuis que le canal de la Marne au Rhin a été creusé, le
village s’est peu à peu reporté à quelques kilomètres hors la bande de terre
marécageuse qui longe le fleuve. A distance suffisante de l’influence néfaste
des agglomérations urbaines, en dehors de la voie ferrée, Offendorf a gardé
intacts sa physionomie et son esprit. Ses maisonnettes aux toits pointus
[2]
ont chacune leur petit jardin et se succèdent à peu près semblables, à des
espaces presque égaux. Des poules, en bandes, traversent les rues ; les oies
cherchent la Moder qui coule derrière le village. Le petit pont de bois,
enjambant un ruisselet qui va se jeter dans la rivière, rend ce coin
pittoresque. Au centre du village, le clocher domine une étroite place plantée
de puissants marronniers. Au pied de l’église, un Crucifix de pierre ; à
quelques pas le presbytère, au pignon garni d’un grand nid de cigognes, et
l’école… ». La commune vivait alors en partie
d’agriculture : sur des petites exploitations, les habitants cultivaient les
herbages et le houblon et pratiquaient l’élevage des oies pour le gavage. En
effet, les travaux de correction du Rhin, conduits essentiellement entre 1840 et
1876 d’après les plans de l’ingénieur colonel badois Johann-Gottfried Tulla,
avaient rendu le fleuve impropre à la navigation en accroissant la vitesse du
fleuve et en déplaçant les bancs de gravier, ce qui n’avait évidemment pas été
prévu par le concepteur. Mannheim était devenu le terminus de la navigation
rhénane et le port de Strasbourg avait été déserté. Il fallut attendre les travaux de
réalisation d’un chenal navigable – ils débutèrent en 1906 pour s’achever en
1924 – ainsi que l’installation d’épis de ralentissement du cours du fleuve pour
voir reprendre la navigation en aval de Strasbourg. Le trafic du port de
Strasbourg, inférieur à 700.000 tonnes en 1905, passa à 2 millions de tonnes en
1913. En 1910, sur 279 chefs de famille d’Offendorf, on comptait encore 81
bateliers, capitaines de bateau, ouvriers du Rhin ou encore pêcheurs. Certains
bateliers s’étaient reconvertis en mariniers des canaux. En effet, le canal de
la Marne au Rhin et celui des Houillères de la Sarre avaient ouvert,
respectivement en 1853 et 1866. A cette vie de nomade sur l’eau certains avaient
préféré un mode de vie sédentaire. La famille de Joseph Zilliox faisait
partie de ces dynasties de bateliers : le père était batelier et les deux frères
aînés de Joseph avaient adopté cette carrière. Joseph était né le 25 juin 1888.
Il appartenait à une famille nombreuse : outre les deux frères aînés il y en
avait deux plus jeunes, et une sœur. Ils avaient eu la douleur de perdre leur
mère alors qu’ils étaient très jeunes mais étaient restés très unis autour de
leur père. Après avoir fait des études sans histoires à l’école d’Offendorf, il
avait suivi les traces de ses aînés et ses voyages l’avaient conduit en Belgique
et Hollande, en particulier dans la région de Liège. Installés à Offendorf depuis plusieurs
générations, les Zilliox étaient profondément catholiques : la famille comptait
de nombreux prêtres, dont un, bénédictin, avait émigré en Pennsylvanie au 19e
siècle. Joseph et ses frères priaient ensemble : à la Toussaint, par exemple,
ils récitaient le Rosaire. La foi de Joseph s’exprime à travers ses lettres :
« Nous voulons tous avoir confiance en Dieu et espérer qu’il a pitié de nous et
qu’il nous ramènera bientôt tous en bonne santé chez nous. Celui qui bâtit sur
la confiance en Dieu bâtit sur un sol ferme » (31 octobre 1914)[3].
« Dieu envoie à chacun son lot et il sait le mieux ce qui nous convient… Ne
vous tourmentez pas pour moi. Je remets mon sort entre les mains de Dieu qui est
ma seule consolation et mon seul espoir, car il n’abandonne pas les siens »[4]. Les habitants d‘Offendorf en général, et
les Zilliox en particulier, avaient le culte du Souvenir. Profondément attachés
à la culture française, ils avaient mal vécu la période allemande. Le village
tenait caché un étendard centenaire, datant de l’Empereur Napoléon Ier,
ainsi que l’écharpe tricolore du maire d’avant 1870. Plusieurs membres de la
famille s’étaient établis en France et les relations avec eux étaient
fréquentes. Ses deux frères aînés se trouvaient à Paris en 1914 et Joseph y
habitait également depuis son mariage le 28 octobre 1913 avec une Alsacienne
originaire de Sentheim dans le Haut-Rhin. Cette émigration posait d’ailleurs des
problèmes, comme le montrait l’abbé Wetterlé : « Les annexés qui venaient en
France n’avaient pas tous l’intention de s’y fixer définitivement. Nous
combattions nous-mêmes, dans la mesure du possible, une émigration qui
appauvrissait notre pays. Tout Alsacien-Lorrain qui partait de chez nous faisait
place à un Allemand. Des absences prolongées entretenaient, au contraire, les
bonnes relations entre l’ancienne patrie et nos provinces. Nous voyions avec
plaisir nos jeunes gens faire leur tour de France : mais à la condition qu’ils
revinssent prendre ensuite leur place au foyer national. Or tous ceux qui
s’étaient fait naturaliser français ne pouvaient plus revenir en
Alsace-Lorraine, même pour de courts séjours. Les Allemands leur fermaient
impitoyablement la porte du pays. »[5].
C’est à Offendorf que Joseph se trouvait
en août 1914 car il cherchait des conseils auprès de son père : que faire si le
conflit qui semblait imminent éclatait ? En effet, l’archiduc François-Ferdinand
et sa femme, la duchesse Sophie, avaient été assassinés à Sarajevo, capitale de
la Bosnie-Herzégovine, le 28 juin 1914. Le 23 juillet, l’Autriche-Hongrie avait
envoyé à la Serbie un ultimatum inacceptable que celle-ci avait bien entendu
refusé. Les rumeurs de guerre commencèrent à circuler, amplifiées par l’annonce
de la mobilisation en Russie comme en Serbie. Le 26 juillet, l’empereur
Guillaume II refusa une proposition de conférence internationale faite par
l’Angleterre. Les troupes autrichiennes bombardèrent Belgrade le 29. Deux jours plus tard, l’Allemagne et la
France mobilisaient à leur tour. Le Kriegszustand fut décidé et les
autorités militaires prirent le pouvoir. Les ordres de mobilisation,
Mobilmachungsbefehle, furent affichés en Alsace dans les lieux publics le 1er
août. Les appariteurs avertirent la population et les cloches sonnèrent à 18
heures. La mesure concernait les hommes âgés de 17 à 45 ans ainsi que les
réservistes du Landsturm âgés de 39 à 45 ans. Les non mobilisés
creusèrent des tranchées autour des forts de Strasbourg et le long de la Bruche
entre Strasbourg et le fort de Mutzig afin de verrouiller la Basse-Alsace.
Strasbourg fut transformé en forteresse. Deux jours plus tard, le 3 août,
l’Allemagne déclara la guerre à la France après l’avoir déclarée à la Russie. Le
4 août, l’armée allemande entra en Belgique et marcha vers Liège. Le 8, la 1e
Armée française, commandée par le général Dubail, entra dans Mulhouse pour
abandonner aussitôt la ville. Les Français occupèrent les cols des Vosges.
Commença alors la bataille des frontières, le 14 août, avec la marche de Dubail
sur Sarrebourg. L’esprit d’une libération proche s’évanouit rapidement lorsque
les Français furent, d’abord stoppés par la forteresse de Mutzig le 17 août,
puis repoussés au-delà de Senones et de Provenchères. C’est dans ces conditions que Joseph et
un de ses frères s’étaient trouvés pris au piège. On assista à des scènes
d’adieu déchirantes, d’autant plus que la situation était dramatique : dans
chaque famille, ou presque, se trouvaient des frères qui allaient combattre dans
des armées ennemies ! La même situation allait se reproduire à partir d’août
1942 lorsque les Alsaciens-Mosellans furent incorporés de force dans l’armée
allemande. On ne parlait pas encore de « Malgré-nous », ni d’incorporation de
force en 1914, puisque les jeunes Alsaciens et Mosellans étaient considérés
comme sujets allemands, mais il s’agissait bien du même phénomène ! Joseph avait fait son service dans le
Génie et il y retourna donc en 1914. De Trèves, il fut envoyé à Dudelange, puis
à Thionville et, enfin, vers Metz et la France début septembre. Il était alors
« pionnier, 4e Feldkompanie, 10e Division, 3e
Corps d’Armée ». Après quelques victoires allemandes, en Belgique notamment
avec la chute de Bruxelles le 20 août et le repli ordonné par Joffre des
Français sur une ligne Arras-Verdun le 24, suivi d’un second repli vers la Seine
le 29, les Alliés s’étaient repris. On pouvait dire, dès le 11 septembre, que
l’offensive de la Marne était un succès. C’était au tour des Allemands de se
replier sur l’axe Compiègne-Reims-Verdun. Paris était sauvé mais c’était le
début de l’enlisement. C’est alors que Joseph Zilliox gagna le front où l’on
avait besoin de chair à canon.
Dès le début de la guerre on
comptait 220.000 Alsaciens sous les drapeaux – les Allemands avaient mobilisé
3,7 millions d’hommes, sensiblement le même nombre que les Français. Ils
étaient 380.000 Alsaciens en 1918. Les Alsaciens furent d’abord engagés sur le
front occidental où avaient lieu les combats les plus rudes. Ce n’est qu’à
partir de 1916 que, doutant de leur attachement à l’Empire, le commandement
allemand décida de les transférer sur le front de l’Est, à la frontière
russo-polonaise. Ame
sensible, Joseph s’indigna, en route pour le front, des mauvais traitements
infligés aux Français par les Allemands: c’est ainsi que des soldats tuèrent
l’unique vache d’une pauvre paysanne et que Joseph alla porter les meilleurs
morceaux de la bête à cette dernière. Il tenta également de rapporter à ses
compatriotes le corps d’un Français qui venait d’être sommairement exécuté mais
il en fut empêché par son sous-lieutenant. Il est probable que, comme de nombreux
Alsaciens, Joseph Zilliox avait été frappé par le contraste entre la belle et
riche Alsace d’où il venait et la pauvre Lorraine. Richard Hoffmann, un autre
Alsacien artilleur dans l’armée allemande, écrivait en effet à sa mère le 22
septembre 1914 : « … Comme tous les villages de France
que j’ai traversés, c’était un village crasseux : des tas de fumier et de
vieilles ordures le long de la rue, devant les portes des maisons massives, aux
fenêtres étroites et aux pièces sombres et sales, partout, des réparations de
fortune, des bâtiments faits de bric et de broc. Et ne parlons pas des
Françaises ; semblables à des gitanes pour ce qui est de l’habillement et de la
propreté, et à des Juives pour ce qui est des traits du visage. Nous avons pris
nos aises dans une pièce d’une hauteur de 1,80 m. Nous nous sommes réparti la
literie de l’unique lit et nous avons remplacé les matelas manquants par de la
paille. Je m’en suis contenté car tout le reste ne m’inspirait guère confiance
(c’est aussi pour cette raison que je porte à nouveau les cheveux très courts) »[6].
Les GIs de la 7e Armée américaine eurent exactement la même réaction
en décembre 1944, donc trente années plus tard, en découvrant la Lorraine après
leur passage en Alsace ! Joseph Zilliox se retrouva en Argonne
avec son unité. Il fut consterné par la situation, comme il la décrit dans une
lettre envoyée le 31 octobre à ses proches qui habitaient Sentheim près de
Masevaux : Depuis le 10 septembre, je suis dans
une forêt devant Verdun, en face des Français. Ici, c’est horrible, et celui qui
n’a pas vu cela ne peut pas se le représenter. Le sang coule à flots ; les
hommes tombent comme des mouches. Nous avons déjà beaucoup de blessés et enterré
beaucoup de nos camarades dans la forêt obscure… A l’instant, forte volée de
balles : un tué et deux blessés près de moi. C’est ainsi que nous sommes depuis
des jours et des nuits. L’eau manque pour boire… Les destructions sont
indescriptibles ; les plus beaux paysages sont des tas de décombres qui
ensevelissent les morts sous eux. Mon frère, un de mes cousins et cinq
autres camarades d’Offendorf sont avec moi dans ma compagnie et je dois
considérer comme un miracle de Dieu que nous soyons encore sains et saufs. Je n’ai pas de nouvelles de Pollignie.
Quant à A., mon cœur pourrait éclater dans ma poitrine quand je pense à elle ou
bien je pourrais être tout à fait hors de moi, mais ici on doit être maître de
sa tête et de ses pensées… A chaque heure, à chaque minute, mes pensées ne sont
qu’auprès d’elle et de vous. Si Dieu m’accorde seulement une heure de sommeil
dans le bois humide et froid, je suis alors toujours heureux d’être uni en rêve
à elle et tout le tonnerre de la canonnade ne peut pas éloigner son image de mes
yeux. Que donnerais-je pour m’entretenir, ne fût-ce que par lettre, avec elle ;
mais, hélas ! cette consolation aussi m’est refusée. Qui aurait pensé cela ?
C’est bien triste. De la part de Dieu, il y a des choses étonnantes. De mes deux frères aussi, je ne sais
encore rien jusqu’aujourd’hui, car ils étaient avec leur bateau en France. E.
est probablement soldat là-bas… »
[7]. Privé de nouvelles des siens, dans
l’angoisse permanente de se sentir responsable de la mort d’un de ses frères ou
amis, Joseph prit la décision de se mutiler. Sa famille aurait pu quitter
l’Alsace avant le 31 décembre 1872. D’autres le firent : on compta quelque
200.000 personnes. Les Zilliox restèrent pour diverses raisons. Heureusement
d’ailleurs car « sans ce sacrifice, il n’y aurait plus, à l’heure actuelle,
entre les Vosges et le Rhin, 1.400.000 Français qui attendent avec impatience le
retour de leurs frères de race »
[8]. On devine aisément les crises de
conscience qu’une incorporation dans l’armée allemande pouvait provoquer chez
des gens aussi patriotes : « Nos compatriotes ont été les premiers à souffrir de
cette humiliation involontaire. Vous autres, Français de France, quand un de vos
frères tombe glorieusement sur les champs de bataille, vous avez du moins la
consolation de vous dire que sa mort n’a pas été inutile. Pour nous, quand nous
apprenons qu’un des nôtres a versé son sang dans l’armée du Kaiser, aux
déchirements de la séparation s’ajoutent encore la douleur et la honte de savoir
que notre parent a connu, avant de mourir, les pires angoisses morales, parce
qu’il se battait pour une nation détestée, contre des peuples amis. Plaignez
donc les annexés qui subissent cette épouvantable torture, ne les accusez pas de
trahison. Représentez-vous les angoisses de tel de mes camarades de collège,
dont le fils aîné, qui avait passé par l’Ecole de Saint-Cyr, servait au début de
la guerre comme officier dans un régiment de Belfort et dont le second fils,
resté au pays pour assurer la marche d’une affaire importante, fut mobilisé en
Allemagne, comme adjudant, dans un des régiments qui se battirent dans les
Vosges. Deux frères en présence l’un de l’autre, dans deux armées ennemies,
peut-on imagine drame plus épouvantable ? »
[9]. Ces angoisses conduisirent par conséquent
notre héros à se mutiler. Cette pratique – une désertion somme toute - était
courante à la fin de la seconde guerre mondiale car les soldats ne prenaient pas
de grands risques : la médecine avait fait des progrès importants et l’emploi de
la pénicilline prévenait l’infection des blessures, et donc la gangrène suivie
de l’amputation ou de la mort. Par contre, si la thèse du Docteur Ernest
Duchesne présentée à Lyon en 1897 traitait des propriétés de la pénicilline, cet
antibiotique ne fut « découvert » qu’en 1928 par l’Anglais Alexander Fleming.
Puis il tomba dans l’oubli et ce n’est qu’en 1940 que les médecins s’y
intéressèrent à nouveau. On comprend donc aisément les hésitations
de Joseph Zilliox. En outre, il convenait de trouver l’occasion opportune. Elle
se présenta dans la nuit du 3 novembre 1914. Les officiers avaient donné l’ordre
d’attaquer. Dans la tranchée, ce fut bientôt le carnage. L’obscurité encouragea
Zilliox à se tirer une balle dans le pied. Il n’en dit bien sûr rien à sa
famille : « 14 novembre 1914. J’ai été blessé le 3 dans la nuit, au cours
d’un dur assaut qui coûta à notre compagnie près de cent hommes. Je m’en suis
tiré avec une balle à travers le pied gauche. J’ai passé toute la nuit dans la
forêt. Le 5 au soir, je suis arrivé à l’ambulance de Strasbourg. Le lundi 9,
j’ai été opéré. Cela a bien marché. Mais, pendant trois jours et trois nuits, la
douleur était presque intolérable. Maintenant, cela va mieux : je ne puis pas
encore me tenir debout, mais cela reviendra avec le temps. A la vérité, le petit
orteil du pied gauche manque, mais le médecin m’assure que plus tard je pourrai
marcher et courir comme avant… »
[10]. Strasbourg était devenu le principal
centre hospitalier militaire d’Alsace depuis la fin octobre. Zilliox y fut
soigné par un médecin-chef alsacien lui aussi, tout aussi frondeur que lui.
Grâce à sa complicité, sa convalescence s’étira sur plusieurs mois. Le médecin
appliquait en effet un produit qui empêchait la plaie de se cicatriser. Il
informait également ses patients des nouvelles du front, grâce à des journaux
français. Une situation aussi favorable ne pouvait durer longtemps : le docteur
et sa femme furent arrêtés le 21 décembre et déportés en Poméranie où ils
restèrent jusqu’à la fin de la guerre. Zilliox fut alors transféré à l’ambulance
II (Festunglazarett II), toujours à Strasbourg. Il put y recevoir la
visite de son père et correspondre épisodiquement avec sa famille par
l’intermédiaire du Comité national de la Croix Rouge. Il restait toutefois sans
nouvelles de sa femme. Il se trouvait toujours à Strasbourg en
avril 1915 lorsqu’il écrivait cette lettre : « Mon cœur a battu à se rompre et
des larmes abondantes ont coulé de mes yeux quand j’ai reçu la lettre dans
laquelle Albert m’annonce qu’il a reçu des nouvelles. A ce que je vois, grâce à
Dieu, cela va toujours bien chez vous !… J’ai été blessé et, quoique guéri
maintenant, je suis toujours à l’ambulance. Il me faudra rejoindre bientôt mon
dépôt… Mon frère, qui était auprès de moi
dans ma compagnie, va bien ; et le plus jeune travaille toujours ici à son
métier. Dans mon village, cela va bien aussi. Tous m’ont déjà rendu visite… Là [Offendorf]
il y a eu aussi beaucoup de victimes : plus d’un de mes bons camarades gît dans
la terre froide et ceux qui les aimaient doivent attendre le revoir dans le
Ciel… »[11].
Le 12 mai 1915 toutefois, veille de
l’Ascension, Zilliox rejoignait le 27e bataillon de pionniers à
Trèves où il devait rester plusieurs semaines, employé à trier le courrier
destiné au front. Les conversations tournaient autour de la fin du Lusitania, le
célèbre transatlantique anglais qui effectuait régulièrement la liaison
Liverpool – New-York et qui venait d’être coulé par des torpilles allemandes. Il
y avait eu plus de 1200 victimes. Dans ses nouvelles fonctions, Zilliox sut se
débrouiller pour passer le plus de temps possible à Offendorf. C’est que sa
présence était nécessaire à la fois pour les travaux des champs et pour soutenir
son père. La vie des Alsaciens était devenue
difficile. Il était désormais interdit de parler français dans les lieux publics
ou d’inscrire des notices françaises sur les colis. A partir du 1er
mai 1915, tout voyage à Strasbourg devint impossible : « Tout ce qui se
trouve au nord de la ligne du chemin de fer de Strasbourg à Barr est déclaré
Sperrgebiet. C’est ainsi que le veut le général von Falkenhausen qui
commande l’armée opérant dans le Bas-Rhin. Les malheureux habitants de cette
zone ne pourront donc plus aller à Strasbourg qu’avec des permissions signées et
paraphées par le Maître de la police militaire »[12].
Mais il s’avérait pratiquement impossible d’obtenir les documents nécessaires.
Les prix des denrées ne cessèrent
d’augmenter. « Tout devient horriblement cher », écrit Spindler. La
pénurie s’installa : par exemple il y avait désormais des « fettloser Tag »,
des jours sans graisse. Les cartes de ravitaillement avaient été introduites en
mars 1915. L’occupant procéda aux premières réquisitions : « Le vieil appariteur de la commune a
publié aujourd’hui que tous les ustensiles de cuivre, tels qu’alambics,
marmites, chaudrons, etc. allaient être réquisitionnés. Les ménagères,
inquiètes, lui ayant demandé où elles devraient cuire dorénavant : In de
Bruntschäfe ! Dans les pots de chambre, qu’il leur répondit froidement »
[13]. Plus grave peut-être, les délations :
« T. trouve que l’Alsace est un pays admirable, mais si beau qu’il soit, il
souffre d’une plaie hideuse, la plaie de la dénonciation. A l’état-major il leur
en arrive tous les jours et la plupart, ou même presque toutes, ont pour auteurs
des Alsaciens qui dénoncent leurs compatriotes. Cela jette le plus triste jour
sur la moralité de la population. Nulle part en Allemagne on n’en trouverait
l’exemple, tout au plus en Souabe. Il se demande d’où cela provient car en
France, dans les pays occupés, il n’en est pas ainsi. – Avant la guerre, lui
dis-je, si dénonciations il y avait, on n’en tenait généralement pas compte.
Mais depuis, l’inquisition des autorités s’est étendue jusqu’à vouloir scruter
le cœur des Alsaciens et on a inventé le crime de Deutschfeindlichkeit.
C’est une prime offerte aux vengeances privées : la moindre boutade, une parole
imprudente, est passible d’une amende ou de prison, et alors les mauvais
éléments en profitent pour mettre à mal leurs ennemis. »
[14]. Et puis la loi sur les réformés fut
abrogée en août. Ceux-ci devaient passer le conseil de révision. Les
« dienstuntauglich » - réformés – furent surnommés les « Deutschlands
Untergang » - la ruine de l’Allemagne. Un mois plus tard, les hommes du
Landsturm partaient à leur tour. Les enfants de 17 ans partirent également. Les
Allemands s’estimèrent débarrassés des « Wackes » alsaciens : « Quand
les trains où étaient entassés ces véritables moutards s’arrêtaient dans les
gares d’Allemagne, les gens se demandaient ce que signifiait cette nouvelle
croisade des enfants et on vit même des cœurs de la Croix Rouge pleurer à
chaudes larmes sur le sort de ces petits dont le plus grand nombre n’avait
jamais quitté la maison paternelle. Cette levée des jeunes gens de 17 ans
a porté à son comble l’exaspération de la population alsacienne contre les
Allemands. On ne comprend pas pourquoi l’Alsace doit avoir le triste privilège
de ce sacrifice quand, dans les autres provinces de l’Allemagne, cette jeunesse
se promène librement »[15]. La tension montait, si bien que Joseph
voulut passer en France. Il finit par céder aux supplications des siens et par
regagner sa caserne. Zilliox fut envoyé à Liège en 1916 pour y
être employé au « Hafenamt », ou bureau allemand du port. Il était chargé
de superviser le chargement et le déchargement des péniches qui transportaient
du gravier de la frontière hollandaise vers le front. Liège avait été assiégé en
août 1914. Les derniers forts s’étaient rendus le 16. Dès le 8 août, les
Alsaciens avaient été contraints de pavoiser pour célébrer la prise de la
forteresse, victoire qui avait été suivie d’exactions : pillages, incendies,
assassinats etc. Joseph finit par assumer toutes les
charges, ce qui le conduisit à rencontrer de nombreux mariniers et à accompagner
les bateaux. Il acquit par conséquent une excellente connaissance de la région.
Après quelques jours d’une méfiance bien naturelle, il se fit accepter de tous
et il essaya d’aider ses nouveaux amis en distribuant généreusement les surplus
de nourriture allemands. En même temps, il se livrait à des actes de sabotage,
détruisant ce qui pouvait être détruit, retardant les envois de gravier,
conseillant à un batelier de forer un trou dans sa péniche, précipitant contre
la pile d’un pont le Richard Otto, remorqueur allemand, transmettant le
courrier entre les soldats du front et leurs familles… Mais il rêvait de frapper
plus fort. La situation militaire n’évolua guère en
1916. Les belligérants s’affrontèrent à Verdun dans des combats extrêmement
meurtriers et sans issue. Huit cent mille soldats perdirent la vie entre février
et Noël. De leur côté, Français et britanniques lancèrent l’offensive de la
Somme, tout aussi destructrice puisque 600.000 hommes y furent tués. Le moral
des troupes ennemies était très bas. « Une nouvelle campagne d’hiver paraît
certaine. Les troupes qui passent sur les voies sont fatiguées et sales ; le
matériel est dans un état parfois lamentable. On se souvient, en hochant la tête
avec un sourire satisfait, des beaux régiments qui, deux ans plus tôt,
défilaient en hurlant, dans des wagons couverts d’inscriptions fanfaronnes.
Nach Paris ! disent, narquois, les gamins en s’interpellant dans les rues.
La population s‘amuse à regarder les soldats du Landsturm parmi lesquels on
remarque des vieillards à la démarche mal assurée ; ils portent, au petit
bonheur, des uniformes défraîchis de toutes tailles et de toutes couleurs. Les
Liégeois railleurs les appellent les Tout-venant (expression locale qui désigne
le charbon tel qu’il sort de la mine)». Les Allemands s’emparèrent des
installations industrielles belges. Le chômage augmenta et les occupants
décidèrent d’envoyer les chômeurs en Allemagne. C’est alors que de nombreux
jeunes essayèrent de franchir la frontière afin de rejoindre l’armée belge. Mais
celle-ci était bien protégée par une triple haie de fils de fer, celle du milieu
étant électrisée. De nombreuses sentinelles montaient la garde. L’obscurité
était percée de projecteurs. Trop de vies étaient sacrifiées inutilement dans
cette aventure ! Restait le passage dans la cale d’un chaland, mais là aussi le
danger était grand car les Allemands visitaient les péniches avec des chiens.
La chance sourit alors à Zilliox. Alors
que celui-ci s’inquiétait de voir transférer son bureau dans une autre localité
plus éloignée de la frontière, il rencontra Jules Hentjens, pilote de l’Atlas,
remorqueur qui devait être réquisitionné. Ils se connaissaient
professionnellement depuis avant la guerre et partageaient la même haine de
l’occupant. Jules Hentjens finit même par saborder les machines du remorqueur
qui fut envoyé à Liège pour de longues réparations. Poussés par le même idéal, les deux amis
décidèrent de fuir ensemble. Ils imaginèrent un moyen inédit et original :
forcer la frontière à bord d’un remorqueur qui transporterait des passagers. Ce
ne serait pas facile car la frontière était protégée, de part et d‘autre de la
Meuse, par une haie électrique. Au niveau du fleuve, la haie électrique était
remplacée par un câble de près de 3 cm de diamètre. En outre, deux sentinelles
étaient postées sur chaque rive. Tout le trafic s’effectuait par le canal et
l’effet de surprise jouerait à plein. Les candidats au départ étaient nombreux.
Certains voulaient rejoindre l’Angleterre, d’autres les combattants en France.
Parmi eux, deux amis de Hentjens : un ingénieur, M. Paul de Pollignie, et M.
Jean Thonnart, professeur à l’Académie des Beaux-Arts de Liège. Zilliox pensait
également à ses deux frères incorporés dans l’armée allemande qu’il contacta au
cours d’un bref voyage à Offendorf et auxquels il remit des faux papiers. Les
recruteurs chargés de fournir les hommes étaient, entre autres, Jean Thonnart et
le commissaire Lejeune, déjà bien engagé pour ses activités clandestines. Ils
n’eurent aucun mal à trouver une quarantaine de personnes parmi les milliers
d’hommes qui cherchaient alors à s’enrôler dans l’armée belge. M. Thonnart fit
le récit de cette épopée dans le journal « La Volonté » en date du 1er
janvier 1932, journal aujourd’hui disparu. Le moyen de transport était tout trouvé :
il s’agissait du remorqueur allemand l’Anna, un bateau de 20 m de long
sur 5 m de large. Joseph Zilliox connaissait bien les membres de l’équipage,
trois Allemands qu’il serait difficile de soudoyer. Jules H. ne pouvant quitter
sa femme qui était sur le point d’accoucher, ce fut Zilliox qui fut chargé de
piloter le bateau. La date choisie fut le 2 décembre, jour
de recensement dans l’Empire. Les Allemands recherchaient en fait les « bons
pour le service » et de plus en plus d’hommes tentaient de s’y soustraire. Le
lieu de rendez-vous des conspirateurs était un café à Liège non loin de l’Hafenamt.
Pendant que de Pollignie buvait un verre avec les membres de l’équipage du
remorqueur, Zilliox s’éclipsait discrètement pour déposer des armes sur l’Anna.
Mais le départ ne put avoir lieu car, le soir venu, l’Anna ne se trouvait
pas à l’endroit convenu et les chefs de groupes n’étaient pas tous présents. On
remit par conséquent au lendemain. Le 3 décembre, décision fut prise
d’embarquer à Visé, donc tout près de la frontière. Zilliox avait donné ordre
aux Allemands de s’y rendre : « Tout est prêt. Nous embarquerons ce soir,
mais à Visé, plus à Liège, dit-il à Thonnart rencontré au café vers 15
heures. Je viendrai vous rejoindre là-bas à bicyclette. J’ai encore bu un
verre avec mes trois Boches ce matin et, à midi, je leur ai ordonné de partir
pour aller charger du gravier et être prêts à remonter demain matin ». Le
soir venu, tout le monde gagna Visé, à proximité de la dernière écluse de la
Meuse. L’embarquement fut une fois de plus annulé : certains des passagers
n’étaient pas au rendez-vous et, d‘ailleurs, l’Anna ne s’y trouvait pas
non plus puisque le remorqueur était dans le canal de jonction. Embarquer là-bas
aurait compliqué les opérations. Il fallait encore une fois reporter le départ,
avec tous les risques que cela comportait pour les candidats à l’évasion qui
devaient se procurer un refuge pour la nuit. Les organisateurs se retrouvèrent le 4
décembre et fixèrent le départ au soir même. Plus on tardait, plus il y avait de
passagers et plus les allées et venues du groupe risquaient d’alerter les
sentinelles. Tous se retrouvèrent dans un café à 18 heures. On remarquait la
présence – inexpliquée mais apparemment complice - d’un officier allemand muni
d’une lampe de poche. Une heure plus tard, tout le monde arriva dans un café rue
de Tongres à Devant-le-Pont. Par un heureux hasard, la tenancière, patriote,
avait accepté d’aider le groupe, sans d’ailleurs prendre plus de renseignements
et tout en sachant qu’elle logeait un soldat allemand. Elle avait même promis
l’aide de ses deux frères, bateliers eux aussi, et de son fils. L’histoire ne
dit pas où se trouvait le mari. La brave femme offrit même de préparer des
repas pour tous, c’est-à-dire une quarantaine de personnes et, pour cela, elle
dut aller faire les courses. Que de risques encourus en période de restrictions
! La tenancière aurait pu facilement se faire repérer, d’autant plus que les
Allemands remarquèrent une affluence suspecte à Visé. On sourit en lisant les mesures de
précaution prises. C’est presque du cinéma. En effet, il fallait un mot de passe
pour entrer dans le café : chacun devait tousser et porter la main à la
poitrine ! A un moment, le fils, qui était posté à la fenêtre, donna l’alarme :
« On entend frapper à la porte.
Aussitôt la patronne s’avance. De Pollignie la suit. “Qui est là ?”
interrogent-ils. - “C’est moi ! ” - “Est-ce toi, Joseph ? ” demande de
Pollignie. - “Mais oui, ce n’est que moi. ” - “Ouvrez, madame,” dit de Pollignie
dont la main était armée d’un poignard. La porte s’ouvre et Joseph Zilliox
entre. “Un autre, vêtu comme toi, aurait passé un mauvais quart d’heure, mon
cher”, ajoute de Pollignie en montrant la lame brillante. Et la patronne de
penser : mon Boche est dans de beaux draps ! »
[16]. Le « Boche » ne rentra pas ce soir-là,
fort heureusement pour lui comme pour le groupe. Zilliox avait enivré les
Allemands à l’aide de cognac : ils en avaient absorbé une première bouteille,
puis une seconde. La troisième serait pour plus tard : « Je leur montrai,
sans la leur donner, une troisième bouteille. En quittant le café, ils faisaient
un tel bruit qu’un soldat a été attiré un moment, croyant à une querelle. Quand
ils furent arrivés, à grand’ peine, sur le remorqueur, je leur ai fait boire ma
dernière bouteille, celle qui contenait du narcotique. Maintenant, ils ronflent
tous trois à bord »
[17]. Tout était par conséquent prêt pour le
départ. Les hommes les plus décidés reçurent un pistolet Browning. Après
vérification, la profondeur de l’eau s’avéra juste suffisante. Ecoutons Jean
Thonnart : « L’Alsacien Joseph Zilliox et Paul de Pollignie dit ‘Arthur’
semblent indécis : les bateliers prétendent, en effet, que les eaux sont trop
basses et que jamais nous ne passerons. Moi, j’ai pleinement confiance ; quelque
chose me dit que l’on doit réussir et je décide l’Alsacien à venir avec moi
relever le niveau de la Meuse à l’écluse de Visé. Après une marche pénible dans les
champs, les jardins et les chemins détournés, nous arrivons près de la maison de
l’éclusier. A l’aide d’une longue perche nous sondons le fleuve : il a 2 mètres
24 de profondeur, alors que notre ‘Anna’ ne jauge que 1 mètre 90 avec
chargement ; nous devons passer, l’Alsacien est de mon avis, donc l’expédition
est décidée. Nous ouvrons l’écluse d’amont très tranquillement ; puis, dans la
nuit noire, m’orientant je ne sais trop comment, je finis par retrouver la
maison où l’on conspire. Paul de Pollignie ne sait cependant encore quel parti
prendre mais moi je suis décidé. Je divise mon monde en trois groupes et je pars
avec le premier groupe pour l’embarquement »
[18]. Seul problème : il manquait encore des
passagers et, spécialement, les frères de Zilliox dont on était sans nouvelles
mais qu’on ne pouvait attendre. Comment aller, sans se faire remarquer,
du café au quai de halage le long duquel l’Anna est amarré ? en gagnant
la campagne par le jardin de la tenancière. On avertit le voisin qui rentra ses
chiens et fit le nécessaire pour neutraliser l’Allemand qui logeait chez lui.
L’histoire ne dit pas comment et c’est bien dommage. Toutes les bonnes volontés
furent mobilisées : un des frères de la tenancière accompagna le premier groupe
– une quinzaine de personnes -, l’autre frère aida les fugitifs à franchir la
haie qui délimitait le jardin. Les différents groupes arrivèrent ainsi jusqu’au
quai sans être repérés par les sentinelles qui n’étaient qu’à une cinquantaine
de mètres ! Puis tout le monde embarqua, Paul de Pollignie franchissant le
dernier la planche qui les reliait à la rive. On n’oublia pas la bicyclette de
Zilliox. C’est alors qu’un drame aurait pu se
produire : l’effet du narcotique absorbé avec le cognac semblait s’estomper chez
un des Allemands. « Rapidement, ils décident de faire descendre les passagers
dans la partie centrale du remorqueur, réservée au charbon et au chauffeur. On
retire la planche qui conduit à la berge, et les amarres larguées, on amène
l’embarcation au milieu du bief. De Pollignie est à l’avant avec Thonnart. Tout
à coup, ils perçoivent un bruit de sabots : une forme émerge du capot arrière :
le Boche qui s‘est réveillé vient prendre l’air. Il semble trouver étrange que
son bateau ne soit plus amarré. Thonnart se couche sur le pont avant et, décidé
à tout, arme son revolver. Le Boche s’avance dans sa direction. Soudain, une
tôle frôlée par le bras de Thonnart rend un son métallique. Le Boche se
précipite vers lui, mais l’Alsacien se jette sur l’intrus, le terrasse, lui
entoure la tête de sa tunique. De Pollignie lui saute à la gorge, tandis que
Thonnart lui maintient les mains : le malheureux hurle et, bientôt, râle.
Zilliox est alors pris de pitié : de Pollignie desserre son étreinte et lui
promet la vie sauve s’il consent à passer en Hollande avec les passagers. Il
accepte sans discussion. Ses agresseurs le descendent à fond de cale et lui
laissent une garde de huit hommes avec consigne de l’abattre au moindre
mouvement de rébellion »[19].
Afin de prévenir tout incident,
l’Allemand fut bientôt rejoint par ses deux collègues. Le capitaine tenta de
résister et fut maintenu sur sa couchette. Les trois hommes furent déshabillés
car on avait besoin de leurs capotes grises des « feldgrau » pour de Pollignie,
Thonnart et un Liégeois M. Collette. Mais on avait quand même besoin du
chauffeur pour mettre la chaudière en route car personne ne savait comment faire
monter la pression dans la chaudière ! Il s’exécuta sous la menace. Pendant ce temps, Zilliox détachait trois
barques appartenant aux péniches voisines pour les attacher aux flancs de l’Anna.
On devine l’état de tension sur le
remorqueur. Les passagers se trouvaient entassés dans la cale. « Défense
formelle de fumer, de tousser, de marcher ! Les chefs surveillent et dirigent
tout avec autorité, instituant à bord une discipline de fer »[20].
Le départ ne pouvait avoir lieu avant 6 heures, toute circulation étant
interdite avant cette heure. 6 heures : le remorqueur pénétra dans le
sas de l’écluse. Les trois faux Allemands refermèrent la porte amont et
ouvrirent les vannes. Que se passa-t-il alors ? Nul ne le sait mais de profonds
remous précipitèrent le remorqueur contre le mur de l’écluse. Une des barques
servit heureusement de protection. Par miracle l’incident n’alerta pas les
sentinelles qui « assistent à cette étrange manœuvre de nuit sans sourciller,
sans un mot, sans un geste »[21]
! Peut-être somnolaient-elles encore. Le remorqueur se mit en route lentement
car il fallait franchir un pont aux arcades étroites : 7 m alors que le bateau
en faisait 5 de large. Une fois l’obstacle franchi, on passa à la vitesse
maxima. A 6 h 27 le câble tendu au travers de la Meuse était coupé et Zilliox
criait aux Allemands qui couraient sur la rive : « Sales Prussiens, tirez
dans le dos, si vous osez. Vive la France ! »
[22]. Jean Thonnart donnait quelques détails
supplémentaires : « Les lumières du poste frontière semblent accourir vers nous.
Mon fusil d‘une main, ma montre de l’autre, je suis couché à l’avant du bateau
et je m’évertue à ne penser à rien. Tout à coup, une immense étincelle jaillit :
il est 5 heures 27 du matin
[23],
le câble électrique est coupé ; une deuxième étincelle plus faible se produit,
c’est le câble protecteur qui cède également. L’Alsacien pousse un cri de joie
et lance des imprécations vers les Allemands que l’on voit courir sur la berge ;
à ce moment, l’hélice s’enroule dans le câble qui vient d’être rompu et brise le
gouvernail. L’Anna file cependant toujours. Les Allemands, qui commencent sans
doute à se rendre compte de ce qui se passe, nous éclairent de leurs projecteurs
mais ne tirent pas »[24].
Décidément les conspirés avaient de la
chance : leur bateau, le gouvernail brisé, s’échoua dans les eaux belges, en vue
du pays de la liberté. Il fallut plus d’une heure pour évacuer les passagers à
l’aide de l’unique barque encore en service, tout ceci sous la lumière des
projecteurs. Et les Allemands n’intervinrent jamais ! Ils auraient aisément pu
tirer ou envoyer leur canot à moteur avec ses redoutables mitrailleuses. Mais
non, ils assistèrent, impuissants, à cette évasion massive ! Et c’est
quarante-deux rescapés, dont deux femmes, qui débarquèrent en Hollande, délirant
de joie. Parmi eux, des prisonniers français évadés d’Allemagne, des jeunes
impatients de rejoindre l’armée belge, des hommes plus âgés… Ils furent dirigés
sur Maastricht. Les Allemands furent relâchés et ils
reprirent immédiatement le chemin de la Belgique pour se constituer prisonniers.
Jugés à Liège, ils faillirent être condamnés à mort mais furent acquittés grâce
à l’intervention de Joseph Zilliox qui les avait disculpés auprès du Consulat
allemand de Maastricht. Ils furent cependant envoyés sur le front. Le chef
éclusier avait été arrêté, puis relâché au bout de cinq jours. Le chef de la
garnison allemande fut déplacé en guise de sanction. Quant à la tenancière du
café où Zilliox prenait ses repas, elle prétendit que ce dernier avait des
dettes envers elle et elle ne fut pas inquiétée. L’Anna, renfloué, fut ramené à
quai et les soldats vendirent les objets oubliés par les fugitifs : la valise de
Zilliox partit ainsi pour 5 marks. On devine l’effervescence à
Devant-le-Pont, envahi de policiers allemands, furieux parce que les
perquisitions ne donnèrent rien. Ils omirent de faire des recherches dans le
café de la rue de Tongres mais envoyèrent les gendarmes à Offendorf où Joseph ne
se trouvait évidemment pas ! Jules Hentjens, pilote de l’Atlas,
décida de fuir aussi. Il voulait emporter encore plus de passagers que l’Anna.
Il était urgent d’agir : d’une part, les policiers recherchaient les complices
de Zilliox ; d’autre part, la Meuse n’était navigable dans ce secteur qu’en
période de crues, ce qui était le cas. Son bateau réparé et bondé de passagers
clandestins – 107 personnes dont 94 recrues pour le front et deux femmes qui
allaient rejoindre leurs maris -, il leva l’ancre dans la nuit du 3 janvier
1917. Il avait pris toutes les précautions nécessaires : il avait fait protéger
le gouvernail et il s’était assuré le concours d’un suppléant qui connaissait
bien le cours de la Meuse. La fuite du remorqueur fut une véritable
épopée qui connut par la suite les honneurs du cinéma[25]
et ce fut un miracle si tout le monde débarqua sain et sauf car le bateau était
transformé en « passoire flottante ». « Signalé dès Argenteau,
poursuivi par un auto-canot qui sombra dans son sillage, l’Atlas V éventra le
pont-rails de service sous Visé, arracha la chaîne et les fils électrisés
formant barrière, coula un ponton monté et armé de mitrailleuses, échappa à une
intense fusillade et aborda victorieusement à Eisden (en Hollande) à une heure »[26].
L’odyssée avait duré une heure et demie. Les Allemands n’apprécièrent guère cette
farce et décidèrent de renforcer les défenses de la Meuse, notamment en barrant
le cours de la rivière par deux câbles de huit centimètres de diamètre reposant
sur des barques reliées par un treillis de fils de fer, ce qui rendait toute
évasion pratiquement impossible. Joseph Zilliox arriva à Maastricht le 5
décembre 1916 : il espérait fermement s’engager mais il se heurta à
l’incompréhension de l’administration qui le considérait – bien normalement -
comme un déserteur allemand. Sans contact avec ses proches, sans argent, il
finissait par céder au désespoir lorsqu’il rencontra Hentjens qui avait forcé
les barrages sur l’Atlas. Celui-ci lui procura une première mission dans
les territoires occupés : installer un service de renseignements en Belgique.
Accompagné d’un autre agent nommé Lecocq,
Zilliox quitta donc Maastricht fin février pour regagner Liège. Il avait changé
d’aspect : il avait fait couper sa barbe, taillé sa moustache et teint en roux
ses cheveux noirs. Un itinéraire compliqué lui fit traverser la frontière
hollando-allemande, puis la frontière germano-belge : le trajet était, certes,
plus long qu’en passant directement de Hollande en Belgique, mais plus sûr car
il permettait d’éviter une haie électrique qui séparait les deux pays.
A Liège, il prit contact avec Jean
Lejeune, le commissaire de police-adjoint de la 5e division, qui lui
fournit une carte d’identité car son beau-fils avait été passager sur l’Atlas
ainsi qu’une maison permettant d’observer la voie ferrée. Sa mission était
d’être « guetteur des voies ferrées » afin d’y relever le numéro des
unités transportées. Ces renseignements étaient transmis au Grand
Quartier Général français qui les utilisaient pour la conduite des opérations
militaires. D’autres agents surveillaient les routes dans le même but. Les
guetteurs se consacraient à l’observation et d’autres agents portaient les
messages. D’autres agents travaillaient pour le Grand Quartier belge ou le Corps
d’Observation anglais. Zilliox trouva à se loger à Angleur,
près de Liège. Il résolut le problème du ravitaillement, problème crucial en
période de rationnement, en allant trouver la propriétaire de son ancienne
pension : celle-ci accepta, en dépit des risques, de lui porter ses repas. Il
s‘exposa d’ailleurs inutilement à plusieurs reprises, si bien qu’il fut reconnu
par un soldat allemand mais il avait de la chance : ce dernier approuvait son
attitude. Il le prévint que de faux bruits circulaient concernant son père qui
aurait été arrêté en représailles. Joseph en resta tourmenté par la suite.
Il manquait encore un agent qui
transmette les renseignements obtenus : Zilliox décida de retourner en Hollande
prendre les dispositions nécessaires. Il partit avec trois jeunes gens désireux
de rejoindre l’armée belge. Les quatre hommes étaient déguisés en ouvriers, ou
en fraudeurs : ils étaient pauvrement vêtus, avec de gros souliers, et portaient
un baluchon. Ils prirent le tramway jusqu’au terminus, puis se dirigèrent à pied
vers la frontière allemande, traversant des champs de ruines et de décombres
calcinés : les Allemands avaient pratiqué la politique de la terre brûlée dans
cette région frontalière. La frontière était infranchissable mais Zilliox
soudoya la sentinelle en lui donnant une livre de lard, du saucisson et 5 mars,
si bien que celle-ci les laissa passer par une conduite d’eau qui se trouvait
sous la route. C’est sales et égratignés par des ronces qu’ils émergèrent en
Allemagne. Ils n’eurent pas la même chance en
tentant de passer en Hollande : trahis par la femme qui devait les guider, ils
furent arrêtés. Les trois jeunes gens acceptèrent de contribuer à l’évasion de
Zilliox qui était le plus compromis. « Vers 9 heures, l’un d‘eux demande à
la sentinelle de l’accompagner dehors. Le soldat sort avec lui, faisant signe à
un de ses camarades de surveiller les prisonniers. Les deux autres jeunes gens
se lèvent alors pour porter leurs gros souliers près du poêle. Le bruit qu’ils
font attire vers eux les regards. A ce moment, Zilliox, à moitié vêtu, bondit de
sa couchette, arrache littéralement la fenêtre où pendent casques et ceinturons,
l’enjambe et disparaît dehors, dans l’obscurité. Stupéfaction des Boches qui se
lancent à sa poursuite en hurlant comme des bêtes et troublent le calme de la
nuit de coups de feu inutiles. L’Alsacien traverse en courant des
prairies avoisinantes, saute des haies et va se blottir dans un petit bois.
Moment angoissant ! Après quelques minutes d’attente, il voit briller à une
faible distance la lumière d’une lampe électrique… La lueur se rapproche…Les
sentinelles vont et viennent dans des directions opposées. Zilliox croit le
moment d’agir arrivé. Il introduit les mains dans ses souliers et rampe vers les
fils. “Wer da ?”crie soudain l’un des Boches. La sentinelle approche, baïonnette
en avant. “Haut les mains ! Haut les mains !”. L’Alsacien se dresse sur les
genoux, puis sur un pied, puis sur l’autre, les mains en l’air, toujours garnies
de ses souliers. A reculons, il se rapproche de la guérite, menacé par la pointe
de la baïonnette quand, soudain, il bondit, pèse de tout son corps sur le fusil
et enfonce les talons de ses souliers dans les yeux du soldat qui tombe en
arrière. Dans sa chute, il entraîne son agresseur qu’il tient par les pieds,
tandis que l’autre Boche le saisit à la gorge. Zilliox, usant de sa force peu
commune, se dégage ; faisant passer le nouvel arrivé par-dessus sa tête, il le
couche sur le premier, lui arrache son fusil… Tenant les deux Boches en joue, le
fugitif passe à reculons à travers les fils barbelés. Encore quelques bonds
agiles : il est en terre libre »
[27]. Arrivé à Maastricht, il envoya un message
pour prévenir de l’échec des jeunes gens : « Marchandises avariées, pas de
transport possible en ce moment… ». Les trois avaient passé « un mauvais
quart d’heure » après cette évasion mouvementée. Refusant toujours de mener une vie
tranquille, Zilliox accepta une nouvelle mission – toujours d’observation - avec
de nouveaux chefs. Il travaillait pour le G.Q.G. français, avec la promesse de
pouvoir s’engager dans l’armée française. Il devait organiser la surveillance
des troupes ennemies par voie ferrée aux nœuds ferroviaires de Liège, Namur,
Charleroi et Bruxelles. Avant de quitter Maastricht, il écrivit
une lettre – une de plus - à sa femme, la seule qu’elle ait reçue de lui : « Je me trouve de nouveau (comme si
souvent déjà) à un petit tournant dont peut dépendre pour moi la vie ou la mort.
Aussi je prends la plume pour t’envoyer mes dernières paroles peut-être… …J’ai déjà sauvé la vie à
plusieurs et plusieurs me l’ont sauvée aussi. Maintenant, ma vie est pour ma chère
France et je ne te reverrai peut-être plus jamais. J’ai essayé tous les moyens
possibles de te revoir et lorsque enfin je me croyais près du but, j’en étais le
plus éloigné. A présent je ne me sens plus heureux
que dans le tourbillon des événements ; lorsque je puis me dire à tous moments :
ma vie est désormais pour ma France. Je ne puis exprimer ici pourquoi
j’aime tant la France et je hais tant l’Allemagne. Aujourd’hui, je hais
l’Allemagne plus que je n’aime ma vie. Ma chère A., (ma chère enfant), c’est
peut-être la dernière fois que je t’écris. Fais-moi parvenir une réponse que je
reçoive encore vivant, si Dieu le veut. Il faut que je m’arrête, car mon cœur
éclate quand je pense à ma vie passée et à tout ce qui a été jadis. Mais je sens un cœur libre se gonfler
dans ma poitrine. La plume ne peut rendre ce qui déborde en moi. Un jour, tu
sauras tout. Pardonne-moi, vis heureuse. Salue et embrasse tout le monde pour moi. Mes baisers les plus sincères pour la
dernière fois. Ton Joseph. P.S. – Dans ma dernière lettre, je
t’ai envoyé toutes mes photographies : mais je ne sais pas encore aujourd’hui si
tu les as reçues. L’argent ne rend pas heureux. Si Dieu
me laisse la vie, je saurai lui en être reconnaissant. Mais contre la destinée
on ne saurait aller. Priez, c’est tout ce que vous
pouvez faire pour moi »
[28]. Il quitta Maastricht le 30 mars, cette
fois-ci complètement rasé et les cheveux courts. Il passa la nuit au Couvent des
Franciscains français où il se confessa et communia. Le clair de lune l’obligea
à différer une première tentative. Le lendemain soir, empruntant le même chemin
que précédemment – l’endroit où il avait renversé les deux sentinelles et le
souterrain – lui et son compagnon T. se trouvaient en Belgique. Ils organisèrent
un système de courriers avant de se séparer, sans se douter qu’un des hommes
choisis allait les dénoncer. Zilliox reprit son ancien logement
d’Angleur. Il s‘appelait maintenant « Van Hoven ». Le fils de sa logeuse D.
accepta de l’aider et tous d’eux entreprirent de surveiller les mouvements de
trains sur la voie ferrée toute proche. Zilliox rêvait également de faire sauter
des trains et des lignes. Il ne put malheureusement mener à bien sa mission : un
premier réseau, qui comprenait la femme de son compagnon de route, fut
démantelé. D’autre part, il avait remis ses rapports à un inconnu qui inspirait
confiance à première vue, mais qui ne s’était pas rendu au rendez-vous fixé pour
le lundi de Pâques. La prudence lui commandait de changer immédiatement de
domicile : l’homme avait-il été arrêté ? Etait-il un faux courrier recruté par
les Allemands ? Zilliox négligea l’avertissement car il
ignorait bien entendu que, la veille, la police avait arrêté deux agents sur
lesquels elle avait saisi des messages émanant de lui. Il se trouvait chez lui
avec le jeune D. le 11 avril 1917 au matin. Il reçut un premier visiteur : le
fils de T. qui venait lui remettre un message de Hollande. Puis sa logeuse en
fit monter un second qui se faisait passer pour le remplaçant du courrier que D.
avait rencontré quelques jours auparavant. Zilliox eut comme une prémonition,
bien que l’homme lui ait remis une lettre authentique. Il ne se trompait pas :
quelques minutes après le départ de l’homme, la chambre fut envahie de policiers
allemands ! D. dut se tourner face au mur, les mains
en l’air. Lorsqu’il demanda la permission de s’habiller, on lui asséna un
formidable coup de poing à la mâchoire. Puis on le fit s’asseoir sur le lit à
côté de Zilliox qui s’y était laissé tomber par surprise. Les policiers
attachèrent la jambe droite de Zilliox à la jambe gauche de D. avec une corde à
linge et la courroie des jumelles d’observation. Puis ils passèrent les menottes
au poignet gauche de Zilliox et au poignet droit de D. Ils s’emparèrent de tout
ce qu’ils trouvèrent dans la chambre, puis firent descendre les deux
prisonniers. Dans l’obscurité de l’escalier, Zilliox
réussit à sortir un couteau et à couper les cordes qui le reliaient à son
compagnon. Puis il effectua un bond en arrière violent, de façon à casser la
menotte que tenait un policier. Celui-ci lâcha prise sous l’effet de la douleur.
Zilliox en profita pour sauter dans la cave d’où il n’avait guère de chance de
s’enfuir. En effet, « dans le sous-sol, on mène une terrible chasse à
l’homme. Zilliox tente, par une issue de la cour, de se précipiter dans le
jardin et de gagner le talus du chemin de fer. Mais un policier arrive par
derrière la maison et lui barre l’issue. Des cris, des signaux désespérés
attirent sur les lieux les autres policiers et une dizaine de soldats,
baïonnette au canon. Il est temps, car l’Alsacien a déjà sauté sur un policier
et l’a désarmé. Mais il ne peut tirer ; des coups de feu éclatent et il est
atteint à la tête. Policiers et soldats, fous de rage, bondissent sur lui et le
lardent de coups de poignards. Maîtrisé dans un coin de la cave, il
baigne dans une mare de sang. Le corps replié en arrière, les mains rattachées
aux pieds par des cordes et des chaînes, à demi mort, l’Alsacien est porté
jusque dans la rue par le jardin et la ruelle qui longe la maison : une traînée
de sang indique le chemin parcouru »[29].
Les policiers jetèrent brutalement
Zilliox, D. et la mère de celui-ci dans une automobile, ne laissant libre que la
grand-mère. Et la voiture démarra, bravant la foule hostile. C’est au milieu de
l’indignation générale qu’elle gagna le palais de justice où les policiers
prodiguèrent quelques soins à Zilliox pour mieux le torturer ensuite ! Les tortionnaires s’appelaient
« Landwerlen, lieutenant d’infanterie, chef de la police secrète allemande à
Liège, en temps de paix commissaire spécial à la frontière à Montreux-Vieux, un
blond qui marche les jambes raides et les pieds en équerre, parle du nez,
menteur, hâbleur, brutal, dévergondé…, Becker… faux, sans scrupule ni
conscience ; Elsner, saxon au teint sale, un petit viveur, nerveux et mauvais ;
le grand Wilhelm Müller, agent de police en temps de paix, Herman Fischer de
Düsseldorf, le Badois Schutz… et autres monstres aux airs vils et insolents,
plus asservis que dévoués ; des vendus de basse classe, même des femmes qu’ils
sont allés chercher dans les tripots qu’ils fréquentent ou dans la boue dans
laquelle ils se vautrent. Ils s’en servent jusqu’à la corde, les méprisent et
s’en méfient »
[30]. Un premier interrogatoire brutal eut lieu
le soir même, après plusieurs heures d’attente. Puis les prisonniers furent
conduits à la prison St Léonard où ils furent séparés. Zilliox fut enfermé dans
la cellule 163, à l’étage supérieur du cellulaire. Tous les agents qui furent
exécutés à la Chartreuse firent un séjour plus ou moins long dans cette prison
Saint-léonard, à l’aspect austère. Le lendemain de ces événements funestes,
les policiers emportèrent tout ce qui se trouvait dans la maison, même la
cravate de Zilliox, et y installèrent une souricière, en utilisant la grand-mère
comme « appât ». Mais la nouvelle s’était répandue si vite qu’ils ne prirent
plus personne. Un soldat du Hafenamt qui respectait Zilliox avertit la
femme de celui-ci. Elle reçut la nouvelle alors que les missives de Joseph ne
lui parvenaient pas ! La rumeur fut colportée jusqu’à Offendorf où elle fut
reçue avec incrédulité. La population était en effervescence par ce que les
Allemands venaient de confisquer les cloches et de publier un décret concernant
les vêtements – une Kleiderverordnung qui prescrivait le trousseau auquel
chacun avait droit. La pénurie s’installait. La nouvelle de l’entrée en guerre
de l’Amérique permettait aux gens d’espérer la fin de ce conflit sanglant. Zilliox fut maintenu pendant une semaine
dans une cellule fermée, sans air ni lumière, sans autorisation de sortir et
sans nourriture adéquate. Il souffrait constamment de la faim. En effet, il
recevait 250 grammes de pain et de l’eau teintée pour le petit déjeuner, un
demi-litre d’eau chaude – qualifiée d’eau de vaisselle - avec quelques feuilles
de chou à midi et la même chose le soir. Il ne pouvait même pas s’étendre sur le
lit et était contraint de passer ses journées sur une chaise en bois. Pour tout
mobilier un lavabo avec une cuvette et un pot à eau ainsi qu’un meuble de coin
pour sa gamelle, sa timbale et sa cuiller. Au mur, le règlement de la prison et
un crucifix. N’oublions pas non plus qu’il avait été grièvement blessé lors de
son arrestation. Pendant ce temps, le reste du réseau
était tombé et certains avaient craqué sous les coups et les brutalités. Zilliox
se rendit compte que les Allemands savaient tout et il essaya simplement de
sauver ceux qui pouvaient l’être encore. Son régime changea alors pour devenir
celui de tout prévenu :
-
6 h ½ : réveil, petit déjeuner sommaire,
nettoyage de la cellule avec eau, torchon et brosse inutilisables.
-
Toilette sommaire aussi, sauf des bains
pour éliminer les poux et la visite du barbier officiel, un Allemand qui les
mettait au courant des opérations militaires et qu’il fallait payer.
-
Visite du directeur de la prison, un
nommé Weissbarth , un « planqué » de petite taille.
-
Une « bromenate » d’une vingtaine de
minutes le matin ou l’après-midi. Zilliox en profita pour lier connaissance avec
un Français et pour exprimer sa foi : « Nous serons victorieux. Moi, je ne
verrai pas cela car je vais mourir pour la France. Mais je préfère cela cent
fois plutôt que de terminer la guerre, vivant, dans les rangs de ces bandits »[31].
-
20 h : dernière visite des cellules.
Zilliox devait sortir ses vêtements et sa chaise afin de prévenir toute
tentative d‘évasion. Les prisonniers passaient leur journée à
essayer de communiquer entre eux et avec l’extérieur : coups tapés sur le tuyau
du chauffage – courts billets écrits sur des bouts de papier et dissimulés dans
un bouchon évidé – lettres confiées à un surveillant polonais qui détestait les
Prussiens ou jetées par-dessus le mur … Certains de ses billets ont été
pieusement conservés et ils sont particulièrement émouvants : « Je suis pris.
J’espère que vous le savez car c’était à peu près l’heure à laquelle nous
devions nous rencontrer. Courage, courage, nous serons vainqueurs. Venez ce soir près de la fabrique,
criez ‘Joseph’ tout près de la chapelle. Si vous ne voyez pas de danger, venez,
j’ai quelque chose à vous communiquer. Faites attention. Bon courage. C’est la
neuvième fois que l’on me donne des coups ; je ne vois presque plus et ne puis
presque plus marcher. Quand je dormirai pour toujours, je prierai pour vous et
pour mes amis. Je crois que je dormirai bientôt et que ce sera pour toujours.
Vive la France ! Vive la France ! Vive la petite Belgique !… »
[32]. Zilliox comparut devant le tribunal de
Liège le 6 juillet. Le procès eut lieu à huis clos. « Joseph comparut seul,
séparé des autres accusés. A sa gauche se tenait ‘son défenseur’, un embusqué de
la Kommandantur qui, dans le civil, était avocat à Düsseldorf ; en face de lui,
derrière une grande table, le conseil de guerre. Un officier supérieur
présidait, flanqué à droite et à gauche de deux capitaines et de deux
lieutenants, tous en tenue de campagne, gants et casques à housses grises
déposés devant eux. A droite des juges, siégeait l’auditeur militaire Rau, en
garnison à Munich avant la guerre, pangermaniste convaincu, au demeurant une
nullité… »
[33]. Ce fut une formalité, le verdict était
rendu d’avance : Zilliox fut condamné deux fois à la peine de mort pour
désertion et trahison. Sur les vingt-deux autres prisonniers, huit furent
condamnés à mort. Zilliox fut changé de cellule pour qu’il
ne puisse s’évader. Il réussit toutefois à faire passer un message à ses amis :
« Le 6 du 7e mois 1917, j’ai été condamné deux fois à la peine de
mort. Je suis très fort en Dieu. Ce que j’ai fait, c’est pour l’Alsace et pour
la France, auxquelles vont toutes mes pensées. C’est pour cela que Dieu, je
l’espère, me recevra dans son paradis… »
[34]. Il avait une conduite si admirable que même les soldats tentaient de l’aider en
lui apportant de la nourriture ou en bavardant avec lui. Un surveillant fut même
envoyé au front pour avoir voulu le faire évader. Zilliox se prépara à mourir avec l’aide
d’un aumônier allemand. La nationalité du prêtre le rebuta tout d’abord et il
mit un certain temps à ne voir en lui que l’homme de Dieu. Il lisait le
catéchisme, le livre de prières et l’Imitation de Jésus-Christ, livre que
l’aumônier lui avait procuré. Il se disait « heureux de mourir pour la
France ». Son attitude pieuse et résignée forçait l’admiration. Au cours d’une promenade, il se trouva
placé à côté d’un homme qui avait été témoin d’exécutions à la Chartreuse et qui
lui expliqua comment cela se passait. Zilliox, cet homme et un de ses
collaborateurs D. (il avait été arrêté en même temps que lui - se mirent à
chanter la Marseillaise et la Brabançonne ! Les Allemands hésitaient : exécuter le
malheureux en le décapitant publiquement à Coblence « pour donner une leçon
aux Alsaciens-Lorrains » ou tenir l’exécution secrète ? Le 22 juillet, un
soldat entra brusquement dans sa cellule et le fouilla. Puis il fut extrait de
sa cellule, menotté et emmené, le soir venu, dans un « panier à salade » tiré
par deux chevaux vers une destination inconnue. Ce départ précipité sema la
consternation dans son entourage. Zilliox arriva à la Chartreuse où il fut
accueilli par les soldats du peloton d‘exécution. On l’enferma dans une cellule
dans un bâtiment en briques. Au fond du couloir, l’autel. On lui donna du
papier, de l’encre et de quoi fumer. Un aumônier allemand se tenait à sa
disposition. C’était l’abbé Krüger qui se dépensait sans compter pour les
condamnés qui ne voyaient en lui que l’homme de Dieu. Certains de ces malheureux
lui rendirent hommage, comme Dieudonné Lambrecht, Belge fusillé en avril 1916 :
« Ma lettre terminée, j’ai reçu la visite de Monsieur l’aumônier. Oh! Qu’il
me permette de l’appeler mon ami, le dernier que j’aurai connu et aimé. C’est à
lui que je dois tout l’adoucissement de mes derniers moments. C’est lui qui aura
le pénible devoir de t’apprendre la pénible nouvelle, et de te donner les
premières consolations. Prie souvent pour lui, pour que sa mission soit féconde
ici-bas. Ensemble nous avons pleuré, il aura vu mes dernières larmes, il verra
les tiennes, tes premières de veuve. Il te bénira pour moi, et te donnera sa
sainte bénédiction, au nom de son Maître et Seigneur Tout-Puissant »
[35]. L’aumônier jouait un rôle délicat car
c’est lui qui avait la douloureuse mission d’annoncer au condamné que sa grâce
avait été rejetée : « Je suis interrompu dans mes questions d’argent par
l’aumônier militaire qui vient m’informer que le gouverneur a ratifié le
jugement, et que je serai fusillé demain matin »
[36].
Il faisait le lien avec les familles et leur apportait quelques menus objets
ayant appartenu aux défunts. Un autre détenu lui trouva « un cœur d’or ». Ultime outrage : on força Zilliox à
revêtir l’uniforme abhorré du Landsturm ! Il passa une partie de la nuit à écrire à
sa famille. Voici quelques extraits de ces lettres, testament du condamné : Je ne puis pas t’exprimer complètement
avec quels sentiments je prends la plume cette fois, c’est-à-dire (puisqu’ainsi
Dieu l’a décidé dans sa volonté toute puissante) pour la dernière fois. Demain
matin, à 5 heures, je serai fusillé. C’est pourquoi je voudrais t’écrire
quelques mots pour le reste des jours que tu vivras, si Dieu le veut… C’est mon
sort décidé d’avance par Dieu de toute éternité. C’est pourquoi, je t’en prie,
ne sois pas trop triste de mon départ mais prie pour moi afin que Dieu, dans sa
bonté, me pardonne mes fautes et que je sois bientôt dans le Ciel, auprès de
notre chère mère, où je prierai alors pour toi. Auguste, je t’en prie, considère
toujours A. comme une sœur bien-aimée et, si elle est dans le besoin, console-la
et assiste-la… Je ne pourrai malheureusement plus accompagner maintenant A. à
Lourdes, comme elle en avait fait la promesse. Je voudrais que M.
[37]
installe à la maison un petit autel en l’honneur de la Sainte Mère de Dieu avec
une statue de la Vierge que vous irez chercher à Lourdes. E. le dressera et je
pense qu’il voudra le faire très beau par amour pour moi et en l’honneur de la
Sainte Vierge. Auguste, tu dois comprendre comment il
se fait que je te confie de telles missions. Nous avons été ensemble dans les
tranchées et nous n’étions qu’un cœur et qu’une âme. C’est pourquoi je pense
aussi que tu rempliras avec joie tous mes vœux. Je désire aussi que le bateau que tu
achèteras après la guerre soit baptisé ‘Sainte-Antoinette de Padoue’. Maintenant, mon très cher frère, sois
toujours satisfait de ce que tu as et n’oublie jamais Dieu. Je ne me sens pas
seul et abandonné dans ma cellule car mon Dieu, notre Mère et tous les Saints
étaient certainement auprès de moi, même invisibles. Puisse mon Dieu m’être
demain matin un juge indulgent, afin que je sois bientôt réuni dans le Ciel à
notre chère mère, à ma sœur et à mes amis qui m’ont déjà précédé ! A 3 heures, Monsieur l’aumônier
viendra de nouveau auprès de moi et alors je ferai encore ma confession
(générale). Je recevrai la Sainte Communion et les Saints Sacrements et je
prierai encore avec le prêtre, pendant la Sainte Messe, pour ma pauvre âme, pour
entreprendre, fortifié par la grâce et l’appui divins, le dernier voyage, à 5
heures, plein de confiance en Dieu et d’une ferme espérance en un au-delà
meilleur. C’est une belle mort de quitter ainsi, bien portant et sans
souffrance, heureux et bien préparé, grâce à l’assistance dévouée d’un bon
prêtre, cette terre de douleurs et de souffrances. Mes livres de prières, mon
chapelet et mon scapulaire, qui m’étaient de si chers compagnons et qui
rendaient les heures si légères, je te les ferai envoyer par Monsieur
l’aumônier. Lis mes livres souvent et en y réfléchissant bien. Tout y est
contenu de ce qui peut t’être nécessaire pour une longue vie heureuse et une
bonne fin. Je n’ai pas encore écrit à la maison. J’ai peur que cela fasse trop
de peine à notre père... Puisse Dieu faire régner bientôt la
paix pour que vous ayez enfin de nouveau la tranquillité. Je prierai Dieu
particulièrement pour qu’Il vous protège, toi et E., pour que vous puissiez
bientôt retourner sains et saufs au cher foyer pour consoler notre cher père… »
[38]. Zilliox s’inquiétait beaucoup pour son
père, âgé, ainsi que pour les autres membres de sa famille. Il souhaitait qu’ils
puissent vivre tous ensemble car « nulle part on n’est mieux qu’au foyer ;
auprès de ceux qui nous sont chers et pour les quelques années que l’on a à
vivre ici-bas, il faut rester ensemble et bien s’aimer et être unis ». Il se
préoccupait du destin de tous et s’efforçait d’adoucir leur peine. Aucune
révolte dans ces lettres sublimes, il s’en remettait entièrement à Dieu. « Je
vous en prie, pardonnez-moi donc. Aucune grâce ne me fut accordée par le juge
terrestre. Puisse Dieu m’en être d’autant plus clément… J’aurais pu dominer ma
nature passionnée. Mais je suis content de mon sort… Que la volonté de Dieu se
fasse ! Tôt ou tard, nous devons passer par là et l’on ne pourrait jamais être
mieux préparé que je ne le suis maintenant. Gardez-moi un bon souvenir et priez
pour moi…Cher père, ne prenez pas la chose trop à cœur. Pensez que Dieu, dans sa
toute puissance, désire une victime et peut-être, par mon sacrifice,
protégera-t-il mon frère et vous le ramènera-t-il sain et sauf… Dans l’espoir de
vous revoir bientôt dans la joie et la félicité éternelles, je vous embrasse
tous du fond du cœur pour la dernière fois »
[39]. Même tonalité en ce qui concerne la
lettre à sa femme : son destin était voulu par Dieu et il fallait l’accepter.
« C’est notre destinée voulue par Dieu, à laquelle nous devons nous résigner
sans murmure et sans plainte…Tôt ou tard, nous devons bien passer par-là et l’on
ne pourrait jamais mourir mieux préparé que je ne le suis ici. J’aurais voulu
mourir auprès de toi, mais Dieu en avait décidé autrement ; aussi, que ma perte
ne t’afflige pas trop…Nous ne devons pas protester contre Dieu et ses décisions
toutes puissantes…Nous devons louer Dieu, le remercier et réfléchir sur ses
paroles, car il dit : ‘Si quelqu’un veut me suivre, qu’il prenne sa croix et
vienne’. Dans mes livres, on dit si bien de quel amour Dieu aime ceux qui lui
sont soumis… »
[40]. On devine quand même une certaine
inquiétude à l’approche de l’épreuve fatale : « J’espère pouvoir alors
tranquillement affronter le jugement de mon Dieu cher et juste. Puisse Dieu être
un juge clément pour ma pauvre âme…Monsieur l’aumônier va venir tout de suite
car il est déjà 3 heures et, à 5 heures, ce sera fini. Pardonne-moi si je veux
employer pour ma pauvre âme ces deux heures qui me restent »[41].
Les derniers instants du condamné se
passèrent comme prévu : visite de l’aumônier à 3 heures, confession, absolution,
messe avec communion, puis départ vers le lieu d’exécution, sous la conduite du
directeur de la prison, « en casque à pointe », et sous escorte de
soldats, baïonnette au canon. « Le prêtre, en avant, élève la croix et prie à
haute voix. Zilliox va à la mort très calme, la tête haute, le chapelet à la
main. Ceux qui, instinctivement, cherchent son regard, ne peuvent le soutenir,
tant il exprime déjà son détachement de la terre. Les soldats émus marchent
moins bruyamment que de coutume. Ils passent sous le grand porche,
traversent la seconde cour de la forteresse, puis gravissent la pente gazonnée
qui conduit au lieu d‘exécution : une enceinte de verdure où se dressent
quelques arbres et au fond de laquelle s’élève un talus couvert d‘arbustes.
Devant ce talus est planté le poteau. Plus loin, en profondeur, on distingue la
tragique parure du bastion : les croix de bois du cimetière des fusillés où
dorment trente-neuf braves. La terre, fraîchement remuée, y indique la fosse où
le nouvel exécuté reposera parmi ses glorieux frères d’armes. Sur les lieux attendent les dix
soldats du peloton d’exécution, commandés par un officier qui les a harangués
avec chaleur, la section qui rendra les honneurs, des officiers venus en
curieux, l’auditeur militaire, des médecins. D’autres soldats forment barrage
autour de l’enceinte. L’auditeur militaire appelle Zilliox
qui, d’une voix énergique, répond ‘présent’, et fait lecture du jugement, tandis
qu’alignés sur deux rangs, les soldats rendent les honneurs. L’Alsacien s’agenouille alors, le
prêtre l’absout à nouveau, le relève, l’embrasse, se retire en lui montrant la
croix. Des soldats lui appliquent ensuite le bandeau obligatoire, le lient
rapidement au poteau et s‘écartent. Il est 5 h 30 (heure allemande)… ‘Jésus,
pour toi je vis, Jésus, pour toi je meurs’, s’écrie Zilliox, levant vers le ciel
ses yeux bandés. Le peloton d‘exécution a pivoté pour
prendre place à 5 mètres du condamné. Un ordre bref. Une salve. Les cordes
coupées desserrent le corps inanimé qui s‘affaisse. Le prêtre se précipite pour
donner une dernière absolution. Les médecins constatent le décès. Et, tandis que
le corps, recouvert du linceul apporté par le prêtre, est enfoui tel quel dans
la fosse préparée à l’avance, une clochette, à l’église toute proche de
Robermont, tinte l’Angélus… »[42].
Ainsi venait de mourir un patriote.
L’aumônier prit soin que la sépulture soit faite avec tous les honneurs requis.
Il bénissait toujours les tombes et prononçait trois Pater, un pour le mort, un
pour les défunts en général et un dernier pour celui des assistants qui mourrait
le premier, « afin qu’il décède aussi bien préparé que ceux qui gisaient là »[43].
Le prêtre ajouta une note au bas de la
lettre de Zilliox à sa femme : « Sur demande de votre mari, je vous certifie
qu’il s’est préparé à la mort de la meilleure façon et qu’il a reçu avec la
plus grande dévotion tous les Saints Sacrements. Vous pouvez être complètement
rassurée sur son salut éternel. Chacun devrait souhaiter d’aller à la mort aussi
bien préparé »[44].
Le père de Joseph ne crut vraiment à la
mort de son fils que lorsque les Allemands lui envoyèrent des objets ayant
appartenu au condamné : un livre de messe, un chapelet, des habits, une
casquette et de la menue monnaie. Comble de malheur, le père dut payer pour
recevoir ces biens ! Il semble y avoir confusion sur la date
de décès de Zilliox : lui-même parle du 23 juillet mais les Allemands
mentionnent le 25, de même que Hentjens, le pilote de l’Atlas. La date du
25 figure sur la tombe provisoire mais c’est celle du 23 qui a été retenue au
cimetière d’Offendorf. La guerre terminée, Joseph Zilliox
fut cité à l’Ordre de l’Armée : « D’origine alsacienne, s’est donné
tout entier à la France. Modèle d’abnégation et de bravoure, n’a cessé de faire
preuve du plus pur patriotisme. Tombé aux mains de l’ennemi, s’est imposé à
l’admiration de tous par son énergie et son courage. Est mort en héros. Au Grand Quartier Général, le 12 juillet 1919 Le Maréchal de France, Commandant en chef les Armées françaises de
l’Est, PETAIN ». La citation proposait de faire Zilliox
Chevalier de la Légion d’Honneur à titre posthume. La décoration fut remise à
son père le 6 juin 1920. Zilliox fut également décoré, toujours à titre
posthume, de la Croix de Chevalier de l’Ordre de Léopold, par décret royal du 12
janvier 1920. Les Belges exhumèrent les restes des
fusillés en 1919 afin de leur faire d’imposantes funérailles présidées par le
Général Baron Jacques qui cita les disparus à l’ordre de la 3e
Division en leur accordant la croix de guerre. Zilliox reçut la croix de guerre
avec palme. Les dépouilles mortelles furent transférées au cimetière de
Robermont sur des affûts de canons attelés de quatre chevaux. Celle de Zilliox
fut alors conduite à Offendorf. Une grande cérémonie en l’honneur du
rapatriement de la dépouille mortelle de Joseph Zilliox eut lieu à Offendorf le
6 juin 1920. On en trouve le rapport dans de nombreux journaux de l’époque, en
particulier « Le Nouveau Journal de Strasbourg » daté du lendemain. En voici la
traduction :
« Tout Offendorf disparaissait sous
la verdure, les drapeaux, les fleurs et les couleurs, lorsque les hôtes du jour
arrivèrent. Déjà sur la route, à la station de Herrlisheim, on avait pavoisé et
les guirlandes des maisons accueillaient joyeusement et cordialement ceux qui
venaient rendre le plus haut hommage à un compatriote qui l’a mérité plus que
tout autre.
Des cœurs reconnaissants et, en
premier lieu, ses compatriotes en Belgique et ses amis belges, voulaient voir
honorer ses exploits d’une manière spéciale dans sa patrie aussi, et c’est ainsi
que la journée d’hier fut le jour d’honneur pour Zilliox dans son village natal,
disons-le tout de suite, sous une forme et avec un retentissement dont cet homme
modeste n’aurait jamais pu rêver. Tout contribua d’ailleurs à transformer la
journée commémorative en une fête éclatante, en une glorification du héros : les
autorités, les communes, les sociétés, l’armée, la population elle-même qui
hier, à la façon dont elle a célébré ce grand patriote mort, s’est grandement
honorée elle-même.
C’est à la station de Herrlisheim
que se forma le cortège. Un train spécial avait amené de Strasbourg de nombreux
participants, parmi lesquels les plus hautes autorités civiles et militaires.
Nous avons à dessein omis de noter la série des noms, des titres et des
dignités. Là où tous et chacun contribuait de tout son cœur à honorer un mort,
où tant de personnes s’efforçaient de prouver qu’un noble exploit trouve encore
sa reconnaissance, chaque individu doit disparaître dans la masse et le
sentiment suffit d’avoir avec les autres servi ce qui est bon et noble. On
remarqua naturellement le corps des généraux de Strasbourg, qui avaient tenu à
assister à la cérémonie commémorative, M. le Préfet, en uniforme brodé d’argent,
plusieurs sous-préfets et de hauts fonctionnaires, le consul belge, puis M. le
docteur Schott de Sélestat, président du Conseil général, M. Laugel, l’“Union
des Combattants d’Alsace et de Lorraine”, les délégations d’étudiants, les
Belges, l’“Argentina”, les vétérans, etc. Quand le train entra en gare, celle-ci
était entourée d’une foule nombreuse. Les sociétés des environs, la chorale de
Drusenheim et de Gambsheim, tout un escadron de cavaliers d’honneur (en costume
local) et une société cycliste d’Offendorf, disparaissant sous les drapeaux
tricolores, se trouvaient là comme garde et escorte d’honneur; une foule énorme,
venue des environs, couvrait la route.
Les cavaliers sur leurs superbes
chevaux d’abord, les cyclistes bleu-blanc-rouge, car on ne peut pas les désigner
autrement, comme avant-garde, puis les généraux et le Préfet et, en cortège
interminable, tous les autres hôtes et participants, c’est ainsi que l’on
parcourut la demi-heure de route de la gare à Offendorf. Ce fut certes un
spectacle démocratique. “Pardieu, les généraux marchent pêle-mêle avec nous”,
dit à côté de moi un authentique “Riedi[45]”
qui enlève sa pipe de la bouche et
prend place dans la colonne.
Oui certes, la journée a été plus efficace, pour la France, que tous les
discours de l’an dernier. L’exemple vivant entraîne.
A l’entrée du village, le conseil
municipal, le curé en tête, attendait l’arrivée des hôtes. Dans un excellent
discours, M. Wehr (le curé), au nom de tous, leur souhaita la bienvenue. “Nous
vous saluons dans notre modeste village comme nos libérateurs, les généraux
comme les représentants de la glorieuse armée! Mais en vous tous, toute la
France! Offendorf est fier de ce jour et surtout sa reconnaissance s’adresse à
ceux qui ont pu contribuer à en assurer le succès”. Puis, il présenta le père
Zilliox, un sexagénaire encore très solide. Et alors eut lieu une scène
réellement touchante : comme de vieux amis, le général Fetter et ses collègues[46]
saluèrent le vieillard et chacun des généraux embrassa le brave homme. L’effet
de ce geste si simple et pourtant d’une signification si large est difficile à
décrire. Aucun des habitants d’Offendorf qui n’eût les yeux humides ! Et
personne qui n’établît un parallèle ! Tous les cœurs furent conquis d’emblée. Le
père Zilliox porte aujourd’hui la croix de la Légion d’Honneur, pour le fils !
“Village ouvert”, c’est ainsi que
le curé traduisit le nom du village et il ajouta “ce qui veut dire : les cœurs
sont ouverts !”. Une petite fille prononça alors un souhait de bienvenue en un
français impeccable, suivi d’une pluie de fleurs et de bouquets. Les hôtes ne
savaient plus où les mettre. La musique entonna une marche et l’on se dirigea
vers la place de la fête, passant devant un étendard centenaire, qui doit être
resté caché depuis cinquante ans, au fond d’un tiroir et qui, avec la couronne
bien connue et les mots fanés “Vive l’Empereur”, offrait à la nouvelle France,
le salut de l’ancienne, devant les rangées de maisons garnies de verdure, où
flottaient d’innombrables drapeaux, parmi lesquels des drapeaux belges, ou des
guirlandes et des fleurs aux fenêtres, aux corniches, aux toits, et aux clôtures
annonçaient le jour de fête. Le paisible village rhénan n’avait encore jamais vu
pareil cortège. Même la procession du matin n’y atteignait pas. Les cyclistes,
les cavaliers, 70 à 80 fillettes en blanc, les écoliers avec les maîtres et les
sœurs, qui tous avaient rivalisé pour ce jour, puis une cinquantaine de jeunes
filles d’Offendorf dans toute la fleur de l’âge, toutes parées de leur grande
coiffe et du fichu de soie ; mon Dieu ! même les généraux et les préfets
pâlissaient devant cette flore ; puis l’honorable conseil municipal, les
sociétés de gymnastique, la musique, les invités, les clairons, la compagnie
d’honneur, les cercles, les anciens “Proscrits”, les Belges, l’ “Argentina”, et
même le cher vieux soleil surgit soudain des nuages et brilla rayonnant dans le
village en fête. Telle était la foule que, sur la place de l’église où avait
lieu la cérémonie, ce ne fut qu’après un certain temps que l’on put prendre
place. Sous les beaux grands châtaigniers se dressait la tribune pour les hôtes
de marque. Là prennent place aussi, le père, les quatre frères et la famille de
Zilliox. La foule attentive se pressait tout autour ; toutes les maisons, les
toits et les arbres des alentours étaient occupés jusqu’au sommet. Alors
commença la cérémonie véritable, qui fut assez étendue.
Les clairons sonnèrent, les
tambours battirent, les jeunes filles entonnèrent le chœur d’introduction
“France Chérie”, la musique de
Drusenheim joua, l’“Argentina” exécuta un chœur admirable. Puis, M. Schaeffer[47]
prononça une allocution patriotique d’une forme parfaite, dans laquelle il
rappela la signification du jour, le sens profond des événements des dernières
années, etc. et il confia une plaque commémorative à la garde de la commune.
Deux enfants récitèrent de jolies poésies, la chorale d’Offendorf exécuta un
chant grave. Puis, M. le Préfet prit la parole, rappelant et célébrant le héros
du jour, qui doit être un modèle pour ses compatriotes, pour les exhorter à
servir fidèlement le pays auquel ils appartiennent. De nouveau, un chant
d’enfants, puis s’avance le général Fetter, pour parler à la foule
réunie, d’abord en français, puis en excellent alsacien. Et comme on le
comprit ! Dans ta langue du pays ! Des hommes comme le général Fetter ne
sauraient pas être remplacés ici ! Et cela tenait, non pas seulement à la forme,
mais encore plus au fond du discours ! II sait les empoigner, ces braves gens de
nos villages dont il est originaire d’ailleurs[48],
et ce qu’un compatriote leur disait dans leur patois local, cela comptait ! On
le vit bien aux applaudissements, à la compréhension et à l’empressement avec
lequel la, foule l’entoura ensuite.
Encore un chant de l’“Argentina” :
“Invocation”, puis allocution du délégué belge qui parla avec feu et cordialité
et sut trouver mainte tournure heureuse, puis la “Brabançonne”», le fier hymne
national belge, et le discours du représentant du Souvenir français qui parla
avec enthousiasme de la réunion, et après un morceau bien enlevé par la musique
de Gambsheim, comme conclusion, le discours de remerciements de M. le Curé Wehr.
Dans la “Marseillaise” éclata tout l’enthousiasme. Elle fut chantée par tous les
assistants. Les cris de “Vive la France !” suivirent son exécution ».
Les clairons ouvrent alors le ban. Le
Général Humbert, Gouverneur de Strasbourg, arrivé pendant la cérémonie, annonce
que le Président du Conseil des Ministres a décidé de décorer post mortem Joseph
Zilliox de la Légion d’Honneur. D’une voix métallique qui domine le brouhaha de
la foule, il exalte en quelques phrases éloquentes les vertus de l’Alsacien
tombé sous les balles prussiennes.
« C’est l’hommage le plus rare et
le plus éclatant que la France puisse rendre à la mémoire de ceux qui se sont
sacrifiés pour elle. Elle a voulu marquer ainsi que parmi tous ses enfants, ses
fils d’Alsace lui sont particulièrement chers parce que, malgré les brutalités
de la dure et longue oppression qu’ils ont subie, ils lui sont restés fidèles.
En honorant de façon spéciale
l’acte de courage commémoré aujourd’hui, elle a voulu leur dire qu’elle est
fière de leur vaillance, qu’elle est heureuse de les voir de nouveau dans les
rangs de ses soldats et qu’elle compte sur eux pour assurer, s’il le fallait de
nouveau, sa défense et sa liberté.
Je suis heureux de remettre à la
famille du brave J. Zilliox, le glorieux insigne de Chevalier de la Légion
d’Honneur, souvenir de la reconnaissance de la France ».
Le « Nouveau Rhin Français » du 8 juin 1920.
« Un court service religieux,
poursuit Le Nouveau Journal
de Strasbourg, pendant lequel M. le chanoine Gass
[49]
mit parfaitement en lumière la signification religieuse de la journée et M.
l’aumônier Umbricht, l’“aumônier à un bras”, comme le peuple le désigne depuis
longtemps
[50],
récita les prières, fut la clôture des cérémonies officielles.
Au village l’animation dura encore
longtemps et les grand’ routes étaient bondées de gens qui s’en retournaient à
pied, à cheval, en vélo, en auto, en voiture, en char à bancs. Cette journée ne
sera pas oubliée dans cent ans à Offendorf. “Le jour du Bon Dieu où le Général
Fetter a parlé en l’honneur de Zilliox” est devenu une date pour le village.
A la paroi de l’église du village
est suspendue maintenant, encadrée des magnifiques couronnes des Associations
des condamnés politiques de Belgique et d’Alsace, de la Ville de Liège, des
Alsaciens-Lorrains de Liège et d‘autres encore, la simple mais belle plaque
commémorative du défunt. Elle transmettra son nom aux jeunes générations et son
exemple leur apprendra ce qu’elles se doivent à elles-mêmes et à leur Patrie. Et
si c’était encore nécessaire, nous pourrons avoir confiance que chez eux, au
Rhin ou partout ailleurs, elles feront leur devoir. La journée d’honneur pour
Zilliox et pour Offendorf a été un jour d’honneur pour toute l’Alsace ! ».
Deux plaques furent alors apposées, l’une sur la façade de
l’église catholique, l’autre sur celle de sa maison natale. Elles disparurent
lors des combats de 1944-45. Une nouvelle plaque a été apposée sur la maison en
novembre 1994, suite à la commémoration officielle du 11 novembre (80e
anniversaire du début de la Grande Guerre), en présence de Marcel Zinck,
Président du Souvenir Français, de Prosper Wendling, Président du Cercle amical
des bateliers et, bien entendu, de Denis Hommel, Maire de la commune. La plaque
fut dévoilée au cimetière devant le monument aux morts avant d’être transférée.
La rue où se trouve la maison natale du héros porte depuis peu le nom de Quai
Joseph Zilliox.
Un hommage est rendu au héros dans la péniche-musée CABRO qui
abrite le musée de la batellerie et qui s’appelait autrefois le « Saint-Antoine
de Padoue ». Construit en 1931, elle appartenait à une famille d’Offendorf,
peut-être en parenté avec celle de Joseph Zilliox. Elle est amarrée sur le
Muehlrhein et le musée est ouvert depuis août 2001.
Liste des
soldats tombés en 1914 - 1918
ALLIOUD
Arthur MARTZ François
BLATTNER
Jean MARTZ Eugène
BLATTNER
Joseph MATHERN Michel
BURGEL
Edouard MATHIAS Alphonse
GOETZ
Charles Alfred MEIER Reinhard
GRASSER
Albert RUDOLF Jacques
JUNG Alfred RUDOLF Louis
JUNG
Auguste TRAPP Eugène
JUNG
Louis WAGNER Jules
KELLER
Henri WALTER Charles
KITTEL
Charles WEBER Henri
KITTEL
Jean WENDLING Jules Louis
KITTEL Jules WOLFF Eugène
LAIR
René ZILLIOX Jean-Baptiste
LAUFFER
Alphonse ZILLIOX Joseph
Terminons par quelques mots sur la
« Chartreuse ». Il s’agit d’un fort construit par les Hollandais en 1818 sur le
site d’un couvent du 12e siècle. Le couvent fut transformé en
forteresse sous le nom de château de Cornillon à la fin du 13e
siècle. Puis, un siècle plus tard, les Chartreux s’y installèrent, d’où le nom
de Chartreuse. Le couvent fortifié fut démoli au 15e siècle pour être
ensuite restauré. Il fut occupé par des troupes allemandes en 1649. Mais la
forteresse devait connaître bien des vicissitudes :
-
invasion des Français en 1691 et
incendie de la Chartreuse.
-
travaux de fortification en 1691 par
l’ingénieur militaire hollandais Coehorn.
-
retour des Français en 1701 ; intérêt de
Vauban pour la position.
-
combats autour de la Chartreuse en 1702
entre les Français et les troupes du Duc de Marlborough - retour des Chartreux
en 1703 : ils rasent les fortifications et restaurent le couvent.
-
saccage par les troupes françaises en
1792 avec expulsion des moines.
-
vente des biens du couvent en 1797.
-
travaux hollandais en 1817 : le fort
englobait une partie du couvent fortifié.
-
déclassement de la Chartreuse comme fort
en 1891. Démolition partielle de l’ouvrage et transformation du reste en
caserne.
-
L’endroit acquit une réputation sinistre
au cours de la guerre 1914-1918 : elle servit de prison pour des centaines de
résistants belges. Les condamnés à mort y étaient conduits la veille de leur
exécution. Quarante-neuf malheureux y laissèrent la vie, depuis Germain Bury,
fusillé le 24 mai 1915 jusqu’aux frères Collard exécutés en juillet 1918. Le
commissaire Jean Gérard Lejeune, né en 1863, figure parmi eux. Après
l’arrestation de Zilliox, il avait pu prendre la fuite et il avait vécu caché
plusieurs semaines. Il était rentré chez lui car il s’inquiétait pour sa fille,
âgée de douze ans et infirme. C’est là qu’il avait été pris, comme dans une
souricière. Le seul motif d’accusation retenu contre lui fut le fait d’avoir
fourni une carte d’identité et un domicile à Zilliox ainsi qu’à un autre
complice, un dénommé Henrot. Il fut exécuté le 4 septembre 1917 et sa fille
mourut le lendemain. Clément Lecocq, un autre membre du réseau, fut exécuté
quelques jours plus tard. Il y eut 13 exécutions cette année-là. Les victimes furent inhumées à la pelouse
d’honneur du cimetière de Robermont en décembre 1919. Quarante-neuf croix
rappelaient leur sacrifice dans l’enclos des fusillés de la Chartreuse.
-
La Chartreuse redevint caserne entre les
deux guerres, puis ensuite sous l’occupation allemande. Elle servit d’hôpital
aux Américains de septembre 1944 à juillet 1945, en particulier pour les blessés
de la bataille des Ardennes (décembre 1944 – janvier 1945). Elle contient plusieurs monuments
rappelant les morts des diverses unités qui l’occupaient. On y visitait
autrefois le musée des Fusillés, installé dans une casemate, le Bloc 20. On
pouvait voir le couloir voûté qu’empruntaient les condamnés pour se rendre sur
le lieu d’exécution. Dans l’enclos des Fusillés se trouvaient une grande croix,
un autel et un monument portant l’inscription « Aux fusillés de la Chartreuse ».
A l’endroit de l’exécution, une inscription est gravée sur un gros rocher :
« Ici tombèrent sous les balles allemandes 48[51]
héros victimes de leur dévouement à la patrie. Passant, garde fidèlement le
souvenir de ces nobles martyrs du devoir : 1914 – 1918 ». La Chartreuse était en parfait état tant
que l’armée belge l’occupait. Mais celle-ci en partit en 1982 et le discours
suivant fut prononcé à l’occasion de ce départ :
« En fait, les premiers liens entre la Chartreuse et les troupes
belges furent noués une nuit de septembre 1830, lorsqu’une poignée de Valeureux
Liégeois s’emparèrent du fort de la Chartreuse. Occupé par les Hollandais, la
prise de ce bastion était considérée comme un jalon indispensable sur le chemin
de l’indépendance de la Belgique. C’est durant la première guerre
mondiale que la Chartreuse vécut ses heures les plus pénibles, heures qui
resteront à jamais marquées au fer rouge dans le cœur des Liégeois. En effet, la
retraite inévitable de la 3ème Division le 6 Août 1914, scella le
sort de Liège. La Chartreuse qui n’était plus défendue tomba dans la nuit du 6
au 7 août et les Allemands entrèrent dans la ville le 7. Dix jours plus tard,
tous les forts de la région étaient tombés et ce ne fut pas sans une amère
tristesse que les Liégeois virent passer, entre deux haies de casques à pointe,
les artilleurs et fantassins belges capturés qui étaient conduits à la
Chartreuse, transformée (pour la cause) en prison. Les murs des cachots se
souviennent encore de ces hommes qui n’ont pas faibli à leur tâche et qui,
jusqu’au bout, assurèrent derrière les barreaux, leur devoir de soldat ou de
civil, animés du même patriotisme. Quarante-neuf d’entre eux, dont deux femmes,
y laissèrent même la vie, mourant en héros devant le peloton d’exécution à
l’endroit même où nous nous trouvons ce jour. Les modestes croix alignées autour
du Bastion portent le nom de ces quarante-neuf Braves. Au cours de la seconde guerre
mondiale, la Chartreuse ne joua aucun rôle primordial. Occupée par l’armée
allemande, elle fut reprise le 8 décembre 1944 par l’armée de libération. Dès
1946, la Chartreuse hébergea à nouveau plusieurs générations de militaires… … Pendant les quelques secondes que
durera la descente du drapeau, je vous demanderai: ·
de penser à tous ceux qui ont été
casernés dans ces murs, certains d’entre vous n’y ont passé que quelques mois,
d’autres 10, 20, 25, voire 30 ans de leur vie. ·
de penser à ceux qui ont souffert
derrières les barreaux des cellules dans lesquelles ils étaient prisonniers. ·
de penser, surtout, à ceux qui furent et
resteront toujours pour nous un exemple d’abnégation, de conduite patriotique, à
ceux qui n’ont pas reculé, qui ont fait don de leur vie pour que vous viviez, en
paix, libres. Et je terminerai sur une note
d’espoir: Que les générations futures n’oublient pas que derrière ces hauts murs
des hommes ont défendu ou ont appris à défendre la liberté de tous. Quant à
nous, nous n’oublierons jamais, car comme l’a dit Chateaubriand : « Rompre avec
les choses réelles, cela n’est rien; mais rompre avec les souvenirs, c’est
impossible ». En effet dans le livre du temps, il n’est jamais facile de tourner
une page, surtout quand certains paragraphes y ont été écrits en lettres de
sang »
[52]. Les militaires partis, la Chartreuse
tomba peu à peu à l’abandon, le temps et les vandales firent leur œuvre :
graffiti, tuiles manquantes, fenêtres cassées, végétation envahissante etc. En
1988, le Conseil communal de la ville de Liège créa une réserve éducative sur
une partie du site alors que la majeure partie dépendait toujours du Ministère
de la Défense. Mais la ville, confrontée à des difficultés financières, ne
pouvait assumer la gestion des zones vertes. Il se posait un sérieux problème de
sécurité au niveau des hangars, problème sans solution en 2000. Des projets divers furent ébauchés :
établissement d’un campus universitaire dans les anciennes casernes en 1992
(sans suite) – schéma d’aménagement du site en 1994, sans tenir compte du fait
que le parc boisé ne pouvait être transformé en zone d’habitat… Des promenades
« archéologiques » étaient proposées de temps à autre par la Société royale Le
Vieux Liège : « Le site de la Chartreuse est à bien des égards un lieu
remarquable par sa zone verte de près de 40 ha en pleine agglomération
liégeoise, ainsi que par les vestiges de l’ancien fort hollandais construit en
1817 et devenu ensuite caserne militaire jusqu’en 1982. La visite comprendra une
ballade à travers landes et bois… Cette zone verte, très calme, possède une
faune et une flore remarquables. La caserne, actuellement toujours domaine
militaire, sera ouverte pour l’occasion. Il sera possible d’y visiter les
bâtiments militaires, anciennes salles et réfectoires, et de voir l’enclos des
fusillés »[53].
Septembre 2003 : le domaine militaire
vient d’être vendu à une société immobilière. Cent trente logements de 100 à 150
m2 destinés à la location vont être installés dans les bâtiments
antérieurs à 1939, classés, il n’y aura ni bureaux ni commerces et l’aspect
extérieur des bâtiments ne sera pas modifié, promet la société immobilière. Elle
promet en outre de respecter l’environnement et de préserver au maximum l’écrin
de verdure. Les bâtiments postérieurs à 1945 comprendront 70 appartements de
standing réservés à la vente et pourront être modifiés. Le dossier doit franchir
plusieurs étapes : il sera d’abord examiné par le conseil municipal de Liège,
puis par la région wallonne. Le ministre devrait rendre son verdict avant la
fin 2003 et les travaux pourront alors commencer. La spéculation immobilière a
toutes les chances de gagner car le projet est soutenu par la Ville. Que va-t-il
advenir de ce site sacré ? Lise POMMOIS
Bibliographie : - E. Fauquenot, Un héros alsacien, Joseph Zilliox, Collection des annales patriotiques. - Médecins de la Grande Guerre, Jules Hentjens : un véritable James Bond liégeois, texte de Raymond Smeers et Patrick Loodts, photos de Francis de Look – Les fusillés de la grande guerre, article de P. Loodts, illustré par Francis de Look. Site Internet : http://www.1914-1918.be - Différents sites Internet sur la navigation rhénane. - Abbé E. Wetterlé, L’Alsace-Lorraine doit rester française, Paris 1917. - Paroles de Poilus, Librio 1998. - Charles Spindler, L’Alsace pendant la guerre, Strasbourg 1925. - Centre liégeois d’Histoire et d’Archéologie militaires, La Chartreuse, couvent – couvent fortifié – fort – caserne ---- L’armée quitte la Chartreuse de Liège. Site Internet : http://ibelgique.ifrance.com/clham/050092.htm - Vues de la Chartreuse : site Internet : http://users.skynet.be/alabandon/Domainemilitaire/Images - Article sur La Chartreuse va passer en zone d’aménagement prioritaire, http://www.lalibre.be - Site Internet http://www.hnbe.com/cnp/Char_Vil.htm: sur la Chartreuse et la Ville de Liège (projets). - http://www.vieuxliege.be site Internet de la Société Royale Le Vieux Liège. - Beaucoup d’illustrations sur le site http://www.1914-1918.be. Autorisation de les reproduire aimablement accordée par le Dr Loodts et Francis de Look. - Visite à la péniche CABRO d’Offendorf.
[1] Emile Fauquenot était un agent travaillant pour le Corps d’Observation Anglais et c’est en prison qu’il connut Zilliox. Il réussit à faire passer des messages au dehors et ainsi à éviter d’autres arrestations. Il finit par s’évader. [2] Les Fischer Hiisel. Il en était de même à la Wantzenau. [3] E. Fauquenot, Un héros alsacien Joseph Zilliox, Paris 1920, p. 2. [4] E. Fauquenot, ouvrage cité, p. 11. [5] Abbé E. Wetterlé, L’Alsace-Lorraine doit rester française, Paris 1917, p. 208. [6] Paroles de Poilus, Librio 1998, p. 20. [7] E. Fauquenot, ouvrage cité, pp. 1-2. [8] Abbé Wetterlé, ouvrage cité, p. 209. [9] Abbé Wetterlé, ouvrage cité, p. 210. [10] E. Fauquenot, ouvrage cité, pp. 7-8. [11] E. Fauquenot, ouvrage cité, p. 10. [12] Charles Spindler, L’Alsace pendant la guerre, Strasbourg 1925, p. 201. [13] Charles Spindler, ouvrage cité, p. 261. [14] Charles Spindler, ouvrage cité, p. 243. [15] Charles Spindler, ouvrage cité p. 270. [16] E. Fauquenot, ouvrage cité, p. 37. [17] E. Fauquenot, ouvrage cité, p. 37. [18] Site Internet Médecins de la Grande Guerre http://www.1914-1918.be [19] E. Fauquenot, ouvrage cité, p. 41. [20] E. Fauquenot, ouvrage cité, p. 42. [21] Médecins de la Grande Guerre. [22] E. Fauquenot, ouvrage cité, p. 43. [23] L’heure allemande était différente à l’époque. [24] Médecins de la Grande Guerre. [25] Il y eut une première version, muette, en 1925 et une seconde, titrée « Passeurs d’hommes » en 1937. Un pont de Liège porte le nom d’Atlas V. [26] Médecins de la Grande Guerre. [27] E. Fauquenot, ouvrage cité, p. 66-68. [28] E. Fauquenot, ouvrage cité, p. 70-71. [29] E. Fauquenot, ouvrage cité, p. 84-85. [30] E. Fauquenot, ouvrage cité, p. 86. [31] E. Fauquenot, ouvrage cité, p. 99. [32] E. Fauquenot, ouvrage cité, p. 103. [33] E. Fauquenot, ouvrage cité, p. 106. [34] E. Fauquenot, ouvrage cité, p. 108. [35] Site Internet Médecins de la grande guerre. Les fusillés de la Chartreuse. [36] Même source. Lettre d’André Adrien Garot, fusillé le 18 octobre 1915. [37] M. était sa sœur. [38] E. Fauquenot, ouvrage cité, pp. 115-118. [39] E. Fauquenot, ouvrage cité, p. 121. [40] E. Fauquenot, ouvrage cité, p. 123-124. [41] E. Fauquenot, ouvrage cité, p. 125. [42] E. Fauquenot, ouvrage cité, p. 127-128. [43] Site Internet Les médecins dans la grande Guerre. Les fusillés de la Chartreuse. [44] E. Fauquenot, ouvrage cité, p. 127. [45] Habitants de la contrée qui borde le Rhin. [46] Les généraux Nevrel et Paquette. [47] Président de l’Association des Proscrits d’Alsace-Lorraine. [48] Il était originaire de Saverne . [49] Un proscrit. [50] Monsieur l’abbé Umbricht est aumônier militaire, mutilé de guerre, commandeur de la Légion d’Honneur. [51] 48 ou 49 ? La liste des fusillés donne 49 noms. [52] Site Internet http:// ibelgique.ifrance.com/clham/050092.htm [53] http://www.vieuxliege.be |