Médecins de la Grande Guerre
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Le Collège du Sacré-Cœur à Charleroi se transforme en ambulance et en centre d’accueil pour les réfugiés français[1] Elle était dépouillée d'ornements, notre grande salle, et nette comme une page du manuel de géométrie de Blanchet. Lorsque le P. Michel, de grande et terrifiante mémoire, y convoquait la gloire divine, les progrès des sciences et des belles-lettres, la prospérité de la Patrie et le bonheur des familles, nous devinions, dissimulée parmi les décors, la présence secrète de tous ces génies. Devant de tels témoins, c'est le front rouge de confusion que le lauréat du cours de gymnastique s'en venait ceindre sa couronne... Mais durant la distribution des prix, en juillet 1914, un souffle d'anxiété planait sur la salle. Notre classe occupait le balcon de face. Se désintéressant des jeux de la scène, nos regards se portaient sur les « p’tits Chasseurs » : rappelés brusquement de leur congé illimité, ils montaient par petits groupes, le long de la rue du Pont-Neuf, vers leur caserne. Et ce fut la guerre. La grande salle, aussitôt, entra dans la tourmente. Elle abrita d'abord plus de 600 hommes des 1er et 4ème chasseurs à pied, qui se groupaient pour la grande parade. Puis, ce furent les premières escarmouches dans Charleroi, le vendredi 21 août, et le Collège se transforma en hôpital auxiliaire. Des lits, installés dans les locaux scolaires et dans la grande salle, furent occupés peu à peu par les blessés, recueillis aux carrefours et dans les rues bordant la Sambre. Une des salles d'étude fut aménagée en salle d'opérations. Un jeune uhlan de 19 ans en fut le premier hôte. Le lendemain, c'était l'incendie, formidable brasier où s'écroulait notre ville, depuis le boulevard Audent jusqu'au delà du Viaduc. Et de nouvelles rencontres meurtrières se firent dans nos rues. Les brancardiers ne cessaient d'amener des blessés : soldats allemands et français, civils poussés en tête des détachements ennemis, et pris entre deux feux. Accoururent aussi, hagardes, éplorées, des femmes que les Allemands venaient de relâcher, tandis qu'ils maintenaient leurs maris, boucliers vivants, en tête de leurs troupes. Nous fûmes quelques-uns à venir, dès les premiers jours, offrir nos faibles services. On nous confia la charge d'aider les infirmiers de la grande salle : porter la nourriture, servir les repas, transporter la vaisselle, tenir compagnie aux blessés, les distraire et jouer avec eux d'interminables parties de manille. Les Frères des Ecoles chrétiennes, hébergés au Collège après l'incendie qui avait anéanti leur établissement, se prodiguaient, en même temps que les Pères, à soigner les blessés, à les réconforter, et à guider notre inexpérience généreuse mais parfois malhabile. Nous portions, épinglé sur la manche gauche, le brassard de la Croix-Rouge, et nous nous acquittions au mieux de notre tâche. Dans chacun de nos « allongés», nous découvrions une personnalité qui nous fascinait. Un zouave avait une affreuse blessure au crâne. A l'heure du pansement, nous approchions, horrifiés, pour voir apparaître un morceau de cervelle, ou pour l'entendre répéter : « Je suis de la classe ! je suis de la classe ! », avec une obstination peu compréhensible pour des garçons de quatorze ans, dans un pays qui n'était pas encore habitué au langage guerrier. Un autre racontait, à sa façon, le combat auquel il avait pris part dans la grande allée qui, de la route de Namur, mène au château de Presles. Cette voie privée était bordée d'ormes séculaires, et, derrière chaque tronc, quatre soldats avaient reçu l'ordre de s'abriter ! Il n'avait pas eu la chance d'en revenir indemne... Un autre encore avait été atteint d'une balle meurtrière, au moment où, haussant l'épaule par-dessus le fossé protecteur, il tentait de tirer son premier coup de fusil. Un artilleur de Paris avait la jambe amputée. Il gardait un moral étincelant. Artiste avant d'être moraliste, il regrettait seulement, disait-il, de ne plus pouvoir autant que jadis, honorer Terpsichore (un autre terme que nous ne comprenions guère.... en 4ème latine !). C'était le boute-en-train de la grande salle, il ne comptait que des amis. Quand il quitta l'hôpital, sa civière disparaissait sous les fleurs. Un jeune et beau tirailleur marocain (prononcez « tireyeur ») gisait sur le ventre, la fesse transpercée d'un coup de lance – ô lances, armes d'antan ! Il ne cessait de quémander des cigarettes en disant : « Ça cassé, ça cassé. Cigarette, ça guérira ! » Et ces malheureux fantassins, abandonnés pendant huit terribles jours sur le champ de bataille ! Dans leurs plaies grouillaient déjà les vers. Ils arrivaient ici trop tard : la gangrène avait fait son œuvre. Je revois aussi le va-et-vient inaccoutumé d'officiers allemands qui régna, le 24 août, vers 10 heures, près de la porte d'entrée du boulevard Audent. Nous avons appris, plus tard, qu'on y avait amené la dépouille mortelle du prince de Saxe-Meiningen, tombé à l'entrée de Tarcienne. Je ne vis que la photo du défunt, exposé dans un parloir du Collège, mais je me souviens avoir remarqué avec étonnement la barbiche « à l'impériale » du guerrier abattu. Vers la mi-octobre, notre hôpital se vida de ses blessés, qui furent transportés clans les ambulances installées en ville. Et le Collège se prépara à rouvrir ses portes pour le 3 novembre. La vie reprit son cours, à peu près normal. où l'humour malicieux retrouvait parfois ses droits. Le P. Préfet, dont on disait qu'il ne riait jamais, m'appela un soir chez lui, au sortir de l'étude. Il ne pouvait, cet homme austère, résister au plaisir de communiquer, le plus tôt possible, la découverte, qu'il venait de faire, de l'acrostiche fameux : Ma sœur, te
souviens-tu ? En étudiant l'histoire de France... C'était un élégant et discret
rappel du mot que l'on prête au général Cambronne. Et cela paraissait dans un journal
censuré ! Cette année-là, les beaux prix
à tranche dorée furent remplacés par des diplômes. Sur les premiers qui furent distribués,
figuraient un lion rugissant, le portrait du roi Albert, et cette citation : « La
colère du roi est comme le rugissement du lion »... Mais revenons à notre propos. Le mardi 6 mars 1917. le P.
Préfet 'parcourt toutes les classes pour annoncer que, par ordre de l'occupant,
les cours sont suspendus jusqu' à nouvel ordre... qui arrive le vendredi, par
estafettes lancées dans toutes les directions : les cours reprendraient le lundi
suivant, sauf contrordre... qui arrive le soir même ! En effet, ce vendredi 9 mars,
à 18 heures, on faisait savoir que le Collège devrait abriter incessamment 350 réfugiés
français qui ont dû quitter en hâte la crèche, l'orphelinat, la maternité et l'hôtel-Dieu
de Saint-Quentin. En grand nombre nous
accourons aider les Pères à aménager le Collège. Et le dimanche dès 8 heures du
matin, épuisés déjà par leur long et inconfortable voyage, ces tristes convois de
misères humaines traversent la ville, de la gare au boulevard Audent, bloquant la circulation à de nombreuses reprises, jusqu'
à 7 heures du soir. Estropiés, malades, impotents, vieillards, on les a installés
comme on a pu, parfois sur des brancards, dans des voitures de tram découvertes.
Nous les aidons avec d'infinies précautions. à gagner ce havre de miséricorde que
sera pour eux notre Collège. La « grippe espagnole » sévit
bientôt : brisés par le déplacement et l'émotion, nos malheureux sont des victimes
toutes désignées. Les religieuses hospitalières de Saint-Quentin les soignent de
leur mieux, ou les préparent à bien mourir. Nous assistons le prêtre qui, dans
notre classe muée en infirmerie, vient donner les derniers sacrements aux moribonds,
parmi leurs compagnons d'infortune, muets d'effroi et de recueillement. Notre grande salle ne verra
pas, cette année, la distribution des prix, qui se fait dans la salle des fêtes
des Ouvriers Réunis : la nôtre est toujours un hôpital, et le restera jusqu'au 19
septembre 1918. Mais cinq jours plus tôt, un
nouvel ordre de réquisition est parvenu, de tout le Collège cette fois, pour un
hôpital militaire allemand qui se replie... Pendant toute une semaine nous nous
mettons, une troisième fois, à la disposition des Pères « avec un dévouement infatigable
» , écrivait dans ses notes le redoutable P. Préfet de l’époque -- plus sensible
qu’il ne voulait le paraître ! Et nous évacuons, une fois de plus, la grande
salle et tous les locaux scolaires. Les Pères sont claquemurés
dans le bâtiment de la rue du Pont-Neuf. Les classes se donnent en ville, dans
des locaux mis à la disposition du Collège par de généreux bienfaiteurs. Les Frères
des Ecoles chrétiennes notamment, qui ont pu remettre en état une partie de leur
établissement, accueillent quelques-unes de nos classes, après avoir été longtemps
hébergés chez nous ! Même les cours de gymnastique se donnent en ville : chez
l'inoubliable M. De Grauwe ! Le mercredi 13 novembre, les Allemands quittaient
précipitamment le Collège, laissant la grande salle dans un état de saleté et de
délabrement indescriptible : on y trouva sept cadavres qu'ils avaient abandonnés !
Un escadron de vingt femmes se chargea de remettre partout ordre et propreté...
pour recevoir des troupes anglaises ou des prisonniers alliés libérés. * * * La grande salle a repris sa
destination première : l'autel dédié aux génies des sciences et des belles-lettres
y est restauré, jusqu'au jour où surgiront des nécessités nouvelles. Secouant la
poussière de sesmurs, elle-même s'est vêtue de pourpre
et d'or. Sur l'écran défilent les vedettes du septième art ; sur la scène parlent
les sommités de la culture occidentale... ... Mais au fond de nous-mêmes, c'est à la chère vieille grande salle de 1914 que nous restons secrètement attachés. (Pour le Collège pendant la seconde Guerre)Charles Huwart [1] Collège du Sacré-Cœur, Charleroi, 75ème anniversaire – Inauguration du Mémorial aux Anciens Elèves morts pour la Patrie – 1876-1951 |