Médecins de la Grande Guerre
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Cet article a été écrit à La Panne le 26 août 1915 par Marcel Wyseur, greffier à la cour militaire. Il a été publié dans le livre "Récits de combattants" recueillis par le Baron Buffin, Edition Plon, Paris 1916. L' homélie du Père Hénusse est intéressante à plus d'un titre: elle nous montre que déjà en 1915, la Reine Élisabeth était de son vivant rentrée dans la légende; d'autre part, on perçoit très bien dans cette harangue le message de l'Église transmis aux combattants tout au long de la guerre: la tranchée des soldats n'est en fait rien d'autre que le sillon dans lequel le grain doit mourir pour renaître ! Tout le monde connaît l'œuvre admirable fondée par le Dr Depage, à La Panne : l' hôpital de l'Océan. A quelques km de la ligne de feu, il a créé de toutes pièces un établissement qui constitue le type le plus achevé du genre et qui rend quotidiennement, depuis plus d'une année, des services immenses. Depuis son origine, qui date de la fin 1914, l'hôpital n'a fait que prendre de l'extension. A l'hôtel primitif, sont venus s'adjoindre des pavillons multiples, des départements nouveaux ; les derniers progrès de la science et de l'hygiène y ont trouvé leurs applications et nous ne croyons pas qu'on puisse réaliser au front même une entreprise plus complète, et répondant aussi parfaitement aux besoins de la guerre. En rendant ici hommage à ceux qui mènent à bien cette oeuvre d'utilité publique, nous ne faisons que donner un témoignage à la vérité et reconnaître aussi bien le mérite des promoteurs de l'œuvre que celui de tous ceux qui en constituent les collaborateurs dévoués. Médecins, infirmières, nurses, ont droit plus qu'à la gratitude de l'armée et du peuple belges, ils méritent son admiration. Le dernier dimanche du mois d'août, nous avons assisté à l'achèvement d'une des nouvelles dépendances de ce vaste "tout" qui constitue l'hôpital de l'Océan: l'inauguration de la chapelle. A l'orée des dunes, la modeste église, surgie du sol comme par enchantement, regarde la mer et la campagne. C'est une bâtisse très simple, aux lignes architecturales primitives et que domine un petit clocheton trapu. Fallait-il davantage ? Ce fut une fête, intime sans doute, mais combien empoignante de voir processionner, par cette claire matinée estivale, les fidèles que la clochette du couvent des Pauvres Claires de Nieuport appelait à l'office. Les trois nefs étaient combles. Dans le chœur, sa Majesté la reine, qui avait daigné rehaussé de sa présence la cérémonie, avait pris place et, derrière elle, se pressait la foule des blessés. L'autel miroitait du feu de toutes ses cires ardentes, l'encens fumait dans les encensoirs d'argent et là-bas, au jubé, les orgues chantaient la joie et le bonheur. Les bonnes saintes et les saints et les angelots joufflus n'en pouvaient croire ni leurs yeux ni leurs oreilles. Les pauvres, ils avaient bien cru mourir dans l'écroulement de leurs églises bombardées et l'horreur infernale de la bataille qui rageait autour d'eux. Ils étaient arrivés un peu de partout; de Nieuport-la-Morte, de Caeskerke-la-Douloureuse, de Perviyse-la-Dévastée, de Ramscapelle-la-Solitaire... Un soir, ils s'étaient rencontrés dans une maison qu'ils ne connaissaient pas. Une lampe brûlait devant un tabernacle, il y avait là un banc de communion, un confessionnal, une chaire de vérité, et puis d'autres saintes et d'autres saints aussi étonnés qu'eux-mêmes. Alors quoi, ils ne rêvaient pas ? Leur cauchemar était fini ? C'était une église, une vraie église comme leur église ?...et elle était remplie de monde, on psalmodiait au lutrin... Tout cela leur paraissait plus beau que dans le plus beau songe, et d'assister à cette fête, ils en oubliaient les angoisses et les cauchemars vécus .Et au milieu du recueillement général, le R.P. Hénusse, aumônier de la 84° batterie, prononça le splendide morceau d'éloquence sacrée que l'on va lire : "Madame, Nous inaugurons une chapelle que le mouvement spontané de la reconnaissance a fait dédier à Sainte Élisabeth. Dans l'intention liturgique de cette dédicace, il s'agit bien de ce type admirable de femme royale, que fut Élisabeth d'Anjou, l'héroïne de bonté, de douceur et de charité que l'Église catholique a placée sur les autels et dont chacun connaît la gloire touchante; mais il y a encore autre chose dans cette dédicace et personne ne s'y est trompé, et, moins que personne, les Belges ne s'y tromperont ; à nos yeux la bonne sainte du douzième siècle se dédouble et se réincarne au vingtième ; de son auréole, quelques rayons se détachent qui viennent nimber un autre front ; son nom se répète, mais avec un accent de vénération et de tendresse plus vives qu'il ne convient pour une reine étrangère entrée dans la mort depuis de longs siècles, et, bref, à nos yeux la chapelle de l'Océan a bien deux patronnes, celle qui trône là-haut dans la gloire, mais qui ne vit plus que dans le souvenir des générations chrétiennes, et celle qui règne sur les derniers sables de ce qui fut la Belgique, mais qui vit dans le cœur de tous. Quand sera finie la longue épreuve de la guerre, cette humble chapelle en bois, se revêtira d'un manteau de pierre, s'ornera de la splendeur des souvenirs rayonnant aux vitraux, éclatant dans les fresques et, certes, alors on verra s'évoquer la douce figure d'Élisabeth d' Anjou, et le miracle des roses et le miracle du lépreux - ce lépreux si dégoûtant qu'elle coucha dans le lit de son époux, qu'elle soigna de ses mains royales et qui soudain se releva éblouissant de lumière en lui disant ce seul mot : "Élisabeth!" et le lépreux, c'était Jésus-Christ. Mais à côté de ceux-là, les mères de Belgique exigeront d'autres vitraux et d'autres fresques ; face à la Sainte et lui faisant un pendant harmonieux, elles voudront voir la Reine, la Reine qui d'abord, quand c'était la paix, aima leurs petits enfants, leurs braves petits enfants anémiés par la misère jusqu'à la tuberculose, qui plus tard, quand ce fut la guerre, aima leurs grands enfants, leurs pauvres grands enfants, blessés, mutilés, ravagés par le combat ; elles voudront la voir là, près de la sainte, afin de pouvoir s'agenouiller devant elle et lui dire, à genoux, l'ardente reconnaissance de leur cœur de mères ; elles voudront la voir là, parce que c'est sa place, aux côtés de Celui qui a prononcé la parole surhumaine, créatrice de la charité : "Tout ce que vous aurez fait au plus humble des miens, c'est à moi, Dieu, que vous l'aurez fait," aux côtés du Christ qui interpellait si tendrement sainte Elizabeth et qui doit aujourd'hui redire pour une autre ce même nom très doux, avec l'accent d'infinie tendresse, dont tous, Madame, nous le prononçons dans le silence respectueux et fervent de notre cœur. La chapelle de l'ambulance l'Océan "Madame, "Mes chers amis, La grande âme royale qui a conçu le dessein d'établir un hôpital militaire à la côte, sur la lisière du champ de bataille, et les cœurs généreux qui l'ont aidée à réaliser ce dessein, ont rêvé de faire de cet établissement une chose parfaite. Ils y ont réussi, et l'ambulance de l'Océan excite l'admiration universelle. Aujourd'hui, ils achèvent la perfection de leur grande oeuvre humanitaire en ouvrant cette chapelle Sainte Élisabeth. C'est qu'en effet, mes chers amis, la chapelle fait essentiellement partie d'un hôpital. D'une manière générale, la chapelle s'impose dans tous les lieux où l'homme souffre, puisqu'elle est le lieu où l'on prie. Or la souffrance possède ce mystérieux privilège de frapper fortement l'homme, de le faire réfléchir à la vie et se replier sur lui-même, de le faire beaucoup pleurer, se souvenir et rêver, et quand l'homme se livre à ce grand travail intérieur, il n'est pas éloigné de trouver Dieu, il est à la veille de prier. Et la souffrance possède en plus le don précieux d'humilier l'homme, en lui faisant sentir le rien qu'il est et le peu qu'il vaut, et quand l'homme s'humilie, il n'est pas éloigné de sentir Dieu qui s'incline vers lui, il est à la veille de prier. Et enfin la souffrance a pour effet de plonger l'homme dans une détresse profonde qui le rend malheureux et le force à pousser le gémissement suprême: "A l'aide! Au secours!..." Et quand l'homme crie à l'aide du fond de ses entrailles, il n'est pas éloigné de percevoir en lui-même, comme réponse à son appel, l'écho de la parole infiniment douce qui plane sur la misère du monde depuis vingt siècles : "Venez à moi, vous tous qui peinez et succombez sous le fardeau, et moi je vous réconforterai".C'est pourquoi l'instinct de l'homme qui souffre est d'entrer au temple. Descendez la nef la plus sombre d'une église, aux heures où la foule n'y est pas conviée pour les exercices traditionnels du culte ; qu'y verrez-vous ? des femmes, des hommes, des jeunes gens, qui prient avec, sur le front, dans les yeux, dans le geste, l'expérience de la douleur, de l'inquiétude, de la tristesse. Demandez à vos mères, qui vous attendent là-bas dans l'angoisse, où elles vont réfugier leur souffrance ; elles vous répondront : "A l'église." Demandez où se réfugie, à l'heure actuelle, la grande souffrance de la patrie en deuil de sa liberté !...On vous répondra : "Dans les églises où la présence de Dieu leur assure le réconfort de voir encore flotter le drapeau tricolore, d'entendre encore résonner l'hymne de la nation, et d'y répondre par le cri d'amour et d'espérance : "Vive le Roi ! Vive la Liberté !" Je vous dis que partout où l'on souffre, il faut une chapelle où abriter sa souffrance sous l'aile de Dieu ! Mais s'il est au monde un lieu de souffrance qui exige ce refuge sacré, c'est donc l'hôpital de guerre. Et pourquoi donc ? A cause, mes chers amis, de la nature des souffrances qu'on y endure. Quelle est votre souffrance ? Pourquoi êtes-vous ici, blessés, malades, amputés d'un bras, d'une jambe, à tout jamais flétris dans la beauté de votre jeunesse ? Pourquoi ? Mais pour l'amour de vos frères ! L'ennemi s'est présenté à la frontière, menaçant ce bien sacré qu'est la terre de la Patrie... Pour défendre cette terre, occupée par sept millions d'hommes libres, deux cent mille d'entre eux se sont levés, ont saisi leur fusil et marché à l'envahisseur. Ces deux cent mille-là se battent donc et peinent, et souffrent, et tombent, et meurent pour tous les autres, les femmes, les enfants, les vieillards - même les lâches qui n'ont point compris leur devoir - et leur souffrance est donc une souffrance d'immolation, de sacrifice, de dévouement, une souffrance d'amour... Voyez-vous pourquoi il vous faut une chapelle où vous puissiez venir trouver Celui qui a révélé au monde la beauté, le prix, la fécondité de cette souffrance, une chapelle où vous puissiez venir contempler longuement le crucifié, l'homme de Nazareth qui s'en allait répétant : "Aimez-vous les uns les autres ; donnez votre vie les uns pour les autres ; le grand acte d'amour c'est de donner sa vie pour ceux que l'on aime," qui s'en allait le répétant jusqu'au jour où, tout jeune encore à trente-trois ans, en pleine jeunesse, pour joindre l'exemple à la doctrine, librement et courageusement, sous les yeux de sa mère navrée, il saisit sa croix, la traîna à travers la ville et la campagne jusqu'au Calvaire, s'y étendit, y agonisa trois heures sous le soleil et mourut pour ceux qu'il avait aimés. Il vous faut une chapelle pour les heures mauvaises où, tout à coup, vous ne comprenez plus rien à votre souffrance et vous vous prenez à gémir intérieurement sur vous-même : "Pourquoi moi ! Pourquoi avoir perdu ce bras, cette main, ce beau membre d'ouvrier qui faisait ma gloire de travailleur comme il était mon gagne-pain ? Pourquoi ma vie coupée en deux par cette terrible mutilation, ma jeunesse finie en son milieu, toute mon existence condamnée à se traîner. Pourquoi ? Et de quelle utilité ce sang si obscurément versé dans la tranchée ?... Quand ces sombres pensées vous viennent et vous mettent dans l'âme une amertume d'agonie, il vous faut une chapelle où vous puissiez venir entendre la réponse divine à votre plainte humaine, de la bouche même de celui qui a révélé au monde la fécondité de la souffrance, le prix de la vertu du sang versé par amour. C'est ici qu'il vous redira et vous fera comprendre la mystérieuse parole qu'il adressait à ses disciples, trois jours avant de monter au Calvaire : "Si le grain de blé ne tombe en terre et n'y meurt, il reste seul et ne produit rien ; mais s'il meurt, il germe, il donne l'épi, et les hommes ont du pain. Ainsi en sera-t-il du Fils de l'homme : lorsqu'il aura été dressé entre ciel et terre, il attirera tout à lui". D'abord les disciples ne comprirent point, mais peu à peu, leurs yeux s'ouvrirent à cette lumière nouvelle et bientôt le monde connut la loi de vie qui sera une des plus belles vérités du christianisme : "Quand un juste meurt, de sa souffrance et de sa mort il sort de merveilleux fruits de lumière, de vérité, de justice, et la vie devient meilleure".Courageusement, les martyrs donnent leur sang et, sur les tombes, leurs frères répètent joyeusement le grand mot chrétien : Sanguis martyrum semen Christianorum ! Le sang des martyrs fait pousser des chrétiens. Ici, mes chers amis, vous viendrez comprendre l'utilité sublime de vos blessures et de vos souffrances et que la tranchée n'est pas une tranchée, mais un sillon, et que le sang que vous y avez versé est une semence, une semence qui donnera demain son beau fruit de bonheur et de liberté pour tous ceux que vous aimez. De votre sang, la Patrie vivra ! Venez-y donc souvent dans cette chapelle où le Christ vous attend ; vous y êtes chez vous ; il vous y attend comme ses frères, comme ceux qu'il aime le mieux, parce qu'ils lui ressemblent le plus ; venez-y prier (votre prière est la plus puissante de celles qui se font aujourd'hui sur la terre parce que c'est votre sang qui crie vers Dieu), venez prier pour tous ceux dont l'amour remplit votre cœur, pour votre vieille mère et pour vos petits enfants, et pour tous ceux qui vous attendent au foyer assombri ; priez pour qu'ils gardent l'espérance et le courage. Venez prier pour vos frères d'armes, ceux qui continuent à soutenir la grande lutte dans laquelle vous êtes tombés comme des braves ; priez pour que Dieu les garde vaillants et forts. Venez prier pour ceux et celles qui se dévouent ici même, si admirablement, à soulager vos maux ou à les guérir ; priez afin qu'ils restent à la hauteur de leur tâche si pure d'abnégation et de charité. Venez prier pour la grande cause des Alliés qui est la cause du droit et de la justice, la cause même de Dieu ; priez afin qu'Il la fasse bientôt triompher de façon éclatante. Venez prier pour la Patrie aimée, la noble martyre de l'honneur, priez pour qu'elle connaisse, comme le Christ, la grande réparation, la suprême réhabilitation, et qu'après avoir été abaissée jusqu'à la mort, la mort de la croix, elle soit élevée par Dieu, qu'elle obtienne un nom au-dessus de tous les noms, que tout front s'incline devant elle dans l'Univers entier et que toute langue confesse que cette nation petite est vraiment grande entre toutes. Venez prier, venez prier souvent pour celui et pour celle qui représentent si magnifiquement la Patrie et l'incarnent à nos yeux, venez prier pour le Roi et pour la Reine... |