Médecins de la Grande Guerre

Des Russes dans la Cédrogne (par Lambert Grailet)

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Des Russes dans la Cédrogne (par Lambert Grailet)

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Dieudonné Lambrecht (1882 - 1916)

André Grégoire (1859 - 1917)

Constant Grandprez (1870 - 1917)

Elise Grandprez (1868 - 1917)

Monument dédié à Dieudonné Lambrecht, place St Barthélemy à Liège.

Des Russes dans la Cédrogne (1914-1918)

 

Par Lambert Grailet.

 

 

 

Un brave parmi les braves.

 

   Le système éducatif de l’entre-deux-guerres entretenait le culte des valeurs traditionnelles, par des exemples frappants destinés à la jeunesse. Ainsi, les locaux scolaires étaient-ils, à cette époque, toujours décorés des portraits de nos souverains, mais encore de ceux de nos héros les plus vénérables : Le courageux caporal Léon Trésignies, notre Jeanne d’Arc belge Gabrielle Petit, le brave d’entre les braves Dieudonné Lambrecht (1882-1916) dont la symbolique du mémorial qui lui fut dédié en 1930 semble maintenant délaissée par les édiles liégeois[1].

   Dès 1914, Lambrecht prit le parti de servir secrètement sa patrie en organisant un service d’espionnage qui allait causer un tort immense à l’occupant allemand. En janvier 1915, son réseau secret était déjà en mesure de communiquer, à un bureau du War-Office à Maastricht, le fruit de son observation des trains militaires ennemis qui, partant de Liège, gagnaient Namur, Bruxelles ou Hasselt. Par contre, la surveillance du trafic ferroviaire ardennais ne s’opérait alors que de façon fragmentaire, grâce à la collaboration d’agents permanents mis en place à Libramont, à Virton et à Jemelle. DD. Lambrecht n’ignorait pas l’importance primordiale des voies qui sillonnaient l’est de notre Ardenne et dont dépendait sans aucun doute l’appui logistique de l’offensive ennemie autour de Verdun.


Dieudonné Lambrecht (1882 - 1916)

   Les préparatifs de la guerre contre la France et la Russie dataient de longtemps et n’avaient rien d’improvisé. Le plan du général allemand von Sëhliëffen, chef d’état-major entre 1891 et 1906, prévoyait déjà la mise en place d’infrastructures stratégiques et l’aménagement d’un réseau ferroviaire performant, dans la direction sud-ouest. Une attaque massive contre la France par le nord, en traversant la Belgique le plus rapidement possible, conduirait à une victoire qui permettrait alors de se retourner vers la Russie[2].

   Un certain lieutenant-colonel W. Grener, chef d’une section spéciale de l’état-major allemand, avait d’ailleurs été chargé de mettre en application le « plan von Sëhliëffen. » Alors prussien, le Kreis Malmedy (= cercle) était desservi du nord au sud sur toute sa longueur par la Vennbahn qui assurait, depuis de nombreuses années, la liaison entre Aix-la-Chapelle et Trois-Vierges où arrivait aussi l’importante voie ferrée venant de Liège à travers l’Ardenne. Avant leur agression de la Belgique, les Allemands avaient ainsi inauguré en 1912 un nouvel embranchement, orienté d’est en ouest dans une intention stratégique : il assurerait la liaison entre l’Eifë/bahn Trèves-Cologne et la fl’ennhaln. Mais, jusqu’en janvier 1914, l’Etat belge s’était efforcé de retarder le plus possible le désir de nos voisins de l’est de nous voir construire le tronçon belge qui, par Stavelot, relierait désormais Malmédy, alors prussien, à Trois-Ponts : « Grâce à ce réseau ferroviaire, une attaque contre la France menée à travers la Belgique parut réalisable. Le déploiement des troupes en août 1914 se déroula avec la précision d’un mécanisme d’horlogerie »[3] !

   Il était donc grand temps, en ce début de 1915, que DD. Lambrecht puisse compter sur la collaboration de patriotes de cette région ardennaise. Par leur connaissance du terrain et par les introductions dont ils disposaient sur place, ils apporteraient alors les renseignements les plus utiles aux Alliés.

   Par un beau matin de printemps, cette année-là, un monsieur se présenta à la porte d’une maison, bourgeoise de Stavelot. Porteur d’une recommandation qui attestait de sa qualité, il fut reçu par son hôte, non sans une certaine méfiance comme il est de règle en pareille circonstance. DD. Lambrecht tentait d’opérer le premier contact avec son « alter ego » Constant Grandprez, ce patriote animé d’une égale noblesse de sentiments envers sa patrie belge. Dans les semaines qui suivront, après le temps de la réflexion, ils écriront ensemble une page émouvante de notre histoire.

   A la fin de 1915, le G.Q.G. anglais allait pouvoir se rendre compte de l’efficience du réseau d’espionnage wallon. Renforcé par l’action de ses nouveaux collaborateurs, le service de DD. Lambrecht avait livré assez de précieuses données pour qu’on puisse déterminer le nombre des troupes allemandes qui étaient passées de la Serbie au front des Flandres par la ligne du Luxembourg. En septembre, les précisions avaient été suffisantes pour qu’il soit possible d’évaluer le renfort allemand qui, retiré du front russe, s’était engagé vers la Champagne à l’aide du réseau ferroviaire transardennais…Nos braves belges avaient encore signalé, à la fin de décembre, le passage de la 143e Division allemande dans une direction plein sud de l’Ardenne : cette mauvaise nouvelle laissait prévoir une prochaine recrudescence de l’offensive ennemie autour de Verdun[4].

   L’intrépide DD. Lambrecht, trait d’union entre ses agents de renseignements et très souvent porteur de documents dont il assurait lui-même le passage à travers la frontière, prêtait le flanc aux plus grands dangers. Il allait connaître la triste fin des héros. Alors qu’il venait de créer un poste d’observation à Gouvy, la police allemande l’attendait à Liège pour procéder à son arrestation, le 4 mars 1916. Aidés des traîtres à leur solde, les Allemands ne parvinrent pas à lui tirer la moindre révélation sur le réseau qu’il avait courageusement créé. Condamné à mort, il fut exécuté le 18 avril suivant, dans les sinistres fossés de la Chartreuse à Liège. La dignité avec laquelle il subit sa peine fit l’admiration de ses ennemis. DD. Lambrecht, a 34 ans, laissait une veuve et sa petite fille de cinq mois[5].

Stavelot et la guerre des civils.

   Constant Grandprez n’avait pas attendu d’être en relation avec DD. Lambrecht pour faire aussi la guerre à sa manière sans uniforme. Tanneur connu et industriel considéré en maints lieux de notre Ardenne, il pouvait compter sur de nombreuses relations. Dès le début de l’invasion allemande, il s’était entouré d’une équipe de patriotes poussés par la même détermination à nuire à l’ennemi. Sa périlleuse démarche trouvait une aide précieuse chez divers notables de Stavelot,[6] mais ses collaborateurs les plus immédiats étaient son frère François, sa sœur célibataire Elise et le facteur des postes André Grégoire dont trois fils avaient  rejoint l’Yser, à la première opportunité. Dès la fin de 1914, le groupe des braves Stavelotains avait en effet mis au point des filières d’évasion à l’intention des jeunes belges qui voulaient gagner la Hollande, pays neutre d’où il leur était possible de s’embarquer vers un lieu d’enrôlement. Cette initiative rendait de grands services aux volontaires qui y trouvaient l’aide et la subsistance nécessaires. « Les jeunes gens affluaient de toutes parts. Il en arriva même de Bastogne et d’au-delà »[7]

   L’arrestation et la mise à mort de son coordonnateur liégeois, DD. Lambrecht, marquaient la fin d’une période très active et enthousiaste pour le groupe de Stavelot. Les conditions dans lesquelles cette disparition c’était produite étaient des plus inquiétantes et la prudence lui dictait de se résigner momentanément à l’inactivité forcée, alors que les circonstances réclamaient de sa part un surcroît d’effort au service de la bonne cause alliée. Le sort de cette dernière était en train de se jouer en grande partie autour de Verdun, où le général Philippe Pétain allait bientôt damer le pion au Kronprinz et à son état-major qui réclamaient renforts sur renforts.

   La voie ferrée, qui réunissait depuis janvier 1914 les réseaux prussien et belge par Waimes-Malmédy-Stavelot, aboutissait donc à Trois-Ponts. Elle faisait l’objet d’une utilisation intensive par le charroi militaire allemand. Jusqu’à la disparition de DD. Lambrecht, le facteur André Grégoire, aidé de sa femme, avait assuré, nuit et jour, l’état quotidien du passage des troupes allemandes à la gare de Stavelot où, situation tout à fait favorable, il pouvait aussi relever les trains en provenance de l’Allemagne par Verviers et Spa.


André Grégoire (1859 - 1917)

   Grâce à d’autres collaborations, il était loisible de distinguer dès Trois-Ponts ceux des trains qui prenaient la direction sud vers Vielsam et Gouvy ou ceux qui s’engageaient vers le nord et la province de Liège…Tout le système allait maintenant devoir être momentanément abandonné, sinon, passer par un autre organisme patriotique. L’inaction forcée rongeait le cœur du brave facteur André Grégoire.

   Parallèlement à l’intense activité du trafic militaire sur le réseau de l’Ardenne, la mise en place de deux nouvelles voies ferrées à conception stratégique y battait son plein. A double voie pour un rendement plus grand, elles relieraient le secteur sud de la Vennbahn et la ligne Liège-Luxembourg[8] afin d’aller d’avantage de l’avant. La première irait de Born à Vielsam par Recht où elle emprunterait l’imposant ouvrage qu’était « le viaduc von Korff.[9]» La seconde permettrait de joindre Saint-Vith à Gouvy, en passant par Crombach et par de nouveaux viaducs. Les Allemands prévoyaient l’inauguration de ces lignes stratégiques pour 1917 et s’activaient dans la réalisation de ces travaux qui réclamaient une main-d’œuvre abondante et corvéable à peu de frais. La solution à leur problème était à leur portée immédiate : les prisonniers russes !

   La guerre de mouvement à laquelle se livraient, plus particulièrement en Galicie autrichienne, les Russes contre les armées germano-turques austro-hongroises faisait, de part et d’autre, des dizaines de milliers de prisonniers au gré de l’avance ou du recul des belligérants.[10] A l’arrière du front de l’est, les camps allemands regorgeaient d’un potentiel humain exploitable dont le contingentement à destination de l’Ardenne pourrait pallier à la difficulté d’y trouver des travailleurs, partis en guerre ou peu disposés à collaborer avec l’ennemi.

   C’est ainsi que l’on vit arriver chez nous de nombreux prisonniers russes qui furent affectés à l’entretien et à la construction des voies ferrées stratégiques. Certains de ces vaillants soldats de Nicolas II trouvèrent dans cette contrainte l’occasion rêvée pour s’évader dans la forêt environnante. Livrés à eux-mêmes dans une nature souvent inhospitalière, qui pouvait les aider ou leur porter secours ? L’organisme conduit par Constant Grandprez avait prévu depuis longtemps une aide humanitaire, mais tout autant patriotique à ces infortunés frères d’armes, allant même jusqu’à entrevoir l’idée d’aider à leur rapatriement en les faisant passer par des filières d’évasions existantes. La sourde menace constituée par la regrettable arrestation et la mort héroïque de DD. Lambrecht signifierait-elle pour autant la fin des activités louables de nos patriotes de Stavelot ? Le penser eût été mal connaître les vertus qu’ils possédaient dans leurs cœurs ; Leur mission d’espionnage du trafic allemand attendrait prudemment d’en savoir plus sur les retombées possibles de l’affaire Lambrecht. Mais ils pouvaient encore se rendre très utiles en diversifiant, pendant un certain temps, l’action principale de leur patriotisme indéfectible.

Des Russes en Ardenne

   En août 1914, l’abbé Simon, curé du village de Rogery alors proche de la frontière, avait été à un doigt d’être fusillé par les envahisseurs. Sa sœur célibataire Julia était parvenue, in extremis, à prouver son innocence dans la découverte d’un dépôt  d’armes au presbytère et que des officiers du 94e Saxon venaient d’y laisser.[11] Cette effrayante mésaventure n’avait en rien altéré les sentiments de patriotisme et d’altruisme par lesquels les Simon agissaient d’habitude plus que par prudente réflexion.

   François Grandprez, frère de Constant, avait appris au cours d’une réunion secrète à Stavelot que l’abbé Simon, qu’il connaissait d’ailleurs très bien pour l’avoir plusieurs fois rencontré, cherchait à « faire passer » deux soldats russes en Hollande. Il s’agissait de prisonniers qui s’étaient enfuis, en 1915, une équipe affectée au gros-œuvre de l’important nœud ferroviaire, à mi-distance des stations de Bovigny et Gouvy où se ferait la jonction de la ligne venant de St Vith avec celle de Liège-Luxembourg, au km 76 de cette dernière plus exactement.

   Les pauvres hères avaient vécu dans une sorte de cabane aménagée au milieu des sapinières, à l’est de Rogery,[12] ce qui les mettait à quelque distance de leur lieu d’évasion d’où les recherches pouvaient partir. Au cours de l’hiver 1915-16, ils n’avaient survécu que grâce aux bonnes âmes qu’étaient les Simon. La vaillante demoiselle Julia affrontait dangereusement les rigueurs hivernales pour leur apporter ce dont ils avaient besoin, si on voulait les sauver. Elle n’hésitait pas à patauger dans le courant glacial du ruisseau dit Sinlu pour éviter de laisser dangereusement ses traces de pas dans la neige des sentes qui menaient, par le lieu-dit « alpranqilire », vers la tanière du Bois-la-Maie où elle apportait ce que son frère récoltait dans la paroisse.

   A la bonne saison, les difficultés à assurer la subsistance des évadés étaient moindres. Ils avaient été occupés, durant l’été 1916, aux travaux saisonniers d’une ferme appartenant à un membre du service patriotique de Stavelot, Pierre David, mais exploitée par le locataire Pierre Bastin, de Rogery. C’est sans aucun doute par l’intermédiaire de ces deux braves que le curé de Rogery, craignant que ses pauvres russes ne subissent à nouveau une terrible épreuve hivernale, était intervenu à Stavelot pour qu’ils accompagnent le prochain mouvement d’un groupe de volontaires vers la Hollande. Le guide, qui devait les conduire au rendez-vous convenu les avait perdus en cours de route. Les malheureux n’avaient pu que retourner sur leurs pas pour revenir à Rogery et s’en remettre au bon pasteur qui déciderait de leur sort, d’autant que les premiers frimas s’annonçaient. « Dans une chambre à coucher du presbytère, il y avait une alcôve dont le fond fut habilement aménagé pour qu’à la moindre alerte, on puisse la quitter rapidement. Cette voie de salut donnait accès à un corridor qui débouchait sur une porte, à l’arrière du bâtiment. De là, il n’y avait plus qu’à s’enfuir vers la campagne. »[13] L’hiver pouvait venir : Le charitable abbé Simon abriterait sous son toit, jusqu’à nouvel ordre, les deux Russes de Rogery.

   A la même époque, sans que ces derniers s’en doute, d’autres de leurs compatriotes évadés hantaient les épaisseurs boisées de l’Ardenne. Rien que pour avoir le sentiment d’être libres, certains de ces vaillants soldats de Nicolas II préféraient de loin l’existence précaire, dans un terrier en plein bois, à la vie nomade des camps provisoires qui se déplaçaient au fur et à mesure de l’avance des travaux, mais dans lesquels les prisonniers parvenaient quand même à subsister si leurs gardiens allemands voulaient en tirer un rendement physique acceptable. Le choix de fuir ou de subir avec patience, dépendait en grande partie des conditions de vie laissées à ces malheureux dans leurs camps respectifs.[14]

   En tout cas, qu’ils soient surpris en voulant s’évader d’un camp ou qu’ils soient repris après une escapade assez longue, la rigueur germanique ne leur laissait guère beaucoup d’alternative, c’était le plus souvent le coup de fusil fatal[15]. Ceux qui aidaient à la fuite devaient aussi s’attendre aux pires sanctions. L’affichage public des ordonnances allemandes des 12 et 23 octobre 1915 ne laissait guère d’illusion aux Belges accusés « d’avoir hébergé l’ennemi ».[16]

   Durant la guerre 1914-1918, des prisonniers russes employés au tracé de la ligne de chemin de fer de Gouvy à St Vith avaient refuge, après leur évasion, dans les ruines du Château de Moudreux dont le site se trouve à mi-chemin, à droite en partant du pont de Brisy, en aval du village vers le moulin de Bistain. Le ruisselet tout proche leur était bien précieux.[17]

   Non loin de Dinez, vivent trois soldats russes qui se sont évadés, avait appris François Grandprez par une de ses relations de la région d’Houffalize. Sous le couvert de ses activités professionnelles de tanneur notre patriote se déplaçait assez souvent en Ardenne et réalisait ainsi la liaison nécessaire avec son groupe de Stavelot. Il se proposa de voir dans quelle mesure il serait intéressant de regrouper les évadés russes, afin d’envisager leur rapatriement, plus risqué peut-être, par un itinéraire différent. Si la première tentative, avec les deux protégés de l’abbé Simon avait échoué, il ne fallait pas pour autant abandonner le projet. François Grandprez, en cette fin de 1916, décida de s’informer d’avantage.

   Sur la grand’route qui descend de la Baraque de Fraiture vers Houffalize à travers la Cedrogne, il y avait, à hauteur de Dinez, une auberge autrefois tenue par Louise Leclercq. Un certain Nestor Jacoby y vivait à demeure. Frère de Joseph Jacoby de qui François Grandprez avait appris la présence de Russes dans la Cedrogne, son contact pouvait être profitable. Après une marche éreintante depuis Bobigny, notre patriote avait prévu de faire étape là, pour y recueillir le maximum de renseignements utiles au sauvetage des évadés. A peine installé, François Grandprez se rendit au village afin de pouvoir interroger des personnes de confiance qu’il connaissait déjà et qui ne seraient pas étonnées de sa démarche confidentielle. Chez Pierre Neybuch, la nouvelle apprise allait être importante : « Les Russes viennent de quitter la proximité de Dinez où ils craignaient d’être découverts…Ils sont en train de creuser un habitat souterrain plus haut dans la Cedrogne…Le garde-forestier Jules Léonard, qui occupe la ferme des « Framboises »[18], connaît mieux que quiconque l’emplacement de leur nouvelle cabane. Présentez-vous chez lui, de ma part. »

   Le lendemain, par une journée froide de ce décembre 1916, notre brave voyageur s’empressa de rendre visite au garde-forestier des Hospices de Bruges, dont allait dépendre la suite de sa démarche. Après un tel détour de plusieurs kilomètres, il serait alors utile de passer par la cure Rogery où il se devait de rapporter à l’abbé Simon les résultats de ses premiers contacts dans la Cedrogne, si l’on voulait mener à bonne fin l’idée de réunir les deux groupes de Russes évadés. Une longue journée de marche forcée attendait François Grandprez, ce jour-là.

   A la ferme des Framboises, la distance à parcourir pour atteindre la nouvelle « cabane des Russes » fit différer l’intention de la visiter. La présence de Julia Simon, la sœur du curé de Rogery, serait aussi très souhaitable car cette demoiselle avait acquit une bonne pratique de la langue de Tolstoï, par ses contacts répétés avec les anciens prisonniers qui vivaient en cachette au presbytère. François Grandprez avait eu l’occasion de se rendre compte lors d’une visite antérieure chez les Simon combien la jeune femme interprétait facilement les propos de ceux avec lesquels il n’était guère aisé de converser en français. En repassant par Rogery, ils décidèrent du jour d’un rendez-vous à l’auberge de Dinez.

   Une semaine plus tard, une carriole conduite par Pierre Neybuch montait lentement la grimpette de la Cedrogne. Les visages fouettés par la pluie glacée mêlée de neige, transis par la bise qui souillait depuis le plateau sommital des Tailles, Julia Simon et François Grandprez souhaitaient d’arriver en vue de La Pisserotte. Ils seraient alors pilotés par quelqu’un de chez Léonard et s’efforceraient de gagner à pied la hutte à laquelle on n’accédait qu’après une véritable expédition dans une nature hostile où des hommes acceptaient maintenant de vivre comme des bêtes. « La surprise et la joie de ces malheureux furent indescriptibles. Mais elles le devinrent encore davantage quand ils apprirent qu’on allait bientôt leur faire passer la frontière et qu’on leur amènerait des compatriotes de Rogery, afin de pouvoir les faire partir tous les cinq à la fois dès la première occasion favorable. »[19] A présent, il fallait les réunir au plutôt.

   Le 20 décembre 1916, à 17 heures précises, Julia Simon et ses protégés arrivèrent au rendez-vous fixé. Le garde Jules Léonard était venu à leur rencontre, depuis Les Tailles jusqu’à l’endroit convenu dans un bois proche de Bovigny. Il prit la tête du groupe et le pilota, avec la maîtrise d’un chasseur éprouvé, jusqu’à sa ferme des Framboises où ils arrivèrent à 21 heures. Le lendemain, l’infatigable Julia Simon conduisit les Russes auprès de leurs frères d’armes. Ce ne fut pas sans avoir assisté une fois de plus aux manifestations du bonheur des retrouvailles entre exilés. Pourtant, quelle ne devait pas être la déception secrète de ceux qui avaient connu la douceur du presbytère de Rogery, où les Simon avaient si charitablement mis tout en œuvre pour que leurs protégés oublient cette misérable vie de troglodytes qu’ils allaient à nouveau partager pour le prix de la liberté ! De retour chez le garde, la demoiselle Julia n’eut point de cesse que de prendre toutes les dispositions afin de pourvoir au ravitaillement de ses protégés dans les prochains jours : elle reviendrait le surlendemain, en carriole avec une part importante de ravitaillement et matériel divers dont les Russes pourraient avoir besoin…

   Le 23 décembre 1916, il faisait un temps épouvantable dans la dure région des Tailles dont le climat hivernal, avec ses tempêtes de neige ou ses chutes exceptionnelles de la température, l’a fait surnommer à juste titre « la Sibérie belge » ! Sans doute, cette appellation n’a-t-elle, jamais été aussi méritée qu’à ce moment avec la présence de nos cinq Russes dans la Cedrogne, tapis au fond de leur tanière comme des moujiks dans une isba. Conduite en charrette hippotractée  par Pierre Bastin, exploitant de la ferme de la-Haie[20] à Rogery. Julia Simon apportait à la ferme des Framboises un volumineux colis de victuailles, des ustensiles de cuisine, mais encore des objets nécessaires…bien que rares à l’époque, quand on veut entreprendre un voyage en pays inconnu : boussole, montre, carte et dictionnaire russo-français.

   A son arrivée, le plaisir fut grand de constater combien François Grandprez avait eu la bonne idée d’apporter ce qui était utile à la consolidation de l’habitat précaire des malheureux. Il apportait ce qu’il avait pu trouver à Houffalize, grâce à ses relations locales : des outils, du carton bitumé, des clous, mais encore de solides chaussures, du linge et des vêtements chauds. Mais François Grandprez s’excusait de devoir quitter ses amis le plus tôt possible, un messager secret venait de le prévenir de la nécessité de rentrer à Stavelot. Avant de s’en aller de la ferme des Framboises, il demanda à Julia d’être son interprète auprès de leurs protégés, pour les assurer que l’organisme de Stavelot envisageait de les adjoindre sans retard à un groupe de dix Belges[21] dont le départ n’attendait que la fin de la période des grandes neiges. Le nouvel itinéraire prévoyait le passage par la frontière prussienne et l’Hertogenwald car le chemin traditionnel vers la Hollande devenait trop périlleux.

   Sous l’égide du garde Léonard, Julia Simon et le fermier Pierre Bastin s’engagèrent alors dans une véritable expédition polaire à travers la Cedrogne. Femme courageuse et hommes déterminés, ils étaient chargés de lourds colis « dont un pesait même plus de soixante kilos ! »[22]  En traînant péniblement leur fardeau derrière eux, ils progressèrent avec la plus grande difficulté dans la neige épaisse qui recouvrait les sentiers et, quand ils parvinrent là où ils croyaient être au bout de leur pire effort, il n’y avait personne ! Les Russes semblaient ne pas être venus au rendez-vous fixé. On avait pourtant convenu de se retrouver ici, dans cette « seconde baraque. » La pénible expédition hivernale à travers bois, ruisseaux et marécages allait-elle se solder par un échec ?

   Les évadés venaient d’installer leur nouveau campement à proximité de l’eau du Martin Moulin, mais un peu en aval du confluent de ce ruisseau avec celui des Colas, au lieu-dit « à pré del’Mahon » suivant la dénomination vernaculaire.[23] Le fond de cette hutte, de construction récente et qu’ils se proposaient d’aménager en baraque à l’aide du matériel espéré, était creusé à la façon des isbas de l’Est, dans le versant du talus bien orienté pour parer au souille de l’air glacial. Son camouflage était assuré par une épaisse végétation semblable à celle qui poussait aux alentours. L’idée de ce nouveau campement, en un endroit particulièrement giboyeux, avait été rendue nécessaire par le danger de résider, comme ils l’avaient fait précédemment, dans des lieux trop fréquentés par une population locale qui comptait un grand nombre de forestiers. La prudence leur dictait de s’installer plus au nord de la Cedrogne, là où la forêt est de propriété privée[24] donc placée sous la surveillance de gardes-forestiers. La discrétion autour de leur habitat y gagnerait.

   Le principal campement des Russes se situait, en effet, plus au sud-est que l’endroit où ils avaient l’intention de déménager. C’était au lieu-dit « so Bouyé », parmi les bancs rocheux qui garnissent les flancs d’une élévation naturelle du terrain, que les gens du cru appellent si bien « Li cresse de Mamgonette et Géna. » Ce site dominant se trouve au point de rencontre du Martin Moulin avec un ruisselet, maintenant anonyme, qui se dénommait «Wahau (Wachau). » Le confluent avec « la Planchette » est en aval.[25] L’abri avait été aménagé à la manière russe et masqué par de la végétation qui le rendait peu apparent. Il se confondait avec le milieu environnant. Mais le danger pouvait venir à tout moment de la population voisine, patriotique et charitable dans sa totalité, malheureusement assez nombreuse pour que le secret d’une présence insolite d’étrangers ne soit formellement gardé.[26] 

   La journée mémorable du 23 décembre 1916 risquait maintenant de se terminer par un constat d’échec du contact avec les Russes. Où déposer les précieux colis qui leur étaient si nécessaires ? Le garde-forestier Léonard suggéra de rentrer sagement à sa ferme des Framboises où l’on déciderait ce qu’il y aurait lieu de faire le lendemain matin. A son avis, les cinq Russes avaient attendu vainement l’arrivée des Belges puis, croyant avoir mal compris les arrangements, s’en étaient retournés « so Bouyè. »

   Renoncer ce jour là eût été mal connaître l’âme de forte trempe que possédait Julia Simon.[27] Les lourds fardeaux restèrent sur place dans la baraque inoccupée des rives du Martin Moulin et l’expédition de nos trois héros reprit son cours à travers les intempéries hivernales, comme on en connaît peu d’exemples ailleurs en Belgique. Insouciants de l’amoncellement des neiges et du blocage de certains sentiers dans la forêt, se trébuchant sans cesse sur des congères ou des souches, nos Ardennais retrouvèrent « leurs Russes » abrités au plus profond de leur habitat primitif.

   Les uns oubliant leur fatigue, les autres débordant de gratitude et d’admiration envers ceux qui les secouraient avec tant de désintéressement, on vit à nouveau l’expédition retourner d’où elle venait, indifférente à la bise qui soufflait maintenant de face. Les huit se séparèrent, après que les malheureux évadés eurent pris livraison du secours inespéré qui leur permettrait d’attendre « la fin de la période des grandes neiges », comme l’avait fait savoir François Grandprez. Le détour avait duré des heures.

   Quand Julia Simon, derrière ses compagnons au grand cœur, se sépara de ses protégés pour rejoindre enfin la ferme des Framboises, elle ne serait pas encore au bout de ses peines. Là, il lui restait, après s’être un peu restaurée, à reprendre le chemin de Rogery où l’attendait son frère l’abbé anxieux de ne pas voir arriver la carriole de Pierre Bastin, partie de si grand matin. Le lendemain, il lui faudrait veiller ce que la charmante église de Rogery feigne de fêter Noël 1916, comme si de rien était…

   La guerre était cependant loin d’être finie pour les acteurs de la triste « affaire des Russes dans la Cedrogne. » Au cours de la maudite année de 1917, les malheurs s’abattront avec un tel acharnement sur la plupart d’entre eux que cette page de notre Histoire locale connaîtra son épilogue le plus tragique.

La fin tragique du réseau d’espionnage ardennais.

   Si l’héroïque DD. Lambrecht, coordonnateur des activités du réseau d’espionnage ardennais, avait été victime en 1916 des méfaits d’un Alsacien nommé Douhart, Constant Grandprez allait à son tour tomber dans le même piège. Emile Delacourt, un traître français aux talents de comédien, parvint à s’introduire, dès le 19 janvier 1917, au domicile des Grandprez.


Constant Grandprez (1870 - 1917)

   Avec une habileté maléfique, aidé de sa femme et de sa belle sœur, le sinistre Delacourt allait gagner la confiance, pourtant d’une réserve et d’une prudence éprouvées, de celui qui dirigeait l’organisme de Stavelot.

   Croyant à une reprise prochaine de ses grandes activités, mises en veilleuse à la suite de la disparition de DD. Lambrecht, notre service d’espionnage entrevoyait sa réorganisation alors qu’il était noyauté ! Le brave facteur Grégoire reprit aussitôt le cours de ses observations du trafic ferroviaire à Stavelot. Sur les conseils de son frère, François Grandprez se mit à la recherche de nouvelles recrues et pensa aussitôt à enrôler Julia Simon dont l’efficience patriotique était remarquable. Pourtant la jeune fille subissait les retombées de ses efforts physiques au service des autres, sa santé réclamait un repos de quelques semaines, ce qui lui sauvera peut-être la vie ! Pendant ce temps, le judas Delcour, poussé par ses maîtres du contre-espionnage allemand, enregistrait le moindre détail utile à la décapitation rapide du réseau dans lequel il s’était infiltré. Le 29 janvier déjà, c’était l’arrestation à Liège de Constant Grandprez, au domicile même du traître français à qui il avait rendu visite en pleine confiance. A la gare des Guillemins, son frère François, qui attendait vainement au rendez-vous fixé, se fit cueillir par une patrouille allemande. Leurs sœurs Elise et Marie Grandprez furent arrêtées le lendemain, à leur domicile de Stavelot, alors qu’une mauvaise nouvelle circulait dans la petite ville : « Une voiture allemande est venue pendant la nuit, dans la rue Parfondruy…Elle s’est arrêtée devant chez Monsieur et Madame Grégoire…On dit qu’ils ont été emmenés vers Liège. »

   Le 8 mai 1917, Constant et Elise Grandprez, âgés respectivement de 47 et 49 ans, étaient fusillés dans les fossés de la Chartreuse, à Robermont-lez-Liège. Le brave facteur André Grégoire les accompagnait au poteau d’exécution : né à Fosse S/Salm en 1859, il avait 58 ans. Tous trois endurèrent l’extrême minute de leur supplice en agitant un drapelet tricolore, au cri de « Vive la Belgique ! »[28]

   François Grandprez avait échappé de peu à la mort, par bénéfice d’un doute que son avocat avait entretenu au cours de son procès. Il se vit condamner à 15 ans de travaux forcés. Madame André Grégoire, pour avoir collaboré aux activités de son mari, fut condamnée à 12 ans de la même peine. Quant à Mademoiselle Marie Grandprez, acquittée, elle fut considérée comme indésirable et envoyée au camp allemand de Holzminden jusqu’à Noël 1917. Mais qu’était-il advenu de la courageuse Julia Simon sur la piste de laquelle le sinistre traître Delcourt s’était lancé ?

   Dans la boite aux lettres du presbytère de Rogery, elle avait trouvé un billet rédigé de façon laconique « Quittez au plus tôt le pays et passez en Hollande. » Comme elle venait d’être informée des arrestations de Stavelot, ce 1er février 1917, elle s’empressa de gagner Liège, le jour même, sans avoir pu prévenir son frère qui était absent.[29] Des parents et des connaissances la cachèrent jusqu’à ce que, après plusieurs mois, l’occasion de fuir en Hollande lui fut offerte. Par une coïncidence étrange, cette nouvelle lui parvenait le 8 mai 1917…jour de l’exécution des patriotes de Stavelot au pied des poteaux de la Chartreuse.


Elise Grandprez (1868 - 1917)

   Le lendemain, on voyait la courageuse jeune fille sur les routes du Limbourg, marchant avec résignation vers Hamont où, dans un couvent, on lui donnerait les instructions pour le lendemain. La nuit suivante, qui serait salvatrice pour elle, elle risquerait encore une fois sa vie…Sous le feu des sentinelles allemandes, c’est à la toute dernière extrémité que, grâce à une sorte de matelas isolant jeté sur la clôture frontalière électrifiée, elle avait trouvé son salut en Hollande. A ses côtés, gisait la dépouille d’un autre patriote qui n’avait pas eu la même chance : son corps était troué de balles…Il s’agissait d’un Liégeois nommé d’Andrimont.[30]

 

   En Ardenne, dans la Cedrogne, les prisonniers russes livrés à eux-mêmes et à la bonne volonté charitable de ceux qui voudraient encore les aider. Ils ne pourraient plus compter sur l’aide matérielle, ni sur les conseils judicieux que de véritables personnalités leur avaient prodigués jusque là…Ceux qui s’étaient occupés d’eux étaient réduits au silence s’ils vivaient encore. Les évadés devraient désormais vivre sur les ressources de la région, s’ils voulaient survivre, fuir à l’étranger ! Sans l’aide d’une organisation structurée, était chimérique à l’époque, mais la charité des villageois, alors que la plupart d’entre eux vivaient du maigre revenu des forestiers, n’était pas un vain mot. On vit alors les Russes, dès le début de cette maudite année 1917, s’affranchir de plus en plus dans leurs contacts avec les gens du pays, au point de même leur rendre visite sans crainte malgré leur situation de plus en plus menacée.

   Un d’entre eux était surnommé li p’ti Nicolas…Mon grand-père racontait qu’il apparaissait comme le plus décidé parmi les 9 Russes qui hantaient les lieux-dits « so Bouyet » en plein bois. On disait qu’un jour, alors qu’il assurait la garde de leur campement pendant que les autres, braconnaient ou travaillaient, il avait été surpris par l’arrivée de deux soldats en feldgrau et armés…L’échauffourée qui s’ensuivit, due à l’impulsivité du Russe, avait eu comme bilan la mort d’un Allemand et une blessure grave à son compagnon…Il s’agissait, parait-il, de deux déserteurs alsaciens qui envisageaient de se dissimuler momentanément dans la forêt. Le tué fut rapidement enterré et l’autre reçut des soins à Wilogne.[31]

   Il semble en effet, que le groupe des cinq évadés, réunis à la fin de 1916 par les patriotes belges, s’était augmenté de plusieurs unités quand le bruit se répandit qu’une possibilité de rapatriement existait désormais dans la Cedrogne. En fait, cette initiative prévue, qui avait maintenant avorté avec la décapitation du réseau, était un secret de polichinelle. Entre-temps, un groupe isolé tel que celui du Château des Moudreux à Brisy, où quelque nouvel évadé des travaux forcés des lignes ferroviaires, pouvait avoir été dirigé vers la région des Tailles avec la complicité d’un Ardennais décidé à venir en aide aux malheureux.

   Les Russes chassaient le gibier, pêchaient dans les ruisseaux, cueillaient des champignons et des plantes, coupaient du bois. S’ils en avaient, ils les troquaient pour des pommes de terre qu’ils gardaient en silos. Afin d’obtenir un peu de tabac en échange, ils façonnaient des bagues en métal ou toutes sortes de souvenirs qu’ils décoraient de leur mieux. C’est ainsi qu’ils s’approchaient des maisons, à la nuit tombante, et que nos parents leur faisait la charité alors que ces maudits temps de guerre étaient si difficile à vivre.[32]

  

   Au mois d’août 1917, l’auditeur militaire allemand Kauffmann, qui siégeait à Marche au tribunal de guerre installé par l’occupant, avait recueilli assez d’éléments pour procéder à l’instruction de « l’affaire des Russes »[33] La constitution du dossier allait bouleverser la région.

   Le 10 août exactement, la Feldgendarmerie allemande procédait à l’arrestation d’un premier groupe de villageois des environs de la Cedrogne. Cette mesure était motivée par les besoins de l’enquête, mais elle visait surtout à détenir un certain nombre d’otages avec lesquels on exercerait une pression sur la population locale. Joseph Stein, Constant Giot, Joseph Jacoby et Julien Jacoby furent embarqués, ce jour là, à la prison de marches. Le 18 août, allait suivre Emile Meunier qui fut arrêté à Les Tailles, village du nord de la Cedrogne dans lequel les Allemands trouvaient intéressant de détenir aussi un otage. A mont, l’arrestation d’Alphonse Kauffman eut lieu le 23 août 1917 et sa détention préventive, « pour les besoins de l’enquête », durera jusqu’au 11 octobre de la même année avant qu’il ne passe en jugement.[34]

   Dans les semaines qui suivirent, la région fut moralement bouleversée. Qui aurait encore assez d’audace pour soutenir ouvertement les Russes, sans craindre de devenir à son tour victime de la répression allemande ? Toute l’Ardenne avait appris les obsèques grandioses faites, à Stavelot, aux fusillés : l’occupant en tirait parti, comme exemple. Les arrestations continuèrent avec Armand Denis, le 6 octobre 1917 et celle du bourgmestre de Dinez, Jacques-Joseph Antoine, deux jours plus tard. Puis le jeune Jean-Joseph-Félicien Huet qu’on vint cueillir le 20 octobre…

   En dehors de ces détenus à vue, plusieurs dizaines de villageois devaient se présenter aux autorités allemandes pour la poursuite des interrogatoires, sans faire défaut sous peine des pires sanctions. La tension locale, dans l’attente d’un jugement qui était annoncé pour la fin de l’année et dont on prévoyait la rigueur, fit que les prisonniers russes ne firent plus parler d’eux, sans doute parce qu’ils avaient jugé bon de quitter à temps la Cedrogne pour une destination qui risque de rester inconnue.[35] Mais que reprochait-on exactement à cette fraction importante de la population locale dont 57 personnes hommes et femmes, étaient passibles de condamnation pour avoir été trop charitables ?

   La sentence tomba, le 14 novembre 1917, à la Cour martiale de Marche que présidait le gouverneur militaire allemand, le colonel-comte von Gessler.

A  Pour avoir, dans le courant des deux dernières années, aidé 6 prisonniers de guerre russes en fuite et cela en leur fournissant des subsistances ou autres moyens de dissimuler à dessein leur retraite momentanée.

 

B  Pour le fait de, connaissant la cachette des 6 Russes ci-dessus mentionnés, ne pas l’avoir signalée aux autorités allemandes.

Ont ainsi contrevenu au décret du gouvernement général du 12 octobre 1915, mais encore à celui du 23 octobre de la même année, et son donc condamnés à cet effet :

 

A 6 mois de prison : Jacques Antoine, Emile Meunier

A 5 mois de prison : Jules Maka, Joseph Stein, Constant Giot, Alphonse-Léon Antoine, Victor Raveau, Jean-Baptiste Lemaire, Gérard Hemmer, Victor Archambeau, Alexis-Joseph Antoine, Victor-François Antoine, Léonard-Joseph Gueibe, Engelbert Lafalize, Georges Hemmer, François-Joseph Gillet, Jean-Joseph Mathieu, Victor-Joseph Danloy, Joseph Evrard, Léopold Neybuch, Léopold-Joseph Roder, Pierre-Joseph Roder, François-Joseph Lafalize, Joseph Hemmer, Henri Jacoby, Antoine-Joseph Jacoby, Victorien Jacoby, Lucien Jacoby, François Gueibe, François-Joseph Philippart, Armand Denis, Alphons Kauffman, Marie-Louise Hemmer. 



A 3 mois de prison : Céline Bay, Emilia Tivis, Emilie-Marie Giot, Marie Demasy, Pierre-Léonard Lafalize.

A 2 mois de prison : Marie Hemmer, Léa-Alice Lafalize, Jean-Joseph-Félicien Huet, Joseph-Antoine Baland, Léopold Fairon, Joseph Giot, Emile Lafalize, Victor Lafalize, Célestin Wilmotte, Antoine Bigonville, Charles Bigonville, Honoré Chapelle, Honoré Demas, Léopold Hemmer, Nestor Jacoby, Henri Neybuch, Joseph Maréchal, Joseph Wilmotte, Honoré Lambert.

Dans les jours qui suivirent la sentence, bien des familles de la région assistèrent, non sans déchirement, au départ des leurs vers la captivité. Les uns accomplirent leur peine à Marche ou à Neufchâteau, les autres connurent la prison allemande de Bonn…Il y a même quelqu’un qui racheta sa peine en espèces ! On ne sait s’il jugea ce prix trop élevé, car la plupart des acteurs de  « l’affaire des Russes dans la Cedrogne » avaient le plus souvent payé au bagne, en exil ou au ciel des héros, le droit d’avoir écrit une belle page de notre histoire locale.


[1]  L. Grailet, « Les principautaires doivent s’installer ailleurs », dans la Meuse-la Lanterne du 14 juillet 1992. Une œuvre incongrue voisine maintenant avec le monument dédié, à Liège, à Dieudonné lambrecht.

[2]  D. Mirkes, « Vennbahn hier et aujourd’hui. Le plan « Schlieffen », éd. Office Tourisme Cantons Est, St Vith 1991, p.29. Coordination M. Lejoly.

[3]  D. Mirkes, op.cit., Les voies ferroviaires militaires, p.31.

[4]  E. Merchie, Un patriote liégeois : Dieudonné Lambrecht. Annales patriotiques n° 6, Résultat du service, éd. Desclée, Brux. 1992, p.35.

[5]  Dieudonné Lambrecht, patriote liégeois. Souvenir de l’inauguration solennelle de son monument le 17 juillet 1930, sa dernière lettre de la Chartreuse (17 avril 1916), pp. 14-15

[6]  Citons entre autres patriotes : L. t’Serstevens (bourgmestre), le DR O. Hardy, P. David, Paul et Marie Grandprez, Madame A. Grégoire.

[7]  A. Hardy, L’Ardenne héroïque, L’affaire Grandprez-Grégoire, L’aide aux volontaires, éd. A.E.B., Brux. 1919, p.15.

[8]  D. Mirkes, op.cit. partie de la carte « Les lignes militaires » d’après le relevé de G. Marenberg, p.23. Voir illustration du texte.

[9]  L. Fredericq, Guide du promeneur et du naturaliste dans le district de Malmédy, Réseau des voies ferrées, éd. Lebègue, Brux. 1924, p.60.

[10]  Le corps belge des autos-canons-mitrailleuses combattit en Galicie de 1915 à 1917, au service du tsar Nicolas II de Russie. Je dédie ce texte à la mémoire de deux vaillants Volontaires de cette époque : mon oncle Henri Herd dit Constant-le-Marin, champion du monde de lutte, qui reçut les 4 Croix de St Georges et mon cousin Fernand Houbiers, benjamin du corps, qui fut décoré d’une même Croix.

[11]  J. Schmitz & N. Nieuwland, L’invasion allemande dans les provinces de Namur et de Luxembourg, 1e partie, éd. L.N.A.H., Brux.1922,p.19.

[12]  A. Hardy, op. Cit. ,p.18. Nous rectifions cependant les lieux en fonction de nos témoignages fiables, recueillis sur place au début de 1993.

[13]  Mesdames Marthe Lecrombs et sa sœur  de Rogery sont remerciées ici pour leur accueil et pour les renseignements communiqués en mars 1993.

[14]  R. Madina, Ces prisonniers russes dans les bois de Paradis-Harzé en 14-18 dans les Annonces de l’Ourthe, Petite Gazette, éd. J. Petitpas, n° 30, Bomal 1992,P.6. Une photo communiquée par E. Courtoy (Aywaille) montrait des Russes et leurs gardes en bon accord. Lucien Bourgraff (Ourthe) rappelle, dans une édition du même périodique datée du 8 avril 1993, les conditions de vie déplorables que connaissait à l’époque « un camp de prisonniers russes établi dans une prairie de Sidon, rue Remaifait à Gouvy ». Des patronymes slaves figurent d’ailleurs sur le monument aux morts de Gouvy-Village.

[15]  F. Collard, Tombes des soldats abattus par les Allemands à Mochamps en 1916 dans info-2000 du 24 septembre 1992, p.24. (témoignage d’un lecteur).

[16]  D’après un document de la cour martiale de Marche (1917) que m’a amicalement prêté Walthère Philippart (Dinez) remercié ici. « Vergehen gegen di Verordnung des Gen-Gouvern. Vom 12 oktober 1915 ».

[17]  Victor Alie, Promenade archéologique au Château des Moudreux, Souvenirs de prospection et de fouilles, dans le bulletin Segnia, t.XV, fasc. 3-4, éd.Haut-Pays, Houffalize 1991, p.3.

[18]  La ferme des Framboises, au km 80 de la route nationale, a disparu avec la construction de l’autoroute. Elle se situait entre la ferme Belle Vue et le lieu dit « Pisserotte ». C’était la propriété des Hospices de Bruges.

[19]  A. Hardy, op.cit., p.27.

[20]  Précision apportée par une dame Lecrombs (Rogery), le 17 mars 1993.

[21]  Il était même question, à cette époque, « d’organiser la fuite de seize soldats français cachés dans les bois environnant Bertrix » (svt A. Hardy, op.cit., p.27.

[22]  A. Hardy, op.cit., L’hiver en Cedrogne, p.26-29.

[23]  Visite sur les lieux, d’après les indications de J. Laurent (Auberge du Martin-Moulin à Les Tailles), 20 mars 1993.

[24]  Un propriétaire français, Bernard Pacotte, fit défricher la Cedrogne dès 1841. Nouvel acquéreur en 1953, le banquier Gérard Nagelmackers fit reboiser les boqueteaux résiduels et les superficies dégarnies, mais la part de l’épicéa devint trop belle vers 1870-1880. En 1889, la forêt devenait la propriété des Hospices civils de Bruges avec 842 hectares actuels. Le domaine forestier des de Limbourg-Styrum lui est contigu.

[25]  Témoignage de Gaston Lafalize (Dochamps), remercié ici pour son accueil et ses renseignements. L’ancienne carte de Ferraris où figure encore le ruisselet de « Wahau (Wachau) » schématise mieux notre description.

[26]  Certains témoignages locaux (Dinez, Wilogne, Mont) font état du rôle néfaste par certains délateurs dans la triste « affaire des Russes.» En l’absence de preuves ou de documents formels, vu le recul de ces faits, il nous semble inopportun de les citer.

[27]  Au cours du conflit 1940-1945, alors que son mari était prisonnier à Prezlau (Allem.), Julia Simon reprit une activité patriotique.

[28]  A.L. (abbé), Nos héros devant la mort, éd. Ecole Arts Métiers, Liège 1919, p.63.

[29]  A. Hardy, op.cit. Une fuite mouvementée, pp.75-81.

[30]  Parmi le groupe des fugitifs, dispersé par la mitraillade, Julia Simon et M. d’Andrimont avaient été les seuls à tenter de franchir la ligne électrifiée.

[31]  Plusieurs témoignages mentionnent que le déserteur alsacien blessé, après les soins, aurait jugé bon de contacter les Allemands pour être blanchi du fait d’avoir voulu quitter leurs rangs.

[32]  Témoignages de Mesdames Laurent-Meunier et Piron-Zune, de Les Tailles. Merci à ces dames pour leur souvenir de ce temps de leur enfance.

[33]  Beglaubigte Abschrift, Strafverfügung P.I. Nr 410/17, Gericht des Militärgouverrnement der Provinz Luxemburg, Marche, den 14 November 1917. Merci à Walther Philippart de m’avoir procuré cet important document autour duquel ma narration c’est construite.

[34]  Merci à Madame V. Alié-Kauffman pour son accueil à Mont. Son père Alphonse Kauffman n’a certes pas profité de son homonymie fortuite avec l’auteur allemand qui instruisit l’affaire.

[35]  Que sont devenus les « Russes de la Cedrogne » ? Personne n’a pu nous donner le moindre renseignement sur leur sort après 1917…



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