Médecins de la Grande Guerre

Tamines à feu et à sang.

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Tamines à feu et à sang.

point  [article]
Tamines, maison de Monsieur Mouffe. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Tamines, café Hennion. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Tamines, rue de la Station détruite. Cette photographie fut offerte, comme souvenir en 1915, à un habitant de Tamines, par le sous-officier allemand H. Schilge. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Tamines, rue de la Station, avant-guerre.(Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Monsieur Marcel Mombeek. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Gustave Docq, père. (photo du cimetière des fusillés).

Madame Pelzer Mombeek. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Tamines, Eglise des Alloux. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Monsieur Hottlet, curé des Alloux. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Tamines, Place St Martin où eut lieu le massacre des habitants. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Tamines, l’endroit de l’exécution . (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Monsieur Louis Lardinois. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Tamines, endroit où l’on retira de la Sambre quarante trois cadavres. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

L’abbé Docq, professeur au collège de Virton, tué à Tamines. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Monsieur E. Leroy. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Tamines, le jardin Van Herck-Steinier. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Tamines, un convoi de prisonniers français en août 1914. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Tamines, le cimetière des victimes sous l’occupation. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Monsieur F. Michaux. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Tamines. Août 1914. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Monsieur E. Labarre. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Tamines : Leurs oeuvres. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Tamines, le cimetière des fusillés. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Souvenir de la manifestation du 25 mai 1919. Survivants de la cave Mombeek de Tamines où six personnes sur douze brulèrent vives à leurs côtés le 22 août 1914. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Auguste Hennion. (photo du cimetière des fusillés).

Marie-Catherine Hubert, veuve Thiry. Carbonisée. (photo du cimetière des fusillés).

Georges Devillez fils, exposé au feu des Français, mourut des suites des ses blessures : son corps fut carbonisé. (photo du cimetière des fusillés).

Robert Devillez fils, fusillé sur la place St Martin. (photo du cimetière des fusillés).

Hubert Devillez père, fusillé sur la place St Martin. (photo du cimetière des fusillés).

Edouard Lecaille, conseiller provincial, ancien bourgmestre de Tamines. (photo du cimetière des fusillés).

Emile Descamps, noyé. (photo du cimetière des fusillés).

Joseph Goffin, père. (photo du cimetière des fusillés).

Louis Goffin, fils. (photo du cimetière des fusillés).

Maurice Burniat, fils. (photo du cimetière des fusillés).

Ferdinand Burniat, père. (photo du cimetière des fusillés).

Zéphirin Henin, père. (photo du cimetière des fusillés).

Zéphir Henin, fils. (photo du cimetière des fusillés).

Constant Dogot. (photo du cimetière des fusillés).

Léopold Fiévet, père. (photo du cimetière des fusillés).

Joseph Fiévet, fils. (photo du cimetière des fusillés).

Camille Nalinne, père. (photo du cimetière des fusillés).

Henri Nalinne, fils. (photo du cimetière des fusillés).

Antoine Gilbert, père. (photo du cimetière des fusillés).

Roger Gilbert, fils. (photo du cimetière des fusillés).

Eugène Hucq. (photo du cimetière des fusillés).

Louis Vandeloise 44 ans, époux de Juliette Coquette.(photo du cimetière des fusillés).

L’église St Martin de Tamines. (Photo, F. De Look)

Entrée du cimetière des Fusillés autour de l’église St Martin. (Photo, F. De Look)

Le cimetière des Fusillés. (Photo, F. De Look)

Le cimetière des Fusillés. (Photo, F. De Look)

Le cimetière des Fusillés. (Photo, F. De Look)

Le cimetière des Fusillés. (Photo, F. De Look)

Le cimetière des Fusillés. (Photo, F. De Look)

Le cimetière des Fusillés. (Photo, F. De Look)

Le cimetière des Fusillés. (Photo, F. De Look)

Pelouse d’Honneur à gauche du monument. (Photo, F. De Look)

Le monument dédié aux martyrs du 22 août 1914. (Photo, F. De Look)

Pelouse d’Honneur à droite du monument. (Photo, F. De Look)

Les noms des personnes qui furent fusillées. (Photo, F. De Look)

Les noms des personnes qui furent fusillées. (Photo, F. De Look)

Les noms des personnes qui furent fusillées. (Photo, F. De Look)

Les noms des personnes ayant péri noyées ou carbonisées. (Photo, F. De Look)

Les noms des personnes qui furent fusillées. (Photo, F. De Look)

Les noms des personnes qui furent fusillées. (Photo, F. De Look)

Les noms des personnes qui furent fusillées. (Photo, F. De Look)

Les noms des personnes fusillées hors de la place et des personnes décédées suite aux évènements. 6 X représentent les fusillés non identifiés. (Photo, F. De Look)

Tamines à feu et à sang.

 

Introduction par le Dr P. Loodts.

De nombreuses polémiques ont eu lieu quant aux circonstances des massacres de civils au cours des premiers jours de la guerre 14-18.  A Tamines, sur la place Saint-Martin le massacre des civils fut ordonné et organisé par les officiers.   Au cours des ans, de nombreuses explications psychologiques furent proposées pour tenter de démonter  le mécanisme  qui pouvait provoquer  la transformation d’un citoyen normal en une machine à tuer. Nous pensons particulièrement au sentiment de puissance donnée par les armes. Pour Berkowitz[1] les armes contribuent aux crimes impulsifs car des personnes sous l’emprise de la colère ne chercheront pas nécessairement à utiliser une autre arme s’il ne dispose pas d’armes à feu. A partir des guerres de Corée et du Vietnam, L. Janis[2] a montré qu’un groupe tente  à garder sa cohésion au prix d’un  esprit de corps qui peut étouffer toute pensée critique indépendante.  Les conditions de subordination sans conditions à l’autorité comme dans l’armée sont évidemment fortement susceptibles de favoriser la perte du sens moral. Dans les années 1970, les expériences du psychologue Milgram ont démontré la surestimation que l’homme peut avoir quant à sa capacité d’autonomie par rapport à un ordre donné. Milgram conclura son étude en disant que « sans qu’intervienne aucun sadisme, la simple passion d’obéir et la soumission à l’autorité transforment des individus pas particulièrement pervers en tortionnaires ». Le sentiment intense d’être en  danger (sentiment certainement accru lorsqu’un soldat est épuisé et qu’il ne combat pas pour son propre sol), l’idéologie et les consignes répétitives inculquées par l’autorité sans discussion possible, interviennent  aussi grandement. Depuis la guerre franco-allemande de1870, les soldats allemands étaient continuellement drillés pour se méfier des francs-tireurs. Leurs manuels militaires préconisaient pour ceux-ci l’extrême sévérité : l’illusion collective  de la résistance des civils faisait partie intégrante de leur convictions profondes. Enfin, pour compléter le tout,  il faut mentionner aussi l’abus d’alcool qui  fut un fait réel à Tamines  et qui émoussa dramatiquement  le sens de la réalité.

On  pourra certainement longtemps encore  épiloguer sur les facteurs favorisants la perte brutale de tout sentiment moral envers autrui. Les conflits actuels offrent  toujours à ce propos encore un vaste champ d’étude aux psychologues! Mais finalement le nombre de pages que l’on pourra encore écrire sur ce sujet importe peu car, dés à présent, nous pouvons conclure avec certitude :  tout homme est extrêmement fragile et peut à la suite de diverses  circonstances  perdre rapidement sa précieuse « humanité » et se transformer  en bourreau. Cette constatation prouvée par l’histoire dramatique du genre humain est à expliquer sans cette à toutes les consciences. Il faut donc, il faut à tout prix,  que l’homme accepte  son immense fragilité car  aucune culture ou  croyances ne met un être humain complètement  à l’abri de cette funeste possibilité. Conscient de notre fragilité, nous pouvons alors être beaucoup plus attentifs à ce qui fait de nous des êtres « nobles » et à ce qui pourrait nous rendre « ignobles ». Cette attention  nécessite à son tour un  sens critique aigu qui devrait aujourd’hui être entretenu, cultivé précieusement,  non seulement dans nos écoles, mais aussi dans toutes nos organisations : ne rien accepter qui ne rende pas  soi-même  et (ou) les autres un peu plus « humain ».

Parallèlement à cela, conscients de notre grande fragilité dans des situations particulières, nous devons déterminer à l’avance  les risques de déshumanisations que ces situations entraînent et  les contre-mesures à développer pour  pouvoir les minimaliser. Voici  à ce propos,  les réflexions du Dr Denis Vanderbeeken[3] : Il existe un monde de différence entre un étudiant qui suit un cours de déontologie ou de droit des libertés publiques dans un auditoire feutré et cette même personne au sein d’une unité militaire en opération ou dans une administration pénitentiaire ou encore dans une grande entreprise multinationale. Lorsque la relation d’autorité est installée, reconnue et acceptée, il devient extrêmement difficile de s’y soustraire, spécialement si la structure dans laquelle cette relation s’exerce est menacée. C’est là, précisément que peuvent naître des violations graves des droits de l’Homme. C’est donc là que doit s’exercer le contrôle de fonctionnement le plus strict et la protection spécifique de ceux qui risquent d’en être victime. Mais surtout, c’est là qu’il faut, de l’extérieur, offrir une porte de sortie à ceux qui risque de « ne pas avoir le choix ».

Pour clore cette introduction, je conseille à tout lecteur attentif  à mon introduction  de  se plonger dans le livre passionnant et très  courageux écrit par August von Kageneck[4]. Cet ancien officier de la Wehrmacht, cinquante ans après, s’interroge sur sa responsabilité  dans l’histoire de son pays. Voilà une de ses belles pages.

« Je remercie encore aujourd’hui le Bon Dieu de ne pas avoir pressé la détente, écrit un soldat inconnu dans une lettre à sa mère en 1944. La missive fait partie des milliers de lettres que l’on a retrouvées après la guerre froide dans les archives russes et dont quelques-unes furent exposées à Hambourg. Le soldat a dû être tué au cours des derniers combats aux alentours de Berlin. Sa lettre n’était jamais arrivée à destination. Peu de temps avant d’avoir écrit à sa mère, ce soldat avait dû poursuivre un jeune Russe qui s’était dérobé, au dernier moment, à une exécution d’otages. L’Allemand l’avait retrouvé dans un trou boueux  dans la forêt, recroquevillé sur lui-même dans une attitude de demande de grâce. « J’avais un bon ange gardien, écrivit ce jeune soldat. Une fraction de seconde entre la pression sur la détente et le pardon, et c’est le pardon qui l’emportait en moi et qui m’a épargné de porter le poids d’un lourd péché jusqu’à la fin de ma vie. »

D’autres ne l’ont pas eu, ce bon ange gardien, et ils n’ont pas hésité une fraction de seconde. D’autres encore, comme moi comme Helmut Schmidt, ont eu le bonheur, la baraka, de ne pas avoir été exposés à une situation où le sentier entre la conscience et l’obéissance est terriblement étroit. Où la simple contagion de la guerre, où la familiarité avec la mort pouvait faire trébucher à chaque instant. D’autres encore ont su que des choses terribles se passaient, mais comme Klaus von Bismarck, ne pouvaient pas se décider à abandonner leurs subordonnés. Et d’ailleurs, comment partir quant on est au front ? Comment quitter l’armée en temps de guerre ?

Le devoir, loi suprême des armées, doit avoir pour garde-fou la responsabilité devant Dieu et les hommes. Dans ses écrits sur les mystères, le philosophe syrien Klalil Gibran écrit à propos du devoir, celui qui aurait dû inspirer les généraux de la Wehrmacht au moment où ils se rangeaient derrière un homme dont ils savaient qu’il était décidé à une guerre d’agression :

« Quel est ce devoir qui sépare les amants et qui rend les femmes veuves ? Quel est cet amour de la patrie qui génère les guerres et détruit les royaumes pour des peccadilles ? Quelle raison  d’Etat est à la mesure de la valeur d’une vie ? (…) Si le devoir détruit la paix entre les peuples et si l’amour de la patrie prive la vie humaine de la quiétude, nous devrions nous exclamer : « Que la paix soit avec le devoir, et avec l’amour de la patrie ! »

Un récit saisissant de « la boucherie de Tamines ».

                                                                                  Par Paul Delandsheere, décembre1918.

   Je ne sais pas s’il existe dans toute l’histoire de la guerre un forfait qui soit de nature à susciter plus d’effroi et à remplir les cœurs de plus de haine, que l’épouvantable drame dont la commune de Tamines a été le théâtre au moment de l’invasion. On en a donné jusqu’ici que des versions écourtées et incomplètes, largement suffisantes toutefois pour nous donner une idée de la façon barbare dont les Allemands ont martyrisé notre pays. Le récit que m’a fait du drame un des rares habitants qui ont échappé miraculeusement à la fureur teutonne, m’a parut si saisissant, m’a fait à ce point frissonner que j’ai tenu à le reproduire ici dans tous ses détails, tel qu’il me fut raconté par l’heureux « rescapé », Monsieur Edouard Callebaut, chef-garde au chemin de fer de l’Etat belge. Voici ce que Monsieur Callebaut m’a raconté :

   C’est le 24 août 1914, vers 7 heures du matin, que l’avant-garde allemande se présenta à Tamines. Elle s’y buta aux troupes françaises et fit demi-tour après avoir laissé un certain nombre de prisonniers aux mains de nos alliés. A huit heures, je me dirigeai vers la gare pour y faire mon service et j’y demeurai jusqu'à la toute dernière minute. Je ne me décidai à rentrer chez moi qu’en entendant des balles siffler à l’intérieur de la gare. Je trouvai la maison vide. Ma femme, prise de peur à la suite des incendies d’Auvelais, s’était enfuie avec ma petite fille et je ne pus savoir où elle s’était réfugiée.

   J’étais en conversation avec quelques voisins devant la porte de ma demeure, lorsqu’un obus allemand passa au-dessus de la maison. Les habitants effrayés, se précipitèrent dans leurs caves pour se mettre à l’abri ; moi-même j’allai chercher refuge dans la cave de mon voisin, le vicaire de l’église Saint-Martin. Nous étions là une vingtaine de personnes et nous écoutions anxieusement tous les bruits du dehors. La bataille bientôt fit rage. D’une rive de la Sambre à l’autre, les Français et les Allemands se canardaient. Vers trois heures du matin, le feu sembla augmenter encore d’intensité. A ce moment, nous entendîmes des cris de femmes, des pleurs d’enfants. Par le soupirail de la cave des voix suppliantes nous appelaient : « Ouvrez, ouvrez, s’il vous plaît ! On nous tue ! On nous tue ! » Le vicaire monta pour aller ouvrir et je le suivis. Trois soldats se trouvaient devant la porte ; ils m’enjoignirent de sortir. Comme j’hésitais, ils braquèrent sur moi le canon de leurs fusils. Je dus m’exécuter. Le vicaire, en ouvrant, avait été caché par le panneau de la porte et ne fut pas emmené ; je sus plus tard que tous ceux qui avaient cherché refuge avec lui dans sa cave s’étaient sauvés par le jardin.

   Dans la rue un spectacle effrayant m’attendait. La nuit était illuminée par la lueur des incendies ; des hommes, des femmes, des enfants que les Allemands avaient expulsés des maisons formaient des groupes nombreux éclairés par les reflets du sinistre. Je dus tenir les mains levées pendant qu’on me visitait et, tandis que s’effectuait cette opération, des brutes cyniquement mettaient le feu à mon habitation. A l’endroit où nous nous trouvions, il faisait extrêmement dangereux car les Français tiraient constamment ; et nous nous trouvions devant la Sambre, en plein dans la ligne de feu. Jusqu’à trois heures de l’après-midi, on nous maintint là et nous aurions été infailliblement tués tous, si nous n’étions pas restés couchés sur le ventre au fond d’un petit fossé. Mais bientôt la situation devint intenable. Tout le centre du village brûlait  et la fumée des maisons incendiées se mêlait à celle des explosifs. Les balles sifflaient autour de nous et le danger devint si grand que les soldats couchés avec nous dans l’excavation se sauvèrent. Nous partîmes à notre tour et, à dix huit, nous cherchâmes un abri dans une petite étable à porcs où nous passâmes deux heures angoissantes. Mais nous risquions à tout instant d’être emportés par un obus et il nous fallut chercher une autre retraite. Des soldats allemands cachés derrière les arbres nous crièrent de venir vers eux. Je pris alors sur mes bras la petite fille Leriaux et, agitant de la main restée libre mon mouchoir blanc, je m’avançai, suivi de mes compagnons. Les Français durent nous voir car ils cessèrent le feu.

   Comme nous arrivions près des officiers allemands, ceux-ci nous accueillirent avec brutalité et nous insultèrent. Un de ces gradés gesticulait avec son revolver. J’essayai de lui démontrer mon innocence ; il me cria avec colère : « Taisez-vous ! Vous êtes tous les mêmes ; vous allez mourir ! » Puis il m’appuya le canon de son revolver sur la bouche. Personne de nous ne doutait de la vérité de ses paroles et tout le monde était affolé. Nous courrions, les bras levés, en poussant des cris inarticulés, convaincus que notre dernière heure avait sonné. Et nous étions là avec treize femmes et enfants à moitié morts déjà d’épouvante. On nous ordonna de nous ranger contre un mur, près de l’église. Des soldats s’approchèrent, mais ils ne tirèrent pas et nous donnèrent l’ordre d’avancer devant eux. Nous crûmes qu’on allait nous exécuter en un autre endroit.

 


Tamines, Eglise des Alloux. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

Vers les Alloux.

 

   Nous traversâmes le village, entre deux rangées de maisons en flammes, allant vers les « Alleux », un hameau de Tamines. Vingt fois, en cours de route, j’interrogeai les hommes de l’escorte pour savoir à quel endroit nous devions être tués. Ils répondaient que nous ne serions pas fusillés, mais qu’ils avaient mission de nous mettre en sécurité jusqu’au moment où les Français seraient partis. Et nous avions la naïveté de les croire ! Arrivés à l’église des « Alloux », nous vîmes arriver à notre rencontre d’autres habitants de Tamines et des villages voisins et nous fûmes, tous, enfermés dans l’église. Celle-ci était à ce point remplie qu’il n’y avait pas moyen de s’asseoir. Des soldats se promenaient dans le lieu saint, le cigare aux lèvres, la baïonnette plantée au canon du fusil. Mais de nouveaux contingents de prisonniers arrivèrent et un officier ordonna aux jeunes filles de sortir et d’aller s’installer dans l’école voisine.

   Quelques minutes après, un officier allemand entre et vint dire quelques mots au curé. Il lui annonça que le village tout entier, à l’exception de l’église allait être brûlé, parce qu’on avait tiré, prétendait-il, sur les soldats. Persuadé que nous allions être retenus longtemps encore, j’allais essayer de prendre quelque repos, lorsque je vis dans le fond de l’église un grand mouvement et, presque aussitôt, on donna l’ordre à tous les hommes de sortir « pour être fusillés ». Décrire les scènes de désespoir, de folie, qui se produisirent à ce moment serait chose impossible. Mettez-vous dans la situation de ces pères de famille que l’on condamnait ainsi sommairement à quitter leurs femmes et leurs enfants groupés autour d’eux et à s’en aller à la mort. Des femmes, les yeux hagards, s’accrochaient désespérément aux soldats, les suppliant de leur permettre de suivre leurs maris ; des enfants se traînaient à terre aux pieds de leurs pères. Les soldats demeuraient insensibles, ricanaient et nous menaçaient de leurs baïonnettes.

 

La marche à la mort.

 

   Dans ce moment j’aperçus, entourée de sa famille en pleurs, une femme en compagnie de laquelle ma femme et sa fillette s’étaient enfuies le matin. Je l’embrassai et lui demandai de faire mes adieux aux miens. Minutes terribles et dont je me souviens en frissonnant. Au dehors, on plaça par rangs de quatre et c’est ainsi que nous avons été conduits à la mort au nombre de plus de six cents. Tout le long de notre calvaire, des soldats nous insultaient, nous crachaient au visage, riaient de notre désespoir. On nous fit refaire à rebours le chemin que nous avions pris en arrivant. Au coin de la rue de la Station, on nous fit entrer dans un magasin d’épicerie en flammes et dont certains murs déjà s’étaient abattus. Puis, on nous obligea de ressortir par la fenêtre au pied de laquelle on nous attendait avec des fouets pour nous cingler le visage. Les sauvages ! Alors on nous dirigea vers la Place Communale, devant la Sambre, où devait avoir lieu l’exécution, et où devaient se passer des scènes qui, au point de vue de la barbarie et de la cruauté, défient toute description.

 


Tamines, Place St Martin où eut lieu le massacre des habitants. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926)

A coups de mitrailleuses.

 

   Je me trouvais à côté d’un de mes collègues, Léon Bodart. Il me désigna une place « où nous serions bien ». Et je regardai. Je vois à peu de distance de nous un vieillard tomber, d’émotion. Un boche lui donne un coup de baïonnette, lui ordonnant de se lever. Il y parvient tant bien que mal, tombe encore et reçoit un second coup de baïonnette. Monsieur Bodart et un autre habitant, pris de pitié, le soutiennent en lui donnant le bras. Je vois un autre vieillard que son fils amène au martyre dans une brouette. Puis, tout le monde étant arrivé on se serre les uns contre les autres, dans l’affolement de ce qui va se passer. Un officier bientôt s’approche, ordonne de lever les bras et de crier ensemble : « Vive l’Allemagne ! » Puis j’entends un coup de sifflet, et la sonnerie d’un clairon jouant une marche lugubre. Je le connaissais déjà, ce signal de mort, pour l’avoir entendu lorsqu’on tirait à coup de mitrailleuses, pendant les quinze heures que j’avais passées dans la boue du fossé. D’instinct, je me baisse au moment où les mitrailleuses, appuyées par des tirailleurs debout à côté d’elles, déciment nos rangs. Blessé ou non, chacun se laisse tomber. Je suis à terre l’un des premiers et les autres s’abattent sur moi. Notre martyre ne fait que commencer. Des soldats s’approchent, et à coups de baïonnette, nous obligent à nous relever. Ceux qui le peuvent s’exécutent. On leur commande une seconde fois de lever les bras et de crier « Vive l’Allemagne ! » Le même drame que tout à l’heure se répète, au milieu des cris d’épouvante et de douleur. Une troisième fois la même scène se reproduit, et chaque fois, ayant renouvelé avec succès la même manœuvre, je constate avec joie que la fusillade m’a épargné. Mais les monstres sont passés maîtres en raffinements de barbarie. Ils déclarent qu’ils épargneront ceux qui ont échappé, à la condition qu’ils demandent grâce. Quelques uns d’entre nous, qui n’étaient pas blessés, se laissent prendre à cette promesse et se lèvent d’entre les morts. Aussitôt, armés de leur baïonnette, les soldats se précipitent et frappent avec un acharnement sans pareil. Ils taillent en pleine chair et j’entends le fer s’enfoncer dans les corps avec un bruit mou. On entendit que les cris rauques et les râles des agonisants que la soldatesque achevait à coups de crosse.

 

Sous les cadavres…

 

   Cent fois, les baïonnettes fouillèrent le tas autour de moi et je me demande encore par quel miracle je fus épargné. Mais je n’étais pas au bout de mes angoisses, car les soldats revinrent encore et, toujours armés de leurs baïonnettes rouges de sang, ils allèrent de corps en corps, enfonçant leurs pointes dans les figures, les poitrines tournant et retournant les lames dans les chairs, comme on tourne une vrille, de façon à embrocher deux corps à la fois. Je me trouvais sous le tas des morts, couché sur un cadavre les jambes écartées, la figure contre terre, ayant sur chaque jambe d’autre morts ou des blessés. Comment ai-je échappé ? Dieu j’ai perçu le froid de l’acier sur ma peau. Dieu seul le sait ! J’ai senti entrer la lame de la baïonnette, elle m’a percé le pantalon, et serrais les dents, farouchement résolu à ne pas pousser aucune plainte qui aurait révélé que je vivais toujours. Un moment après, la pointe d’une autre baïonnette a pénétré dans le talon de mon soulier ; et j’en vis ensuite une troisième se dresser menaçante vers moi au milieu des cadavres écroulés. La lame passa sans me toucher. Dans la position où je me trouvais, couché à plat ventre sur un cadavre et la tête écrasée contre le sol, le sang des victimes m’inondait le visage et mes vêtements en étaient tout imbibés. Je perdis connaissance…

   Combien de temps dura cet évanouissement ? Je n’en ai pas la moindre idée. Au moment où je revins à moi, il devait être trois heures du matin, le dimanche 23 août.

 

Sauvé !

 

   Il ne me fallut pas longtemps pour me rendre à nouveau un compte exact de la situation et les scènes horribles de la veille me revinrent aussitôt à l’esprit. Après quelques minutes de réflexion, n’entendant plus de soldats autour de moi, mais seulement les plaintes et les gémissements des mourants, je cherchai à me dégager de l’amas de corps amoncelés sur moi ! Couché sur ma jambe gauche, un homme geignait lamentablement et je l’entendais crier : « Je souffre trop ! Où sont les lâches ? N’y aura-t-il personne qui aura le courage de m’achever ? » Je lui demandai de faire un effort pour se soulever, afin que je pusse dégager ma jambe. Il me répondit que ses douleurs étaient trop vives et qu’il allait mourir. Mais à une nouvelle question, il reconnut ma voix et me dit d’une voix étouffée : « C’est vous chef ? Je suis le serre frein, Auguste Fournier. » Il me tendit sa gourde à cognac et j’y portai les lèvres avidement. Fouetté par l’alcool, je sentis revenir mes forces, je remerciai mon brave camarade et lui demandai de faire l’effort nécessaire pour me dégager. Il y parvint enfin, et m’étant hissé sur les cadavres de mes malheureux concitoyens j’observai ce qui se passai autour de moi. J’eus un moment de sérieuses inquiétudes en voyant briller dans la nuit le feu d’une cigarette. Des Allemands s’avançaient dans ma direction. Je n’eus que le temps de me cacher à nouveau parmi les morts. Lorsqu’ils furent à proximité je vis ces Allemands s’arrêter et dire à mi-voix : « - Tiens, voici une femme. Elle n’est pas morte. Transportons-la à l’église. » Ils la soulevèrent et je les vis partir avec leur charge. Alors, je n’hésitai plus. Apercevant des sabots à portée de moi, je m’en saisis et rampai dans la direction de la rivière. Les sabots me servirent à puiser l’eau de la Sambre que je bus, malgré la boue dont elle était mélangée. Puis je remplis encore les sabots et retournai auprès des blessés qui suppliaient qu’on leur donnât à boire. Cela fait, je revins vers la rivière. Le jardin de la maison occupée par la famille Loriaux donne sur la Sambre. Je réussis à y pénétrer. Mais il me fallait franchir un mur de deux mètres pour arriver dans les prairies. Comme j’essayais d’atteindre la crête du mur du jardin, un autre rescapé vint me rejoindre, puis un troisième. Nous parvînmes à franchir l’obstacle et nous nous enfuîmes. Mais de quel côté nous diriger ? J’abandonnai bientôt mes deux compagnons d’infortune et je me mis à courir le long de la Sambre pour gagner Falisolle.

   Je gravis le talus du chemin de fer de Tamines à Dinant, je descendis de l’autre côté, traversai la voie de Tamines à Namur et arrivai de nouveau dans des prairies où je tombai exténué. Je me réveillai, transi de froid, vers cinq heures du matin et me remis à fuir comme un fou. Après avoir traversé un bois où je m’étais engagé pour échapper à un cavalier arrivant de Tamines dans ma direction, je me trouvai dans un hameau que je sus plus tard être Keumiée. Toutes les maisons étaient ouvertes, mais vides de leurs habitants. Je poursuivis ma route, arrivai au croisement de deux sentiers, tout en haut d’une montagne et, apercevant dans le lointain le clocher d’une église, je me dirigeai de ce côté. Je descendis de la montagne, traversai un nouveau bois, gravis encore la pente d’une colline et découvris deux maisons devant lesquelles une dizaine de personnes s’entretenaient avec animation. Je leur demandai avec anxiété s’il n’y avait pas d’Allemands dans le voisinage. Prises de peur à ma vue, elles osaient à peine me répondre. J’avais un talon de soulier enlevé, le pantalon déchiré aux deux genoux, le col arraché. Ma casquette était restée en dessous du monceau de cadavres, et mes cheveux s’étaient hérissés sur ma tête. De plus, j’étais inondé de sang au point d’en avoir la chemise et le corps rouges sous mon pardessus. Et je n’avais rien mangé depuis deux jours et deux nuits. Je devais être effrayant. Je demandai à pouvoir me reposer un peu, ce qui me fut accordé, mais toujours avec défiance. Puis, comme on me regardait sans rien dire, je sanglotai  et fis le récit de ma tragique odyssée.

   Alors, les choses changèrent brusquement d’aspect. On m’entoura, on m’aida à enlever mes vêtements et mon linge ensanglanté et, lorsque je me fus lavé, on me donna du linge et des habits de rechange. C’est à la famille de Monsieur Alphonse Laurent, Bois Hanolet, près de la halte de Moignelée, que je dois de ne pas être mort sur la route, comme un chien. Je voulu prendre du repos, mais je ne pus fermer les yeux. Cinquante fois, je bondis de mon lit pour aller voir à la fenêtre ce qui se passait, tant mes nerfs étaient tendus. A midi, je mangeai un peu de soupe et j’allai me poster au coin de la maison. Vers cinq heures, je vis accourir un groupe de personnes qui criaient : « Sauvez-vous, on prend encore tous les hommes à Tamines. » Je n’en entendis pas d’avantage et, sans plus me préoccuper de rien, je m’enfuis dans un bois avoisinant. J’y passai toute la nuit avec un groupe de personnes, parmi lesquelles deux soldats français. On entendait autour de soi que des cris d’animaux domestiques errant à l’aventure, lamentable troupeau chassé par les flammes et la fusillade des villages dévastés. On se serait cru à la fin du monde. Pendant plusieurs nuits, nous vécûmes ainsi dans les bois et dans les charbonnages.

   Le hasard me fit rencontrer un matin une de mes voisines qui s’était sauvée avec ma femme et ma fille ; mais elle ne me reconnut pas. Quand je l’abordai, elle fut saisie, comme si elle voyait surgir devant elle un revenant : - « C’est vous, Monsieur ? Me dit-elle avec une stupéfaction et une inquiétude visibles. Tout le monde vous croit mort. Votre femme est à Velaines et vous croit mort également. » Je ne l’écoutai pas d’avantage et je partis pour le village qui m’avait été indiqué. J’y rencontrai de nombreux habitants de Tamines qui, en me reconnaissant me sautèrent au cou et m’embrassèrent en disant à travers leurs larmes : « Encore un homme de Tamines qui vit ! »

   Il me fallut un peu de temps pour retrouver ma femme. Tout à coup, je l’aperçus : elle pleurait et racontait, je le devinai, dans un cercle de villageois attristés, que son mari avait été tué et enterré avec les autres. Je m’approchai, elle se retourna vers moi, mais je vis à son visage qu’elle ne reconnaissait pas tant j’avais changé en ce court espace de temps. Ah ! Les douces minutes quand nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre, quand elle put me faire le récit de ses propres misères, après avoir entendu l’histoire de l’épouvantable drame !      

  

       



[1] Aggression.Its causes, conséquences and control, New York, 1993

[2] I. Janis et L. Mann, Decision making : a psychological analysis of conflict, choice and commitment, New-York, 1977

[3] Voir le numéro 44, septembre 2001, de la revue « Action Urgente Médicale » publié par la Commission médicale d’ Amnesty International, Belgique francophone

[4] « Examen de conscience, Nous étions vaincus mais nous nous croyions innocents », numéro 84 de la collection Tempus, Editions Perrin, 2004



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