Médecins de la Grande Guerre
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Les 10 mois de
captivité d’un otage de Visé (Florent Vliegen) Avertissement Le texte figurant ci-dessous est extrait du livre de Florent Vliegen « La tragédie de Visé et la captivité des civils en Allemagne » paru en 1919 à Liège. Témoignage émouvant de la captivité d’un civil visétois, ce livre nous donne un témoignage exceptionnel sur le calvaire vécu par les otages civils emmenés en Allemagne dès les premiers jours de la guerre. Florent Vliegen, tout au long de sa captivité, note minutieusement la souffrance des siens mais, aussi, celle des civils russes emprisonnés, la plupart, jeunes étudiants de l’université de Liège. Infiniment précieux aussi, les témoignages de Florent Vliegen sur la souffrance des otages les plus faibles, souvent les « vieux » âgés de plus de cinquante ans. Pas d’anonymat dans ce témoignage, les otages qui souffrent et qui meurent portent des noms et l’auteur relate avec détails les circonstances de leur décès ainsi que le déroulement des funérailles. Fait à remarquer, un nombre non négligeable de ces otages partagent leur captivité avec un membre de leur famille, père ou fils et même petit-fils ! Le texte ci-dessous est un condensé du livre de Florent Vliegen qui comporte 162 pages écrites sur deux colonnes. J’ai en effet omis de reproduire les très nombreuses considérations de l’auteur sur la politique allemande qui alourdissent considérablement son ouvrage. Florent Vliegen était en effet un lecteur assidu et, il suivait avec minutie la presse allemande qui lui était accessible malgré la captivité. Dans la sélection des textes que j’ai effectuée, j’ai donc privilégié les témoignages de l’auteur sur la vie quotidienne dans les deux camps dans lesquels il séjourna. J’ose espérer que le travail que j’ai effectué pour rendre ce témoignage à nouveau accessible puisse participer à garder en mémoire le courage de nos anciens et en particuliers des otages de Visé. Seuls les titres encadrés au-dessus des dates ne proviennent pas du livre de Florent Vliegen. Je les ai composés et placés pour permettre au lecteur ou au chercheur pressé une approche synthétique de ce terrible témoignage. Dr Loodts P. La Tragédie
de Visé et la captivité des Civils de Visé en Allemagne (Florent Vliegen, professeur agréé) La
résistance de deux gendarmes Mardi 4 août 1914 : Vers 1 heure, les sauvages entrent dans la
ville, furibonds du retard subi sur les routes obstruées ; ils entrent et dès
le premier moment, ils donnent libre cours à leur instinct de pillards et
d'assassins. Ils brûlent et tuent. Ils tirent dans les
fenêtres ; ils tirent sur toute tête qui se montre. Monsieur l'abbé Goffin,
directeur du Collège St Hadelin, administrant les
derniers sacrements à deux gendarmes de la brigade de Gemmenich qui agonisent,
devient une cible après laquelle on tire plusieurs coups de feu. Le digne et
brave prêtre se lève à maintes reprises pour montrer qu'il remplit un devoir
sacré; on s'acharne. Spectacle grandiose autant que
terrifiant : Deux gendarmes mourants, bottés et sanglés en leurs uniformes
maculés et poussiéreux, les colbacks sur la tête comme si ces braves voulaient
mourir en beauté, un prêtre auguste, récitant sur eux les prières réparatrices
et implorant du Ciel pardon et récompense, puis, là sur le talus, une bande de
sauvages ivres tirant sans merci sur ce groupe inoffensif. Tués : J. Charlier, sur le seuil de sa maison, foute de Mons ;
Joseph et Jean Brouha,
père et fils, sur leur trottoir, rue de la Fontaine ; Armand Kinable, rue du Pont ; Lambert Tychon,
chez lui, rue du Pont ; Antoine Cabanel,
Louis Leroy, rue de l'Eau ; M. Wisirnus,
dans son lit, route de Berneau ; A.
Frenay, de Richelle, sur le boulevard du Nord. Des civils massacrés Mercredi
5 août : Dans la rue de la Station, aux environs de
la gare et un peu partout, ils font des prisonniers civils qu'ils emmèneront et
tueront dans la suite. Ce sont : Jean Brouha, son fils
Pierre Brouha
et son gendre Jean Leers, Laurent Boulanger, Adelin Boulanger, Honoré Cosme
et ses deux fils, Léon Pinckaers, Constant Pinckaers,
Job père et fils, Lecarme père et fils, Léonard Rion, Victor Michiels, M. Rude, de Basse-Hermalle,
M. Thill, Léonard Vanderlinden, J. J. Ernotte, Michel
Leroy de Lorette; Puts de Mouland ; A. Lieutenant,
Martin Scaff et Germeau. Les trois derniers avec un fils Cosme se sont échappés. Ils pourront un jour
témoigner de la véracité de mon récit en y ajoutant les horribles détails
qu'ils connaissent. Tous les autres ont été tués après avoir subi des outrages
et des injures de toutes sortes, après avoir été traînés à la remorque de
hordes inhumaines, au milieu des angoisses les plus déprimantes. Le père Cosme
est revenu à l'Hospice où il est mort, le ventre béant d'une blessure faite
vraisemblablement à la baïonnette. Son fils fut retrouvé les deux mains liées
derrière le dos, dans une prairie aux environs de Mortroux.
D'autres, selon un témoin oculaire, ont été tués à coups de baïonnettes, dans
une tranchée qu'ils tentaient de grimper, l'écume à la bouche, les dents
grinçant de fureur, d'impuissance et de douleur. Tous avec M. Maquet, de Devant-le-Pont, au service de la Croix-Rouge, avec H. Roujob
qu'on retrouva après la nuit du 15 exsangue et criblé de blessures à la
baïonnette, avec Dieudonné Duchesne,
inoffensif vieillard de 70 ans sur lequel on tira 3 salves de 10 coups de fusil
dans la nuit du 15. Le buste de
St Hadelin sauvé des flammes Du 6 au 10
août : Je fus l'un des premiers (avec M. le doyen,
qui au prix de sa vie sauva le Saint-Sacrement, MM. Eug. Jouret, décédé en Allemagne ; Guillaume Martin ; Léon Nellissen et
ses deux fils dont la conduite fut digne de tous les éloges) sur la place
de l'église et m'enorgueillis d'avoir contribué à sauver des flammes avec M. H. Cerfontaine
(fils) le buste vénérable de St-Hadelin. Je dois à la vérité d’affirmer que deux
soldats allemands nous ont aidés à sauver les ornements sacerdotaux et ont
coopéré à la préservation des toitures avoisinantes. Le reste des troupes avait
disparu après cet acte honteux ; la place était déserte. Un fourgon de dynamite
était là abandonné ; nous en profitâmes pour faire sauter les conduites de gaz
et ainsi circonscrire l'incendie. Des civils
parqués sur la place de la station, la mort de Désiré Duchesne, 70 ans Samedi 15
août : Plus tard on nous apprendra que pendant
cette nuit sinistre, on a fait sortir tous les habitants du quartier de la gare
: vieillards, infirmes, femmes, enfants. Sans pitié ni ménagement pour des
femmes récemment accouchées qui fuient à moitié vêtues emportant, dans leurs
bras fiévreux, les nouveau-nés qui vagissent. On les parquera sur la place de
la Station, dans une pluie persistante et devant eux tous, on amènera le vieux Désiré Duchesne, garrotté, la figure
ensanglantée et on le tuera de 30 coups de fusil. Puis, on laissera là son
cadavre, qu'à tour de rôle des officiers viendront injurier et qu'on pendra à
un arbre où il se balancera pendant 3 jours. Le corps de D. Duchesne fut
enterré au pied du même arbre, en face de l'Hôtel Michaux et c'est à grand
peine qu'on obtint l'autorisation de le transférer dans le cimetière de la
ville. Il leur fallait une victime pour tenter
d'induire la population en erreur et qui
sait, pour se tromper eux-mêmes peut-être... car j’atteste et ne crains pas de
le faire sous la foi du serment : Désiré Duchesne était innocent ! L’enterrement
d’un officier allemand, soit disant tué par un franc-tireur et mon départ comme
otage vers l’Allemagne Dimanche
16 août : On apporte des fleurs et des plantes Un commandement
bref retentit. Tous les soldats rectifient la position et présentent les armes.
On donne l'ordre ne se découvrir. A regret, nous nous découvrons. Bientôt, de
l'Hôtel Quaden, siège du quartier général, on sort un
cercueil que suivent tous les officiers d'état-major. C'est l'officier que
prétendument nous avons tué cette nuit. Nous apprendrons plus tard que cette
funèbre mise en scène a été organisée déjà ce matin, devant nos camarades
partis. En Allemagne, on enterre les gens deux fois ! Cynique et révoltante
comédie. 4 heures. Nous n'avons pas mangé. On nous
octroie un morceau de pain moisi ; on nous compte, on nous recompte. Enfin
alignés par quatre et fortement encadrés de soldats, baïonnettes aux fusils,
nous partons. Nous
partons... Visé brûle ! Dans la petite ville, la vie est suspendue. Plus une âme
là-bas.... Quelques chiens abandonnés, hurlent dans leurs chenils. Je reconnais de mes deux
malinois, les aboiements rauques et désespérés. Une fumée âcre et noire obscurcit le
cie1dans lequel par un douloureux contraste, le soleil continue sa course
indifférente et méthodique. Les paroles chantées dans une scène lyrique de
Jeanne d'Arc me reviennent on mémoire et m’obsèdent : « Nous fuyons la Patrie... » C'est une marche fantastique, une fuite
éperdue. L’arrivée
des otages à Aix Lundi 17
août : La ville d'Aix-la-Chapelle est en
vue. Jamais nous n'y arriverons tant on multiplie les
détours. On veut apparemment circonscrire le territoire hollandais. A l'entrée
de la ville, on s'assied le long de la route. Nous sommes éreintés et, à part le morceau
de pain donné à Hornbourg, nous n’avons plus mangé
depuis hier matin ct, depuis hier, nous sommes sur nos jambes car fut illusoire
le repos de cette nuit. A quelques pas de nous c'est la Hollande,
la Hollande libre et pleine de paix. Un moment, l'idée d'évasion hante les esprits...
Mais, des casques à pointes et des baïonnettes, la formidable haie, nous
incitent à la modération. On apporte aux soldats café et victuailles ;
à nous, on refuse même de l'eau. Quelques-uns des nôtres
finissent néanmoins par en obtenir un seau ; fraternellement ils partagent. Aix-La-Chapelle On nous présente encore à la populace
d’Aix-la-Chapelle, comme d'atroces gredins.
« Ils ont mutilé et achevé nos blessés : A mort la crapule ! » De toutes
parts, la meute hurle et vocifère. La foule grossit et rompt bientôt le cordon
des gardes complaisants. On nous bouscule ; on nous frappe ; on nous crache au
visage. A mes côtés, un vieillard reçoit un violent coup de poing en pleine
figure. Par les fenêtres des étages, on nous jette des papiers de propreté
suspecte. L’abbé Lenssens « der Pfaffe », prisonnier
volontaire, est accablé d'injures et de mauvais traitements. On lui arrache son
bonnet. En vain, clame-t-il « freiwillig » ; on
le poursuit et on l’accable. Nous
nous attendons à être lynchés par ces sauvages exaspérés. Les otages
qui ont dormi dans une caserne quittent
Aix le mardi 18 à 23hoo et sont embarqués dans un train Mardi 18 : Je
note mes autres compagnons de ce voyage
pénible : MM. Alfr Perot, Gme. Lenssen,
Jos. Meurice, J. Hardy, J. Xhigncsse,
M. Berlier. Jos. Douin et son fils. Jos. Douin du Pont. Gme
Martin et son fils. Bastin, Simon Leroy, Fr. Thys, Jos. Dessin, Fr. Lambert et son fils, le major Petry, Louis et Jean Paulus, Léon Perot,
F. Cerfontaine, Navez et son fils. Chastreux , Espreux, Jos.
Lavigne, enfin le petit Lerey dont le père fut tué
par les Allemands le premier jour de la guerre. L’arrivée au
camp de Munster Jeudi
20 : Le train stoppe à 3 heures du matin exactement. Ce n’est plus
la nuit mais non pas encore le jour. Un soupçon de lumière grisâtre point à
l'horizon. Il fait froid. Nous grelotons. Sur le pignon
de la petite gare toute en brigues rouges, on lit difficilement Munster. Nous
sommes en Hanovre. Des soldats en tenue grise qui nous
rappellent les brigands de Visé, sont alignés l’arme au pied, baïonnettes aux
canons. Réception digne de nous ! On compte et l'on recompte... puis, la
colonne s'ébranle transie, silencieuse et craintive. Bientôt le camp apparaît. C'est, dans une
vaste plaine sablonneuse, couverte de bruyères un grand rectangle d’écuries
alignées. Dans son ensemble et vu de loin, le camp est imposant. Bordé par de
grands bois de sapins et orné de massifs de verdure, il semble même plein de
calme et de... poésie. Naïve illusion. C'est un camp vétuste de cavalerie. De
grandes chaussées empierrées le traversent parallèlement dans toute sa
longueur. Quelques constructions nouvelles et
confortables servent d'abri aux soldats allemands ; les prisonniers sont
remisés pêle-mêle dans les écuries, de vieilles et branlantes écuries, ajourées
mais obscures, malodorantes, et gardant encore les nombreuses traces des
chevaux qu'on vient d’en extraire. Aussi
arrivés on nous fouille. C'est un pillage en règle. On ne prend pourtant pas l'argent. Tout est
laissé à l'appréciation de simples soldats. Celui qui s'occupe de ma compagnie
est toutefois assez honnête. Il me laisse une liasse d'obligations de villes
(de villes belges, cela n'a plus de valeur !), un diplôme et après l'avoir
tournée, palpée, retournée dans tous les sens, une lettre aux armes du secrétariat
des commandements du Roi Albert, notre vénéré souverain, puis une lettre du
ministre des sciences et des arts. Pour les clefs et les pipes on se montre
impitoyable. Quelques-uns sont délestés de leurs montres, puis on nous conduit
à travers le camp dans notre écurie d'attente. Nous passons bientôt en face du
quartier où sont parqués les Visétois du premier groupe. Cela, nous est
réconfortant de les revoir. Déjà ils vaquent à leur toilette... Le soleil se
montre et flamboie. Mais c'est un soleil d'exil. La garde
civique de Tongres rejoint les otages de Visé Lundi 24 : A 4 heures, la garde civique de Tongres fait
son entrée au camp. Les Tongrois sont de bons
garçons. Ils viennent de là-bas chez nous, du pays que nous avons quitté depuis
si longtemps, semble-t-il. Ensemble, on supportera plus aisément la captivité. Les otages
de Hasselt rejoignent aussi le camp
suivis… Mercredi
26 : Parmi les Hasseltois
se trouvent plusieurs professeurs de l’Athénée, des collègues donc avec
lesquels je suis heureux de nouer les meilleures relations, MM. Gesseler, Styles, Quaedvlieg,
ainsi que M. Tits,
étudiant en médecine, frère du procureur du roi de Tongres. Des
étudiants russes et polonais, de
l’université de Liège Jeudi 27 : A 1 heure du matin, sont arrivés 263 Russes
et 100 Polonais, la plupart étudiants de l’Universite
de Liège. Dans le camp, on leur donnera la dénomination générale de Russes.
Vingt femmes et des enfants en bas-âge les accompagnaient. Il est 8
heures, l'heure de la séparation ! Les femmes pleurent et les enfants
sanglotent. C'est attendrissant au possible ; plusieurs d’entre nous se
surprennent à pleurer aussi. Des
militaires belges prisonniers arrivent aussi. La mort de Monsieur Lecrenier 82 ans Vendredi
28 : Voilà les militaires belges des forts de
Namur. Ils passent, harassés, sur la grande chaussée. Aujourd'hui c'était l'enterrement du vieux Lecrenier ;
n'ayant pas été averti en temps utile, je n'ai pu, à mon grand regret, assister
à la triste cérémonie. Un ami, M. F. Heuchenne, de Visé veut bien me laisser transcrire le
récit qu'il en a fait : « Nous étions prisonniers de guerre au
camp de Munster en Hanovre, prisonniers civils, capturés par surprise à la
suite d’une erreur, au début de la guerre européenne. Dès le matin, on avait annoncé son
enterrement pour 11h 1/2. » Mort du
vieux Dodémont Dimanche
30 août : 250 civils (150 anglais, 70 belges et 31
français) pris en Allemagne, viennent nous rejoindre. Nous ferons bientôt
connaissance intime avec MM. de Badrihave, peintre de talent et poète à ses heures ; Emile Van den Abeele,
horticulteur à Gand et d’autres bons camarades dont la présence et l'amitié
nous seront précieusement réconfortantes. Deuxième décès. Ce matin est mort, à la
morgue, le vieux Dodémont,
de Visé. Il était âgé de 75 ans et cardiaque depuis
plusieurs années. A l'hôpital, on a jugé inutile une opération projetée et on a
donné l’ordre au fils du malheureux, accompagné et aidé d'un ami, de porter le
moribond... à la morgue. C'est donc là qu'est mort le vieux Dodémont, seul et sans consolation car on n'avait pas
permis au fils d'assister aux derniers moments. Vainement le malade avait
réclamé à boire et, détail horrible, lui-même avait du donner les indications
nécessaires pour les formalités de décès. Arrivée des
otages d’Aarschot, de Totselaer, d’Haecht et de Wygernael Mercredi 2
septembre : On se lève anxieux et exténué. Ce sont les
gens d'Aerschot qui sont arrivés avec les malheureux
de Rotselaer, Haecht, Wygernael, tous traqués et conduits comme des Fauves
dangereux. La soldatesque apeurée, s'imagine avoir affaire aux bandits les plus
féroces et c'est l'arme au bras qu'on garde ces malheureux. A quatre heures, ils sont là toujours.
Quelques-uns perdent la tête et veulent fuir. On tire. C'est un sauve-qui-peut
général. En un instant, le camp est désert. La panique a été indescriptible et
même à l'intérieur de nos abris en bois, nous sommes encore exposés aux balles
qui se perdent. Un soldat belge, Pirotte, de Limerlé, est blessé à la
jambe dans un w. c. où il s'était réfugié et un sous-officier belge, Van Eedegem,
est tué. Sept malheureux d’Aarschot ont perdu la vie
dans cette échauffourée. « Animus meminisse
horret » On tond les
têtes Jeudi 3
septembre : On parle à expédier en Bavière les prisonniers civils, pourtant des bruits
d’un retour prochain circulent et sont accueillis avec joie. On commence par
tondre les têtes à 3 mm. Cela nous donne l'air de l’emploi. Jusqu'aujourd'hui,
la ration était d’un demi pain pour deux jours ; désormais, elle deviendra
réduite au 1/3, Nous sommes de moins en moins rassurés. Vaccination
contre le typhus Vendredi 4
et samedi 5 : Le typhus règne au camp. Un de nos camarades
est alité et présente tous les symptômes du mal redoutable. On nous vaccine au sein gauche. Cette piqûre
est douloureuse ; faite d'ailleurs, avec une désinvolture
qui frise la brutalité et le minimum de précautions hygiéniques de rigueur. A
propos d’hygiène on vient d'inaugurer un genre de latrines nouveau système et
dernier perfectionnement. Près des baraques, une longue tranchée peu profonde,
surmontée d'une perche rugueuse en sapin au-dessus, un soupçon d'auvent : c'est
tout ! Et l'on parle de typhus. Mort
d’Eugène Labeye Lundi 14
septembre : Depuis quelques temps un vieux de Visé Eugène Labeye,
atteint d’une affection cardiaque décline visiblement. Tantôt, il a exprimé le désir d'aller à la
perche (lire « au w. c. »). Quelques camarades l’ont donc aidé à se
soulever de son lit de paille et l’ont porté plutôt que conduit aux latrines.
Il vient d’y mourir le Pauvre homme !
... Il repose maintenant sur la paille de
l’écurie, tantôt, on viendra l’enlever pour la morgue, et demain, on l'enfouira
sans cérémonie. Collecte
pour les pauvres otages de Visé Mercredi
16 septembre : Nous organisons une sortie-collecte pour les
indigents de Visé. Elle rapporte la respectable somme de 50 francs, ceci nous
permettra d'acheter aux malheureux les vêtements les plus indispensables. Un prêtre allemand, le futur aumônier
catholique du camp, est venu s’enquérir si quelques-uns d’entre-nous pourraient
chanter le Credo. Il désire
organiser le service religieux du dimanche. Jeudi 17
septembre : C’est jour de distribution pour les infortunés.
Nous donnons aux plus nécessiteux. Avec quelle fébrilité ils viennent recevoir
le peu que nous pouvons leur procurer. Un de mes voisins de Visé, vieil
asthmatique, ravagé par les privations, entre à l'instant pour recevoir le
caleçon et la chemise qu'on lui a réservés. Sa vue nous peine. D'aucuns pensent
qu'il ne retournera jamais. Départ du
Père Piette Vendredi
18 : Déjeuner excellent à nos frais. Pain noir beurré, fromage de
gruyère. A 8 heures, on apprend que le petit Père Piette s'en va. II obtient
d'aller en Allemagne dans un couvent de son ordre. Je me précipite pour lui
serrer la main. Il est probable, me dit-il, que je demanderai à revenir comme
aumônier. Et c'est tout à coup une affluence de monde
: Louvanistes, Hasseltois, 'I'ongrois,
Russes, Visétois donc dans la Baracke desquels se
trouvait le petit Père, tiennent à manifester leur sympathie en partant. On
nous a donc annoncé, presqu'officiellement notre libération. C'est suffisant
pour nous rendre heureux et confiants. Début d’une enquête sur les francs-tireurs Samedi 19 : On a
commencé l'enquête pour établir les responsabilités des brigands visétois. L 'officier
instructeur est, paraît-il, fort mal disposé à notre égard. Il est
assisté de MM. Adam et Geysen de Louvain, interprète et
secrétaire. Les
vieux de la Baracke 2 sortent à l'instant de la
chambre d'audience. Tous se précipitent vers eux pour savoir ce qu'on leur a
demandé invariablement : Noms, prénoms, âges, professions, domicile. Puis,
selon la naïveté du patient : « Pourquoi a-t-on tiré ? Quels sont les
coupables ? » Dimanche 20 : On
nous vaccine pour la troisième fois contre le typhus ; nous sommes plus
résistants déjà, seule, la blessure fait souffrir, l'alcool fut trop ménagé. Lundi 21 septembre : L'enquête
se poursuit. On me charge de grouper les Visétois, de dresser les listes et de
conduire chaque groupe à la Baracke 3. A noter encore
la subtilité de l'enquêteur pour trouver des coupables : il demande brusquement
à des enfants de quatorze et de quinze ans, avec quelles armes on a tiré, où
ils ont tiré. Des épouses de Louvain ont fait la route pour revoir
leurs maris Mardi 22 septembre : Voilà
que passe un groupe de femmes mélancoliques d'aspect misérable. Elles me
semblent plutôt sympathiques et n'ont pas l’allure des indigènes. Ce sont des femmes de chez
nous, des malheureuses de Louvain qui tentent
d'apercevoir leurs pères ou Maris. Une sentinelle brutale leur intime l’ordre
de passer. Cela me fait mal. L'une d'elles tient par la main un bambin de
quatre ans, un vieux grand-père auquel elle fait des signes amicaux met sécher
une chemise qu'il vient de laver, il a
le torse nu et fait comprendre à sa fille que c'est la seule chemise
qu'il possède. Je
retourne songeur à la Baracke 3. De
plus loin que je puisse voir, je vois la vénérable tête blanche du vieux Jaradin à la fenêtre de notre chambre. Monsieur Jaradin est un vieillard de 73 ans qui supporte bravement
les fatigues du voyage et les privations de la captivité. Ici, il s’occupe du
ménage, fait les lits, lave la vaisselle et nettoie notre écurie de garçons. Je
le retrouverai tantôt en train de lessiver à l’eau pure, un col et un mouchoir
que j’avais mis tremper au préalable. Je suis confus d'être obligé ainsi par un
respectable vieillard. Le soldat De Winne Jeudi 24 septembre : Après
le dîner en humant l'air sur le terre-plein de notre chambre de tête, nous
écoutons les exploits d'un bon type, le joyeux De Winne
du 9ème de ligne, 4ème bataillon, 4ème
compagnie. Blessé au pont de Wandre après avoir fait le coup de feu au fort de Barchon,
soigné à l'hôpital d’Herstal, il a été
relâché après avoir promis sur l'Honneur, de ne plus prendre les armes et pris
comme civil en rentrant chez lui, il a été amené à Munster-Lager. Plusieurs de ses camarades sont dans le même
cas. En
allant quérir notre souper à la cuisine, nous apprenons que des médecins
militaires belges se sont offerts pour venir soigner les prisonniers belges en
Allemagne. Vers 7 heures, en effet, ils arrivent par la grande chaussée
empierrée, Ils sont en uniforme
et d'aucuns portent le sabre, il ne fait plus jour; déjà la nuit s'appesantit
sur le camp. Tous pourtant nous sommes massés au grillage. Pour tous les
exilés, c'est la Belgique qui passe. Nous saluons avec enthousiasme plusieurs
sont émus et pleurent abondamment. Trois vieux malades de Visé autorisés à rentrer au
pays Samedi 26 septembre : C'est
aujourd’hui que partent trois vieux malades de Visé. Départ émouvant au
possible. Deux d’entre eux n’ont plus de vie. Nous apprendrons plus tard que M.
Scaff est mort en route dans le train même et
que M. Lensen, excessivement affaibli, a dû
être descendu à Aix-la-Chapelle et porté d'urgence à l'hôpital. Il est mort à
Galope (Hollande) moins de 15 jours après. Une mère d’un Russe rejoint le camp Dimanche 27 septembre : L'après-diner.
Promenade habituelle au boulevard de Louvain. Je remarque le manège d'une dame
qui se trouve sur l'avenue extérieure : elle fait des signes et semble fort
circonspecte. C'est, paraît-il, la mère d’un Russe qu’on me désigne. Après être
restée longtemps adossée contre le mur d'en face, cette femme fait quelques pas
pour se placer derrière une des sentinelles et ouvrant plusieurs fois son manteau montre sa taille blanche... La signification
de ce geste échappe aux Russes. Ceux-ci, poussés par leur tradition
d’esprit de fraternité sont là presque au complet et contemplent émus, l'une de
leurs compatriote. Cette mère est à deux pas de son fils. Seules une
avenue et deux haies de ronce artificielle les séparent. Pourtant ils sont plus
loin l'un de l'autre que de n'importe où car il ne leur sera pas même permis de
correspondre et une rangée de casques à pointe fait entre eux une barrière des
plus infranchissables. Bientôt arrive une jeune fille distinguée. Pour la
poésie, nous la supposons fiancée à l’étudiant russe. A la façon dont elle
considère son fiancé on croirait que
pour la dernière fois, elle veut fixer ses traits dans sa mémoire. Les
habitants de la chambre sont tous couchés. Il est 7 h ½. Détail à noter :
depuis six semaines révolues que nous sommes ici, on n'a pas encore renouvelé
la paille de nos litières ; aussi, est-ce plutôt sur le plancher que nous
couchons et les morceaux de paille cassées rentrent comme des aiguilles dans
nos pauvres corps tout meurtris. Plusieurs de mes compagnons se plaignent de
maux de reins. Enfin une messe Mardi 29 septembre : Nous
sommes réunis pour le repas de 10 heures (repas purement officieux si 1'on peut
dire. aucunement officiel), quand un Anglais vient nous annoncer que demain,
mercredi à 8 heures, il y aura messe pour les catholiques. Nous en sommes
ravis, car depuis 7 ou 8 semaines nous n'avons plus eu le moindre service
religieux. Mercredi 30 septembre : Dans
notre chambre, composée en totalité de
chrétiens, le branle-bas est général dès l'aube. Aujourd'hui donc nous
assisterons à la messe. A peine fini le déjeuner, chacun vaque à sa toilette.
Sur deux tables des tréteaux et des planches recouvertes d'une nappe blanche.
On réclame des acolytes ; MM. Strykers,
professeur à l'Athénée de Hasselt, et l'avocat Geysen, de Louvain se
présentent. Il
faut encore un chantre ; on me désigne et j'accepte volontiers. Me voici
heureux et fier d'entonner le « Kyrie ». La cérémonie m'émeut et ma voix est
peu ferme. D'autres chantres se groupent à mes côtés parmi lesquels les
sacristains de Hasselt et de Louvain ; nous faisons une véritable grand' messe. La mort de Jean
Lambrecht Jeudi 1er octobre : On
vient de nous annoncer la mort presque inopinée d'un Visétois, Jean Lambrecht. C'est moi qui l'ai obligé en dernier lieu et
j'en éprouve une immense satisfaction. Le malheureux n'avait plus de viande :
j'ai pu lui en procurer. Déjà il semblait fort accablé. Pauvres vieux qui
souffrent ici sans être entourés de l'affection des leurs et d'une intervention
sympathique du médecin ! Organisation de conférences pour les prisonniers Samedi 3 octobre : Les
Louvanistes ont organisé une sorte d' « extension universitaire » où l'on
donne des conférences. Le Père Grégoire Noël a parlé, hier, de
St-Pierre de Rome. Je n’ai pas eu l’occasion d'assister à sa causerie. Ce
matin, on sollicite mon concours pour une des prochaines séances. J'ai accepté
mais il faudra que je rassemble mes esprits, car, ici, la documentation fera
défaut. Une conférence sur la déclamation Dimanche 4 octobre : Je
commence à préparer ma conférence aux prisonniers. Sujet « La déclamation ».
C'est une édition appropriée d’une brochure que j’ai fait paraître en
1913 : « la déclamation à l’école », H. Dessain,
éditeur, rue Trappé, Liège. A 11 h. 1/4, je reçois une lettre de ma sœur, qui
m'informe qu'elle se trouve avec mon père à Maëstricht. Je suis heureux.
L'après-midi, i1 pleut et vente très fort. Jos. Martin compose de la musique Lundi 5 octobre : Jos. Martin, professeur d'arts, organiste
à la Collégiale de Visé, m'apprend qu'il a composé les
paroles d'un chœur qu'il se propose de mettre en musique. Ce sera un souvenir
permanent de notre captivité, car l'œuvre aura trait à celle-ci. Je
transcrirai, ici même, sa composition. C'est
fait. J'ai donné ma conférence. Elle a duré une heure et a réussi au delà de
mes espérances. Conférence sur Hasselt, coups de feu dans le camp Mardi 6 octobre : Je
suis allé à une conférence très intéressante « Kykjes in stad Hasselt »
donnée par M. Van der Straeten qui a fait impression excellente. A la
soirée, nous faisons la promenade
habituelle au boulevard de Hasselt. Soudain, nous percevons une
détonation suivie d’un silence lugubre sur tout le camp. Puis s'élèvent des
cris de douleur. Je m'élance vers l'endroit d'où il semble que soit parti le
coup. Une sentinelle de la chaussée S.E
(chaussée principale) a fait feu sur un Russe qui franchissait l’espace
réservé. Elle a blessé quatre soldats belges dont l'un s'est affalé et crie. Mort d’un Visétois Mercredi 7
octobre : Pendant
que, s’achève le déjeuner, on vient annoncer qu'un vieux de Visé, atteint
d'asthme depuis longtemps, est à l'agonie. C'est un ami de mon père ; depuis
trente ans son compagnon de jubé. Mille Souvenirs d’enfance. La pensée de mon
père que j'ai dû abandonner malade, le souvenir de cette vieille église brûlée
et beaucoup d'autres sentiments de la plus pure tendresse m'attristent
profondément. Je veux aller contempler une fois encore cette figure amie et lui
faire mes adieux. Je vole donc à la baracke II. A mon entrée, un docteur
civil s'en va, qui hoche la tête de façon significative. Je m'approche ému et
découvert. Il est là, pauvre corps émacié raidi et sans
mouvement. Le R. P. Grégoire récite l’oraison des mourants et donne
l'absolution. Les fils du moribond, affalés sur la paille près du corps de leur
père sanglotent éperdument. J’apprends la mort de mon père Jeudi 8 octobre : Une
tendre pensée pour les siens... et mon père, mon papa chéri est mort. C'est
affreux. Il est mort loin de moi qu'il affectionnait tant ; il est mort sur une
terre étrangère celui qui aimait Visé au possible ; mort hors de cette église
qui pendant si longtemps retentissait de sa voix. Je ne cherche pas à dépeindre
mon désespoir. Il y a des sentiments qui se rêvaient d'être exhumés. Cette
page, jusqu'au 9, est restée en plan. C'était après une conférence à Hasselt,
on était venu m'y apporter une lettre déposée le 2 septembre par ma sœur et
lui, papa avait signé « Père » et dans ce mot et dans le trait qui
soulignait, j’avais revu la figure bien aimée. C’était bien mon père qui tout
entier m’apparaissait dans cette signature. Je revoyais son attitude ; son
regard... et j'étais heureux de le savoir... de le croire en vie. Samedi 10 octobre : Vers
le soir, le camp présente une grande animation. Leçons pratiques pour fabriquer des porte-cigares Dimanche 11 octobre : Monsieur
Gessler, mon collègue de Hasselt, voulant mettre en pratique les idées
développées dans ma conférence, a imaginé de faire des séances récréatives où
l'on chanterait et où l’on déclamerait dans les deux langues. En raison de mon
deuil, il a remis la séance de
la semaine passée et aujourd'hui même il ne sera chanté ni déclamé un seul
morceau comique. Je suis très touché de cette déférence mais n'assisterai pas à
la séance parce qu'elle est purement récréative. Je me charge toutefois de
procurer à l'ami Gessler des éléments visétois. L'après-midi, un étudiant russe vient donner
aux habitants de notre chambre une leçon pratique pour la fabrication des fume-cigares et des
pipes. Muni
d'un fil de fer pointu et d’un morceau de porcelaine brisée en guise de
grattoir, chacun s'improvise tourneur, foreur, sculpteur. Un Belge qui maîtrise un attelage fou Mardi 13 octobre : Vers
10 heures, à folle allure, un
grand chariot traîné par deux chevaux emballé descend une avenue
perpendiculaire à notre chaussée principale. Il tourne brusquement : on est
saisi d'angoisse. Tout le monde se sauve. Soudain, l'attelage s'arrête,
maîtrisé par la poigne de fer d'un soldat belge. Bravo ! Je me sens ému et
fier. Les Allemands sont confus. Le froid, la maladie, décès du vieux Vilour Jeudi 15 octobre : En
effet, quoique couchant tout habillés, nous n'avons pas eu chaud sous notre
mince couverture. Nos litières se sont amincies de plus en plus et on couche à
même le sol. Des courants d'air froids circulent par les entrevous et les
bouches d'aérage. Nous avons deux malades dans notre petite chambre et l'un des
deux accuse une fièvre assez accentuée. Nous lui administrons quelques gouttes
de codéine ; c'est tout ce dont nous pouvons disposer de la pharmacie offerte
au début, et non renouvelée. Vendredi 16 octobre : Le vieux
Vilour est mort cette nuit à 1 heure. Cette
mort nous attriste tous. Décidément,
ces constructions sont destinées à recevoir les pauvres militaires belges qui logent
encore, pour le moment sous des tentes. Ils sont là, à environ une heure de
marche, sur une étendue de deux hectares, parqués au nombre de 5.000. Ils ont
deux couvertures pour 3 et la nuit par vent et pluie, les tentes se soulèvent
et les découvrent. Le
vieux Jaradin de notre chambre et désigné pour
partir avec son petit-fils de 14 ans. Tous
nous en sommes heureux pour lui quoiqu’il doive laisser un grand vide
ici le brave et courageux vieillard. Il se relève d’une forte fièvre. La
plupart de ces vieux d’ailleurs, sont affaiblis et méconnaissables. Tous sont
drapés dans leurs couvertures et beaucoup sont assis sur de peu confortables
escabeaux. Samedi 17 octobre : Je
viens voir passer la foule des soldats Belges qui logeaient sous les tentes ;
On a daigné en transférer une partie clans les humides bâtiments qu’on vient de
nous construire. On les chauffe tout de même le mieux possible. Tout est
relatif ici et nos malheureux sont heureux suprêmement. Mon cœur saigne. Ces
petits soldats dont plusieurs sont encore des enfants, portent sur leurs traits le ravage des
veilles et des émotions. Ils ont froid, ils ont faim. Leurs yeux sympathiques
brillent fiévreusement et la cernure qui les ombre accuse une grande détresse.
C'est la patrie qui passe, je
la salue ; je salue avec enthousiasme jusqu'à me rendre ridicule aux yeux de la
sentinelle qui me chasse. Concours de poésie Dimanche 18 octobre : Au
camp, on passe le temps comme on peut ct on tente, surtout, de le passer le
plus agréablement. Outre les conférences de l'extension universitaire, il y a
maintenant des séances de déclamation à grand succès, et puis des séances de
versification express. Parmi les poésies ainsi bâclées, beaucoup certes, n'ont
qu'une valeur de curiosité. Voici
quelques bouts rimés : On
avait donné à l'auteur les rimes les plus hétéroclites : fer - civique - air -
ligue - veston - chaîne - félon - prairie – Allemand - mignonne - charmant -
friponne - clients - falaise – sergent - malaise - cochons - semelles - mélo -
pucelle. Une
demi-heure après, on lisait cette composition : Le Port, souvent si doux, est
quelque fois de fer. Pour preuve, je n’'en veux que
la Garde civique Qui murmurait jadis, et Dieu sait de quel air,
Parce qu’un bon bourgeois commandait notre clique Adieu notre uniforme, on porte
le veston, Au revoir mes parents, mon épouse mignonne Ma.is d’un tenace espoir nous
sommes les clients Le jour lorsqu' essoufflé un
quelconque sergent, En
route pour Hasselt ! On n'est plus des cochons ! Louis NELISSEN, Faux rapatriement des Hasseltois Lundi 19 octobre : Aussitôt
après le déjeuner, on appelle les Hasseltois. Cette
fois cela parait définitif. Oui, ils partent. Avec eux, deux vieux se sont
rapatriés, un Visétois pour lequel j'ai tenté une démarche à la kommandantur,
un Louvaniste et huit petits garçons. Les autres vieux qu'on avait désignés ne
veulent rien entendre ; ils sont là anxieux et veulent partir. Ils font pitié
dans leurs vêtements usés avec leurs petits paquets de provisions, suppliant et
pleurant. Mais voilà le cortège qui s'ébranle. C'est un instant d'intense émotion.
On oublie la consigne ; les chapeaux volent en l'air, nos mains s'agitent.
Hurrah pour les partants. Ceux-ci répondent fort impressionnés. Et l’on
reconduit les vieux qui pleurent en les consolant comme on peut. (C’est pénible
de les considérer dans leur accablement ; ils s'en reviennent dans leurs
vêtements usés avec leurs petits paquets de provisions). Une messe et l’enterrement du vieux Vilour Mardi 20 octobre : Comme
nous nous rendons à la cuisine pour le déjeuner on annonce qu'il y aura messe
pour les catholiques. Aussitôt après avoir mangé, nous nous alignons donc. Une
pluie fine tombe avec persistance ; elle est froide au possible. L'autel est
dressé dans un hangar adossé à la cuisine et le St Sacrifice commence aussitôt
dans le plus religieux silence. Nous sommes là plusieurs centaines de
prisonniers civils. Messieurs
Gysel et Smeesters de Louvain seront acolytes.
Je reprends la direction de la chorale. L'officiant est le Curé de Moha (Huy).
Son sermon empreint d’ un patriotisme ardent fait passer dans l’auditoire
d'intenses frissons. Puis le chœur entonne le cantique des Belges à Notre-Dame
de Lourdes : « Sur la Belgique, étends ta main bénie Pour
son bonheur, nos vœux monte vers toi… » Six
cents voix répètent avec émotion ces sublimes paroles. C'est beau, c'est grand
dans une éloquente simplicité. Aujourd’hui,
on enterre le vieux Vilour : « Que Dieu le
prenne dans Sa Sainte grâce et que ne lui soit pas trop lourde cette terre
étrangère où reposera sa dépouille mortelle. » Les deux fils du défunt ont imploré la faveur
d'un cercueil qu'ils s’offraient à payer généreusement. En vain… on a impitoyablement refusé. La
pluie tombe abondamment ; il fait humide. Chacun reste dans sa baraque et, par
les vitres, regarde tristement couler l'eau des rigoles. La mort des deux vieux Hasseltois
rapatriés trop tard Mercredi 21octobre : A la
distribution des correspondances, nous apprenons la mort de plusieurs
Visétois, notamment de deux vieux retournés en septembre. L'un des deux serait
mort en chemin de fer pendant le retour tandis que l'autre aurait été
transporté d'urgence à l'hôpital d'une ville allemande. Que seront nombreux les
absents. Voilà l'œuvre de l’Allemagne ; qu'elle en soit fière. Un soldat belge mort d’une balle prussienne Jeudi 22octobre : On raconte
qu'hier un soldat belge a encore été tué par une balle prussienne ; la ba1le
d'une sentinelle qui visait un civil ! Le meurtre ayant eu lieu à l'extrémité
du camp, je n'ai pas pu en vérifier
l’exactitude. C’est triste, triste au possible. Cela me remémore les paroles
cruelles d’un officier enquêteur à une des sentinelles dont la balle s’était
égarée : «
Quand vous tirez, visez du côté du camp des civils ». Nous
sommes donc constamment menacés, chaîne de plus à la vie qu'ici nous traînons. Le
petit soldat belge a été enterré hier. Bonnes nouvelles pour la famille Roberty
de Louvain Dimanche 25 octobre : Ce
dimanche, après la récitation du chapelet, monsieur le notaire Roberti de
Louvain est venu m’annoncer qu’il avait reçu de bonnes nouvelles. Ses enfants
sont en excellente santé et ses propriétés ont été respectées. Une de ses
nièces, la fille du sénateur Orban de Xivry a pu
rejoindre son fiancé blessé, le sous-lieutenant Del Marmol,
et le mariage a eu lieu. Véritable hyménée de roman. Il montre que, parmi nos
grandes familles belges, la bravoure chevaleresque, héritage des aïeux, s’allie
harmonieusement à la poésie la plus touchante. Et le notaire Roberti, me
promet une généreuse offrande pour les prisonniers indigents de « la Baracke III ». Le courage d’une Visétoise,
Madame Leroy, qui veut voir son mari et son fils Mercredi 28 octobre : Au
moment où l’on, se range, on m’apprend l’arrivée à Munster d’une Visétoise. Cette courageuse concitoyenne a entrepris le
voyage de Maestricht à Munster-Lager pour y venir
voir son mari et son fils. Ces entrevues d’une durée rigoureusement limitée
doivent se faire à la Kommandantur. Madame Leroy est près du boulevard de Louvain.
J’y vole. Elle est là… Elle
fait signe de la main ; sa figure amaigrie, porte les traces de la fatigue et
des émotions. Ses yeux sont pleins de larmes. La présence de cette femme
courageuse est pour tous réconfortante.
Elle apporte un peu d’air de là-bas et s’en retournera près des nôtres !
Présentement, tous les Visétois du camp arrivent et la foule devient
dense ! Chacun
veut apercevoir sa figure… La sentinelle semble ne rien voir mais soudain un
sous-officier hargneux, à la façon brutale, reproche au soldat sa
condescendance. Madame Leroy s’éloigne à regret et longtemps après son
départ nous regardons encore avec mélancolie le coin par où elle a
disparu ! Le vieux Jaradin, modèle de patience et de gentillesse, est rapatrié Vendredi 30 octobre : Nous
donnons aux vieux qui sont transis une chaleureuse hospitalité. Les
vieux ! Soudain on les mande à « la Kommandantur » -faites
vos paquets » Ils
n’en croient pas leurs oreilles et pleurent de joie. Le
vieux Jaradin est du nombre. Vite, les
provisions de voyage : pain noir beurré, au sucrée, tout est enfoui dans
un énorme sac… et « bon voyage »… Jusqu’à
la palissade nous accompagnons le brave camarade qui sanglote comme un enfant.
Il quitte son petit-fils qu’il me confie... Et tous ces vieillards dont le
cortège s’’ébranle, redressent l’échine et retrouvent la vigueur de leur
jeunesse. Ils disparaissent bientôt derrière « la baracke
II » de la « Doppel Kompannie ».
Ce sera un vide dans notre chambre : le vieux Jaradin
était un père bienveillant, d’humeur invariablement joyeuse. Une soupe infecte Samedi 31octobre : Mais
on ne dort pas. Toute la nuit, le vent ébranle les frêles cloisons et son
souffle puissant nous glace jusque dans nos litières. Aussi fait-il encore nuit
noire, quand nous abandonnons nos froides couches. Dans la matinée, nous
apprenons que le retour des Louvanistes est officiellement décidé et que le
nôtre suivra. Beaucoup de Visétois acceptent la nouvelle avec circonspection.
Depuis si longtemps on les leurre. Moi, j’ai confiance. A
midi, la soupe nous a paru suspecte. A raison. Un cuisinier nous avertit
charitablement et nous recommande de ne pas manger cette infection. Pour la
préparer, lui et ses marmitons ont dû se boucher les narines. C’était une soupe
à la … tripaille de porc. Pour dormir de la paille moisie et une seule
couverture Jeudi 5 novembre : Il y
a eu trois mois hier qu’ils entrèrent à Visé et que nos tourments commencèrent.
Trois mois dont deux et demi de captivité et nous n’entrevoyons point la
moindre probabilité de retour pour ceux de 17 ans et de moins de 45 ans. Deux
mois et demi de vie dans la malpropreté, au mépris de la plus élémentaire
hygiène, dans les débris de paille humide et moisie, où pullulent rats, souris
et divers parasites. Devant nos « Barackes »,
insultent à l’hygiène et à la décence, les infectes latrines. Pour la nuit, une
seule couverture. Souvent, le froid nous empêche de dormir, la nuit du 4 au 5
notamment, nous étions transis malgré les pardessus que nous avions étalés en
guise de duvets. Depuis 2 mois et demi on répond invariablement aux malades qui
se plaignent et réclament de la paille : « cela ne vaut pas la
peine » Sempiternellement, la même fourberie et le même mensonge. On m’a
conté, je n’ai pu vérifier l’exactitude du fait, que là-bas à l’extrémité du
camp, nos pauvres soldats logent encore sous des tentes. Le 5 novembre ! Lundi 9 novembre : Pour
rendre notre lever moins glacial, allumons la bougie. L’aspect de notre chambre
est inoubliable. Un à un nous sortons de nos litières. Chacun est rempli de pailles
jusque dans les cheveux. Des démangeaisons insupportables nous assaillent et
l’une des premières préoccupations est bien de se gratter. On se gratte donc
copieusement. Allons-y gaiment ! De larges gouttes tombent de la
toiture : ce sont, de la respiration, les vapeurs condensées. Les uns
pestent parce que dans cette demi-lumière, les lacets de leurs chaussures
retrouvent mal les œillets. Les autres raclent de la paille du plancher afin de
n’en rien perdre. Puis c’est un brouhaha de bols, de cruches et d’escabeaux
dont on entoure les tables. La fille courageuse
du notaire Roberti Mercredi 11 novembre : Sur
la route qui borde le camp, une demoiselle lutte contre le vent. Elle fixe avec
une insistance qui nous intrigue grandement. Soudain elle fait signe de la
tête. Un prisonnier la reconnait. C’est la fille du notaire Roberti qui
est venue de Louvain pour voir son père. Celui-ci n’en revient pas ; il
est ému : cela se conçoit assez. Sa fille est là qu’il voudrait étreindre
mais une haie double de ronces artificielles et de fusils s’oppose au moindre
rapprochement. Les sentinelles, toutefois se montrent moins barbares qu’à
l’ordinaire ; elles feignent de ne rien voir ni entendre. Tantôt à la
Kommandantur, les épanchements seront moins romanesques et plus intimes :
Mr Roberti s’y rendra vers 4 heures. Comme toujours, on fait cercle
autour du brave notaire ; on le presse de questions ; tous espèrent
qu’il apportera de bonnes nouvelles concernant la guerre et le retour. Une mauvaise nouvelle : notre départ est reporté Lundi 16 novembre : C’est
aujourd’hui. On se lave, on se précipite, on s’affole… et pourtant, une
déception cruelle nous attend. Hier, notre chef de Baracke
en avait eu la confidence du feld et nous avions
jusqu’à ce matin tenu secrète la nouvelle du retour : mais c’était bien le
retour qu’on nous faisait espérer, le retour tant désiré et impatiemment
attendu. Revirement complet ! Nos paquets sont prêts, chacun met la
dernière main à sa … valise et soudain, foudroyante comme la mort, s’abat sur
le camp des civils une autre nouvelle, atrocement décevante. On ne part
pas ! Vraiment je renonce à décrire la désespérance de nos cœurs ;
inénarrable est notre détresse ; on ne rechigne même pas ; nous
sommes abasourdis. On change de baracke Vendredi 20 novembre : Nous
déménageons donc, empaquetons. C’est fort pittoresque ; chacun s’affuble
de ses oripeaux et chacun arrache ce qu’il peut ; planches, clous,
casiers, tables… puis c’est l’exode vers la nouvelle résidence. Je suis casé à
la « Massivstallbaracke » n°16. C’est une
nouvelle construction cimentée à l’intérieur, humide encore. Heureusement, deux
poêles énormes entretiennent dans la chambre une douce température. Samedi 21 novembre : Tous
les deux jours nous irons couper du bois dans les sapinières. A propos des
plantations qui entourent le camp, le bruit circule qu’elles auraient été faites
en 1870 par des prisonniers français ; que ceux-ci y travaillaient quand
on vint les chercher pour les rapatrier ; qu’à ce moment ils ignoraient
tout de la guerre et des pourparlers engagés. Il est à croire, qu’à notre
époque, le secret ne sera plus aussi bien gardé et que nous aurons, nous, la
satisfaction de connaître au préalable la date du retour. Une soirée théâtrale Lundi 23 novembre : Je
suis allé à la Massivstalbaracke où l’on jouait la
revue. Cohue ! Oui foule des premiers jours au théâtre. On se bat
littéralement. Je
passe la chaussée malgré la présence d’un feld. On
m’installe au premier rang mais je suis coiffé d’un bonnet de police. Me voilà
donc transformé en prisonnier mixte : l’inscription civile dans le dos et
la marque militaire sur la tête. Le théâtre a bel air. Tous les sacs à paille
sont dissimulés le long des murs, derrière les sous-lits en bois. Le devant de
la scène est fait de deux colonnes en papier, et sur ce papier l’artiste a
dessiné au fusain des momies égyptiennes. Le fronton porte l’inscription
« Théâtre des variétés ». La scène proprement dite est faite de
quatre tables et les décors représentent la place Rogier avec la gare du nord
aux vitres brisées et même le tram 59 arrive du cinquantenaire à folle allure.
Un député de Bruxelles forme et réalise le projet d’aller rendre visite aux
prisonniers belges de Munster Lager. Au camp, devant
le visiteur ahuri, se déroulent les scènes les plus désopilantes (levers,
cortèges au repas, naissance de canards ou fausses nouvelles du camp). D’un
but à l’autre de la pièce, on se gausse des boches et ceux-ci ne s’en
aperçoivent pas. Les censeurs rient et applaudissent. A l’apothéose, nous
acclamons le Roi Albert dont le portrait apparaît salué par un chant de
circonstance. Nous sommes debout ; les bonnets s’agitent ; 300
poitrines vibrent patriotiquement jusqu’à faire peur au sous-officier allemand
qui s’esquive. Encore un décès Mardi 24 novembre : On
nous apprend la mort d’un pauvre vieux de Visé. Il était atteint de congestion
pulmonaire. Mort de misère et de froid. Un de plus à ajouter à la liste des
martyrs. Le petit cimetière se remplit. Dieu nous préserve d’un éternel exil. Un malade atteint de pleurésie Mercredi 25 novembre : Un
camarade de la baracke 16 mais d’une autre chambre a
hurlé de douleur pendant la nuit. Le malheureux commence une pleurésie. Je vais
le voir. Il est là les yeux hagards, la face blême. Ses paroles sont
entrecoupées et pénibles. Je perçois à peine quelques mots qu’il
m’adresse : « je suis pincé ». Et cette phrase simple dit toute
l’angoisse du pauvre malade qui se sent atteint mortellement sur cette terre
inhospitalière autant qu’inhumaine. La pêche aux poules punie ! Dimanche
29 novembre : La pêche aux poules. Ils étaient quelques
diables munis de ficelles solides au bout desquelles de vulgaires épingles
recourbées en hameçons. A l’hameçon, pain, pommes de terre, appâts alléchants
pour la gent plumeuse. La pêcheur se tenait à l’intérieur d’une baracke et guettait la proie. Aussitôt que prise, poule
abattue, plumée, vidée et vendue. Voilà ! Quand la poule ne mordait pas,
on la « tchictchaquait » c’est-à-dire qu’on
la harponnait à même le corps. Or donc, aujourd’hui même, 3 prisonniers affamés
ont acheté des poules tchictchaquées et ont été
surpris les rapportant. Grand émoi. On les somme d’accuser les assassins.
Refus. Punition. Ils sont là, le plus grand sur une pierre. Dans leurs mains,
pantelante, la volaille excite la risée… de la canaille ! Je ne ris point. Des vieux nous quittent pour être rapatriés Mardi 1er
décembre : On appelle les vieux. Tohu-bohu
indescriptible. On se précipite. Beaucoup de partants oublient leurs paquets.
Le rassemblement se fait sur l’avenue qui nous sépare de nos anciennes
baraques. L’émotion ses uns et des autres se contient mal. Les étreintes, les
embrassements, les serrements de mains se succèdent et s’entrecroisent. Puis le
cortège s’ébranle ; nous suivons en agitant nos chapeaux. Bientôt il
tourne et s’engage sur la chaussée qui mène à la Kommandantuur.
Nous le suivons du regard ; ce sont de bons amis qui nous quittent. Nous
sommes tristes mais contents. Le soir tombe, la température est clémente.
Que le voyage leur soit heureux ! Des pierrots se disputent sur un arbre
dépouillé, dans la nuit qui commence ; ils semblent des feuilles mortes
attachées aux branches et constamment agitées ; puis, leur foule
tumultueuse s’élève dans le ciel sombre et ils disparaissent vers les grands
bois. Au moment du coucher, on perçoit le vide
dans la chambrée ; on est moins bruyant qu’à l’ordinaire ; beaucoup
d’entre nous pensent aux heureux camarades qui roulent maintenant vers la
liberté. Fête dans la baracke 6 décembre : Un soldat belge affamé tué par une sentinelle Lundi 7
décembre : Dans la matinée une affreuse nouvelle nous
parvient encore. Un soldat belge a été tué par une balle prussienne. Il avait pris un pain dans un chariot qui
passait sur la chaussée ; geste bien excusable d’un affamé : la
sentinelle le voyant s’enfuir lui intima l’ordre d’arrêter ou de laisser tomber
le pain ; le petit soldant ne comprenant pas et se sentant tout éperdu
d’avoir été découvert, continua sa course folle. Et froidement on le tua !
On tue un homme ici avec une révoltante… Samedi 12
décembre : Depuis quelques jours, nous répétons le
chœur des prisonniers par J. Martin
afin d’en donner ici même une audition. Il est neuf heures : nous
répétons. Fariov
la voix merveilleusement timbrée, dit le solo avec une âme qui nous fait nous
extasier. Soudain, foudroyante comme toute nouvelle importante, la nouvelle
d’un changement de camp est officiellement annoncée. Nous allons à Celle !
(sans jeu de mots !) Immédiatement les commentaires vont leur petit
train. « C’est à cause du
choléra ». « On retourne, mais
pour éviter une exubérance dangereuse, on ne nous avertira qu’en cours de
route ». Enfin nous quittons Munster, c’est un fait
certain. « Eh bien exécutons le chœur ». On change de camp, on va à Celle dans le camp de Scheuen Dimanche
13 décembre : A 11H30, nous nous rangeons sans avoir
mangé. Nous sommes aux premiers rangs : Tous les civils suivent car tous
s’en vont. C’est un imposant groupe de quelques 2.000 hommes qui respirent
bruyamment l’air à l’extérieur. Pour la première fois depuis notre arrivée, nous
franchissons la palissade et nous nous acheminons vers la petite gare de
Munster en Hanovre. Jetant un regard en arrière nous pouvons contempler ce qu’a
de prodigieusement imposant ce cortège de prisonniers émus qui serpente sur la
route poudreuse. Le ciel se rassérène et le soleil perce la brume qui
s’évanouit. Il est 1 heure exactement quand s’ébranle notre train le premier.
Assis dans un coin de compartiment, je note l’itinéraire et rêve
délicieusement. Ma prose va devenir forcément obscure parce que trop peu
détaillée, mais je me défends d’y retoucher. On s’achemine vers un grand bois de sapins.
Celle est à notre gauche. Le camp se trouve apparemment dans les environs de
cette localité aux confins du bourg de Scheuen. Nous
passons à côté de maisons à l’aspect misérable : la marmaille se trouve
sur le seuil. Un petit chien s’approche de moi en frétillant et mendie une
caresse que je ne lui refuse pas. Nous atteignons la sapinière à la nuit
tombante. Un groupe de soldats, armés de flambeaux, débouche soudain à l’orée
du bois. Ils vont au devant de ceux qui nous suivent et qui arriveront par
d’autres trains. Il ne manquera pas de charme et de grandeur ce cortège aux
lumières… Nous sommes à 8 km, de Celle. Là-bas, dans le lointain des
feux ! C’est le camp de Scheuen. Aux environs du camp, les sapins deviennent
plus clairsemés dans la bruyère. Le paysage mi-dénudé avec quelques touffes surgissantes de genévriers rappelle les régions africaines.
Tout à coup c’est une évocation puissante des pays sauvages. Une quantité
innombrable de huttes sortent de terre comme dans un camp de Peaux-Rouges. Ce
sont les baraques des soldats belges. Nous respirons mal. Ils sont au grillage et
nous saluent avec bonheur. Bonjour et bonsoir les frères ! La nuit est
noire. Ces petites huttes en bois s’enfoncent dans le sol et les prisonniers y
couchent sur la paille. Nous frissonnons ! Lundi 14
décembre : Notre première journée commence au camp de Scheuen. Elle se passera en arrangement et corvées. On va
nous donner un sac à paille et un traversin. C’est du luxe ! Du thé le
matin, du riz à 10 h. (ration extraordinaire parce que hier nous n’avons rien
eu), de la bonne soupe à midi et du riz au soir. Chaque jour 1/6 pain
régulièrement coupé. Tout s’annonce bien ; nous ne
regrettons pas Munster. Ici, tous les alliés se rencontrent : Belges,
Français, dont des turcos aux originaux costumes, Russes de Sibérie avec leurs
toques en peau de mouton ou leur colback aux poils longs et hirsutes. Et nous
fraternisons car nous sommes tous amis et compagnons d’infortune. On nous
laisse au moins cette consolation de pouvoir frayer avec nos soldats. Les punis sont liés à des pieux Lundi 28 décembre : Depuis quelques temps, on a imaginé de ficeler les récalcitrants à des
pieux fixés un peu partout dans le camp. C’est pénible d’y voir un patient. Une
impression de malaise se dégage de ce pauvre corps qu’on croirait un cadavre
rigide. Il ne peut esquisser le moindre mouvement. La circulation doit devenir
pénible : les mains bleuissent. Je
ne comprends pas surtout par cette température des derniers jours, qu’on n’ait
pas eu à enregistrer de congestions. Décès d’un Louvaniste Dimanche 3 janvier : Un deuil chez les prisonniers civils ! Hier soir le camarade Smeesters de
Louvain qui se dévoue ici comme membre de la Croix-Rouge, est venu m’annoncer
le décès presque subit d’un Louvaniste et me demande d’organiser une cérémonie
avec chant. Joseph Martin a bien
voulu me reconstituer la partition d’un miserere dont il est l’auteur. Holsbeck mort à 20 ans Mardi 5 janvier : Sculptures de neige Mercredi 6 janvier : Le camp est désespérément isolé dans une mer de neige…Tout a disparu.
Les sentinelles profilent leurs sombres silhouettes sur cet immense
tapis : elles semblent de petits soldats de Nuremberg. Les sculpteurs se
sont mis à l’œuvre et le camp se trouve bientôt transformé en un musée de
statues blanches. Les visiteurs affluent : prisonniers et soldats allemands.
Sur la plaine qui nous sert d’habituel promenoir, voilà le glorieux Lion belge,
énergique et farouche. Il est percé d’une flèche et de la blessure a giclé une
mince goutte de sang mais son énergie n’en n’est pas diminuée. Superbement
dressé, il ouvre une formidable mâchoire et protège de sa patte vigoureuse un
socle avec l’inscription « Vive la Belgique ». Œuvre d’un Louvaniste.
A côté, une femme nue donne assez bien l’impression d’une statue primitive de
l’Egypte ancienne. Dans l’avenue qui longe le camp, du côté N.O., un groupe de
Visétois reconstituent l’hôtel de ville au campanile bulbeux, dont les ruines
couvertes de neige, doivent être bien tristes, là-bas, au milieu de tant de
ruines. Plus loin, le buste de Léopold II, bien taillé : la tête est
expressive et le regard scrutateur du grand roi fixe obstinément tous les
Allemands qui s’arrêtent offusqués ; au pied, un lion à la crinière longue
et nerveuse est couché mais relève fièrement la tête. Œuvre d’un Visétois. Nous voici donc en un
beau parc où la statuaire devient aussi généreuse que variée. Pour le moment,
d’autres artistes se mettent à l’œuvre et cette animation distrait les
prisonniers qui sont tous dehors. On vient d’appeler à la kommandantur l’auteur
du buste de Léopold II en lui donnant une photographie ; on lui demande de
faire… Bismarck. La faim nous tenaille Dimanche 17 janvier : Souvent, mettant en pratique l’adage « qui dort dîne » nous
nous mettons au lit pour tromper notre faim. C’est la misère ! Nous
mangeons sec notre pain et l’eau est notre boisson ordinaire. Notre situation en l’occurrence n’a rien d’enviable, et nous pouvons
affirmer avoir souffert de la faim. Strictement nous ne mangeons que ce qu’on nous donne : ½ louche de café
ou de thé le matin vers 7 heures, une louche de soupe à midi, une demi louche
de soupe grise (gruau d’avoine, orge ou riz) le soir vers 5 heures. Chaque
prisonnier reçoit par jour le 1/6 d’un grand pain, soit 400 gr environ. La
soupe de midi est bonne et consistante mais fatalement on doit entamer son pain
vers 3 heures. Celui qui a la force de résister à son appétit jusqu’au soir,
est obligé de compléter par le pain ce qui manque à la soupe du soir, soit en
quantité, soit en substance. Puis c’est un jeûne d’environ 13 à 14 heures
jusqu’au déjeuner du lendemain où s’ingurgite le reste de pain. Alors, on se
serre la ceinture jusqu’à midi. Quand, ne résistant pas à un appétit facile à
comprendre, on mange tout son 1/6 pain le jour même où on le reçoit, on reste
sans manger depuis 5 heures du soir jusqu’au midi du lendemain. Décès d’un vieux de Wekmael Mardi 19 janvier : Deuxième enterrement auquel participe la chorale. Celui d’un vieux de Wekmael âgé de 56 ans, mort d’apoplexie. L’industrie du crin de
cheval Mardi 2 février : Je viens de voir un soldat prisonnier à la recherche d’un cheval.
Parfaitement à la recherche d’un cheval ! Depuis quelques temps,
l’industrie des chaînes de montre a pris un développement incroyable et les
pauvres bêtes qui arrivent au camp sont aussitôt dépouillés impitoyablement des
poils de leur queue ! Encore un déménagement Jeudi 18 février : Nous vivons dans un affreux désordre. Nos bagages gisent lamentablement
sur le sol. Nos étagères ont été arrachées, nos paillasses retournées ;
plus un seul clou aux cloisons. Nous nous sommes affublés de tous nos oripeaux.
On déménage ! Emménager et puis déménager : être sujets à de
multiples perquisitions, étroitement surveillés : agréable perspective de
captivité. Vers 4 heures, on daigne nous prévenir que nous logerons cette nuit
au blok 53. Et voilà de soudaines récriminations qui
s’élèvent : on recloue dans toutes les chambres ; un bruit
assourdissant se prolonge jusqu’à l’heure du coucher. On se couche furieux,
surexcité encore des ennuyeux contretemps de la journée. Le sommeil nous fuit et
la nuit s’annonce plein d’insomnie et d’ennuis. La corvée pain Mercredi 24 février : II faut des hommes pour la corvée du pain. Il s'agit d'aller à la grande
plaine extérieure où se trouva un raccordement du chemin de fer Celles-Garsen et là se charger de 4 pains chacun. Ne serait-ce pas
plus simple de prendre une charrette ?
Incontestablement : c'est pourquoi, ici, on rejette ce système. Je communique l'ordre à mes hommes et me dévoue moi-même. Il fait bon et
la corvée nous parait plutôt agréable. Hors du camp, on respire un air de
liberté. Le petit village de Scheuen s’étire paresseusement clans la brume matinale : sa
Quiétude familière nous plaît, nous enchante. Dans la plaine, les sombres
genévriers lèvent, de-ci, de-là, leurs têtes ébouriffées et tout le long du
chemin une file interminable de soldats
poussent des brouettes qui grincent. Ils vont là tout au bout sur la
butte au sable. On attend. Nous piétinons : l’attente est toujours
pénible. Le jeu n'est plus de notre goût : insensiblement le soleil s'est
obscurci sous le voile épais du brouillard. Le vent du nord se lève et souffle. On murmure. Jusqu’à midi, nous attendons le déchargement qui s’effectue
avec une lenteur désespérante. Enfin on nous charge de quatre pains, deux sous chaque bras. La mort du Namurois Legros Jeudi 25 février : Il est mort cette sans que
s’en soient douté ses voisins de lit. Il est mort sans consolations et sans
secours, seul, dans la chambre silencieuse et glacée ... Convalescent d'une
"pneumonie double, il fut fait prisonnier à Namur. Les angoisses avec les
privations de la captivité eurent vite fait de le marquer du signe fatal. On
lisait la mort dans ses yeux éteints et bistrés. Ses lèvres bleuies
souriaient amèrement et une toux douloureuse le minait sans trêve le jour et la
nuit. « Ci-gît Legros de La
Plante, Namur. Prisonnier civil décédé le 25 février 1915, âgé de 35 ans. Ce sera son épitaphe sur la terre d'exil. On nous demande de chanter le
Miserere ; ils sont 7 civils de Namur qui pleurent et me supplient. Pas besoin
de leur demander pour me décider : mes chanteurs sont avertis et tous ont
répondu avec un empressement et un ensemble qui leur fait honneur. C'est pour
un compatriote, un frère. Que cette marque suprême de
sympathie et ce témoignage de chrétiennes condoléances soient un adoucissement à la peine des siens. Encore un mort, les soldats
russes affamés fabriquent des jouets Lundi 15 mars : Encore un enterrement. Celui d’'un jeune soldat belge mort après une
indisposition de 7 jours. C'est le chagrin
qui, dit-on, le tua. Le décès d'un vieux père aimé trop brusquement annoncé,
suffit pour faucher cette nature impressionnable et sensitive. Qu'il repose en paix ! Nous l'avons enseveli à côté de ses frères
d’armes dans l'humble cimetière qu'on devra agrandir. De ma fenêtre, je contemple un troupeau de soldats russes qui fouillent
avidement dans les détritus de la cuisine.
Je ne vois en réalité qu'un fouillis de jambes et de bras fébriles, d'oripeaux
qui claquent au vent. Ce sont des malheureux toujours affamés : ils
mangent tout ce qu'ils trouvent. En voilà
qui lèche à même une boîte de sardines vide. Tantôt, un de ses camarades dévorait
les restes suspects d'un poisson. Hier, tous se sont jetés comme des chiens véritablement,
sur un tonneau de déchets de harengs. C'est un spectacle affreux que celui de ces pauvres hommes qui tremblent
la fièvre et ne parviennent point à se rassasier. Aux heures des repas, leurs
bandes désordonnées courent de baraque en baraque afin de récolter la soupe que
certains ont de trop. Et l'on se fait un devoir de faire la charité à ces
enfants d’un pays ami pour qui, plus que
pour nous, 1'exil est fatal. Ces hommes sont habiles aux travaux manuels et les jouets qu’ils
fabriquent peuvent rivaliser avec ceux de nos grands bazars. Ils travaillent
les vieux morceaux, de bois abandonnés. A chaque coin d’avenues, on en
rencontre qui présentent leurs marchandises : reptiles articulés, moulins â vent,
cadres, petites chaussures en pain. Oui, ils travaillent le pain… moisi et
délaissé, ces hommes que la faim torture. Et toujours, il y a des acheteurs.
Les soldats allemands eux-mêmes achètent et ce n'est pas à dédaigner que
d’assister aux débats entre le vendeur intéressé et l'acheteur qui marchande,
tous deux parlant sans se comprendre. Les Russes ont fini leur visite ; un à un, ils abandonnent le tas de
déchets maintenant éparpillés, dont le vent qui tourbillonne, emporte les
papiers jaunis. Le bataillon des soldats
français mutilés Mercredi 12 : Au dehors, je perçois une confuse rumeur. Spectacle navrant : c’est
le bataillon des français mutilés qui font de l’exercice. Oui, t o u s ces
braves parmi lesquels des édentés aux mâchoires horribles, des boiteux, des
manchots, des perclus, des éclopés, les uns s’appuyant sur une canne, les
autres se traînant sur des béquilles, tordus et raides, narguant le destin
cruel qui les frappe, avancent gaîment et se livrent à des réminiscences de
marche militaires. Je suis puni de cachot
pour une broutille Samedi 27 : Un lieutenant obtus (le lageroffizier Lens)
m’a octroyé le cachot pour avoir écrit quatre cartes au lieu d’une, le jour de
la correspondance ! Stupide méticulosité ! Mort du jeune soldat Philippart, 17 ans, je rentre au cachot Mardi 30 : Répétition de la messe. Enterrement d'un jeune volontaire belge. La chorale y assiste, le petit cimetière est
rempli ; déjà la place pour l’agrandir est marquée. Philippart âgé de 17 ans,
était un gars à figure de bébé jovial et plein de joie. Je le connaissais
particulièrement et considère comme un devoir de saluer sa mémoire. Qu’il
repose en paix à l’ombre des grands pins. L'ordre arrive ce mercredi à 1 h 1/2, brutal Comme un coup de massue.
Branle-bas général ! Mes compagnons de chambre m’aident à viser mes poches
et à dissimuler le mieux possible quelques douzaines de morceaux de sucre. Un «
au revoir » aux camarades et en route. Nous sommes onze et notre marche est
moins que triomphale, pourtant la conscience est à l’aise et pour ma part, je
suis fier d’avoir encouru l'ire des Allemands ; mais l’émotion est fatale. En somme,
le mot cachot sonne mal à nos oreilles de novices et nous allons vers l'inconnu
terrible. Les amis nous escortent jusqu'à la grille en nous témoignant moult
marques d'estime et de compassion. Nous voici à l’extérieur du camp devant le
bâtiment cellulaire. La visite n'a rien de rigoureux et je passe aisément sans
qu’on ne trouve ni sucre, ni papier, ni
crayon. A 2 heures précises, je perds mon individualité pour devenir le n° 16 pour 48 heures. 1m.10 de large (un grand pas)
sur 2 m 50 de long (trois petits pas) ; une fenêtre de 9 carreaux dans le fond à 1m 80 du
sol ; le long de la cloison de gauche, un lit de bois sans paillasse de 1
m. 70 sur 0 m 65 élevé de 50 centimètres et légèrement en pente. Près de la
porte d'entrée un radiateur pour 1 chauffage à la vapeur, un crachoir, une
cruche d’eau, quatre clous ; c'est tout. L'air de Mignon me revient à
l’esprit en pénétrant dans ce couloir : « Ce n’est pas là que je voudrais vivre, ni vivre, ni mourir
.... » C’est nu, c'est triste. Quatre barreaux de fer solides masquent la
fenêtre et dehors, une brise-vue, sorte d'auvent retourné recouvert par le toit
prolongé, cache au détenu le moindre point du ciel. La cellule est plutôt sombre.
La première idée qui vous assaille quand la porte s’est brusquement refermée
avec un bruit de clefs et de ferrailles ; c’est de tout briser puis la
réflexion vous assagit et deux heures après, vous vous retrouvez stupide et
incompréhensiblement radouci, assis sur
le lit, le dos appuyé à la cloison. Les confuses rumeurs du lointain deviennent
imperceptibles. Le silence est presque absolu ; seul, on distingue le pas
monotone du geôlier et le bruit des clefs qui se heurtent. Les exploits des prisonniers célèbres me tourmentent et m'humilient. A vivre sans péril, on demeure sans gloire… Inspectons les
cloisons ; et mais, on vient de tousser
dans la cellule voisine. Toc, toc à droite. - Qui est là ? - Un étudiant polonais. - Et ici, à gauche ? - Un soldat français Bon voisinage. - Hé, le Belge ! ... - Parle plus haut ; je n'entends point. - N’aurais-tu pas des
allumettes ? - Non, je n'ai que du sucre ! ! Attends, je vais demander au voisin. - Polonais ! As-tu des allumettes ? - Oui - Ne pourrais-tu pas m’en passer ? - Cherche le moyen. Et pendant une heure, c'est l’inspection méticuleuse des parois. Des
frottements, des heurts significatifs indiquent assez à quelles recherches
ingénieuses on se livre dans les trois cellules. Soyons circonspects, fort
circonspects. Incessamment la sentinelle passe et repasse et l'œillère est
sournoise qui ouvre dans chaque porte son œil inquisiteur. Je suis parvenu à glisser un mince papier plié en deux, jusque chez l'étudiant, il y introduit une allumette. Je
retire ! L'allumette tombe et se perd dans la double cloison. Dix
fois, le stratagème échoue ; nous y renonçons. Que faire ? Oh ! Aller
au WC à tour de rôle…C’est fait. J’ai trouvé aisément allumettes et cigarettes
cachées à l’endroit convenu. Je sors du cachot, messe
pour un Russe décédé Samedi 3 : Je
suis heureux de me retrouver parmi mes chers compagnons. Déjà nous avons repris
les répétitions et la Messe est à peu près sur pied. L’aumônier arrive en coup
de vent. Il me demande d’assister aux funérailles d’un soldat russe catholique
et de chanter le Miserere. Les chanteurs sont exténués. Toutes les vois sont à
bout de souffle. C’est inquiétant. Mais nous considérons comme un devoir de
rendre les honneurs chrétiens à la dépouille d’un « allié » et nous
allons à l’enterrement. Décès de Mr Lambert, otage
de Stavelot Mercredi 7 : Encore
une période noire, aujourd’hui, nous enterrons un brave Stavelotais,
monsieur Lambert, malade depuis
quatre mois d'un mal qui ne guérit pas. Il y a foule et le recueillement de
l’assistance dit assez éloquemment combien le défunt était aimé. Il est mort
le jour même où il devait partir.
Peut-être est-ce l'émotion qui l'a tué. Il est parti quand même pour un voyage
autrement long. Là-bas
les siens l'attendent impatiemment. La bibliothèque et le
football comme distraction Dimanche 11 : Depuis
quelques jours nous sommes plusieurs prisonniers qui arborons fièrement
les couleurs belges. Chacun a décoré sa
boutonnière d'un coquet ruban tricolore. Je suis devenu le bibliothécaire du
camp. L’aumônier m’a fait remettre un tas de volumineux de revues, fascicules,
brochures de tous genres, à l’usage des prisonniers militaires et civils. Dans
la collection je trouve un roman intitulé « Les bourgeois de Darlinden » ayant appartenu à « Lovinfosse » de Wandre. Football. – Un match
important a lieu cet après – midi entre Anglais et Belges. Nous y assistons. On se croirait à une fête sportive de premier
choix. Visite du Consul américain Jeudi 15 : Le
consul américain a visité le camp de Celle et il a reçu les doléances de
plusieurs prisonniers. Les uns se plaignent à juste titre de n'avoir pas assez
de pain ; d'autres accusent certains sous-officiers de les brutaliser. L'amiral
et les officiers qui accompagnaient le Consul prennent force notes et promettent
de remédier à cet état de chose. Depuis quelque temps, la nourriture est
devenue vraiment insignifiante et je ne crois pas que puisse supporter ce régime, un prisonnier qui ne
recevrait ni argent ni victuailles. Conséquence heureuse de l’intervention du
Consul : les amputés et les blessés vont être rapatriés. Ils sont massés devant les barackes ; la plupart assis. La joie prime sur leurs traits
amaigris et pourtant, le malheur de chacun est irréparable. Le spectacle
devient saisissant. Ils oublient tout... En voici un qui tente de croiser les
jambes ; non, il les croise s'imaginant les avoir toutes deux encore – avec sa
main, il frotte le pied qui lui manque, éprouvant un bien-être indescriptible
... C'est sa béquille qu'il caresse et ne s'en aperçoit que longtemps après. Un
de mes chanteurs se trouve dans les ... heureux. Brave garçon italien,
naturalisé français (Bottury Joseph 12, rue Planterose Bordeaux). Avec la seule main qui lui reste, il
me serre affectueusement. Vraiment, toutes ces séparations nous attristent car,
ici, nous sommes frères et tous, nous nous aimons. Le
soir, un Arabe a perdu la tête. Il amène sa palliasse et ses couvertures jusque
dans la rigole qui longe le block 85 et il s'y installe pour la nuit. Nous
tentons vainement de l’en dissuader. Le
ciel scintille et le camp est désert. Il fait froid. Dans la baraque des
blessés, on chante la « Marseillaise ». L’homme aux petits papiers Samedi 17 : C'est
une invention allemande des plus récentes ;dans les W. C. que l'on appelle
communément « abordes», le papier disparaissait de façon scandaleuse. Pour
obvier à cet abus inconcevable, la kommandantur a décidé de remettre « les
indispensables » à un homme responsable, chargé de les distribuer
parcimonieusement aux nécessiteux. De ma fenêtre, je contemple la victime de
semaine. C'est un petit soldat français. Grave et mélancolique, il est assis
dans la rigole qui longe « L’aborde » N° 1. Il a trouvé un ingénieux moyen de
rester passif et de poursuivre sans
dérangement ses rêves nostalgiques. Tous
les hygiéniques enfilés sont suspendus sur sa poitrine de brave d'où ils sont
un à un bruta1ement arrachés. Des Russes épuisés par le
travail Mardi 20 avril : Des
soldats russes viennent de rentrer au camp revenant de l'intérieur de
l'Allemagne où on les a forcés de travailler dans des houillères. On
dit qu’ils sont si faibles que beaucoup se soutiennent à peine et que plusieurs
se sont évanouis. On choisit leurs successeurs. Du feu à tout prix pour
lutter contre l’humidité Vendredi
23 avril : A
l'appel un prisonnier a été puni de 7
jours d’arrêt pour avoir été demandé à l'Amiral un entretien concernant la
révolte de mercredi. Nous rentrons refroidis d’autant plus qu’il commence à
pleuvoir. Les barackes sont humides. Que faire ? Du feu pardi ! Et si l'on nous attrapait… Nos délibérations ne sont pas de
longue durée. Tant pis. Nous décidons de chauffer la salle. Et nous voilà en
train de casser tout ce qui se présente à notre massue. En l'occurrence
celle-ci est faite d’une lourde barre de fer. Caisses, bancs, sabots mêmes (de
beaux sabots neufs donnés par le fourrier allemand) deviennent du feu les
innocentes victimes. Les flammes jaillissant, le bois crie, une douce chaleur
caresse nos membres engourdis et, pour un instant nous oublions le froid et la
misère. Un geste
inqualifiable : on m’enlève mon ruban tricolore Lundi 10 mai : J'en
frémis encore. Ce matin, nous étions réunis sur la plaine d'appel. Environ 2000
prisonniers de guerre militaires et civils, de toutes nationalités. Un
lieutenant (Zundeman commandant le 1er
bataillon) dont le nom mérite passer à la postérité comme synonyme de lâcheté et de goujaterie s'est approché de
moi et avisant le petit ruban qui ornait ma boutonnière : -
Qu’est-ce donc ? -
Les couleurs belges. L'officier
avait ouvert entretemps un canif géant et de sa lame qui frémissait de faire
œuvre si hautement répugnante, il m’enleva brutalement mon petit ruban. Puis,
sans entendre mes légitimes récriminations, il s'enfuit, comme un coupable que
le remord assaille, rouge de toute la honte de son action inqualifiable. Mon
sang n'a fait qu'un tour et j'ai senti ma main qui cherchait son visage... Mes
amis me rappelèrent à la réalité de notre situation ! Les
civils sont des bandits, des francs-tireurs auxquels on ne reconnait nul droit
et qui d'ailleurs sont encore sous le coup d'un châtiment récent. Je
me vengerai en transcrivant ces lignes où je déclare ouvertement quo celui qui
profite ainsi de son pouvoir pour injurier d'impuissantes victimes dans leurs
affections, les plus chères, sont lâches, vils et méprisables. Je conserve
comme reliques précieuses, les restes froissés du petit ruban tricolore. La mort du Visétois Eugène Jowet Vendredi 14 mai : La
Mort continue son œuvre. Aujourd'hui, c'est un Visétois, Eugène Jowet qui devient sa victime : un bon camarade, un époux ;
modèle, un tendre père qu'attendront vainement l'épouse aimante et deux petits
enfants inquiets. La Fête pour Van den Abeele qui va être
libéré Samedi 15 mai : Nous
fêtons l’ami Van den Abeele
qui va être libéré. Sur un feu d'enfer que nous alimentons avec tout ce qui
sous la main, nous tombe, dans
la grande cruche officielle, l’eau chante gaîment. Nous
sommes en défaut complètement et n'y pensons pas. Sur la table, j'ai renversé
tout un colis qui vient de m'arriver, Bonbons, biscuits, pain blanc confiture,
fruits confis, pralines en chocolat, invitent à de folles lippées nos appétits
gourmands. Dans la cruche nous avons versé toute notre provision de café et son
parfum suave dilate les narines les plus rebelles. Oh,
les insouciants babillages, les projets téméraires dont s'emplit la chambre : et
des toasts à n’en plus finir. Nous
sommes grisés au sens réel et pourtant, nous n’avons pas de liqueurs. Et
la fête se prolonge tard et nous mangeons jusqu'à en rester pauvres. Car, en somme,
j'ai oublié ma condition !... Le sous-officier de service se charge de nous le
rappeler. Mais à son entrée dans la chambre il est tant suffoqué de notre sans
gêne qu'il en reste tout ébahi et se met à balbutier piteusement. Un soldat belge au pilori Dimanche 16 mai : Comme
nous nous présentions à la grille de sortie vers la morgue afin d’aller chanter
à l’enterrement d’un soldat Russe, nous fûmes les témoins indignés d’un
spectacle pénible. Un
soldat belge puni de poteau avait une syncope ; il gisait inerte au pied du
pilori... J’ai déjà parlé de cette punition barbare qui consiste à ligoter
le délinquant contre un pieu. La circulation du sang est nécessairement difficile
et les congestions fatales. Aujourd’hui, le soleil dardait ses rayons
implacables sur le corps du malheureux. Bientôt ce sera le supplice des
insectes de tous genres cherchant une proie impuissante, et cela nous fait
penser aux tortures, inventées par les sauvages, en pays non civilisés. La fabrication d’un jeu de
quilles Mardi 18 mai : Parfaitement,
nous avons un jeu de quilles fabriqué de toutes pièces par les prisonniers
civils. Et le succès de cette attraction est chaque jour grandissant. Pour les
uns, il évoque les récréations champêtres à l'ombre de la vigne, dans le petit
village, les dimanches et les jours de fêtes. Pour les autres, c'est comme une
réminiscence des « Bowlings » de nos grandes villes. Voilà pourquoi il y a tant
de monde au jeu de quilles ; les uns regardent, ce sont les loustics qui
bavardent en gesticulant et qui créent de l'esprit bon marché. Les autres
parient, ce sont les véritables passionnés ; enfin les derniers jouent. Une situation
dégradante : plusieurs heures, rassemblés nus comme Adam Jeudi 20 mai : Journée
inoubliable ; la plus dégradante de notre captivité. Pendant plusieurs heures,
nous sommes restés « in naturalibus » dans
une promiscuité inhumaine, immorale et révoltante. Des pères étaient là avec
leurs fils. Un vieillard s'est trouvé mal. On nous a jeté nos hardes par une
fenêtre et dans l'état où nous nous trouvions, nous avons dû chercher celles
qui nous appartenaient. Ahuris
et complètement éreintés nous gisons maintenant parmi nos effets épars l'extérieur
de notre Baraque. D'aucuns préparent un repas sommaire, les autres somnolent,
couchés à même le sol. Le silence est lourd et ininterrompu. Le désordre de ce
fouillis étrange fait penser à quelque réunion de bohémiens insouciants. Nous
nous imaginons sortir d'un cauchemar affreux et indescriptible. Le renom des Belges :
des fameux gaillards d’après le général allemand ! Dimanche 30 mai au samedi 5 juin : Quelques
centaines de prisonniers sont arrivés d’Alten Grabow en Saxe et de Munster Lager
de triste mémoire. La chaleur les a déprimés ; ils suent, sont couverts
d'une poussière humide, et donnent l’impression de vieux troupiers anéantis.
Les camarades de Munster nous annoncent l’évasion de deux Belges. Partout, les
Belges sont fortement prisés. Ce sont des gaillards, dit-on, le général aurait
affirmé qu'une sentinelle c'est suffisant pour garder cent Russes, une sentinelle
pour 50 français, mais il faudrait 100 sentinelles pour un seul Belge ! ... Ces
prisonniers viennent des autres camps pour se faire désinfecter. A
propos de désinfection on a placardé des avis signés du médecin en chef – ce
sont des appels à la raison des
prisonniers qui critiquent et s’insurgent. Le
principe des réclamations est donc admis même contre l'unter-offizier allemand ! Le fait est suffisamment important pour
être souligné. Pourtant,
les punitions sévissent encore avec une rigueur excessive. Six poteaux sont
constamment occupés à la grande grille ouest. Le cachot regorge de victimes;
chaque matin, nous les voyons tourner en rond mélancoliquement et je me
remémore mon escapade d’antan... Aujourd'hui,
un de nos compagnons de chambre rentre du grand Hôpital. Il ne tarit pas d'éloges
sur l'affabilité des médecins et l'excellence du service. Le régime est admirable. Déjeuner : Café au lait, pain bourré. 10
heures : lait avec bonbons. Diner : Soupe consistante. Goûter
: Café au lait, tartines avec confiture. Souper : Soupe légère. Je
ne veux pas faire œuvre partiale en collationnant mes notes et je me plais à
dire la vérité comme je la connais, sans exagération, ni
restriction. Décès du Visétois Jos Douin
Mercredi 9 juin : Décès
foudroyant d'un Visétois, Jos Douin mort d'apoplexie vers 1 heure du matin, le
discours préparé pour la circonstance me vaut de comparaître devant le Maréchal
de Mecklembourg. Cette excellence me tient parait-il en très « haute
estime » selon une confidence de l’aumônier. Cela me laisse indifférent. Il
est, ici, le grand chef des postes et de la censure ! Je me rends à son
invitation, boutonnière ornée du ruban belge, et imperturbablement je l'appelle
« Monsieur l'officier » ce dont il se soucie fort peu, je l'avoue. Il est grand
de taille ; cheveux pommadés, raie jusqu'à la nuque ; ses moustaches élégamment
hérissées. Il peut avoir soixante ans et parle un français très pur avec un
léger accent parisien. « C'est fort beau, Monsieur, ce que vous
écrivez là... mais il y a certaines expressions un peu rudes et que je voudrais
que vous adoucissiez ! » Nous
n'avons pas « arraché » des époux à leurs femmes ; nous n'avons pas « ravi »
des pères à leurs enfants... sans motifs plausibles. Soyez persuadé que les
citoyens non militaires des pays envahis qui sont restés calmes sont encore
dans leurs foyers respectés. » «
J'ai confiance en vous. J'approuve donc votre discours, mais je vous prie de
modifier les passages marqués. » L'entrevue
est finie. Je m'en retourne sans souci. Son excellence de Mecklembourg me tient-elle encore en « si haute estime » ? A
l'enterrement, on avait dépêché un professeur d'université et un professeur de
gymnase pour représenter la censure. Au préalable, le fe1d-webel
du bataillon m'avait prié de lui communiquer
les passages exclus. Je n'ai pas voulu modifier mon discours et j'ai simplement
lu à voix basse les expressions incriminées. Voici
mon discours : « Les
prisonniers civils de Visé auront payé un immense et bien douloureux tribut au
malheur ! La
mort frappant à coups réitérés a éclairci leur groupe pendant cet exil pénible
et, capricieuse cruellement, comme toujours elle se plaît à se révéler, elle a
frappé des amis. à la veille de leur retour et elle a foudroyé des existences
exubérant de vie et de santé ... Joseph
Douin était à l'âge où l'on n'appréhende aucunement les atteintes de la
maladie, dans toute la plénitude de cet âge où l'activité déborde et qui, du
Travail, fait surgir la prospérité. Il prospérait au sein d'une famille aimée, quand
la guerre brutale aussi comme une intruse, assombri l’horizon et engouffra
toutes les prospérités au fond du même creuset : celui de l'angoisse et de la
ruine. Puis ce fut le déchirement de l'horrible
séparation, l'abandon forcé du foyer et de la famille, la marche fantastique
vers l’exil et la captivité. Et
comme nous tous, Joseph vécut ces dix longs mois dans une aspiration incessante
à la liberté, dans l'attente fébrile d'un retour qui ne vint pas. Une à une,
ses espérances se détachèrent de son cœur saignant comme à regret, se détachent
et se dispersent les feuilles mortes de l'arbre qui languit. Et
ce furent de profonds soupirs et des plaintes contenues. Et l'anxiété creusa
des rides sur son front désormais soucieux, et la tristesse assombrit son
regard. Pourtant,
rien n’eut raison d’une santé qui resta florissante et les heureux qui, hier,
ont repris le chemin du pays, iront inconsciemment tromper l’épouse en lui
donnant la certitude d’une vie pleine de promesses, et l’espoir d'un rapatriement
prochain. Dieu en décida autrement ! Soit faite sa volonté et pas la
nôtre ! Une nuit, dans un soupir un peu plus douloureux, sans un cri, sans
une plainte exprimée, Joseph Douin cessa de vivre, car il ne mourut pas ; la
mort évoque toujours l’agonie et le progressif anéantissement des pensées ct des
facultés. Il cessa de vivre et passa dans l'Eternité avec la plénitude de ses
sentiments et de sa force. Pour
nous chrétiens l’anéantissement c’est la vie ; mourir c'est fermer les yeux aux
misères d'ici-bas pour les rouvrir à la lumière céleste, et nous chantons comme
le poète : « Oui, vraiment, tous armés, tous beaux, ouverts à quelque immense
aurore, De
l'autre côté des tombeaux, les yeux qu’on ferme, voient encore. » Puisses-tu, cher Joseph, voir se réaliser
ces promesses de l'au-delà. La souffrance est une prière qui purifie l'âme ct
la rend belle aux yeux de Dieu. Et
tu as souffert, longuement souffert avec courage avec résignation. Tu as connu
les tortures de l'époux qu'on éloigne de sa femme, les appréhensions du père
qu’on « ravit » à ses enfants, l'écroulement des rêves réalisés,
l'éparpillement d'une fortune laborieusement acquise enfin, l’incertitude d’un
avenir à édifier sur les ruines du passé. Au revoir donc, cher Joseph, au nom
de tous les camarades et compagnons d'infortune qui te pleurent et qui ont
voulu rendre à ta dépouille mortelle les
suprêmes honneurs. Au
revoir Là-Haut ! Puissent
la sincérité de nos regrets, avec de la Foi les consolations divines, rendre
moins cuisant aux tiens le grand malheur qui les frappe. » Des civils peu aptes au
travail forcé Vendredi 11 juin : Grande
nouvelle. Les civils partis le 27 mai pour travailler, reviennent au camp de
Celle. Aux injonctions, ils ont opposé
la force d’inertie... et ils ont réussi. Bravo les amis ! Votre présence,
ici dissipe l'ennui et augmente la confiance. Dix mois de captivité, dix
mois d’angoisses ! Jeudi 17 juin : Dix
mois de captivité ! Dix mois d'appréhension d'angoisses, d'aspirations
incessantes. Dix mois pendant lesquels, jour par jour, heure par heure, on
distille la même pensée. On est miné du même désir. Dix mois que nous nous
leurrons du même espoir ! Et l'ennui
est atroce pendant ces longues journées. La monotonie inénarrable du camp pèse
sur tous les fronts d'un poids inlassablement obsédant. Après la douche une heure
nu au vent ! Jeudi 24 juin : C'est
un peu plus rapide et un peu moins... inconvenant que la première fois ! Après
la douche, on nous a mis « in naturalibus » à la
porte, où nous nous sommes laissé sécher pendant une heure dans le vent qui
refroidit. Défense était faite d’avoir un essuie-mains ! Dans
cet état, j'ai servi la soupe à mes hommes
! Enfin l’annonce du
départ ! Mardi 29 juin : Jour
radieux et à jamais mémorable ! Réalisation de tous nos rêves de prisonniers.
Nous sommes environ cent-cinquante civils belges désignés pour partir le 2
juillet. Les vieux ont des pleurs dans la voix ; tous nous sommes émus. Ce
n'est point l’exubérance que j'aurais cru mais un délicieux attendrissement sur
tous ceux qui ne partageront pas notre bonheur. La plupart de nos camarades
restent ; c'est cruel. Vendredi 2 juillet : Et
maintenant, rangés à l'extérieur, nous subissons une infructueuse visite. Les
soldats allemands ont déchargé leurs armes ; nous voilà libres. Il est
exactement 5 h au camp, ma montre marque 4 heures. En marche vers Garsen ! On refait la promenade d' il y a six mois mais en
sens inverse et le cœur plus à l'aise. Le lager offizier Lenz qui accompagnera notre convoi jusque Liège,
vient m'entretenir fort longtemps et me témoigne beaucoup d'intérêt. Il semble
ne point se souvenir de mon nom (le nom d'un forçat puni de cellule par lui-même)
et reste suffoqué quand il apprend que je suis professeur ! Un
fonctionnaire pour l’Allemand, si petit soit-il, ce fonctionnaire, est une
personnalité et un professeur c'est un
dieu ! Nous revoyons les mêmes chaumières avec la même marmaille et le même
petit chien qui nous a fêté à l'arrivée. « Herrin ! herr professor
». C'est Lenz qui m'invite à monter dans un compartiment spécial, mais je
décline l'offre et m'engouffre avec les camarades, dans de confortables
voitures de 3e classe. Qu’ils sont loin les fourgons à bestiaux !
6h. 5 le train s'ébranle. La campagne est désolée ; le grain brûlé et
souffreteux sur le sol aride et sablonneux. Samedi 3 juillet : La
Belgique. Nous franchissons la frontière exactement à 1 h. 15, notre heure, que d'ailleurs marquent
nos montres. Nos cœurs s'émeuvent, nos yeux se remplissent de larmes et nos
voix sont des sanglots. Au bonheur de revoir la terre bénie se mêle,
indéfinissable, la tristesse de la retrouver sous la domination étrangère. Mais
elle a nous sera rendue, nous en avons la conviction et nous deviendra a mille
fois plus chère et plus sacrée. Aux
portières, nous saluons : nous saluons avec frénésie nos compatriotes qui
répondent émus. A Gemmenich,
le drapeau allemand est arboré ; la halte est occupée militairement. Voilà la
triste route que nous avons suivie poussés brutalement vers l'exil redoutable. Bleyberg, Moresnet, Montzen, Henri-Chapelle.
On évite la gare de Welkenraedt.
Des jeunes filles et de petits gosses courent le long des routes
annonçant notre arrivée. L'arrivée de pauvres prisonniers. Un gamin transi, les
yeux inquiets, la voix tremblante nous demande si l'on donne à manger aux
prisonniers là-bas. Son papa ne mourra-t-il pas de faim! Braves
gens ! A 6
h 30 nous montons dans un train spécial (une locomotive et deux voitures) et
descendons à 7 heures en gare de Visé.
Dernières formalités. Cris, pleurs, exaltation ! La place de la gare
est pleine de monde, d’un monde fou ! Les uns rient, les autres versent
d'abondantes larmes. On réclame les absents. Des femmes s'évanouissent. Nous
sommes encore à la même place qu’au jour de notre arrestation. Voici l'arbre
coupé où fut ligoté le vieux Duchesne. Voilà l'endroit où mon père me quitta,
la longue rue brûlée où pour jamais il disparut. « Nous
sommes libres et tristes. » Information : Le livre a été réédité dans la collection des Repros de l'Histoire, il est reproduit in extenso, avec de plus de nombreuses photos, un index des noms de famille et de lieux cités et il est disponible au musée de Visé au prix de 16 euros.
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