Médecins de la Grande Guerre

La volonté de la terre (M. Maeterlinck)

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La volonté de la terre (M. Maeterlinck)

point  [article]
Maurice Maeterlinck.

Maurice Maeterlinck.

La volonté de la terre.[1]

 

 

La lutte d’aujourd’hui n’est qu’une reprise de celle qui n’a cessé d’ensanglanter l’Europe occidentale depuis la naissance historique de celle-ci. Les deux principaux épisodes en sont, comme chacun sait, l’envahissement de la Gaule romaine (en y ajoutant le nord de l’Italie), par les Germains et la double conquête de l’Angleterre par les Anglo-Saxons et les Normands. Sans s’attarder ici aux questions de races qui sont complexes, incertaines et toujours discutables, on peut, en regardant d’un autre point, voir dans la persistance et l’acharnement de cette lutte, le choc de deux volontés, dont l’une ou l’autre ne succombe un moment que pour se redresser avec plus d’énergie et d’obstination. Il y a, d’un côté, la volonté de la terre ou de la nature qui, ouvertement, dans l’espèce humaine comme dans tous les autres, favorise la force physique et brutale ; et de l’autre, la volonté de l’humanité ou du moins d’une partie de celle-ci, qui cherche à faire régner d’autres énergies plus subtiles et moins animales. Il est incontestable que la première l’a toujours emporté jusqu’ici. Mais il l’est également qu’elle ne l’a jamais emporté qu’en apparence et pour un court moment. Elle s’est régulièrement perdue dans son triomphe même. La Gaule envahie et surmontée ne tarde pas à s’assimiler son vainqueur, de même que l’Angleterre transforme peu à peu ses conquérants. Les instruments de la volonté de la terre, au lendemain de la victoire se retournent contre elle et arment la main du vaincu. I l est probable qu’aujourd’hui encore, si les événements suivaient le cours prescrit par le destin, le même phénomène se reproduirait. L’Allemagne, après avoir écrasé et asservi la plus grande partie de l’Europe, après l’avoir rejetée en arrière et accablée de maux sans nombre, finirait, elle aussi, par se retourner contre la volonté qu’elle représente ; et cette volonté qui, jusqu’à ce jour, avait trouvé dans cette race un instrument docile et des complices préférés, serait obligée de les chercher ailleurs, ce qui lui serait moins facile qu’autrefois.

Mais voici qu’à la stupéfaction de tous ceux qui les considéreront un jour de sang-froid, les événements remontent tout à coup le cours irrésistible et, pour la première fois depuis que nous sommes à même de l’observer, la volonté adverse rencontre une résistance inattendue et insurmontable. Si cette résistance, comme dès à présent il n’est plus permis d’en douter, se maintient victorieuse jusqu’au bout, il n’y aura peut-être jamais eu revirement comparable dans l’histoire de l’homme ; et celui-ci aura remporté sur la volonté de la terre, de la nature ou de la fatalité, un triomphe infiniment plus significatif, plus lourd de conséquences et peut-être plus décisif que tous ceux qui, dans d’autres domaines, semblent avoir couronné avec plus d’éclat son effort.

Ne nous étonnons donc point que la résistance soit énorme et se prolonge au-delà de tout ce que l’expérience des guerres nous avait enseigné. C’est notre défaite prompte et facile qui était écrite aux annales du destin. Nous avions contre nous toute la force acquise depuis l’origine de l’Europe. Il nous faut renverser le sens de la rotation de l’histoire. Nous sommes sur le point d’y réussir ; et, s’il est vrai que, du haut d’autres mondes, des êtres intelligents nous contemplent, ils assistent sans doute au plus curieux spectacle que notre planète leur ait offert depuis qu’ils l’ont découverte parmi la poussière d’astres qui scintille autour d’elle dans l’espace. Ils doivent se dire, déconcertés, que des lois séculaires et fondamentales y sont inopinément transgressées.

Inopinément ? C’est trop dire. Cette transgression d’une loi inférieure qui n’était plus à la hauteur de l’homme se préparait depuis assez longtemps ; mais il s’en est fallu de peu qu’elle ne fût effroyablement châtiée. Elle n’a réussi que grâce au concours d’une partie de ceux qui grossirent autrefois le grand flot auquel aujourd’hui ils résistent avec nous, comme si quelque chose dans l’histoire du monde ou les plans du destin étaient changés ; ou plutôt comme si nous étions enfin parvenus à y changer quelque chose et à fléchir des lois auxquelles jusqu’à ce jour nous étions entièrement soumis.

Mais il ne faut pas croire qu’après la victoire la lutte sera terminée. Les forces profondes de la terre ne désarmeront pas si tôt et la guerre invisible se poursuivra longtemps sous la paix. Si nous n’y prenons garde, la victoire nous sera même plus funeste que la défaite. En effet, cette défaite n’eût été, comme les précédentes, qu’une victoire ajournée. Elle aurait épuisé, dispersé, absorbé l’ennemi en le répandant sur le monde ; au lieu que notre victoire nous apportera un double danger. Elle laissera l’adversaire dans un isolement farouche où, ramassé sur soi, resserré, purifié par le malheur et la misère, il renforcera secrètement ses redoutables vertus, tandis que de notre côté, n’étant plus contenus par sa menace insupportable mais salutaire, nous donnerons carrière à des défauts et à des vices qui, tôt ou tard nous livreront à sa merci. Avant de songer à la paix, il faudra donc s’assurer de l’avenir et le rendre impuissant à nous nuire. On ne saurait prendre trop de précautions quand on va, comme nous, contre le désir manifeste de la puissance qui nous porte.

C’est en quoi notre effort est pénible et méritoire. Nous allons, on ne saurait assez le répéter, contre la volonté de la terre. Nos adversaires sont poussés par une force qui nous refoule. Ils avancent dans le sens de la nature, au lieu que nous remontons le grand courant qui fait le tour du globe. La terre a une idée qui n’est plus la nôtre. Elle demeure convaincue que l’homme est un animal en tout pareil aux autres animaux. Elle n’a pas encore remarqué qu’il s’écarte du troupeau. Elle ne sait pas encore qu’il a surmonté ses plus hautes montagnes. Elle n’a pas encore entendu parler de justice, de pitié, de loyauté, d’honneur ; elle ignore ce que c’est ou le confond avec la faiblesse, la maladresse, la stupidité et la crainte. Elle est restée aux certitudes originelles qui étaient indispensables au début de la vie. Elle retarde sur nous, et l’écart qui nous sépare grandit rapidement. Elle pense moins vite et n’a pas encore eu le temps de nous comprendre. Du reste, elle ne compte pas comme nous et les siècles pour elles sont moins que nos années. Elle est lente parce qu’elle est à peu près éternelle, tandis que nous sommes prompts parce que nous n’avons pas beaucoup d’heures devant nous. Il se peut que sa pensée rejoigne un jour la nôtre ; en attendant, nous avons à défendre notre avance et à nous prouver à nous-mêmes, comme nous commençons de le faire, qu’il est permis d’avoir raison contre elle, que notre avance n’est pas mortelle et qu’il est possible de la maintenir.

Car il devient difficile de soutenir que la terre ou la nature a toujours raison et que ceux qui ne suivent pas aveuglément son impulsion sont nécessairement condamnés à périr. Nous avons appris à l’observer plus attentivement et nous avons acquis le droit de la juger. Nous avons constaté que, loin d’être infaillible, elle ne cesse de se tromper. Elle hésite, elle tâtonne. Elle ne sait pas au juste ce qu’elle veut. Elle commence par d’énormes bévues. Elle peuple d’abord le monde de monstres hétéroclites et incohérents dont pas un n’est viable et qui disparaissent tous. Elle acquiert peu à peu, aux dépens de la vie qu’elle crée, une expérience qui est le fruit cruel d’innombrables souffrances qu’elle inflige avec indifférence. À la longue, elle s’assagit, se refrène, s’amende, se reprend, revient sur ses pas, redresse ses erreurs et dépense à les réparer le meilleur de son intelligence et de ses forces. Il est incontestable qu’elle perfectionne ses méthodes et se montre plus habile, plus prudente, moins excessive qu’au début. Il n’en demeure pas moins que dans tous les règnes, dans tous les organismes et jusqu’en notre propre corps, les malfaçons, les doubles emplois, les inadvertances, les repentirs, les absurdités, les complications inutiles, les économies sordides et le gaspillage insensé continuent. Il n’y a donc aucune raison de croire que nos adversaires sont dans la vérité parce qu’elle est avec eux. Elle ne possède pas plus que nous la vérité. Elle la cherche comme nous et ne le trouve pas plus facilement. Non plus que nous elle ne semble savoir où elle va, ni où la mène ce qui mène toutes choses. Nous n’avons pas à l’écouter sans examen, et il n’y a pas lieu de s’inquiéter et se désespérer si l’on n’est pas de son avis. Nous n’avons pas affaire à une sagesse infaillible et immuable contre laquelle il serait fou de dresser sa pensée. Nous sommes en train de lui prouver qu’elle est dans l’erreur, que la raison d’être de l’homme est plus haute que celle qu’elle lui avait provisoirement assignée, qu’il dépasse déjà ses prévisions et qu’elle a tort de retarder sa marche. Elle est d’ailleurs pleine de bonne volonté, sait reconnaître à l’occasion ses fautes, obvier à leurs conséquences désastreuses et ne se roidit nullement dans un amour-propre inflexible et majestueux. Nous saurons la convaincre si nous savons persévérer. Il y faudra beaucoup de temps, car je le répète, elle est lente, mais non point obstinée. Il y faudra beaucoup de temps parce qu’il s’agit d’un très long avenir, d’un très grand revirement et de la plus importante victoire que l’homme ait jamais espérés.       

 



[1] Tiré du livre « Les Débris de la Guerre » de Maurice Maeterlinck.



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