Médecins de la Grande Guerre
Accueil - Intro - Conférences - Articles
Photos - M'écrire - Livre d'Or - Liens - Mises à jour - Statistiques
Tamines à feu et à sang. Introduction par le Dr P. Loodts. De nombreuses polémiques ont eu lieu quant aux circonstances des massacres de civils au cours des premiers jours de la guerre 14-18. A Tamines, sur la place Saint-Martin le massacre des civils fut ordonné et organisé par les officiers. Au cours des ans, de nombreuses explications psychologiques furent proposées pour tenter de démonter le mécanisme qui pouvait provoquer la transformation d’un citoyen normal en une machine à tuer. Nous pensons particulièrement au sentiment de puissance donnée par les armes. Pour Berkowitz[1] les armes contribuent aux crimes impulsifs car des personnes sous l’emprise de la colère ne chercheront pas nécessairement à utiliser une autre arme s’il ne dispose pas d’armes à feu. A partir des guerres de Corée et du Vietnam, L. Janis[2] a montré qu’un groupe tente à garder sa cohésion au prix d’un esprit de corps qui peut étouffer toute pensée critique indépendante. Les conditions de subordination sans conditions à l’autorité comme dans l’armée sont évidemment fortement susceptibles de favoriser la perte du sens moral. Dans les années 1970, les expériences du psychologue Milgram ont démontré la surestimation que l’homme peut avoir quant à sa capacité d’autonomie par rapport à un ordre donné. Milgram conclura son étude en disant que « sans qu’intervienne aucun sadisme, la simple passion d’obéir et la soumission à l’autorité transforment des individus pas particulièrement pervers en tortionnaires ». Le sentiment intense d’être en danger (sentiment certainement accru lorsqu’un soldat est épuisé et qu’il ne combat pas pour son propre sol), l’idéologie et les consignes répétitives inculquées par l’autorité sans discussion possible, interviennent aussi grandement. Depuis la guerre franco-allemande de1870, les soldats allemands étaient continuellement drillés pour se méfier des francs-tireurs. Leurs manuels militaires préconisaient pour ceux-ci l’extrême sévérité : l’illusion collective de la résistance des civils faisait partie intégrante de leur convictions profondes. Enfin, pour compléter le tout, il faut mentionner aussi l’abus d’alcool qui fut un fait réel à Tamines et qui émoussa dramatiquement le sens de la réalité. On pourra certainement longtemps encore épiloguer sur les facteurs favorisants la perte brutale de tout sentiment moral envers autrui. Les conflits actuels offrent toujours à ce propos encore un vaste champ d’étude aux psychologues! Mais finalement le nombre de pages que l’on pourra encore écrire sur ce sujet importe peu car, dés à présent, nous pouvons conclure avec certitude : tout homme est extrêmement fragile et peut à la suite de diverses circonstances perdre rapidement sa précieuse « humanité » et se transformer en bourreau. Cette constatation prouvée par l’histoire dramatique du genre humain est à expliquer sans cette à toutes les consciences. Il faut donc, il faut à tout prix, que l’homme accepte son immense fragilité car aucune culture ou croyances ne met un être humain complètement à l’abri de cette funeste possibilité. Conscient de notre fragilité, nous pouvons alors être beaucoup plus attentifs à ce qui fait de nous des êtres « nobles » et à ce qui pourrait nous rendre « ignobles ». Cette attention nécessite à son tour un sens critique aigu qui devrait aujourd’hui être entretenu, cultivé précieusement, non seulement dans nos écoles, mais aussi dans toutes nos organisations : ne rien accepter qui ne rende pas soi-même et (ou) les autres un peu plus « humain ». Parallèlement à cela, conscients de notre
grande fragilité dans des situations particulières, nous devons déterminer à
l’avance les risques de déshumanisations
que ces situations entraînent et les
contre-mesures à développer pour pouvoir
les minimaliser. Voici à ce propos, les réflexions du Dr Denis Vanderbeeken[3]
: Il existe un monde de différence entre un étudiant qui suit un cours de
déontologie ou de droit des libertés publiques dans un auditoire feutré et
cette même personne au sein d’une unité militaire en opération ou dans une
administration pénitentiaire ou encore dans une grande entreprise
multinationale. Lorsque la relation d’autorité est installée, reconnue et acceptée,
il devient extrêmement difficile de s’y soustraire, spécialement si la
structure dans laquelle cette relation s’exerce est menacée. C’est là,
précisément que peuvent naître des violations graves des droits de l’Homme.
C’est donc là que doit s’exercer le contrôle de fonctionnement le plus strict
et la protection spécifique de ceux qui risquent d’en être victime. Mais
surtout, c’est là qu’il faut, de l’extérieur, offrir une porte de sortie à ceux
qui risque de « ne pas avoir le choix ». Pour clore cette introduction, je conseille
à tout lecteur attentif à mon
introduction de se plonger dans le livre passionnant et très courageux écrit par August von Kageneck[4].
Cet ancien officier de « Je remercie encore aujourd’hui le
Bon Dieu de ne pas avoir pressé la détente, écrit un soldat inconnu dans une
lettre à sa mère en 1944. La missive fait partie des milliers de lettres que l’on
a retrouvées après la guerre froide dans les archives russes et dont
quelques-unes furent exposées à Hambourg. Le soldat a dû être tué au cours des
derniers combats aux alentours de Berlin. Sa lettre n’était jamais arrivée à
destination. Peu de temps avant d’avoir écrit à sa mère, ce soldat avait dû
poursuivre un jeune Russe qui s’était dérobé, au dernier moment, à une
exécution d’otages. L’Allemand l’avait retrouvé dans un trou boueux dans la forêt, recroquevillé sur lui-même
dans une attitude de demande de grâce. « J’avais un bon ange gardien,
écrivit ce jeune soldat. Une fraction de seconde entre la pression sur la
détente et le pardon, et c’est le pardon qui l’emportait en moi et qui m’a
épargné de porter le poids d’un lourd péché jusqu’à la fin de ma vie. » D’autres ne l’ont pas eu, ce bon ange
gardien, et ils n’ont pas hésité une fraction de seconde. D’autres encore,
comme moi comme Helmut Schmidt, ont eu le bonheur, la baraka, de ne pas avoir
été exposés à une situation où le sentier entre la conscience et l’obéissance
est terriblement étroit. Où la simple contagion de la guerre, où la familiarité
avec la mort pouvait faire trébucher à chaque instant. D’autres encore ont su
que des choses terribles se passaient, mais comme Klaus von Bismarck, ne pouvaient
pas se décider à abandonner leurs subordonnés. Et d’ailleurs, comment partir
quant on est au front ? Comment quitter l’armée en temps de guerre ? Le devoir, loi suprême des armées, doit
avoir pour garde-fou la responsabilité devant Dieu et les hommes. Dans ses
écrits sur les mystères, le philosophe syrien Klalil Gibran écrit à propos du
devoir, celui qui aurait dû inspirer les généraux de la Wehrmacht au moment où
ils se rangeaient derrière un homme dont ils savaient qu’il était décidé à une
guerre d’agression : « Quel est ce devoir qui sépare les
amants et qui rend les femmes veuves ? Quel est cet amour de la patrie qui
génère les guerres et détruit les royaumes pour des peccadilles ? Quelle
raison d’Etat est à la mesure de la
valeur d’une vie ? (…) Si le devoir détruit la paix entre les peuples et
si l’amour de la patrie prive la vie humaine de la quiétude, nous devrions nous
exclamer : « Que la paix soit avec le devoir, et avec l’amour de
la patrie ! » Un récit saisissant de
« la boucherie de Tamines ». Par Paul Delandsheere, décembre1918. Je ne sais pas s’il existe dans toute l’histoire de la guerre un forfait qui soit de nature à susciter plus d’effroi et à remplir les cœurs de plus de haine, que l’épouvantable drame dont la commune de Tamines a été le théâtre au moment de l’invasion. On en a donné jusqu’ici que des versions écourtées et incomplètes, largement suffisantes toutefois pour nous donner une idée de la façon barbare dont les Allemands ont martyrisé notre pays. Le récit que m’a fait du drame un des rares habitants qui ont échappé miraculeusement à la fureur teutonne, m’a parut si saisissant, m’a fait à ce point frissonner que j’ai tenu à le reproduire ici dans tous ses détails, tel qu’il me fut raconté par l’heureux « rescapé », Monsieur Edouard Callebaut, chef-garde au chemin de fer de l’Etat belge. Voici ce que Monsieur Callebaut m’a raconté : C’est le 24 août 1914, vers 7 heures du matin, que l’avant-garde allemande se présenta à Tamines. Elle s’y buta aux troupes françaises et fit demi-tour après avoir laissé un certain nombre de prisonniers aux mains de nos alliés. A huit heures, je me dirigeai vers la gare pour y faire mon service et j’y demeurai jusqu'à la toute dernière minute. Je ne me décidai à rentrer chez moi qu’en entendant des balles siffler à l’intérieur de la gare. Je trouvai la maison vide. Ma femme, prise de peur à la suite des incendies d’Auvelais, s’était enfuie avec ma petite fille et je ne pus savoir où elle s’était réfugiée. J’étais en conversation avec quelques
voisins devant la porte de ma demeure, lorsqu’un obus allemand passa au-dessus
de la maison. Les habitants effrayés, se précipitèrent dans leurs caves pour se
mettre à l’abri ; moi-même j’allai chercher refuge dans la cave de mon
voisin, le vicaire de l’église Saint-Martin. Nous étions là une vingtaine de
personnes et nous écoutions anxieusement tous les bruits du dehors. La bataille
bientôt fit rage. D’une rive de Dans la rue un spectacle effrayant
m’attendait. La nuit était illuminée par la lueur des incendies ; des
hommes, des femmes, des enfants que les Allemands avaient expulsés des maisons
formaient des groupes nombreux éclairés par les reflets du sinistre. Je dus
tenir les mains levées pendant qu’on me visitait et, tandis que s’effectuait
cette opération, des brutes cyniquement mettaient le feu à mon habitation. A
l’endroit où nous nous trouvions, il faisait extrêmement dangereux car les
Français tiraient constamment ; et nous nous trouvions devant Comme nous arrivions près des officiers allemands, ceux-ci nous accueillirent avec brutalité et nous insultèrent. Un de ces gradés gesticulait avec son revolver. J’essayai de lui démontrer mon innocence ; il me cria avec colère : « Taisez-vous ! Vous êtes tous les mêmes ; vous allez mourir ! » Puis il m’appuya le canon de son revolver sur la bouche. Personne de nous ne doutait de la vérité de ses paroles et tout le monde était affolé. Nous courrions, les bras levés, en poussant des cris inarticulés, convaincus que notre dernière heure avait sonné. Et nous étions là avec treize femmes et enfants à moitié morts déjà d’épouvante. On nous ordonna de nous ranger contre un mur, près de l’église. Des soldats s’approchèrent, mais ils ne tirèrent pas et nous donnèrent l’ordre d’avancer devant eux. Nous crûmes qu’on allait nous exécuter en un autre endroit. Tamines, Eglise des Alloux. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926) Vers les Alloux. Nous traversâmes le village, entre deux rangées de maisons en flammes, allant vers les « Alleux », un hameau de Tamines. Vingt fois, en cours de route, j’interrogeai les hommes de l’escorte pour savoir à quel endroit nous devions être tués. Ils répondaient que nous ne serions pas fusillés, mais qu’ils avaient mission de nous mettre en sécurité jusqu’au moment où les Français seraient partis. Et nous avions la naïveté de les croire ! Arrivés à l’église des « Alloux », nous vîmes arriver à notre rencontre d’autres habitants de Tamines et des villages voisins et nous fûmes, tous, enfermés dans l’église. Celle-ci était à ce point remplie qu’il n’y avait pas moyen de s’asseoir. Des soldats se promenaient dans le lieu saint, le cigare aux lèvres, la baïonnette plantée au canon du fusil. Mais de nouveaux contingents de prisonniers arrivèrent et un officier ordonna aux jeunes filles de sortir et d’aller s’installer dans l’école voisine. Quelques minutes après, un officier allemand entre et vint dire quelques mots au curé. Il lui annonça que le village tout entier, à l’exception de l’église allait être brûlé, parce qu’on avait tiré, prétendait-il, sur les soldats. Persuadé que nous allions être retenus longtemps encore, j’allais essayer de prendre quelque repos, lorsque je vis dans le fond de l’église un grand mouvement et, presque aussitôt, on donna l’ordre à tous les hommes de sortir « pour être fusillés ». Décrire les scènes de désespoir, de folie, qui se produisirent à ce moment serait chose impossible. Mettez-vous dans la situation de ces pères de famille que l’on condamnait ainsi sommairement à quitter leurs femmes et leurs enfants groupés autour d’eux et à s’en aller à la mort. Des femmes, les yeux hagards, s’accrochaient désespérément aux soldats, les suppliant de leur permettre de suivre leurs maris ; des enfants se traînaient à terre aux pieds de leurs pères. Les soldats demeuraient insensibles, ricanaient et nous menaçaient de leurs baïonnettes. La marche à la mort. Dans ce moment j’aperçus, entourée de sa famille en pleurs, une
femme en compagnie de laquelle ma femme et sa fillette s’étaient enfuies le
matin. Je l’embrassai et lui demandai de faire mes adieux aux miens. Minutes
terribles et dont je me souviens en frissonnant. Au dehors, on plaça par rangs
de quatre et c’est ainsi que nous avons été conduits à la mort au nombre de
plus de six cents. Tout le long de notre calvaire, des soldats nous
insultaient, nous crachaient au visage, riaient de notre désespoir. On nous fit
refaire à rebours le chemin que nous avions pris en arrivant. Au coin de la rue
de Tamines, Place St Martin où eut lieu le massacre des habitants. (Tiré de : La Belgique et la Guerre II, 1926) A coups de mitrailleuses. Je me trouvais à côté d’un de mes collègues, Léon Bodart. Il me désigna une place « où nous serions bien ». Et je regardai. Je vois à peu de distance de nous un vieillard tomber, d’émotion. Un boche lui donne un coup de baïonnette, lui ordonnant de se lever. Il y parvient tant bien que mal, tombe encore et reçoit un second coup de baïonnette. Monsieur Bodart et un autre habitant, pris de pitié, le soutiennent en lui donnant le bras. Je vois un autre vieillard que son fils amène au martyre dans une brouette. Puis, tout le monde étant arrivé on se serre les uns contre les autres, dans l’affolement de ce qui va se passer. Un officier bientôt s’approche, ordonne de lever les bras et de crier ensemble : « Vive l’Allemagne ! » Puis j’entends un coup de sifflet, et la sonnerie d’un clairon jouant une marche lugubre. Je le connaissais déjà, ce signal de mort, pour l’avoir entendu lorsqu’on tirait à coup de mitrailleuses, pendant les quinze heures que j’avais passées dans la boue du fossé. D’instinct, je me baisse au moment où les mitrailleuses, appuyées par des tirailleurs debout à côté d’elles, déciment nos rangs. Blessé ou non, chacun se laisse tomber. Je suis à terre l’un des premiers et les autres s’abattent sur moi. Notre martyre ne fait que commencer. Des soldats s’approchent, et à coups de baïonnette, nous obligent à nous relever. Ceux qui le peuvent s’exécutent. On leur commande une seconde fois de lever les bras et de crier « Vive l’Allemagne ! » Le même drame que tout à l’heure se répète, au milieu des cris d’épouvante et de douleur. Une troisième fois la même scène se reproduit, et chaque fois, ayant renouvelé avec succès la même manœuvre, je constate avec joie que la fusillade m’a épargné. Mais les monstres sont passés maîtres en raffinements de barbarie. Ils déclarent qu’ils épargneront ceux qui ont échappé, à la condition qu’ils demandent grâce. Quelques uns d’entre nous, qui n’étaient pas blessés, se laissent prendre à cette promesse et se lèvent d’entre les morts. Aussitôt, armés de leur baïonnette, les soldats se précipitent et frappent avec un acharnement sans pareil. Ils taillent en pleine chair et j’entends le fer s’enfoncer dans les corps avec un bruit mou. On entendit que les cris rauques et les râles des agonisants que la soldatesque achevait à coups de crosse. Sous les cadavres… Cent fois, les baïonnettes fouillèrent le tas autour de moi et je me demande encore par quel miracle je fus épargné. Mais je n’étais pas au bout de mes angoisses, car les soldats revinrent encore et, toujours armés de leurs baïonnettes rouges de sang, ils allèrent de corps en corps, enfonçant leurs pointes dans les figures, les poitrines tournant et retournant les lames dans les chairs, comme on tourne une vrille, de façon à embrocher deux corps à la fois. Je me trouvais sous le tas des morts, couché sur un cadavre les jambes écartées, la figure contre terre, ayant sur chaque jambe d’autre morts ou des blessés. Comment ai-je échappé ? Dieu j’ai perçu le froid de l’acier sur ma peau. Dieu seul le sait ! J’ai senti entrer la lame de la baïonnette, elle m’a percé le pantalon, et serrais les dents, farouchement résolu à ne pas pousser aucune plainte qui aurait révélé que je vivais toujours. Un moment après, la pointe d’une autre baïonnette a pénétré dans le talon de mon soulier ; et j’en vis ensuite une troisième se dresser menaçante vers moi au milieu des cadavres écroulés. La lame passa sans me toucher. Dans la position où je me trouvais, couché à plat ventre sur un cadavre et la tête écrasée contre le sol, le sang des victimes m’inondait le visage et mes vêtements en étaient tout imbibés. Je perdis connaissance… Combien de temps dura cet évanouissement ? Je n’en ai pas la moindre idée. Au moment où je revins à moi, il devait être trois heures du matin, le dimanche 23 août. Sauvé ! Il ne me fallut pas longtemps pour me rendre à nouveau un compte
exact de la situation et les scènes horribles de la veille me revinrent
aussitôt à l’esprit. Après quelques minutes de réflexion, n’entendant plus de
soldats autour de moi, mais seulement les plaintes et les gémissements des
mourants, je cherchai à me dégager de l’amas de corps amoncelés sur moi !
Couché sur ma jambe gauche, un homme geignait lamentablement et je l’entendais
crier : « Je souffre trop ! Où sont les lâches ? N’y
aura-t-il personne qui aura le courage de m’achever ? » Je lui
demandai de faire un effort pour se soulever, afin que je pusse dégager ma
jambe. Il me répondit que ses douleurs étaient trop vives et qu’il allait
mourir. Mais à une nouvelle question, il reconnut ma voix et me dit d’une voix étouffée :
« C’est vous chef ? Je suis le serre frein, Auguste Fournier. »
Il me tendit sa gourde à cognac et j’y portai les lèvres avidement. Fouetté par
l’alcool, je sentis revenir mes forces, je remerciai mon brave camarade et lui
demandai de faire l’effort nécessaire pour me dégager. Il y parvint enfin, et
m’étant hissé sur les cadavres de mes malheureux concitoyens j’observai ce qui
se passai autour de moi. J’eus un moment de sérieuses inquiétudes en voyant
briller dans la nuit le feu d’une cigarette. Des Allemands s’avançaient dans ma
direction. Je n’eus que le temps de me cacher à nouveau parmi les morts.
Lorsqu’ils furent à proximité je vis ces Allemands s’arrêter et dire à
mi-voix : « - Tiens, voici une femme. Elle n’est pas morte.
Transportons-la à l’église. » Ils la soulevèrent et je les vis partir avec
leur charge. Alors, je n’hésitai plus. Apercevant des sabots à portée de moi,
je m’en saisis et rampai dans la direction de la rivière. Les sabots me
servirent à puiser l’eau de Je gravis le talus du chemin de fer de Tamines à Dinant, je descendis de l’autre côté, traversai la voie de Tamines à Namur et arrivai de nouveau dans des prairies où je tombai exténué. Je me réveillai, transi de froid, vers cinq heures du matin et me remis à fuir comme un fou. Après avoir traversé un bois où je m’étais engagé pour échapper à un cavalier arrivant de Tamines dans ma direction, je me trouvai dans un hameau que je sus plus tard être Keumiée. Toutes les maisons étaient ouvertes, mais vides de leurs habitants. Je poursuivis ma route, arrivai au croisement de deux sentiers, tout en haut d’une montagne et, apercevant dans le lointain le clocher d’une église, je me dirigeai de ce côté. Je descendis de la montagne, traversai un nouveau bois, gravis encore la pente d’une colline et découvris deux maisons devant lesquelles une dizaine de personnes s’entretenaient avec animation. Je leur demandai avec anxiété s’il n’y avait pas d’Allemands dans le voisinage. Prises de peur à ma vue, elles osaient à peine me répondre. J’avais un talon de soulier enlevé, le pantalon déchiré aux deux genoux, le col arraché. Ma casquette était restée en dessous du monceau de cadavres, et mes cheveux s’étaient hérissés sur ma tête. De plus, j’étais inondé de sang au point d’en avoir la chemise et le corps rouges sous mon pardessus. Et je n’avais rien mangé depuis deux jours et deux nuits. Je devais être effrayant. Je demandai à pouvoir me reposer un peu, ce qui me fut accordé, mais toujours avec défiance. Puis, comme on me regardait sans rien dire, je sanglotai et fis le récit de ma tragique odyssée. Alors, les choses changèrent brusquement d’aspect. On m’entoura, on m’aida à enlever mes vêtements et mon linge ensanglanté et, lorsque je me fus lavé, on me donna du linge et des habits de rechange. C’est à la famille de Monsieur Alphonse Laurent, Bois Hanolet, près de la halte de Moignelée, que je dois de ne pas être mort sur la route, comme un chien. Je voulu prendre du repos, mais je ne pus fermer les yeux. Cinquante fois, je bondis de mon lit pour aller voir à la fenêtre ce qui se passait, tant mes nerfs étaient tendus. A midi, je mangeai un peu de soupe et j’allai me poster au coin de la maison. Vers cinq heures, je vis accourir un groupe de personnes qui criaient : « Sauvez-vous, on prend encore tous les hommes à Tamines. » Je n’en entendis pas d’avantage et, sans plus me préoccuper de rien, je m’enfuis dans un bois avoisinant. J’y passai toute la nuit avec un groupe de personnes, parmi lesquelles deux soldats français. On entendait autour de soi que des cris d’animaux domestiques errant à l’aventure, lamentable troupeau chassé par les flammes et la fusillade des villages dévastés. On se serait cru à la fin du monde. Pendant plusieurs nuits, nous vécûmes ainsi dans les bois et dans les charbonnages. Le hasard me fit rencontrer un matin une de mes voisines qui s’était sauvée avec ma femme et ma fille ; mais elle ne me reconnut pas. Quand je l’abordai, elle fut saisie, comme si elle voyait surgir devant elle un revenant : - « C’est vous, Monsieur ? Me dit-elle avec une stupéfaction et une inquiétude visibles. Tout le monde vous croit mort. Votre femme est à Velaines et vous croit mort également. » Je ne l’écoutai pas d’avantage et je partis pour le village qui m’avait été indiqué. J’y rencontrai de nombreux habitants de Tamines qui, en me reconnaissant me sautèrent au cou et m’embrassèrent en disant à travers leurs larmes : « Encore un homme de Tamines qui vit ! » Il me fallut un peu de temps pour retrouver ma femme. Tout à coup, je l’aperçus : elle pleurait et racontait, je le devinai, dans un cercle de villageois attristés, que son mari avait été tué et enterré avec les autres. Je m’approchai, elle se retourna vers moi, mais je vis à son visage qu’elle ne reconnaissait pas tant j’avais changé en ce court espace de temps. Ah ! Les douces minutes quand nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre, quand elle put me faire le récit de ses propres misères, après avoir entendu l’histoire de l’épouvantable drame !
[1] Aggression.Its causes, conséquences and control, New York, 1993 [2] I. Janis et L. Mann, Decision making : a psychological analysis of conflict, choice and commitment, New-York, 1977 [3] Voir le numéro 44, septembre 2001, de la revue « Action
Urgente Médicale » publié par [4] « Examen de conscience, Nous étions vaincus mais nous nous croyions innocents », numéro 84 de la collection Tempus, Editions Perrin, 2004 |