Médecins de la Grande Guerre

Les derniers jours du soldat-écrivain Prosper-Henri Devos.

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Les derniers jours du soldat-écrivain Prosper-Henri Devos[1]


Un grand merci à Ginette Frère

     Prosper-Henri Devos, né à Bruxelles le 28 janvier 1889, tombé à Ramscappelle le 29 octobre 1914, mort à Zevecote le 3 novembre suivant.

     L’écrivain : Fonda en 1908 une revue de défense française : « La Belgique française ». Fut plus tard secrétaire de la « Revue de Belgique ».

     Ses œuvres : « Un Jacobin de l’An CVIII », roman couronné par la province de Brabant (1910) ; « Monna Lisa » (1911).

     Inédites : théâtre : « La Prudence du Roi Philippe » ; « Le Curieux impertinent » (d’après un conte de Cervantès) ; « En Flandre, le Soleil s’est couché » (d’après Eduardo Marquina). Nouvelles et Etudes critiques diverses.

     Le soldat : Garde civique à Cureghem-Anderlecht jusqu’au 20 août 1914. Successivement caporal..., sergent-major, 3ème officier de sa compagnie. Au licenciement de son corps, prend du service dans le 5ème régiment d’infanterie. Du 12 au 29 octobre, sous-lieutenant, puis lieutenant ; tombé dans la mêlée de Ramscappelle, en tenant le rôle de capitaine.

     Inhumé sans cercueil au petit cimetière allemand de Zevecote.

     Ses cendres ont été ramenées au cimetière d’Anderlecht en septembre 1921. La même commune lui a fait élever, en son parc public, un monument dû au ciseau du sculpteur Edmond  de Valériola (1922).

     Prosper-Henri Devos ! Tout le talent que peut avoir un romancier de 20 ans, toute l’ardeur d’une pensée entraînante, tout l’héroïsme des premiers grands jours de l’Yser s’évoquent rien qu’à prononcer son nom ! Ce n’est pas notre dessin d’étudier, en ces pages, l’écrivain de tout premier plan que la guerre nous a pris, mais de dresser, dans sa lumière, le héros qu’il fut, debout sur les premières tranchées boueuses, avant de choisir, dans la terre patriale, son tombeau marqué du prix de son sang.

     Pour cette commémoration glorieuse, une relation d’un de ses frères d’armes est venue providentiellement jusqu’à nous. C’est une longue lettre datée de Zanesville, dans l’Ohio, que signe un nommé Carl Bergman, soldat belge invalidé en 1914 et, depuis, séjournant aux Etats-Unis. On verra, d’après les extraits que nous en donnerons, avec quelle sincérité et quelle force M. Bergman évoque l’épopée magnifique et terrible que Devos a vécue.

     Mais avant cela, reprenons Prosper-Henri Devos au 24 août 1914. Il est caporal à la garde civique d’Anderlecht, et s’embarque pour Termonde durant le dernière nuit de notre liberté. J’ai là ses lettres que m’a remise sa mère bien-aimée. Il me suffira d’en citer quelques passages, pour retracer sa vie jusqu’au début d’octobre.

     La première date du 26 août :

     Je ne vous donne pas de détails sur notre situation : vous pensez bien que cela nous est interdit. Qu’il vous suffise de savoir que nous nous portons splendidement, Albert et moi (Albert, le frère de sa fiancée), et que, depuis le départ nocturne d’il y a huit jours, nous n’avons manqué de rien, n’avons été soumis à aucune fatigue sérieuse, ni exposés à aucun danger ; bref qu’il semble qu’on nous ait fait quitter Bruxelles plutôt pour nous faire mettre à l’abri que pour se servir de nous. C’est même vexant et ce fut, par moments, démoralisant.

      Notre plus grande angoisse a été, pendant la nuit de dimanche à lundi, d’apprendre que le sac de Bruxelles allait commencer. Rassurés par les gens qui sortent de Bruxelles à vélo et arrivent ici, nous ne faisons plus de cauchemars et nous complaisons dans l’espoir de revenir bientôt parmi vous.

     Et, à deux mois de sa mort, c’est lui qui écrit, en terminant, ces paroles qui ont pris un autre sens :

     Patience et confiance et tout finira bien.

     D’une autre lettre, datée du 12 septembre :

     Je reçois aujourd’hui votre lettre de mardi, et j’en suis bien heureux. Il y en a tant qui se perdent.

.......Nous sommes toujours au mieux et nous suivons pas à pas les mouvements de l’armée, qui ne cesse de harceler les Allemands. Je commence à désespérer de voir jamais le feu. Une seule fois, nous avons été déployés en tirailleurs pour couvrir la retraite des chasseurs volontaires. Au moment où l’ennemi approchait, on nous fait battre en retraite. Il faut qu’on a bien peu confiance en nous !

     Dans la même, cet écho vrai de bruits faux, qui crée toute l’atmosphère de ces semaines d’anxiété :

     ......Ce matin, le bruit court ici que notre armée aurait repris Bruxelles après un combat de rues. Si ce pouvait être vrai. En tout cas, nous marchons vers vous depuis deux jours...

     Le 27 septembre, c’est la même idée qui revient, et qu’il développe ainsi :

     Si vous entendiez le canon aux environs de Bruxelles ou si un mouvement de troupes insolite était constaté en ville, restez chez vous, verrouillez-vous et baissez les volets. De même pour Renée et sa mère. (Renée, sa fiancée). Qu’elles vous rejoignent dans ce cas. Les Belges chasseront les Allemands de Bruxelles, tout le fait prévoir. Mais ce que nous craignons ici, c’est qu’avant de déguerpir, les bourreaux de Louvain ne massacrent tout ce qu’ils rencontreront dans leur fuite. Ne soyez pas dans les rues à ce moment-là ! Terrez-vous où vous pourrez. Ils n’auront pas le temps de visiter les maisons.

     Le même jour, il s’élève violemment contre les « départs » de gardes civiques :

     Les défections seraient plus nombreuses encore, si quelques-uns ne remontaient le moral aux froussards. Et c’est ce qui explique que je dois absolument prêcher d’exemple, surtout depuis la promotion qui a fait de moi le 3ème officier de la compagnie. J’exerce une influence salutaire sur certains caractères prompts à céder au découragement et à l’indiscipline que provoque l’éternelle discussion des ordres reçus. Mais, comme je vous l’ai écrit, un petit noyau m’appuyant toujours, en fin de compte les rouspéteurs et les lâches se taisent, et la mauvaise graine meurt avant de germer.

     Songez que, quand bien même l’ascendant matériel et moral dont je jouis n’existerait pas, je ne puis songer à quitter le cantonnement, ne fût-ce que le temps d’aller vous embrasser. Si, pendant ce temps-là, on avait vraiment besoin de nous ? Je me reprocherais toute ma vie d’avoir manqué aux camarades et raté l’occasion d’entrer dans la danse....

     Son avant-dernière lettre en date du 4 octobre, résume la situation militaire comme il l’entrevoyait en ce moment. A propos d’Anvers, il écrit ce que nous avons tous répété :

     « Dites-vous bien que les Anglais ne commettront jamais la faute de laisser prendre Anvers. »

     Et voici le dernier cri qu’entendirent, d’ici, sa fiancée et ses parents. Les gardes civiques licenciées, après la fuite le long du littoral, Devos vient de prendre du service comme volontaire ; mais c’est à peine s’il signale sa décision. Je cite en entier :

12 octobre

Chers parents et Renée,

     J’ai beaucoup de choses à vous dire, mais le courrier part à 8 h. 5, il est 8 heures, et depuis hier, je n’ai pas une demi-minute à moi. Je résume donc, quitte à vous donner des détails dans ma prochaine lettre.

     Nous nous portons toujours très bien. Nous coopérons à d’importants mouvements de troupes avec les Français. Le siège d’Anvers est commencé, mais tout permet d’espérer la victoire. Les Anglais, qui sont ici, viennent de l’Afrique du Sud, et les Canadiens sont en route. Les Hindous ont déjà débarqué à Marseille.

     J’ai reçu votre lettre et celle de Renée. Je suis très, très heureux. La guerre durera peut-être encore des semaines, mais jamais le moral et le physique n’ont été meilleurs chez nous tous. Nous sommes à présent de vrais soldats.

     Je vous embrasse tous. Vive la Belgique !

P.H. Devos.

     C’est écrit à l’aniline, sur une demi-feuille de cahier. Ecoutons maintenant le récit de Carl Bergman. Je me contente de redresser un mot par-ci, par-là. Ce narrateur ci n’est pas un « littérateur », mais il a l’accent d’un véritable écrivain.

     Le 15 octobre 1914, le 5ème de ligne était en position à Lombartzyde, le long d’une avenue qui allait de la mer à la route reliant Ostende et Nieuport. Les Allemands arrivaient à Westende et se préparaient à l’attaque. La nuit du 16 octobre, j’étais en sentinelle avancée dans les champs, près de Westende. J’étais très ennuyé, mon compagnon de garde m’avait abandonné pour se retirer en arrière, dans les lignes. Notre lieutenant nous avait quittés, et nous en attendions un autre.

     A 1 heure, lorsque la relève vint me prendre, j’entendis la voix du sergent qui disait : « Oui, mon lieutenant ». J’appris comme cela que notre nouveau lieutenant était avec nous. Il vint me relever lui-même, en s’étonnant de me trouver seul. Je pus à peine lui répondre, de surprise ; le nuit était trop noire pour nous permettre de voir nos visages, mais à sa voix j’avais reconnu Prosper-Henri Devos. Je l’avais rencontré souvent au « Diable au Corps », rue aux Choux, je crois, à Bruxelles – un lieu de réunion pour artistes.

     Lorsque nous fûmes un peu plus en arrière, je lui dis :

     « Prosper Devos, je suis heureux de vous voir parmi nous ! » Imaginez sa surprise ! Et il me dit comme il était content d’avoir avec lui, au moins, quelqu’un qu’il connaissait. Il n’avait que très peu d’expérience de l’armée, me dit-il, et il se sentait un peu incertain. Nous lui apparaissions déjà comme des vieux de la vieille, car nous nous étions bien battus avant la retraite d’Anvers...............

     Le 17 et 18 octobre, les Allemands bombardèrent violemment nos positions. Nous avions les troupes du prince de Wurtemberg en face de nous. Nous nous tenions collés à plat ventre dans le fossé qui nous servait de tranchée. Mon lieutenant Devos lui, se promenait d’un homme à l’autre, encourageant chacun, et donnant l’exemple de la bravoure – la moitié du corps au-dessus du parapet. Nous lui demandions d’être plus prudent mais il riait ; et lorsqu’il venait s’asseoir près de nous, il fredonnait des chansons espagnoles ou récitait des vers. Notre petite bande de volontaires était composée d’artistes : un écrivain, un musicien et quelques peintres. Et il nous faisait oublier les obus qui éclataient de tous côtés. Inutile de dire que toute la compagnie l’a aimé immédiatement. Notre sergent, qui était un brave lui-même (tué le 29 octobre), disait : « Voilà un officier comme nous n’en connaissions pas encore ! »

     Je vois encore notre lieutenant marchant sur la route derrière nous, le corps entier exposé. Les balles des mitrailleuses sifflaient sans cesse et il marchait en inclinant la tête sur le côté, comme on fait lorsque le vent vous fouette la pluie sur le visage.

     Le 19 octobre, j’étais de liaison avec le bataillon avancé sur la route d’Ostende ; notre bataillon formait la gauche de la ligne. Mais cette bataille ce fut la droite qui souffrit le plus, car l’ennemi chargea ce point avancé sans relâche. Le 20 octobre, ceux du 9ème de ligne vinrent nous remplacer, mais ils ne purent se maintenir. Nous nous sommes reposés deux jours à Adinkerke, dans un grand hôtel devant la mer, nous passâmes notre temps à nous nettoyer pour la revue.

     Le 22 octobre, nous retournions prendre d’autres positions ; nous avançâmes jusqu’au petit bois derrière Nieuport et nous attendîmes la nuit. On nous fit marcher toute la nuit suivante ; nous heurtâmes plusieurs sentinelles ennemies, et, le lendemain, nous nous retrouvions à peu près au point d’où nous étions partis.

     Toute la journée, nous marchâmes en colonnes et par quatre, en vue de l’ennemi, et je vous assure qu’il avait beau jeu à nous bombarder.

     Vers 2 heures, nous passâmes à travers le village démoli de Ramscappelle. Mais le barrage était si violent que chaque compagnie qui essayait de franchir un certain point était mise en pièces. Lorsque notre tour vint, nous reçûmes l’ordre de nous arrêter. Nous nous couchâmes sur le côté de la route ; nous étions justes à la gare de Ramscappelle, à 200 mètres au nord du village.


Dessin de Franz Gaillard

     Le bombardement devint de plus en plus intense ; petit à petit, les soldats s’éparpillèrent dans les champs, et ce fut la déroute. Les officiers ne parvenaient plus à retenir leurs hommes, et je dois dire que, du régiment, seule la compagnie du lieutenant Devos resta en place. Notre lieutenant s’était relevé et avait pris en main son grand sabre de garde civique. Ah ! si vous aviez pu le voir alors : il arrêtait les fuyards, les frappait du plat de son sabre et se retournait à chaque instant pour nous engager à rester en place. Les obus pleuvaient parmi nous, et, de tous côtés, faisaient carnage. C’étaient de lourds obus allemands, dont la fumée nous suffoquait. Le général, à 1 kilomètre derrière nous, rassemblait les hommes à la menace du revolver. Pendant une minute d’accalmie, le capitaine Philippot, qui se trouvait avec le major devant nous, vint nous rejoindre et complimenta le lieutenant Devos, le seul qui eût maintenu sa compagnie au complet.

     Cette nuit là, nous prîmes position à 2 kilomètres en avant, entre Ramscappelle et Nieuport, mais plus à gauche, vers Saint-Georges. Le jour nous surprit au milieu d’une plaine. Le bombardement devint intense et les mitrailleuses allemandes commencèrent leur tac-tac. Mais les positions que nous devions occuper se trouvaient beaucoup plus avant. Nous reçûmes l’ordre d’y aller par section et par bonds. Grâce au sang-froid du lieutenant Devos, nous sortîmes indemnes de là. Il avait observé que les obus tombaient par rafales régulières, une fois à gauche, une fois à droite. Aussitôt qu’ils s’abattaient à un endroit, nous nous y précipitions, et ainsi, de droite à gauche, nous avançâmes. Plusieurs hommes devinrent fous dans ce champ. Ceux du 9ème de ligne devaient attaquer cette nuit-là. Les uns se perdirent dans les campagnes, les autres firent défaut ; et nous dûmes nous replier à 1 kilomètre en arrière. C’est là que nous livrâmes notre deuxième bataille de l’Yser.

     Cette nuit, nous fûmes bombardés très fort ; le lendemain nous pûmes voir les Allemands qui s’avançaient. Nous tirions tant que les fusils nous brûlaient les doigts. Et il en tombait, je vous assure ! Le lieutenant nous encourageait comme d’habitude. La nuit suivante, il plut beaucoup. Nous n’avions eu à manger que les navets des champs où nous étions.

     Après trois jours de bataille, marches et contre marches, nous étions épuisés. La tranchée était pleine d’eau. On mourrait de soif ; l’eau était salée, même l’eau de l’Yser, qui coulait à cinquante mètres en face de nous. Le lieutenant essaya de former une patrouille, mais impossible : les hommes qui se levaient retombaient par terre sous la pluie et dans la boue, et dormaient.

     C’est alors qu’il vint me trouver et parvint à m’éveiller ; nous avons rampé jusqu’au bord de l’eau pour prévenir, au cas où les Allemands essaieraient de passer durant la nuit. Ils attaquèrent aux premières lueurs du jour ; mais nous reçûmes l’ordre de nous retirer.......

     La nuit du 28 octobre, on nous campa dans la plaine, à 1 kilomètre en arrière. Il y avait une ferme où mes camarades et moi avions trouvé un grenier inoccupé. Je parvins à décider mon lieutenant à venir y passer la nuit. Au moins, nous y serions au sec.

     Ce soir-là, mon lieutenant se sentait particulièrement triste et mélancolique – et nous avons causé longuement des parents et de l’avenir. Il m’a parlé de vous (son père et sa mère) et de sa fiancée. Il espérait en revenir, et la vie de garnison, disait-il, lui permettrait d’écrire un terrible livre sur la guerre. Malgré tout , nous étions très tristes, et nous nous sentions tenus dans l’ignorance de tout ce qui se passait.

     Le lendemain – 29 octobre – nous nous trouvions de nouveau en seconde ligne. La pluie des obus était intermittente. Prosper-Henri Devos restait seul lieutenant de la compagnie. Mais cet après-midi, deux sous-officiers reçurent leur nomination de sous-lieutenant, et le capitaine Philippot devint major. Le lieutenant Devos étant le plus ancien, reçut l’ordre de remplir les fonctions de capitaine ; en même temps, il avait la charge d’une autre section. Vers 7 heures du soir, il dirigea notre compagnie en première ligne, où nous devions remplacer le 7ème de ligne. Notre nouvelle position se trouvait à droite du village de Ramscappelle, le long du talus du chemin de fer qui va de Nieuport à Dixmude. Il n’y avait pas de tranchée, le talus nous servirait de parapet.

     Les hommes que nous venions remplacer nous dirent que la défense serait facile, vu que l’ennemi avait dû reculer d’un kilomètre devant l’inondation qui commençait à ce moment. Nous fûmes heureux de la bonne nouvelle, et nous nous installâmes tant bien que mal. D’abord, le lieutenant forma une corvée pour aller aux munitions. Nous avions à peu près une centaine de cartouches par homme, puis il envoya une partie de sa section en patrouille. La corvée nous revint avec quelques cartouches seulement. Plusieurs hommes prétendirent qu’ils y avaient trouvé des cartouches à blanc. Je ne sais ce que devint la patrouille, il y avait du brouillard et une pluie fine tombait. Les hommes étaient grincheux et mécontents. Petit à petit, les balles se mirent à siffler au-dessus de nos têtes ; nous n’osions répondre, ne sachant si la patrouille était revenue dans nos lignes. Le lieutenant Devos devait se trouver à une centaine de mètres du lieu où j’étais. Je ne pouvais le voir ; la nuit était trop sombre ; mais lorsqu’on donna l’ordre de mettre baïonnette au canon, j’entendis sa voix, puis ce commandement : « Tir à volonté ! »

     Les Barbares nous chargèrent cinq fois, et leurs « Hoch ! » résonnaient par-dessus la fusillade.

     Nous criions toujours : « Tirez ! Tirez ! » Le fusil nous brulait la main et nous ne pouvions tirer assez vite. Ils étaient sur nous, mais ils ne passèrent pas où ma section se trouvait. Nous n’étions séparés que par trois ou quatre mètres. De l’autre côté, ça grouillait de monde. Une mitrailleuse allemande ne cessait de tirer ; nous avons su après qu’elle se trouvait sur le toit d’une maison en face de nous ; elle nous avait bien repérés, car vers minuit notre côté du talus était couvert de morts. Les Boches jetèrent alors des grenades, mais beaucoup trop loin derrière nous ; j’en ai vu une exploser entre leurs mains. Un moment après, un camarade vint me dire qu’il y avait toute une section à notre droite, qui s’était assise, le dos au talus, prête à se rendre. A ce moment, un des nôtres s’affaissa sur moi ; il n’était que blessé ; je le descendis du talus pour le mettre à l’abri. J’en profitai pour voir si ce qu’on venait de me dire était vrai : c’était la vérité. Je criai à ces hommes de tirer et de reprendre courage ; mais ils me menacèrent et je retournai à ma place.

     Un instant après, les Allemands passèrent le talus à notre droite, et installèrent une mitrailleuse qui nous pris en enfilade. C’est alors que je vis le lieutenant Devos courant, le corps courbé en deux, vers le lieu où les Boches venaient de passer. Il me vit et cria : « Tirez, tapez dessus ». Ce sont les dernières paroles que j’ai entendues de lui.....

     Carl Bergman, après d’autres détails qui concernent l’issue du combat, termine en disant :

     « Le major Philippot me demanda si je ne savais rien du lieutenant Devos. Je n’ai pu que lui répéter ce que je viens de vous raconter. »

     Mais il oublie d’ajouter qu’au moment où il entendit les dernières paroles de Devos et où il le vit courir dans la mêlée, l’aube du 30 octobre commençait à se lever sous la pluie. C’est alors que, cernés de toutes parts, Devos et une quarantaine de survivants sont faits prisonniers. Dans son rapport au ministre de la guerre, le sous-lieutenant Warmoes lui consacre cette phrase douloureusement énigmatique :

     « Le commandant de ma compagnie, lieutenant auxiliaire Devos, venant d’être fait prisonnier, a été frappé par une balle perdue et mourut dans un lazaret de campagne allemand, ainsi que cela a été communiqué à la Croix-Rouge de Genève. »

     Quoi qu’il en soit, nous savons que notre ami, atteint à l’aine, s’est senti tout de suite très mal, et que M. Warmoes revint sur ses pas pour le panser hâtivement. Devos parla peu, il souffrait. Il demanda seulement à son compagnon de prendre, dans sa poche, l’adresse de ses parents, et de leur écrire ce qui était arrivé. Après cela, il demeura seul au bord du chemin, un peu soulevé sur la boue ; car on entraînait les prisonniers.

     Nous nous sommes tus jusqu’ici, pour écouter ceux qui nous apportent ces témoignages ; mais à présent, quelle voix s’élèvera pour exprimer le délire et la souffrance d’une agonie qui dure du 30 octobre au lendemain du Jour des Morts ? Silence ! Taisons-nous plutôt encore et pleurons sur nous-mêmes. Car nous sommes bien vains devant ceux qui ont vécu et qui sont morts, qui ont pensé et qui ont aimé, en rendant belles, à travers toute la misère humaine, leur douleur et leur bonté ! Prosper-Henri Devos, à vingt-cinq ans, porta devant le front de l’Yser, la révolte des intellectuels et des artistes de son pays. Qu’on songe au poids d’une telle représentation, et qu’on n’oublie pas celui qui l’a si allègrement, si magnifiquement assumée !

 

 



[1] D.-J. D’Orbaix, Contes et Nouvelles – Dessin de Jean-Marie Bertrand – Editions Schola-Bruxelles - 1934



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