Médecins de la Grande Guerre

Maman Grégoire.

point  Accueil   -   point  Intro   -   point  Conférences   -   point  Articles

point  Photos   -   point  M'écrire   -   point  Livre d'Or   -   point  Liens   -   point  Mises à jour   -   point  Statistiques


Une émouvante histoire tirée de cet Almanach

MAMAN GREGOIRE

       C'était une petite vieille souriante qui, malgré ses soixante hivers, trottinait encore allègrement.

       Pourtant la vie ne lui avait pas toujours été clémente. Orpheline à cinq ans, son enfance avait été sevrée de tendresses. Lorsqu'elle avait été en âge de gagner son pain, il lui avait fallu quitter l'intérieur maussade et la froide indifférence des parents éloignés qui l'avaient, malgré eux, recueillie. Désormais elle était seule dans la vie. Elle devint ouvrière dans une maison de confections et pendant, des années, sans parents, sans amis, elle peina du matin jusqu'au soir et bien souvent du soir jusqu'au matin, trouvant, dans le travail un compagnon sûr, économisant, sou par sou afin de se constituer une petite dot pour le jour où il lui serait donné de se créer un foyer et une famille.

       Un soir, un homme passa dans sa vie. Elle crut avoir trouvé le Prince Charmant, dont avait rêvé sa jeunesse... Ce n'était qu'un méprisable fantoche. Elle l'aima pourtant avec la fidélité d'une chienne. Par des prodiges de bonté et de tendresse, elle avait pu reculer d'année en année l'heure de l'abandon fatal. Le jour vint cependant où il la quitta, après l'avoir rendue mère.

       D'autres se seraient rebiffées contre le malheur. Elle, calme, résignée, ayant. contracté l'habitude de la souffrance, n'eut pas un mot de rancune. Elle pleura pendant des jours et ce fut tout. Puis elle se mit à prodiguer sans compter à son fils toutes les réserves d'amour que contenait son pauvre cœur douloureux. Et l'enfant avait crû en bonté, en sagesse, en affection pour sa mère.

       Elle l'avait choyé et dorloté, veillant pendant des jours et des nuits auprès de son berceau ; morte d'effroi quand il était souffrant : ivre de bonheur quand il était hors de danger. Puis, quand il fut en âge d'aller à l'école, elle ne s'était résignée qu'à grand' peine à se séparer de lui, chaque jour, pendant quelques heures. Elle le conduisait jusqu'à l'entrée de la classe, l'embrassant une dernière fois à l'étouffer, lui faisant mille recommandations que l'enfant s'appliquait à suivre à la lettre. Une demi-heure avant la fin de la classe, elle l'attendait au bord du trottoir.

       Lorsqu'ils retraient, elle préparait en hâte les mets qu'il préférait, au prix de mille sacrifices qu'elle était tout heureuse de subir. Car « Maman Grégoire », comme on l’appelait dans le voisinage, n'était pas riche, tant s'en faut ! Elle vivait d’une modique pension qui lui était échue, par héritage, d'une cousine qu'elle n'avait jamais connue ; des économies amassées péniblement pendant sa jeunesse et du prix du travail qu'elle exécutait à domicile pour quelques grandes maisons de confections. Pour que le petit fût bien habillé, qu'il mangeât, à sa faim et bût à sa soif, Maman Grégoire accomplissait des prodiges avec ces modestes ressources.

       Puis elle n'avait pas voulu placer le petit à l'école gratuite; elle voulait qu'il fût le compagnon d'études de ceux dont il devait être plus tard le collègue, car , avec une naïveté de mère, elle comptait bien en faire un professeur, un ingénieur, un médecin ou un avocat.

       Maman Grégoire prolongeait donc ses veilles et s'usait les yeux à d'interminables ouvrages de couture pour que l'enfant eût tout ce qu'il désirait.

       Ses études primaires achevées, – et brillamment achevées, car il se montrait studieux, intelligent, zélé, –  il entra en latines à l'Athénée. Maman Grégoire accepta avec joie les nouveaux sacrifices qu'imposaient, pareilles études. Jusque fort tard dans la nuit, assise auprès du lit de son fils, sans relâche elle cousait. Mais les succès remportés par' l'enfant la payaient au centuple de ses veilles, de ses sacrifices et de ses privations.

       A dix-neuf ans, Paul terminait ses études moyennes, en obtenant, à sa sortie de rhétorique, le prix d'honneur.

       Il dut choisir alors une carrière. Tout le monde conseillait à Maman Grégoire de faire entrer son fils dans les bureaux d'une banque ou d'une administration publique. Paul s'y était depuis longtemps résigné : il savait bien que leurs moyens ne lui permettaient pas d'entrer à l'Université ; puis il voulait que sa pauvre maman cessât de travailler. C'était à lui qu'incombait à partir de ce jour, la tâche de subvenir aux besoins du ménage.

       Maman Grégoire savait tout cela. Mais elle savait aussi que le plus cher désir de son fils eût, été de poursuivre ses études. Et, ce n'était vraiment pas la peine d'avoir fait pondant, si longtemps des sacrifices pour s'arrêter à mi-chemin ! Enfin Paul approchait, de l'âge de milice : elle voulait lui éviter les corvées pénibles, les fréquentations douteuses et surtout les garnisons lointaines : s'il entrait à l'Université, il ferait son service militaire à Bruxelles et ainsi son « petit » ne serait, guère séparé d'elle.

       Elle entreprit de le convaincre que les ressources du ménage étaient largement suffisantes pour payer les frais des études. Elle se buta d'abord à un refus catégorique de Paul. Mais à force de revenir à la charge, elle fit si bien qu’il se laissa convaincre et, entra à la faculté de droit, puisqu'il est admis qu'un diplôme de docteur en droit ouvre la porte de toutes les carrières.

       On s'imagine ce que furent les privations qu'elle eut à subir : mais elle les cachait avec un soin si minutieux que Paul ne s’en apercevait pas.

       Le jeune homme commença avec enthousiasme ses études : il accomplit à Bruxelles son temps de service militaire et, quelque douloureux qu'il fût. pour Maman Grégoire de vivre séparée de son « petit » pendant la plus grande partie de la journée, elle supporte avec stoïcisme cette épreuve. Elle le voyait d’ailleurs tous les jours et lui faisait mille recommandations comme au temps où il allait, à l'école.

       Elles étaient, du reste, superflues. A l'âge où les autres jeunes gens, séduits par l'éternel féminin, se détachent, des leurs lui, resté chaste, ne connaissait d'autre amour que sa mère. Dès que la cloche sonnait, la fin des cours, comme les autres se hâtaient pour aller retrouver les caresses d'urne maîtresse, lui, retournait en courant à la maison pour aller retrouver celles d'une maman. Son cœur était fermé à tout ce qui n'était pas elle, comme, pour elle, il restait toujours le petit enfant qu'elle berçait, et dorlotait.

       Il n'allait jamais sans elle au théâtre, à une soirée. Il fallait les voir, le dimanche, Maman Grégoire, appuyée au bras de son fils, faire de longues promenades dans la banlieue. Sous les allées nombreuses où chantait le soleil et jouaient les oiseaux, ils se promenaient comme des amoureux. Il lui par lait, avec tendresse, en se penchant vers elle et elle, fière, rayonnante, lui souriait...

       Elle rêvait que désormais sa vieillesse serait douce, puisqu'elle l'aurait toujours près d'elle et qu'il serait là pour lui fermer les yeux.

       Un jour vint, pourtant où il la quitta. Il ne répondit pas à l'appel de l'amour, mais à celui de la Patrie. Il n'allait pas au-devant des caresses d'une femme ; il allait au-devant de la mitraille et des obus.

       C'était au mois de juillet. Paul venait d'être reçu avec grande distinction docteur en droit. Ils avaient projeté d'aller passer ensemble un mois au littoral, grâce aux économies qu'elle avait faites au prix de Dieu sait quelles privations ! pour que Paul, épuisé par la préparation de son dernier examen, y refît sa santé.

       Le départ était fixé au 2 août.

       Paul dut partir seul la veille.

       Elle n'avait d'abord pas voulu croire à la guerre. Le cœur battant, les yeux fiévreux, les lèvres frémissantes, elle allait se répétant : « Mais non ! ce n'est pas possible... Non... l'on ne peut, ainsi priver de leur gars les pauvres mamans... Non... ce ne sont que des racontars de journalistes. »

       Hélas ! il lui fallut bien se rendre à l'évidence lorsque furent apposées sur les murs de la capitale les affiches décrétant la mobilisation générale.

       Alors elle se sentit mourir. C'était horrible !... Puis soudain elle éclata en sanglots... Les voisins apitoyés essayaient, en vain de la tranquilliser, d’apaiser sa fièvre... Elle ne se calma un peu que lorsqu'on lui eut dit que, pour le petit, elle devait se montrer forte et, courageuse.

       Ce que fut le dernier repas qu'ils prirent ensemble, on le devine. Ils s'assirent en face l'un de l'autre, pâles tous deux d'une pâleur mortelle ; ils touchèrent aux plats du bout des lèvres et, alors qu'ils avaient tant de choses à se dire, ils se turent, devinant que le premier mot qu'ils prononceraient s'achèverait en un sanglot. Ils plongeaient seulement l'un dans l'autre leurs regards douloureux.

       Puis, fébrilement, elle entassa dans une valise toutes sortes de provisions et, sans qu'il s'en aperçût, mit dans son portefeuille tout l'argent qu'elle possédait.

       Elle faisait preuve d'une énergie surhumaine, se mordant les lèvres, refoulant, à grand' peine les sanglots qui la prenaient à la gorge, les yeux brûlant de larmes contenues.

       Quand sept heures, l'heure du départ, sonnèrent, ils se levèrent tous deux, froids et blancs comme des statues de marbre.

       Il s'habilla, prit sa valise sans mot dire...

       Et soudain, ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre, s'étreignant, entrecoupant de sanglots les mots d'encouragement qu'il se disaient... Sur un dernier baiser éperdu, Paul ouvrit la porte et s'enfuit comme un fou.

       Hagarde, folle de douleur, elle entendit, son pas s'éloigner dans l'escalier, la porte se refermer sur lui...

       Alors, avec un rugissement de bête, elle s’affaissa comme une masse sur le parquet.

       Maman Grégoire fut longtemps entre la vie et la mort... Lorsqu'elle se leva, elle n’était plus qu'une vieille loque usée, à qui seule l'espérance laissait un souffle de vie.

       Au début, elle avait reçu presque chaque jour des lettres du petit, qui essayaient de lui faire croire qu'il ne courait aucun danger. Il ajoutait même qu'il n'irait pas de si tôt au feu, alors qu'il avait pris part à la sanglante défense du fort de Barchon et qu'il était un des rares survivants de sa compagnie. Ses mensonges adorables la tranquillisaient pendant quelques heures. Puis l'angoisse la reprenait toute.

       Peu à peu, les lettres se firent plus rares ; la dernière qu'elle reçut était datée du 2 septembre ; elle venait d'Anvers où le « petit » était, disait-elle, en sécurité, après la retraite de Liège.

       Puis les semaines passèrent. Plus rien...

       En vain lisait-elle les listes des prisonniers et avec une anxiété qui la serrait à la gorge les listes des blessés.. Rien... Elle allait aux informations, courbée, cassée, flageolant sur ses jambes... Rien... Toujours rien...

       Douloureusement émus, les voisins et les amis s'efforçaient de la rassurer. Son cas était celui de cent mille autres familles belges... Mais elle hochait la tête et continuait sa route, réprimant à grand peine des sanglots...

       Parmi ceux qui l'évertuaient avec le plus de patience à lui relever le courage, se trouvait une pauvre femme que son mari, rappelé sous les drapeaux, avait laissée au logis avec quatre jeunes enfants. Elle aussi était sans nouvelles depuis de longues semaines. Mais elle oubliait sa propre peine devant l'étendue poignante de cette douleur.

       C'était au moment où, en pieux pèlerinage, les Bruxellois se rendaient dans la banlieue de Vilvorde sur les tombes des soldats tués.

       Poussée par le besoin de savoir, la jeune amie de Maman Grégoire accomplit le triste voyage. En plein champ, au bord d'un fossé, elle déchiffra soudain, haletante, ces mots inscrits sur la croix de bois plantée sur la tombe d'un brave :

PAUL GREGOIRE
mort pour la patrie le 20 septembre 1914

       Maman Grégoire attendait avec angoisse le retour de la jeune femme.

       Celle-ci en apercevant la vieille mère, ne put réprimer un geste d'effroi. Maman Grégoire s'en aperçut. Il lui sembla que son cœur s'arrêtait de battre.

       – Vous savez quelque chose, dites...

       – Non... rien...

       – Si, vous savez... Vous savez, n'est-ce pas ? ... Dites... Paul... Mon fils...

       L'autre, blanche d'effroi, se taisait.

       – Mon fils, hoqueta la vieille, mon fils... Il est... mort, n'est-ce pas ?.. Dites... il est mort ?

       Elle fixa la femme d'un regard en feu, voulant lire dans ses yeux la vérité, toute la vérité,

       Et elle la lut.

       Elle eut un rire diabolique, qui la secoua, toute et la fit s'écrouler dans un fauteuil. Puis, brusquement, se redressant d'un bond, elle hurla d'une voix déchirante :

       – Paul ! ... Paul ! ... Mon petit ! ...

       Alors, épuisée, le souffle de vie qui lui restait envolé avec l'espérance, elle retomba, inerte, dans le fauteuil.

       Maman Grégoire était morte.

Fernand PAVARD



© P.Loodts Medecins de la grande guerre. 2000-2020. Tout droit réservé. ©