Médecins de la Grande Guerre

L'histoire tragique du soldat Camet

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racontée par le Caporal Van Com , 12° Régiment de Ligne

Source : Des voix dans la mêlée, journal du temps de guerre, Christian Van Com, imprimerie La Meuse, Liège, 1921

Le secret du soldat Camet
(pages 78 et suivantes)

Il avait été soupçonné de se livrer à un trafic louche, à un commerce bizarre, qu'il importait d'élucider, de tirer au clair. Des hommes étaient venus me signaler ses disparitions soudaines et ses rentrées anormales au bout d'une heure ou deux. Certains assuraient que ses absences coïncidaient avec des attaques de petits postes ou des rencontres de patrouilles. D'autres plus catégoriques affirmaient l'avoir vu franchir les lignes, se faufilant entre les petits postes, trompant la vigilance des sentinelles. Tous étaient d'avis de le dénoncer ou de lui régler son compte, tôt ou tard. Et les racontars allaient leur train, circulaient, faisaient tache d'huile, enflés sans doute, démesurément grossis.(…).
Un soir, Lambert, que j'avais mis au courant de la situation, vint me prévenir qu'il venait de le voir se glisser hors de la tranchée voisine de notre poste. Enfin j'allais tenir la preuve tant attendue ou percer le mystère et j' articulai :
- En es-tu sûr ?
- Il n'y a pas d'erreur possible. C'est bien lui !
D'un bond,  je fus dehors, les yeux fouillant l'obscurité.
- Le vois-tu, là à dix mètres ? me souffla-t-il. Tiens, là ! Il vient de franchir les fils de fer.
Devant nous, effectivement, une masse sombre faisait tache.
- Là ! Vois-tu ?
- Oui ! oui ! je vois. Alors, nous y sommes ?
- Allons !
Déjà nous étions sur ses traces, nous attachant à ses pas, ne le quittant pas plus que son ombre. Parfois, il se relevait et marchait à peine courbé, courant presque, puis il se rejetait sur le sol, hésitant, avec de furtifs regards de gauche à droite, et il repartait de l'avant, se jouant des mille difficultés du terrain, plus agile encore et plus souple, par bonds de vingt mètres, comme pressé d'arriver au but.(…). Dans notre trouble, nous n'avions pas vu un petit poste allemand qui dessinait à quelques mètres de nous, sous la lumière diffuse de la fusée qu'il venait de lancer.(…).
Camet était devant nous, mais si près que j'entendais son souffle rauque. Tout comme nous, il demeurait là, où l'alerte l'avait surpris, écrasé contre le sol, recroquevillé sur lui-même, n'osant bouger. Un instant je crus entendre les sanglots étouffés et de plaintes. Avait-il été blessé au cours de la fusillade que nous venions d'essuyer, ou n'étais-je que le jouet d'une illusion ? (…). 
Sur la gauche, une ferme achevait de s'écrouler, sous l'action continuelle des bombardements quotidiens. 5…). Plus sur la gauche encore, une autre ferme moins abîmée celle-là, se dressait. C'était vers elle que Camet se dirigeait maintenant. C'était vers elle que nous allions à sa suite. Pour y accéder, nous avions dû, à son exemple, enjamber un cheval mort, au ventre gonflé, ballonnant, qui barrait la route.(…) Redressé brusquement, il allait et venait en homme qui connaît les lieux, vaguant de ci, de là semblant chercher quelque chose, puis il se courbait, s'agenouillait, fouillant le sol, le creusant de ses mains, de sa pelle portative, de ce qu'il trouvait .Et il se relevait, allait ailleurs, revenait à la même place, tournait sur lui-même, s'agenouillait à nouveau, creusait encore , infatigable, recommençant son manège, vingt fois, sans se lasser.
Finalement, du même pas tranquille qu'il devait avoir en revenant des champs, au soir d'une longue journée de labeur, il pénétra dans la maison et referma la porter derrière lui, avec autant de naturel que nous nous attendions d'un moment à l'autre, à le voir allumer une lampe dans une des salles basses du rez-de-chaussée, heureux de se retrouver chez lui, à la table commune, autour de ses bons vieux, de sa femme et de ses gosses, d'entendre leurs voix chères, heureux de leur répondre, heureux de les voir, de les sentir là, près de lui toujours, pour ne plus les quitter. Intrigués, nous ne pouvions en croire de nos yeux. Qu'allait-il faire seul, dans cette maison abandonnée, perdue entre les lignes, dans le domaine de la mort et de la désolation ? C'était ce qu'il importait de savoir, à tout prix, coûte que coûte. Nous ne pouvions plus reculer maintenant. Du regard, nous nous consultâmes et notre décision fut prise. Nous avions une musette pleine de cartouches et une volonté que rien n'ébranlerait. Cela suffisait amplement. Alors, il nous fut donné d'assister à un spectacle étrange. Sous la lune blafarde qui s'était levée et qui éclairait le paysage désolé que nous avions devant nous, nous le vîmes sortir, semblant porter dans ses bras un corps qu'il déposa, avec des précautions infinies, dans une des fosses qu'il avait dû creuser quelques instants auparavant. Par deux fois encore, il recommença sa sinistre besogne, puis recouvrit les cadavres de terre, planta sur le tumulus ainsi formé , un mince croix de branchages, s'agenouilla un moment, la tête dans ses mains jointes et, cela fait, se retira par le même chemin qu'à l'aller, retournant à son poste, fidèlement, comme si rien ne s'était passé.
Ce que nous venions de voir ne nous avait rien appris et la même question revenait sans cesse à notre esprit et sur nos lèvres :
- Quels sont ces cadavres qu'il vient d'enterrer, au risque de se faire tuer sans profit, dans une lutte inégale ?
Il y avait dans tout cela un mystère que nous ne comprenions pas, que nous ne comprendrions jamais peut-être ! (…). Les jours qui suivirent se passèrent à l'examiner en détail, à fouiller son état-civil, à surprendre sa conversation, à pénétrer le secret de ses rares correspondances. J'appris ainsi qu'il était des environs, qu'il habitait, avant la guerre, cette ferme où nous l'avions suivi, que sa femme et ses deux gosses, un gamin de huit ans et une petite fille de six, avaient été tués au cours des combats d'octobre 14, et que ses parents avaient disparu sans laisser de traces.
Petit à petit, une idée se faisait jour en moi. Je revoyais, je revivais le drame sanglant, tel qu'il s'était passé. Cet homme, que les hasards de la guerre ramenaient dans son village, n'avait pu résister au désir de revoir sa maison, son jardin, son bien, et il l'avait accompli, malgré les difficultés sans nombre. Il y était retourné, à différentes reprises, sans se soucier des autres ; il devait même s'y rendre chaque fois que son service le lui permettait. Et au cours de l'un ou de l'autre de ses visites nocturnes, il avait retrouvé les corps de sa femme et de ses gosses, morts depuis longtemps déjà. C'est alors qu'il avait multiplié ses sorties, allant travailler là-bas, afin de les enterrer convenablement. Mais il avait été aperçu. Son attitude bizarre, et elle l'était malgré tout, avait intrigué certains de ses compagnons. Son amour de la solitude, qui l'éloignait d'eux, et son désintéressement total de ce qu'ils pouvaient penser ou dire, avaient fait le reste. Et il avait été suspecté, accusé du crime le plus honteux, le plus vil de tous. Il avait tout supporté, les tracasseries, les rebuffades, les brimades mêmes, sans chercher à se défendre, à prouver son innocence, à faire respecter son honneur, tout entier à l'œuvre qu'il méditait. Combien je me félicitais de n'avoir pas cédé trop rapidement à la vindicte publique, de n'avoir pas porté un jugement trop prompt, d'avoir usé de tact et de patience, car j'avais eu la preuve que cet obscur paysan était non seulement innocent, mais un brave, un héros digne de l'Antique. Un beau jour, je voulus lui en parler, essayant de savoir si mes déductions étaient justifiées. Lorsqu'il fut devant mois, je n'eus pas le courage de lui dire un mot, et je demeurai, là, la bouche bée, tenant sa main dans la mienne. Il dut comprendre que je n'ignorais pas son secret car je vis deux larmes briller dans ses yeux, perler au bord de ses cils et rouler dans sa barbe terreuse. Et depuis ce jour, je n'ai pas de "poilu" plus dévoué, plus attaché, plus fidèle aussi, Lambert excepté, (…).

La mort du soldat Camet dans le boyau de la mort
(page 128 et suivante)

Un cri, un long cri de souffrance et d'agonie. Je me retourne. Camet s'est écroulé sur les genoux, la tempe trouée, le cerveau éclaté. Sa tête n'est plus qu'une bouillie informe, sanguinolente. Il y a des lambeaux de chair sur les sacs de terre où son front s'appuyait. Je suis couvert d'un sang chaud et humide qui dégage une forte odeur animale.
Penché sur lui, Smeets ne peut s'empêcher de s'exclamer :
 -Nom de Dieu ! Ils tirent avec des balles dum-dum !
Puis se relevant d'un geste de défi, le poing tendu vers les brutes :
-Ils payeront ça les cochons, il le faut ! (…)
D'un regard, j'embrasse ce mort qui s'en va, balancé au pas cahotant des brancardiers, par les boyaux interminables, vers un quelconque cimetière militaire, et la petite maison blanche aux volets verts où dorment sa femme et ses deux enfants dans la brume qui se lève en vapeurs roses, et je maudis cette fin stupide qui sépare à jamais ces êtres que la vie avait unis. Je la maudis, et je me la reproche, comme si j'étais le seul responsable, comme si je n'avais pas pu, ni su la prévoir



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