Médecins de la Grande Guerre

Edith Stein, infirmière en 1915 à Weisskirchen, fut canonisée en 1998.

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Edith Stein, infirmière en 1915 à Weisskirchen, fut  canonisée en 1998[1]

Avertissement

Edith Stein est connue pour son  parcours spirituel et religieux qui aboutit à sa canonisation en 1998. Fait à souligner parce que peu connu, Edith Stein fut proclamée Co-patronne de l’Europe en 1999.  Pour la facilité du lecteur,  j’ai rédigé mon article en deux parties. Dans la première, le lecteur lira l’expérience d’Edith Stein comme infirmière en 1915. Sa description du travail infirmier dans les salles réservées aux malades atteints du typhus est particulièrement instructive. Dans la seconde partie, le lecteur  pourra s’il le désire suivre le cheminement humain et religieux  d’Edith durant toute son existence  et, dans celui-ci,  s’apercevoir de la place cruciale occupée par  son expérience médicale.


Edith Stein

1)   Edith Stein infirmière (Avril 1915-Août1915)

Edith Stein, jeune Allemande de Breslau âgée de 24 ans,  occupée à rédiger une thèse en philosophie en vue d’un doctorat,  adorait sa mère. Elle dût cependant résister de toutes ses forces à cette dernière qui s’opposait  de toutes ses forces à sa décision de partir  comme infirmière volontaire  au lazaret (lazaret signifie hôpital dont l’administration est confiée à la Croix-Rouge) de Weisskirchen. Quant au  responsable des lycées, monsieur Thalheim  qu’elle dût avertir de sa volonté d’interrompre ses études, ce personnage à l’allure sévère lui fit remarquer  que sa décision mettrait  sa vertu en  grand danger ! Edith n’était heureusement  pas une personnalité à se décourager et, malgré le peu d’enthousiasme de son milieu, pour son initiative, elle garda  fermement sa résolution de se dévouer aux soldats blessés.  Peu avant son départ, elle eut cependant le réconfort  d’apprendre qu’une de ses amies, Susanne Mugdan, fille du docteur Franz Mugdan, avait pris la résolution de la suivre au lazaret de Weisskirchen. Formée, vaccinée contre le choléra et le typhus, Edith reçut  finalement  les insignes de la Croix-Rouge : une broche en émail et  une cocarde noire avec au milieu une Croix-Rouge sur fond blanc et, le 7 avril 1915, en compagnie de deux autres volontaires, monta dans le  train pour rejoindre son affectation en Moravie dans la jolie petite ville de Weisskirchen. Le lazaret occupait une école militaire  qui en temps de paix formait des « cadets de cavalerie » en vue de devenir  officier. Des baraques  supplémentaires avaient été construites en supplément pour abriter deux salles d’environ cinquante malades. Edith et ses deux compagnes furent conduites d’abord au réfectoire pour un petit-déjeuner et ensuite elles rejoignirent le dortoir des infirmières.

Si je me souviens bien, on nous montre après le déjeuner notre dortoir. On demanda une aide-soignante qui se trouvait dans le couloir de m’accompagner. Elle me montre un lit libre dans un grand dortoir. C’était là que je pouvais m’installer. Elle me déclara en outre, au cours des dix minutes qui lui restaient à me consacrer, que je contracterais sans doute une angine, comme tout le monde au début. La perspective de tomber malade dans cet environnement ne me souriait guère.

Heureusement l’entrevue suivante remonta le moral d’Edith :

Lorsqu’enfin l’infirmière chef trouva le temps de nous souhaiter la bienvenue, je fus plus favorablement impressionnée. Elle nous fit appeler dans son bureau. C’était une grande pièce claire, qui, avec son solide bureau et les fleurs qui l’ornaient donnait l’impression que nous vivions en temps de paix. Schwester Margarete était une personne petite mais vigoureuse qui avait à peine plus de trente ans ; son visage  sous la coiffe blanche, était aimable et amical, ses manières étaient simples, naturelles et sans prétention mais fermes et déterminées. (…) elle avait organisé le lazaret dans des circonstances très difficiles avec très peu de moyens. Le premier convoi de malades atteints du choléra était arrivé avant même qu’elle eût sous la main le strict nécessaire.

Schwester Margarete envoya Edith dans le service où l’on soignait le typhus (aussi appelé fièvre typhoïde). C’était une grande baraque avec près de l’entrée un local pour le médecin, un autre pour l’infirmière de garde de nuit, une salle de bains, une pièce d’isolation. Plus loin, deux portes conduisaient aux  salles des malades. Celles-ci  possédait chacune une cuisine, un bureau pour le médecin et un autre pour l’infirmière-chef. Une cinquantaine de malades étaient hébergés dans chacune des quatre salles  sous la surveillance d’un médecin, de deux infirmières, de deux aides-soignantes, de deux jeunes filles du pays servant comme gardes-malades, et d’un garçon de salle. Schwester Anna était l’infirmière-chef. Edith fut affectée comme aide-soignante dans la première salle où elle fit connaissance des deux infirmières, Loni et Emma. On lui donna une blouse blanche de médecin qu’elle devait enfiler chaque fois qu’elle rentrait dans le service. Dans la salle se trouvait une bassine contenant un désinfectant  destiné à se désinfecter les mains à chaque fois que l’on avait touché un malade. Le linge souillé était mis immédiatement à tremper dans  de grandes cuves contenant du désinfectant. Le personnel était très fier qu’il n’y avait quasi jamais de soignants infectés et l’on disait que, si par hasard, l’infirmière chef était contaminée, elle ne mourrait alors pas du typhus mais de honte ! 

Edith se mit de suite au travail. Sa formation n’avait duré qu’un seul mois suivi d’un stage de six semaines et elle avait encore beaucoup à apprendre. Cela n’alla pas sans quelques maladresses au début comme lorsqu’elle vit un malade qui, gelé, claquait des dents. Elle remplit alors  une bouillotte d’eau chaude et la lui posai sur les pieds. Le patient sourit, il était en effet couché dans des enveloppements froids prescrits par le médecin ! Schwester Loni fit un premier tour de salle avec Edith et passa devant le lit d’un commerçant de Triste qui était un des malades les plus atteints. Sa bouche était constamment remplie d’un mucus mêlé de sang.  Schwester Loni demanda à Edith de lui nettoyer la bouche chaque fois qu’elle passerait devant lui.  Ce malade avait complètement perdu la voix et gisait dans son lit sans bouger mais ses yeux montraient qu’il était bien conscient.  Les autres patients fébriles étaient presque tous hébétés et il fallait prendre soin d’eux comme des enfants. Mais  personne ne  s’étonnait quand, après parfois des semaines entières, ils reprenaient leurs esprits et se comportaient  à nouveau normalement. Chez  certains, le typhus était en récession mais ils devaient  alors lutter contre des complications tels que  pleurésies et pneumonies.

Pendant que Loni faisait son tour avec Edith, on annonça qu’un malade développait un typhus exanthématique dans une autre salle. Cette maladie n’avait rien de commun avec  le typhus            classique aussi appelé fièvre typhoïde et qui provenait d’une infection intestinale causée par la bactérie Salmonella typhi. Le seul point commun entre les deux maladies était une forte  hyperthermie. A l’époque,  on n’avait pas encore découvert l’agent pathogène (une rickettsie  transmise par les poux)  du typhus exanthématique, maladie le plus souvent mortelle.  L’infirmière chef donna l’ordre à toutes les infirmières du service typhus de ne plus quitter le service et de dormir sur place pour éviter tout risque de contagion dans les autres services. Edith alla rechercher ses affaires dans le grand dortoir  et s’installa dans une chambre occupée par  Schwester Anna, Schwester Sophie de la salle III et son aide Marga. Edith relate que dans cette chambre l’on n’entendait que des conversations sentimentales tournant autour des sentiments que Sophie éprouvaient pour le médecin-chef. Cette ambiance  énervait Edith : 

Je me bouchais les oreilles autant que je pouvais. Dans le temps libre que je devais passer dans la chambre, je m’asseyais sur mon lit comme s’il avait été un espace séparé ; c’est là que je lisais, écrivais des lettres, et que je m’occupais ce que j’avais à faire par ailleurs.

Curieusement, malgré la mise en quarantaine des infirmières du service typhus, ces dernières pouvaient prendre leurs repas dans le grand réfectoire commun.

Edith ne fut pas seulement contrariée par l’ambiance de sa chambre. Edith à peine installée dans son service, fut invitée à venir  fêter le docteur de la salle II qui avait été muté. Edith ne put refuser de s’y rendre. Dans le petit bureau des médecins on avait dressé une grande table avec des gâteaux, des fruits et des bouteilles d’alcool divers. Les médecins interrogèrent longtemps Edith sur sa formation en philosophie mais peu à peu la conversation devint plus libre  à mesure que les verres se vidaient. L’attention éveillée par Edith se relâcha et on passa à des activités beaucoup moins sérieuses. Un médecin se mit à verser de l’alcool dans la bouche d’une infirmière qui ne voulait pas boire.  Edith révoltée de ce qu’elle voyait se  demanda alors ce qui allait se passer pour elle si elle ne parvenait pas à quitter le maléfique bureau. Heureusement quelqu’un  proposa de faire une promenade dans le jardin pourtant  plongé dans la nuit. Edith vit là une manière d’interrompre cette soirée mais à contre cœur  elle dut suivre  les promeneurs  décidés à  se rendre  dans la villa Faust dans laquelle se trouvaient  le  logement des médecins  et celui d’une aide-soignante  privilégiée Margareta von Skoda (Skoda était le fabricant de canon autrichien, pendant du Krupp allemand). La joyeuse troupe atteignit la villa et pénétra dans la chambre du médecin de garde  qui était au lit et se réveilla en sursaut. La plaisanterie sembla cependant le ravir et le toubib  prit alors un grand plaisir d’interroger la « nouvelle ».  Edith  essaya de prendre tout cela comme une plaisanterie tout en étant inquiète de  ce qui pouvait encore se passer. Par bonheur, elle  parvint finalement à s’échapper du groupe des joyeux fêtards  pour  rejoindre sa chambre. Mais dans celle-ci, une  mauvaise surprise l’attendait : le docteur von Malsburg (homme marié d’un certain âge, signale Edith)  avait « réquisitionné » la chambre  pour y organiser un studio photo. Ayant empilé toutes les chaises qu’il avait  recouvert  d’un drap noir, il avait l’intention de  photographier toutes les infirmières devant ce décor. Il fallut encore  à Edith  une fameuse dose de patience avant que les hôtes indésirables s’en aillent.  Enfin elle dut encore attendre le retour de Schwezer Sophie et Marga avant de pouvoir fermer définitivement la porte de la chambre. Personne n’avait agressé Edith mais ce qu’elle avait vu  durant cette soirée l’avait fortement choquée :

Il ne m’était rien arrivé, personne ne m’avait adressé ne serait-ce qu’une parole déplacée mais je tremblais encore de dégoût qu’une telle chose pût se passer sous un toit qui abritait aussi des personnes gravement malades.

Le lendemain l’infirmière chef convoqua les infirmières qui avaient pris part à la fête et Edith supposa qu’elles avaient reçu une fameuse réprimande !

La fête sans retenue avait choqué la sensibilité d’Edith. Elle se replongea dans son travail, un travail très prenant car dans le service typhus,  les infirmières, plus que les médecins  avaient un rôle crucial dans le rétablissement des malades :


Edith Stein infirmière

Nous étions fières de ne pas avoir beaucoup de malades qui mouraient. Mais on devait parfois mener un dur combat pour arracher à la mort sa victime. Une grave infection, particulièrement lorsqu’une pneumonie apparaissait de surcroît, attaquait souvent  le cœur à tel point qu’il menaçait de flancher. Les premières fois que j’assistai à un tel collapsus, je crus que c’était la fin. Les malades semblaient être à l’agonie. Mais j’appris vite  que, même alors, il ne fallait pas perdre espoir. Une piqûre de camphre et le cœur se remettait à battre. En cas de grand danger, nous devions faire une piqûre toutes les heures. Parce que les trop grands efforts laissaient souvent des complications cardiaques durables, nous devions faire très attention à ceux qui n’avaient us de fièvre, pour les empêcher de se lever et de marcher prématurément. Nous devions être encore plus vigilantes pour éviter que les malades ne dérobent un morceau de pain dur à leur voisin. Tant que la fièvre persistait il n’était pas question de leur donner une nourriture solide, car une seule bouchée d’un aliment dur pouvait percer la membrane enflammée de l’intestin, atteindre la cavité abdominale et causer une péritonite. Pendant des semaines, la cuisine leur envoyait « la formule III, c‘est à dire principalement  une bouillie d’orge. Ce n’était évidemment pas très appétissant. La boisson que nous avions la permission de leur donner  avait plus de succès : du vin rouge coupé d’eau sucrée. Les filles de cuisine en apportaient chaque matin une grande cuve dans le service. Dans les cas très graves, quand les malades avaient refusé tout le reste, nous les aidions à surmonter les plus mauvais jours en leur faisant prendre à la cuiller un œuf battu dans du cognac. Et même cela étant rejeté, nous avions recourt  à l’alimentation artificielle. Chez les malades dont la nature était saine et vigoureuse, une faim dévorante et furieuse succédait, une fois la fièvre tombée, au manque total d’appétit. « La formule III » n’était pas encore très tentante : de la purée de pommes de terre ou du « kukuruz » (de la semoule de maïs). La formule IV était plus appréciée, un déjeuner normal, pas trop lourd, avec un bon morceau de veau. La plupart des malades n’aimaient pas passer à la formule V car c’était la rude nourriture des soldats en bonne santé : abondante et nourrissante mais quelque peu monotone !

Le chef de salle était le docteur Pick. Edith s’entendait très bien avec lui. Le docteur lui apprit beaucoup dans l’art de guérir et trouvait lui-même beaucoup de joie à s’entretenir en latin avec elle comme avec un confrère !

Edith était douce et diplomate. C’est la raison pour laquelle le docteur Pick l’envoyait souvent dans les autres services lorsqu’il fallait emprunter un instrument ou un médicament. Les autres infirmières étaient souvent trop compromises pour ces missions car elles réclamaient ce dont on avait besoin sur un ton agressif ou bien elles le prenaient en cachette  et le gardaient comme prise de guerre.  Avec une telle attitude, on leur refusait tout prêt contrairement à Edith :

Comme je demandais gentiment, comme il se doit, ce qui nous manquait et que je promettais de rapporter l’objet prêté après l’avoir utilisé, je n’essuyais pratiquement jamais de refus ! 

C’était les relations aux malades qui plaisaient le plus à Edith.  Une dizaine de nationalités étaient représentées parmi ceux-ci et pour que les médecins et infirmiers puissent communiquer un minimum avec leurs patients, il y avait à leur service un petit manuel qui contenait en neuf langues les questions et réponses usuelles indispensables. Les Allemands étaient rares parmi les hospitalisés. Il y avait des Tchèques, Slovaques, Slovènes, Polonais, Hongrois, Roumains, Italiens, Polonais, Tziganes :

Les « peuplades sauvages », écrivit Edith, étaient humbles et reconnaissantes. Ils m’inspiraient tant de compassion, ces pauvres slovaques et ruthènes, que l’on avait arrachés à leurs paisibles villages pour les envoyer au front. Que savaient-ils de la destinée du Reich allemand et de la monarchie des Habsbourg. Maintenant ils gisaient là et souffraient sans savoir pourquoi. (….) D’après notre expérience, c’étaient les tchèques, tellement honnis parce qu’on les considérait comme des « traîtres » à la cause allemande, qui étaient les plus patients et serviables. Je dus, un jour, transporter toute seule dans un autre lit un malade inconscient et très lourd, afin de refaire son lit. Je pouvais habituellement porter toute seule jusqu’au lit voisin les patients conscients et relativement légers. On y arrivait sans problème en s’y prenant bien. Mais dans ce cas-là, ce n’était pas possible. Comme aucune autre infirmière ne trouvait à proximité, je demandai à un jeune Allemand de Bohême de m’aider. Il allait déjà bien et se promenait dans la salle sans rien faire. Il était toujours aussi  aimable qu’un enfant et m’était très dévoué. « Schwester, dit-il alors embarrassé, j’aurais aimé le faire pour vous. Mais je ne peux pas, cela me dégoûte trop. » C’est alors qu’un tchèque vint m’aider de lui-même. Il ne tenait pas encore sur ses jambes aussi solidement que l’autre. « Cela ne m’est pas facile non plus, dit-il mais on se doit d’aider un homme malade. »

Edith, depuis la fameuse soirée de fête  gardait des relations amicales mais distantes  avec la plupart des infirmières. Exception fut faite envers  Grete Bauer et  Schwester Alwine. Grete Bauer et Alwine partageait une petite chambre avec deux autres infirmières avec lesquelles elle formait un véritable cercle d’amitié. Edith fut parfois invitée le soir par les quatre inséparables avec qui elle s’entendait très bien. L’on buvait alors dans la chambre du « carburant » un café très fort  accompagné de cigarette et de gâteaux. Ces derniers ne manquaient jamais car pendant la pause de midi les infirmières allaient les acheter dans une petite pâtisserie sur la place du marché. C’était une distraction de s’y rendre comme l’explique Edith :

On rencontrait là habituellement quelques officiers  dans leurs élégants et seyants uniformes. Ils buvaient, debout quelques verres d’alcool tout en dégustant des tartes un spectacle étonnant lorsqu’on avait les conceptions allemandes sur « la manière dont doivent se comporter les héros ». Je me suis, moi aussi, vite habitué au café fort et aux cigarettes. Apparemment, au sortir de la salle des malades, les nerfs avaient besoin d’un coup de fouet.

Après deux semaines au service typhus, on confia  à Edith sa première période de  garde de nuit qui devait durer 14 jours. C’est pendant cette période qu’elle vit pour la première fois quelqu’un mourir. Le deuxième décès à laquelle elle assista la marqua beaucoup comme le souligne son témoignage :

J’étais de garde de nuit depuis quelques jours lorsqu’un soir, à mon arrivée dans le service, les infirmières me reçurent avec la nouvelle qu’un mourant venait d’être admis ; elles l’avaient gardé pour que je veille sur lui pendant la nuit. On m’enjoignit de lui faire des piqûres de camphre toutes les heures. Pendant plusieurs nuits, j’entretiens ainsi à grand-peine jusqu’au matin la petite étincelle de vie en lui. C’était un homme grand et robuste ; il gisait là sans mouvement et sans connaissance. Il était déjà dans cet état à son arrivée. Aucune  de nous ne l’a vu une seule fois ouvrir les yeux ou entendu prononcer une parole. La dernière nuit, je lui fis encore quelques piqûres. Dans l’intervalle, je surveillais, de ma place, sa respiration-brusquement elle s’arrêta. J’allai jusqu’à son lit : le cœur ne battait plus. (…) Pendant que je rassemblais les quelques affaires du défunt, un petit billet tomba de son carnet à mes pieds : une prière y était écrite que sa femme lui avait donnée et qui demandait qu’il reste en vie. Cela m’atteignit au plus profond de moi-même : ce ne fut qu’à ce moment là que je pris conscience de ce que cette mort pouvait représenter sur le plan humain.

Le travail de nuit n’avait pas que des inconvénients. Edith l’appréciait  car on pouvait se consacrer  entièrement aux malades contrairement au travail de jour. Pour rester éveillée toute la nuit il fallait s’alimenter. Pas facile dans une salle de typhiques !

Au début, témoigne Edith, j’éprouvai de la répugnance à manger dans la salle. Je m’y habituai pourtant, car on gardait une meilleure forme quand on mangeait quelque chose au cours de la nuit.

La nuit de garde se terminait par  un travail pénible :

Vers six heures et demie les filles de cuisine apportaient le café pour les hommes et elles devaient avoir terminé quand les infirmières de jour arrivaient. Car à ce moment-là, on se mettait immédiatement à faire les lits pour que la salle soit en bon ordre pour la visite du médecin. Je souffrais à tirer les pauvres diables de leur sommeil du matin. Je les touchais le plus délicatement possible mais, lorsque le thermomètre froid était placé dans le creux de l’aisselle, la plupart se réveillaient.

Après cette dernière prestation, il y avait le soulagement de  pouvoir regagner ses pénates :

Naturellement, on respirait lorsque le matin, on quittait la salle avec son atmosphère polluée par les soixante malades. Mon premier mouvement consistait toujours à aller immédiatement à la salle de bains du service. Après ce bain matinal, je me sentais quasi débarrassée des bacilles. Je quittais ensuite le manège et  j’allais prendre mon petit déjeuner dans le grand réfectoire et je me dépêchais de sortir au grand air. Je trouvais habituellement une compagne pour faire avec moi une petite ou grande promenade.

Edith fut malheureuse de voir son amie Grete Bauer tomber malade et rapatriée. Elle eut cependant la consolation de pouvoir occuper son lit dans la  chambre de ses amies. Le nombre de cas admis pour typhus diminua dans l’hôpital mais deux fois encore la mort faucha un malade. Un de ces décès marqua indéniablement Edith  qui en fit plus tard le récit suivant : 

« Schwester, et si c’était mon tour maintenant ? », chuchotait-il agité. Je lui dispensai quelques paroles d’encouragement, mais je savais qu’il avait lui aussi peu de chances d’en échapper. C’était un jeune maçon de vingt ans atteint d’une méchante pleurésie. Il y avait longtemps qu’il avait perdu tout appétit, et il n’absorbait presque plus rien de la maigre pitance de malade qu’on lui servait. Je lui demandai une fois s’il n’avait pas envie de quelque chose. Il exprima le désir d’avoir une orange. Dieu merci, on pouvait en trouver à al cantine. Je reçus à la même époque, par la poste militaire, un paquet de chocolats Lindt. Je lui en offris et il les trouva bons. Par la suite, je ne le nourris que d’oranges et de chocolat. C’est sans doute cela qui l’avait rendu un peu pus confiant. Car il était auparavant d’humeur sombre et silencieuse, ce qui n’était pas étonnant, vu son triste état. Quelques jours après la mort du premier, nous nous aperçûmes que c’en était fini pour lui aussi. Quand j’entendis cette nuit-là quelqu’un s’agiter dans notre salle, j’eus envie d’y aller pour assister le pauvre garçon. Mais nous n’avions pas le droit de le faire quand nous n’étions pas de service de nuit. Il demanda qu’on appelle le docteur Pick. Le jeune médecin vint sans se faire prier, bien qu’il ne fût pas de garde cette nuit-là. Il me raconta le lendemain matin, encore sous le coup de l’émotion : « Oh, Schwester Edith, si vous l’aviez vu ! » Il mima devant moi comment le jeune homme avait pris sa tête entre ses deux mains en criant : « seulement ne pas mourir, seulement ne pas mourir ! » On pratiqua une autopsie pour voir quelle était la cause de la mort. Le docteur Pick me dit à nouveau : « Si vous l’aviez vu ! » d’épaisses croûtes pleurétiques s’étaient formées dans la cage thoracique et faisaient pression sur les viscères. Rien d’étonnant alors à ce que l’estomac eût été incapable de rien absorber ! 


Edith Stein

Le service typhus se vidait heureusement de plus en plus. Vraisemblablement, l’emploi du vaccin qui se généralisait au sein de l’armée commençait à enrayer l’épidémie !  Edith après trois mois dans le service typhus  demanda alors sa mutation. Elle fut alors désignée pour aller travailler avec Schwester Anni dans la « petite » salle d’opération, la salle  réservée surtout aux changements de pansements. Une nouvelle expérience lui était offerte et c’est ainsi qu’  Edith put  acquérir une compétence dans les soins chirurgicaux. Cette compétence se révélera  précieuse quand, après quelques semaines, il fallut soudainement faire face à l’arrivée d’un important convoi de blessés. Beaucoup de médecins du lazaret qui n’avaient pas l’expérience de la chirurgie furent alors contraint de venir aider  en salle d’opération. Edith s’occupait  de la table des instruments  et il fallait qu’elle les  présente aux médecins. Apparemment elle était devenue très habile selon son propre témoignage :

Ce n’était pas une mince tâche que de tenir toujours prêt pour tant de chirurgiens l’instrument qu’il leur fallait. Je ne devais pas attendre que l’on me demandât quelque chose, je devais être en permanence attentive à ce qui se passait autour de moi pour voir de quelle nature étaient les blessures afin de pouvoir présenter l’instrument qu’il fallait. Une jeune femme médecin, qui ne connaissait encore rien en chirurgie, se mit près de moi pour que je lui donne les instructions nécessaires. Au cours de mes semaines en salle d’opération, j’avais suffisamment appris les méthodes élémentaires de la chirurgie en temps de guerre.

Edith fut ensuite mutée de la petite salle d’opération à la grande salle d’opération où les soins chirurgicaux étaient réservés aux cas les plus graves. Quand un deuxième convoi de blessés fut annoncé, cette fois provenant de Pologne et non des Carpates. Edith travailla à accueillir et à aider  les soldats aux bains. Les plus valides se lavaient seuls. Quant aux moins valides, Edith raconta plus tard comment elle  les aida:

Nous devions mettre dans la baignoire ceux qui ne pouvaient le faire tout seuls et les laver comme des petits enfants. On lavait aussi sur leur brancard ceux qui étaient trop blessés pour être mis dans une baignoire. (…). L’étape suivante était la salle d’opération et la majorité d’entre eux n’y passait pas sans beaucoup de souffrance. Ceux qui venaient de Pologne avaient fait route pendant dix jours et un bon nombre d’entre eux portaient encore le premier pansement qu’on leur avait fait lorsqu’ils avaient été blessés. (…). Je lavai sur son brancard un jeune mineur de Westphalie. Il avait de larges pansements sur les deux cuisses. Ses yeux bleus d’enfant posaient sur moi un regard rayonnant de joie.

Le lendemain de l’arrivée de ces blessés l’infirmière chef demanda à Edith d’aller dans la baraque 6 aider une infirmière ne s’y connaissant pas en chirurgie et qui se sentait complètement  dépassée par l’arrivée  soudaine de tant de nouveaux blessés. Cette infirmière, Schwester Marie Luise  était responsable de  deux salles de blessés légers. Les pansements des blessés légers n’étaient pas effectués en salle d’opération mais dans la pièce de pansement des baraques d’hospitalisation. Edith eut fort affaire :

Je devais prendre la responsabilité écrivit-elle d’une salle mais aussi aider à faire les pansements dans celle que dirigeait Schwezter Marie Louise. Comme j’avais travaillé en salle d’opération, elle avait en ce domaine plus confiance en moi qu’en elle-même.

C’est dans ces circonstances qu’Edith connut la deuxième mésaventure désagréable  de son séjour à Weisskirchen. Alors qu’elle tenait un bras cassé auquel on devait placer une attelle, le médecin polonais avec qui elle travaillait, lui saisit la main. Embarrassée au plus haut point, Edith trouva cependant une solution :

Je ne pouvais pas lâcher sans faire très mal au blessé, je ne pouvais rien dire non plus sans attirer l’attention des autres. La petite pièce était remplie de blessés qui attendaient leur tour. Je ne pus donc me défendre qu’avec mon regard mais il suffit à lui faire lâcher prise. A mon grand déplaisir, l’importun  trouva encore moyen de murmurer à l’oreille en présence des blessés : « N e m’en veuillez pas ! »

Edith pendant son travail dans le service de Schwester Marie Louise qui manifestement abusait des bonnes dispositions de son aide-infirmière, eut la surprise de voir débarquer à l’hôpital sa sœur Erna qui, avait décidé de passer quelques semaines de vacances  auprès de son aînée à Weisskirchen. Les amies d’Edith se débrouillèrent pour faire loger les deux sœurs ensemble. Erna se reposait ou se promenait dans le parc durant la journée avant d’être rejoint le soir par sa sœur. Le travail d’Edith ne souffrit donc pas de la présence de sa sœur mais, malgré tout, Schwester Marie Louise en prit grand  ombrage et déclara à Edith que la seule vue d’Erna lui était pénible !

Pauvre Edith qui ne concevait pas  que tant de choses sournoises puissent  se passer dans un lieu où ne devait régner que le souci d’aider son prochain !      

Peu après Edith fut heureusement mutée dans le service de chirurgie I, service qui s’occupaient des  blessés les plus graves. Son nouveau  travail se révéla très pénible,  comme elle l’expliqua plus tard  dans ses écrits :  

Le mois d’août 1915, que je passai dans ce service, fut sans doute le mois le plus dur de tout mon temps d’infirmière. La difficulté était toute autre que celle que j’avais rencontrée dans mon travail à la baraque 6. Je m’occupais maintenant des personnes comme j’aimais le faire. Il y avait neuf lits dans la plus grande pièce ; les blessés qui s’y trouvaient avaient presque tous de mauvaises fractures du fémur et portaient des appareils à extension continue. Lorsqu’ils se trouvaient dans la grande salle d’opération pour qu’on leur change leurs pansements, je devais vite faire leurs lits, et très soigneusement car ils y restaient complètement immobiles ; il fallait à leur retour ajuster les poids attachés à leur appareil de traction jusqu’à ce que la jambe ait la position qui cause la moindre souffrance possible. Tout mouvement au cours de la journée rendait nécessaire de changer les poids. Le soir j’allais de lit en lit pour passer à l’alcool et au talc, pour éviter les escarres, les parties du corps sur lesquelles le poids du blessé appuyait davantage. (…) Celui qui me causait le plus de souci était un paysan de Westphalie, Terhart, dont la jambe, éclissée de  façon très rigide, ne cessait de suppurer. Son teint était cireux et il n’avait aucun appétit. Je lui donnais la becquée comme à un petit enfant, et je devais à chaque bouchée user de persuasion pour qu’il accepte la suivante. Ce faisant, je m’irritais toujours un peu de ce qu’il manque complètement d’énergie et ne fasse de lui-même aucun effort pour retrouver ses forces. Il s’attrista ensuite plus que tout autre de mon départ, et il m’écrivit de sa Westphalie natale longtemps après la fin  de mon service comme infirmière.

La deuxième chambre, dont je devais m’occuper, se trouvait très éloignée de la première. Il ne s’y trouvait que quatre blessés mais ils nécessitaient des soins très méticuleux. L’un avait un bras raide et devait être massé tous les jours. Mais il pouvait au moins marcher et rendre de menus services aux autres. Trois ne pouvaient pas du tout bouger. Andreikowicz, un viticulteur aisé de Slovaquie avait été amputé d’une jambe et le moignon n’était pas encore complètement guéri. Mikeska, un jeune peintre de Brünn, avait une blessure à la jambe, où de nouveaux abcès ne cessaient de  se former. C’était un joli garçon, gai, très gentil et patient. Mais lorsque le thermomètre, tous les soirs remontait, il était quelque peu abattu. Pöhl, un paysan tyrolien offrait un spectacle vraiment pitoyable. (….). Il avait reçu une balle dans le dos et un empyème des poumons s’était formé .Il ne pouvait absolument pas se tenir couché. Il restait assis, appuyé sur un monceau de coussins. Malgré les pièces de caoutchouc et de coton avec lesquels nous essayions de l’aider, il avait de nombreuses escarres. Le moindre mouvement provoquait de violentes douleurs.

Partagée entre  les graves blessés de ces deux chambres et essayant d’être le plus présente aux repas des blessés pour nourrir, cuiller après cuiller, Pöhl et Terhardt, Edith  s’épuise. On la trouve   présente  auprès de Pöhl le matin avant même que son service commence et cela pour lui faire prendre son petit déjeuner. Le soir, épuisée, Edith rejoint sa chambre. Il lui arrive alors parfois  de compter sur une âme compatissante pour lui rapporter son repas  tant la force lui manque pour pouvoir rejoindre le réfectoire.

Après un mois de ce régime, une goutte fait basculer Edith dans l’épuisement total. Un officier  de cavalerie blessé d’une balle au dos est hospitalisé dans la chambre des officiers. Edith doit le veiller. Cet officier était un aristocrate neveu d’un ministre et il n’était satisfait de rien. Rapidement il devint la terreur de tous les soignants et des officiers blessés qui partageaient sa chambre. Bientôt on dut le mettre seul dans une chambre. Edith essaya en vain de s’occuper de lui.

Je passai, expliqua Edith, plusieurs jours sans rien savoir de précis sur l’état de santé de mon blessé. Les médecins n’estimaient pas nécessaire de nous dire ce qu’il en était. Je voyais ses forces décliner rapidement, et j’étais désespérée de ne rien pouvoir faire. Je ne cessais d’essayer de lui faire prendre quelque nourriture ou de lui administrer les médicaments prescrits. Alors que je m’approchais une fois de plus de son lit avec des gouttes, il repoussa ma min et cria : « Allez-vous-en, canaille ! » Lorsque je quittai la chambre, le frère me suivit et me dit quelques mots d’excuse. Je lui répondis que l’on ne pouvait pas en vouloir à un blessé dans cet état. Mais les difficultés à soigner ce blessé portèrent le coup de grâce  à mes nerfs, déjà mis à rude épreuve par ailleurs. Je compris qu’il était grand temps que je prenne le congé que j’avais refusé deux mois auparavant en le jugeant prématuré. (…). Le dernier évènement de mon temps de service fut la mort du capitaine  de cavalerie. Ses frères et sœur envoyèrent une magnifique couronne. Puis on l’emmena. J’eus encore le temps de mettre la chambre en ordre. Puis ce fut le temps de faire mes adieux.

Edith revenue chez elle, commença à utiliser son temps de congé pour passer l’examen d’infirmière assistante, pour lequel il fallait une expérience de six mois comme aide-soignante. Elle s’attendait à être rappelée en service mais elle ne le fût pas. Les  mois qu’elle passa à Weisskirchen constituèrent sa seule expérience de soignante. A vrai dire, l’expérience d’Edith comme infirmière fut assez courte mais d’une richesse humaine très intense. On peut sans trop de risques de se tromper supposer que cette aventure humaine, cette incursion au milieu de la misère humaine, constitua une étape cruciale  dans la genèse de sa vocation.

2) Vie et  parcours d’Edith Stein (1891-1942)

Edith Stein est aujourd’hui mondialement connue pour avoir été béatifiée en 1987 puis canonisée  par le pape Jean-Paul II.   Qui était vraiment cette sainte des temps modernes ?     Onzième et dernière enfant d’une famille juive, Edith  est  née en 1891 à Breslau le jour de Kippour le 12 octobre. Elle perd son père à l’âge de deux ans. Augusta, sa maman, est heureusement une femme forte et courageuse. Elle élèvera ses 11 enfants  tout en développant seule le commerce de bois qu’avait créé son mari. Dans quelle ambiance, Edith fut-elle éduquée ?  A la fin du 19ème siècle, le rêve de la communauté juive en Allemagne est de pouvoir être totalement intégrée à la société allemande. Il y a donc une tendance à abandonner le mode de vie hassidique  avec sa mystique très voyante  et son attitude isolationniste par rapport au reste de la population. La « Haskala » est la manière moderne de vivre sa foi juive : on intègre les sciences, on abandonne le yiddish, on adopte la langue du pays. Cette manière de vivre aboutit en Allemagne à la création d’un judaïsme réformé sous notamment l’autorité d’Abraham Geiger qui s’est établi à Breslau (1810-1874). La famille Stein fréquente la synagogue réformée  ou l’on cherche à unir les sciences modernes avec la tradition juive. Les grandes fêtes et le shabbat sont suivis mais globalement la plupart des jeunes sont peu pratiquants. Augusta et sa fille Edith suivront aussi des formations au « séminaire de théologie rabbinique fondé par Zacharias Frankel (1801-1875) qui trouve le judaïsme réformé trop excessif dans sa modernité. C’est donc à Breslau, dans un milieu religieux très ouvert, très vivant où l’on accepte différentes manières de vivre sa foi que va grandir Edith Stein. Cet esprit religieux fait de tolérance envers les différences de vivre sa judaïté  influencera la façon de penser d’Edith. Elle deviendra, on le verra plus loin catholique, mais cette conversion  n’est pas un reniement de ses origines mais pour elle un aboutissement. Edith se sentira dès lors toujours pleinement juive comme l’avait été Jésus lui-même. A côté de ses convictions religieuses, Edith développera en plus un immense intérêt à la philosophie moderne. Volontaire, intelligente, elle dut vaincre beaucoup de préjugés pour entamer des études de philosophie  à une époque où il n’y avait quasi pas de femmes à l’université ! 

Nul doute que sa maman ait eu une influence majeure sur sa fille Edith. Femme d’affaire mais femme au grand cœur aussi car sa maison est totalement ouverte aux plus faibles. Augusta, outre ses enfants, y abritera des nièces orphelines, sa sœur cadette Mika devenue très malade, sa nièce Eva atteinte d’un handicap intellectuel et sa fille divorcée Frieda mère d’une petite Erika. Un immense esprit d’entraide qui procura à Edith mille occasions de mieux saisir, de mieux comprendre l’âme humaine. Mika, par exemple, eut certainement une grande influence sur Edith. Elle vivait un judaïsme très orthodoxe tel qu’il était pratiqué anciennement  chez ses parents. Elle était la racine, la mémoire de la famille et gâtaient ses neveux. Lors d’un voyage en Silésie, elle fut victime d’un accident vasculaire cérébral. Après être restée quelques temps totalement paralysée, elle retrouva l’usage de la parole et de la vue  mais restait très fortement handicapée. Augusta l’accueillit alors dans sa maison et s’en occupa pendant deux ans. Tante Mika finalement perdit toutes ses facultés intellectuelles  mais elle garda toujours une attitude extraordinairement reconnaissante envers tous ceux qui lui prodiguaient soins et réconforts. Mika joua certainement un rôle important dans la vie d’Edith qui fut impressionnée par la personnalité de sa tante dont la profonde, inaltérable bonté, subsista malgré sa déchéance physique et intellectuelle !

Il est certain qu’Edith, en voyant sa mère lutter sur tous les plans (professionnel et familial), eut la conviction qu’une femme pouvait accomplir tout de qu’un homme faisait. Elle devint ainsi plus tard une fervente militante des droits de la femme.

Assoiffée de nouvelles connaissances en sciences humaines, Edith rentre à l’université  de Breslau, une première pour les jeunes filles de cette époque. Etudiante modèle, elle réserve cependant une part de son temps à l’amitié, notamment à travers son cercle d’amies qu’elle appelle le « trèfle à quatre feuilles » parce composée de quatre inséparables jeunes filles : elle même, sa sœur Erna, et ses deux amies Rose et Lilli. Edith d’autre part artiste et sportive. Elle aime le tennis, le piano, la danse, et surtout  les soirées festives où elle excelle à composer et à  jouer des sketches humoristiques. Peu après son entrée à l’université, elle découvre et se passionne pour un nouveau courant philosophique, « la phénoménologie », une science fondée par Edmund Husserl et Max Scheler. L’enjeu de cette science est d’essayer  d’observer le cœur du réel et tenant compte  des visions déformées que nous pouvons en avoir  à cause de notre manière de penser. Il s’agit donc de comprendre la signification profonde, l’« essence » des phénomènes (objets mais aussi personnes) en extrayant les déformations que leurs images subissent par notre subjectivité, notre histoire personnelle, notre culture. Vaste champ d’études  qui influencera pendant de nombreuses années les chercheurs de toute discipline ! En résumé, la phénoménologie est une « science » refusant de voir le monde étudié uniquement d’une seule façon, soit de façon matérialiste, soit de façon subjective !  Le but est d’essayer de supprimer les écarts entre ce que « je vois » et ce qui  « est réellement ». Edith va alors se passionner sur une branche de la phénoménologie, celle qui essaie de trouver la meilleure méthode pour percevoir  la vraie personnalité de la personne  humaine. Pour Edith, pour comprendre le réel d’une autre personne que soi, il faut  (et cela deviendra le sujet de sa thèse) employer  l’empathie (« l’Einfühlung »)  c'est-à-dire essayer de se mettre à la place de l’autre, essayer de ressentir ce qu’elle ressent mais l’empathie seule ne suffit pas. Il faut un abord scientifique c'est-à-dire utiliser l’empathie en appliquant des règles bien strictes pour ne pas utiliser son propre vécu comme référence. Un exemple : si par exemple j’observe quelqu’un frissonner et que moi-même j’ai froid, j’en déduis facilement qu’elle a comme moi froid alors que ce frisson peut avoir une toute autre signification comme la peur ou l’angoisse.

Merveilleuse thèse d’une jeune femme qui  tentera  de démonter  que connaître «  l’autre », signifie se mettre à la place de l’autre mais qu’il faut en même temps se défaire ou tenir compte de sa propre manière de penser. Passionnée par l’aspect psychologique de la phénoménologie, Edith part en 1913 à Göttingen pour étudier près du fondateur  de ce courant philosophique, le mathématicien Husserl.  Dans cette cité renommée pour les sciences  et qui donnera au monde une série  de découvreurs exceptionnels, Edith va  alors rencontrer un philosophe passionné comme elle de phénoménologie. Cet homme, Adolf Reinach exercera   une énorme influence sur elle. Il  impressionne  Edith non seulement par sa rigueur, mais par sa personnalité totalement libre de préjugés. Adolf Reinach et son épouse deviendront les grands amis d’Edith. Le parcours de ce couple vaut la peine d’être raconté car il est exemplaire d’un curieux « phénomène »  survenu dans  l’histoire de la phénoménologie, à savoir leur propre attitude religieuse. Quelques mots d’explication !  Les phénoménologues qui veulent atteindre une objectivité exemplaire vont étudier le phénomène religieux soit à titre personnel soit à titre scientifique. Leur conclusion est à l’opposé de ce que l’on pourrait croire de prime abord. L’esprit religieux de l’homme est certes composé de subjectivités diverses mais d’après les phénoménologues,  il conserve un noyau indépendant de la volonté et du vécu de l’homme, en bref  une caractéristique innée, réelle dont l’existence ne fait aucun doute. Ce fait va conduire les phénoménologues à accepter leur esprit religieux mais aussi à remettre en question la « forme » qu’ils lui donnent ! Cette manière de faire conduira  à de curieux ajustements. Husserl qui est juif recevra le baptême dans l’église évangélique. Max Scheler se convertira au catholicisme. Adolf Reinach et sa femme se feront aussi baptiser dans l’église évangélique. Edith deviendra une amie privilégiée de ce couple au destin tragique. En 1917, Adolf meurt le 16 novembre, sur le front des Flandres. Dans les tranchées,  Adolf  a rédigé des confidences sur le front entre novembre 1915 et octobre 1916. Il est saisi par l’expérience de Dieu et raisonne  en cherchant à déterminer les possibilités d’illusions.

Le fait que cette expérience l’ait saisi de manière soudaine, sans qu’en lui rien ne l’ait préparée, est pour lui le signe de son objectivité : elle n’a pas été fabriquée par son imagination ou ses représentations. Après  l’expérience religieuse, Adolf examine longuement  l’expérience de la prière qu’Adolf examine. Pour lui prier c’est d’abord reconnaître le cadeau de la vie, c’est se mettre en relation avec l’arrière-plan ultime du monde. A travers des demandes temporelles, une relation s’établit avec l’intemporel et cette relation est l’exaucement le plus extraordinaire de la prière. La prière même celle qui demande une faveur est d’abord une gratitude et une reconnaissance au fait que Dieu soit Dieu et  m’ait créé. Les notes de Reinach ne sont que des fragments et il n’a pas eu le temps de les organiser en un livre. Ces notes, c’est Edith qui les déchiffre ! Elles influenceront énormément Edith par ailleurs fortement impressionnée par l’attitude de l’épouse d’Adolf qui supporte son veuvage grâce à sa foi rayonnante.


Adolf Reinach et son épouse

Si Edith est influencée par l’attitude religieuse de ces collègues phénoménologues, elle  se baigne aussi dans un tissu de relations humaines qui enrichissent son humanité, sa sensibilité aux problèmes des autres. Ainsi, elle devient très amie avec une femme de 36 ans, Toni, qui souffrait de psychose maniaco-dépressive mais qui, malgré cet handicap, avait décidé d’étudier la phénoménologie comme élève libre. Edith encouragea cette femme et devint sa confidente. Toni connu au cours de l’hiver 1914-1915 une terrible rechute qui la tenait au lit le plus souvent. La seule personne qu’elle acceptait de voir pendant ces moments était Edith. Une autre relation d’amitié influença la pensée d’Edith.  A Göttingen, elle admira beaucoup son cousin, Richard Courant passionné par les mathématiques. Edith retira de la fréquentation de son cousin l’idée que l’on pouvait s’enrichir soi-même par la découverte chez les autres des valeurs que l’on n’a pas expérimentées soi-même. Elle confirmait la valeur de sa thèse sur l’empathie. Ecouter un mathématicien, se mettre à sa place, lui faisait découvrir l’existence de  « l’intuition mathématique » qu’elle ne possédait pas et qui était à la source de la joie éclatante que manifestait son cousin. Parallèlement, cela lui confirmait une chose très importante : si certaines personnes possédaient  une intuition mathématique, il était donc tout à fait normal et réel que d’autres personnes puissent posséder des intuitions dans des domaines très différents des mathématiques comme l’intuition spirituelle. Etre « sensible » aux mathématiques, à la musique sont des qualités  reconnues comme réelles. Pour Edith, il  devint rapidement évident qu’une telle sensibilité existe aussi pour les choses spirituelles ! La preuve en est la grande difficulté que nous éprouvons, même si notre formation est universitaire, pour lire intégralement les œuvres grands philosophes comme Kant, Nietzche  ou pour lire les œuvres des grands mystiques. Que devint finalement le cousin d’Edith, Richard Courant ?  Il fonda en 1922 l’institut de mathématique de Göttingen, publia un livre très célèbre dans son milieu et en 1933 chassé comme juif de l’université, il quitta l’Allemagne et parvint à fonder le centre de recherche de mathématiques appliquées de New-York.

Mais qu’escompte faire  Edith Stein de ses travaux et de ses découvertes personnelles au sujet de l’empathie ? Elle décide d’en faire une thèse universitaire. Mais en 1915, elle abandonne ses travaux car elle se sent appelée à partager, à soulager la misère humaine entraînée par la guerre. Impossible pour elle de rester à l’abri, de ne pas partager quelque peu le sort des soldats qui souffrent. Pour ce faire, Edith doit affronter sa mère qui s’oppose à sa décision de partir  comme infirmière dans un hôpital militaire en Autriche. Pendant cinq  mois elle va se dévouer aux soldats et cette expérience sera  capitale pour elle, dont la thèse universitaire est justement l’empathie. Son expérience d’infirmière je vous l’ai relaté dans la première partie de mon article.

Quand elle revint chez elle, après quelques semaines de repos bien mérité, elle s’attendait  à être rappelée mais ce ne fut pas le cas. Edith décide alors de continuer à écrire sa thèse à l’université.

N’imaginons pas qu’Edith soit une intellectuelle ne vivant que pour ses études. Elle n’a pas encore décidé du sort de sa vie de femme et ne reste pas sans vie sentimentale. Elle compte beaucoup d’amis  à l’université. On lui connaît notamment  une grande amitié pour un garçon plus âgé qu’elle, Hermsen, passionné de pédagogie et qui prônait, au contraire de ce qui se faisait de son temps, d’établir un lien avec chaque élève en refusant ainsi l’éducation de masse. Hermse mourut comme Reinach sur le front pendant la première guerre mondiale. Elle eut aussi beaucoup de liens d’amitié avec Hans Biberstein qui avait une fière allure comme sportif et danseur et avec Eduard Metis, juif très pratiquant et dont les observances talmudiques « l’horripilaient quelque fois ». Elle eut sans doute plus que de l’amitié pour  Roman Imgarden, un étudiant Polonais et pour  Hans Lipps, un étudiant plein d’entrain qui lui écrivit du front des lettres pleines de fantaisies malgré la guerre et merveilleusement écrites comme celle qui lui décrivait un grillon logé dans son bunker ou une chouette qu’il put apprivoiser ! Avec ces deux jeunes gens, elle entretiendra une correspondance particulièrement  assidue.  Aucune de ses amitiés ne se transformera cependant en un  amour  conjugal car Edith va se découvrir progressivement une autre vocation, celle d’appartenir à Dieu seul pour pouvoir mieux l’approcher.


Edith Stein religieuse

Le 3 août 1916, Edith passe sa thèse et devient docteur en philosophie. Le soir, le professeur Husserl  la fête dans sa propre maison. Edith reçoit une magnifique couronne de fleurs que Madame Husserl pose sur sa tête en lui disant : « On devrait te photographier ainsi, alors que tu as ce rayonnement de bonheur ! Autrement tu as toujours une expression si concentrée... ».

La remarque de Madame Husserl est pertinente. Si, aujourd’hui, vous regardez  les photos d’Edith à tout âge, on reste  fasciné par son regard très particulier, un regard qu’elle gardera toute sa vie et qui semble scruter, chercher ce qui est au-delà de l’apparence des choses et des êtres.

Entre 1916, date à laquelle elle termine sa thèse et 1922, Edith écrit quatre contributions majeures à la philosophie de son temps. Dans sa thèse sur l’empathie elle décrit notamment qu’il n’y a pas de dualité corps-âme. L’homme n’est pas qu’un corps comme le veulent les matérialistes, l’homme n’est pas qu’une âme, un esprit comme le voudraient certains, l’homme est corps et âme ! On ne peut s’empêcher de penser que cette conception ait renforcé plus tard sa conviction que la résurrection, la vie dans l’au-delà constitue une résurrection telle que connue par le Christ avec une âme mais aussi avec un corps. Pour Edith, domaines physiques, sensoriel, mental, profond tout ces domaines sont interconnectés. Cette vision sera confirmée plus tard par le savant  Merleau-Ponty qui prouvera qu’il n’y a pas de possibilité de pensées sans l’aide du langage. Edith emploie la belle image de l’arbre : les branches feuillues figurent la perception, les sens en contact avec le monde ; les racines seraient l’âme ; le tronc serait l’entrelacement de tous les domaines, sensoriels, mentaux et c’est par celui-ci  que jaillissent les pensées, sentiments, motivations accessibles à autrui. L’individu n’a pas seulement besoin d’énergies  sous forme de calories, il a aussi besoin d’une énergie vitale apportée par autrui (Celui qui remonte le moral !). Nous ne pouvons exister sans les autres…En fait nous n’existons pas, nous « coexistons ». Les racines peuvent augmenter cette énergie vitale  si elles plongent suffisamment en profondeur. L’arbre donc gagne en énergie par ses feuilles (énergie extraite du monde physique), par son tronc (énergie extraite des autres) et par les racines. Ces dernières mènent-elles à une source cachée ? Edith Stein dans sa thèse pose la question sans y répondre mais mentionne le témoignage de certains mystiques qui disent l’avoir découverte.

La, phénoménologie a poussé littéralement Edith vers le monde intérieur.

« C’est un monde infini qui s’ouvre d’une manière absolument nouvelle, lorsque l’on commence à vivre vers l’intérieur et non vers l’extérieur. » (Edith Stein  dans une lettre à son ami Roman en 1927)

Pendant deux ans jusqu’en 1918, Edith restera à Friburg en tant qu’assistante du professeur Husserl. Son maître vénéré lui confie des milliers de note sténographiques pour qu’elle en fasse un recueil ordonné. Edith retourne ensuite dans la maison familiale où elle va enseigner la philosophie en privé et essayer vainement (elle est femme, elle est juive !) d’acquérir une chaire universitaire.

Les années qui suivent immédiatement la guerre de guerre voient Edith découvrir progressivement la personnalité d’un juif nommé Jésus. Il semble bien que dans cette découverte, la lecture d’un livre durant l’été 21 ait été un événement capital. Il s’agit du Livre de la vie, écrit par sainte Thérèse D’Avila. Cette mystique décrit son  expérience religieuse avec un grand un souci d’auto-analyse afin de s’éloigner des fausses illusions. Thérèse D’Avila y relate d’abord son expérience de conversion à l’âge de 39 ans. C’est d’abord la reconnaissance d’une présence de  Dieu puis ensuite la conviction que ce Dieu qui aime et qui sauve est finalement Jésus.

L’itinéraire de Thérèse est semblable à celui d’Edith qui y voit plus qu’une coïncidence, un véritable appel ! Edith n’est pas partie de sa foi Juive  pour se convaincre que Jésus est le Messie. Non, elle est partie de la phénoménologie pour découvrir la réalité d’une présence religieuse au fond de son cœur. Explorant celle-ci, elle y découvre une source mystérieuse mais divine que l’on peut approcher. Cette expérience du divin approché directement sans les préceptes d’un rite ou d’une religion  fait penser à l’itinéraire d’une  autre jeune fille d’origine  juive contemporaine d’Edith, Etty Hillesum. Toutes les deux se rencontreront dans des circonstances dramatiques que nous raconteront plus loin.

Edith, découvrant l’expérience de Dieu va, on l’a vu précédemment,  découvrir le Christ à la suite de Thérèse d’Avila. Pour mieux comprendre le Messie, elle va alors  se replonger dans  les richesses de la Torah, de la tradition juive  avec  lesquelles  le Christ fut élevé. Le Christ, lieu de rencontre du divin et de l’humain ne pouvait finalement que passionner cette philosophe qui s’efforçait de déterminer les différents composants de la personnalité  humaine en vue de les étudier puis de les réunifier. Le corps, selon la phénoménologie,  est inséparable de l’âme mais Dieu est inséparable aussi de l’homme. Le Christ ressuscité, homme et Dieu à la fois, corps et âme à la fois  représente finalement l’aboutissement de la longue réflexion d’Edith Stein, la philosophe. Conséquente avec ses nouvelles convictions, Edith va finalement se faire baptiser le premier janvier 1922.  Elle va ensuite enseigner comme laïque dans une école de jeunes filles tenue par les Domicaines à Speyer.  Son activité est  multiple  car outre l’enseignement, elle se consacre à la traduction d’ouvrage de philosophie religieuse et donne de nombreuses conférences, notamment sur la vocation de la femme et sur les droits qu’elle est en droit de conquérir ! Percevant avec grande clairvoyance la menace du nazisme, elle écrit en 1933 au pape une célèbre lettre d’avertissement[2] qui, hélas, n’obtiendra pas l’impact voulu.

Edith en se faisant baptiser avait déjà à ce moment la vocation de rentrer au carmel comme religieuse. Elle patientera longtemps pour ne pas peiner sa mère  qui refusait catégoriquement de comprendre et d’accepter  la conversion de sa fille. Finalement, elle franchit le pas le 14 octobre 33, après avoir dit adieu à sa mère (mère et fille ne se reverront plus).  Edith rentre au carmel de Cologne. Son rêve se réalise, elle peut dorénavant se consacrer totalement à la prière, une prière qui pour elle est d’abord une attitude du corps et de l’âme réunis : le fait  tout simple de prendre conscience de  « se tenir devant Dieu » !  Dans « Amour pour Amour » elle écrira : « La prière est l’acte le plus grand dont l’esprit humain est capable. La prière est une échelle de Jacob par où l’esprit humain monte vers dieu et la grâce de dieu descend vers l’homme ». De son carmel, Edith écrira chaque semaine une lettre à sa maman. Augusta décèdera cependant le 14 septembre 1936 sans jamais avoir répondu aux lettres de sa fille. Rose, une des sœurs d’Edith, après la mort de sa maman, se sentira libre pour à son tour se faire baptiser et suivre les pas de sa cadette au carmel.

Au couvent, rien ne distingue Edith des autres religieuses  sinon  son goût pour la lecture et l’écriture. Dans sa vaste correspondance envers ses amis on relève notamment celle qu’elle eut avec sœur Placida Laubhardt (1904-1998). Placida était comme Edith d’origine juive. Elle fut déportée en 1943 au camp de Ravensbrück mais en ressortit vivante. Elle écrivit un témoignage bouleversant sur sa vie au camp. Survivante de la Shoa, elle retourna à vie religieuse et reprit une activité d’assistante sociale puis d’enseignante.

Outre son importante correspondante, appelée maintenant sœur Bénédicte, sur ordre du provincial des Carmes, le P. Theodor, travaillera à la rédaction d’une vaste synthèse  sur la foi chrétienne qu’elle nommera « L’être fini et l’Etre éternel ». Elle réalisera aussi un important travail sur Jean de la Croix et pour traduire ses poèmes, elle apprendra l’espagnol !

 La vie de religieuse d’Edith  Stein  sera bousculée par la montée du nazisme qu’elle perçoit comme étant l’Antéchrist. En 1938, craignant de nuire à la communauté de Köln, elle quitte l’Allemagne pour le carmel d’Echt en Hollande. Sa sœur Rosa la rejoindre en 1940. Elle y vivra trois ans et demi. En 1941, la situation des Juifs en Hollande se dégrade fortement. Les évêques catholiques prennent leur défense et protestent officiellement. En représailles les autorités allemandes demandent d’arrêter les juifs convertis au catholicisme. Edith et sa sœur ont dix minutes pour quitter le carmel. Les deux religieuses arriveront au camp de regroupement de Westerbork dans la nuit du 3 au 4 août. Dans ce camp, elles devront remplir des formalités d’admission et c’est sans doute dans ces circonstances qu’elles rencontreront  au bureau des admissions, une jeune femme juive nommée Etty Hillesum[3]. L’histoire  spirituelle d’Etty  possède  certaines ressemblances  avec celle d’Edith Stein. Et on se met à rêver des  conversations que ces deux femmes auraient pu tenir entre elles si ces deux femmes s’étaient côtoyées pendant un peu plus de temps ! Arrivée dans la nuit du 3 au 4 août à Westerbork, Edit et Rosa Stein furent déportées en Pologne le 7 août. Leur train arriva à Auschwitz-Birkenau le 9 août. Immédiatement après leur arrivée, elles furent transférées dans les vestiaires et puis vers les chambres à gaz. Edith Stein fut béatifiée[4] en 1987 et canonisée en 1998. Un an plus tard, elle fut proclamée Co-patronne de l’Europe[5].

Dr Loodts Patrick    

 

Prière d’Edith Stein pour les souffrants et les défunts

Bénis l'esprit humilié de ceux qui sont oppressés par la souffrance, la solitude pesante des âmes profondes,
l'être inquiet des hommes
Et la souffrance qu'une âme n'ose confier à aucune âme sœur.
Et bénis cette bande d'obscurs idéalistes qui ne craignent pas le fantôme de chemins inconnus.
Bénis la détresse des hommes qui meurent en cette heure.
Donne-leur, Dieu de bonté, une fin paisible, bienheureuse.
Bénis tous les cœurs ; surtout les [cœurs] affligés,
Seigneur, Aux malades donne soulagement ; aux tourmentés, la paix.
À ceux qui emportent leur amour dans la tombe, apprends-leur à oublier.
Ne laisse aucun cœur dans la peine du péché sur toute la terre.
Bénis ceux qui sont heureux, Seigneur. Garde-les sous Ta protection.
Tu ne m'as pas encore enlevé le vêtement de deuil. Il pèse parfois lourdement sur mes épaules fatiguées Mais si Tu donnes la force, alors je le porterai, expiant, jusqu'à la tombe.
Bénis ensuite mon sommeil, le sommeil de tous les morts.
Souviens-toi de la souffrance que Ton Fils endura pour moi dans son angoisse mortelle. Ton Être plein de miséricorde pour toutes les détresses humaines Donne à tous les morts le repos dans Ta paix éternelle.

 

La Prière d’Edith Stein avec une autre traduction

Bénis l’âme humiliée de tous ceux qui sont oppressés par la souffrance
Bénis l’âme esseulée de tous ceux qui se sentent abandonnés
Bénis l’âme de tous ceux qui n’osent même plus se confier à une âme sœur
Bénis aussi ces âmes humbles et idéalistes qui osent malgré tout affronter la peur des chemins inconnus
Et surtout bénis les hommes qui meurent en cette heure
Calme leur détresse et donne leur, Dieu de Bonté, une fin paisible, bienheureuse.
Bénis tous les cœurs, en particuliers ceux qui sont affligés
Donne aux malades le soulagement et aux tourmentés la paix
A ceux qui veulent emporter leurs biens dans la tombe, apprends-leur à oublier
Ne laisse aucun cœur dans la peine du péché sur toute la terre
Bénis aussi ceux qui sont heureux et garde les sous ta protection.
Toi, mon Dieu, tu ne m’as pas encore enlevé le vêtement de deuil.
Il pèse lourdement sur mes épaules fatiguées
Mais si tu m’en donnes la force
Alors je le porterai pour toi jusqu’à la tombe
Bénis ensuite mon sommeil et celui de tous les morts
Souviens-toi de la souffrance que ton fils dans son angoissante agonie
Toi, Etre de miséricorde, seul à porter toute la détresse humaine
Donne à tous les morts le repos dans ta Paix éternelle

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Sources : 1) Edith Stein, Vie d’une famille Juive, Editions du Cerf 2008

         2) Cécile Rastoin, Edith Stein (1891-1942), Enquête sur la Source, Editions du Cerf, 2007

[2] Lettre d’Edith Stein adressée le 12 avril 1933  au pape Pie XI, redécouverte en 2003 dans les archives du Vatican

Saint Père,


En ma qualité d'enfant du peuple juif, que la grâce de Dieu a faite, depuis onze ans, enfant de l'Église catholique, j'ose formuler devant le Père de la chrétienté, ce qui oppresse des millions d'Allemands.
Depuis des semaines, nous voyons en Allemagne survenir des faits qui bafouent toute justice, toute humanité, pour ne rien dire de l'amour du prochain. Depuis des années, les chefs du national socialisme prêchent la haine des juifs. Cette semence de haine s'est diffusée maintenant qu'ils ont pris en mains le pouvoir et armé leurs partisans parmi lesquels on compte incontestablement des éléments criminels. Tout récemment le gouvernement a admis que des débordements se sont produits. Nous n'avons aucune idée de leur ampleur, car l'opinion publique est bâillonnée. Mais à en juger par ce que m'en ont fait connaître des relations personnelles, il ne s'agit en aucune façon de cas isolés exceptionnels. Sous la pression des échos venus de l'étranger, le gouvernement est passé à des méthodes «plus douces». Il a donné le mot d'ordre de «ne toucher à un cheveu d'aucun juif».
Mais la proclamation de boycott par laquelle des hommes sont privés de leurs moyens d'existence, de leur honneur de citoyens et de leur patrie pousse beaucoup d'entre eux au désespoir. La dernière semaine, j'ai été informée directement de cinq cas de suicide à la suite de ces attaques. Je suis convaincue qu'il s'agit d'un phénomène de portée générale, qui fera beaucoup d'autres victimes. Il faut regretter que ces malheureux n'aient plus trouvé en eux la force de soutenir leur destin. Mais la responsabilité retombe en grande partie sur ceux qui les ont amenés aussi loin. Et elle retombe aussi sur ceux qui se sont tus à ce sujet. Tout ce qui est arrivé et qui survient quotidiennement, procède d'un gouvernement qui se dit «chrétien». Depuis des semaines, non seulement les juifs, mais aussi des milliers de fidèles catholiques en Allemagne - et dans le monde entier, je pense - attendent et espèrent que l'Église du Christ élève la voix, pour donner un coup d'arrêt à cette profanation du nom du Christ. N'est-ce pas une hérésie patente que cette idolâtrie de la race et de la force de l'État, avec laquelle la radio martèle chaque jour les masses? Ce combat d'anéantissement mené contre le sang juif n'est-il pas un outrage à la très sainte humanité de notre Rédempteur, de la bienheureuse Vierge et des Apôtres? Tout cela n'est-il pas en radicale opposition avec le comportement de notre Seigneur et Sauveur qui, sur la croix, continuait de prier pour ses persécuteurs? N'est-ce pas une tache noire dans la chronique de cette Année sainte qui devait être une année de paix et de réconciliation ?
Nous tous, fidèles enfants de l'Église, qui observons, les yeux grands ouverts, ce qui se passe en Allemagne, nous redoutons le pire pour la réputation de l'Église, si le silence persiste plus longtemps. Nous sommes également convaincus que ce silence ne permettra pas, à la longue, d'obtenir la paix de l'actuel gouvernement allemand. Le combat contre le catholicisme n'est que provisoirement apaisé et s'il est conduit sous des formes moins brutales que celui contre le judaïsme, il n'en est pas moins systématique. Il ne faudra pas longtemps avant qu'aucun catholique n'occupe plus de charge en Allemagne, s'il ne s'implique pas sans conditions dans le nouveau cours des choses. Prosternée aux pieds de Votre Sainteté en implorant la bénédiction apostolique,

Dr Edith STEIN
Professeur à l'Institut allemand
de pédagogie scientifique,

[3] Etty Hillesum 

Les  mémoires d’Etty (écrits avec un indéniable talent littéraire) seront retrouvés et diffusés quarante ans après sa disparition. Elles bouleverseront beaucoup de consciences et encore aujourd’hui on n’a pas fini d’en retirer toutes les richesses et implications.  Etty Hillesum, femme étonnement émancipée pour son époque (universitaire, nombreuses aventures sentimentales, expérience douloureuse d’un avortement, grande fumeuse etc.)  vivra  une étonnante aventure spirituelle pendant les années de guerre  et cela jusqu’à sa mort dans un camp d’extermination. Cette intellectuelle à la recherche de sa raison de vivre  fera l’expérience de la découverte au fond d’elle-même d’une présence divine, d’un Dieu d’Amour semblable à la chambre haute d’une forteresse dans laquelle l’on peut s’abriter…Malgré la Shoa dans laquelle elle fut entraînée, et  de façon extraordinaire, elle parvint à faire  rayonner autour d’elle et dans ses écrits  cette  présence divine mystérieuse. Son parcours lui fit découvrir un Dieu aimant, appartenant à l’humanité toute entière et pouvant s’abriter dans le cœur de chacun au milieu des circonstances les plus désespérantes  et dont aucune religion n’a le monopole. Le lecteur  désireux d’en savoir plus doit absolument lire les mémoires d’Etty : Etty Hillesum, Une vie bouleversée suivi de Lettres de Westerbork, journal. P59, collection Points, Editions du seuil, 1995.   

[4] Homélie de Jean-Paul II à l’occasion de la béatification D’Edith Stein le 1 mai 1987

« Inclinons-nous profondément devant ce témoignage de vie et de mort livré par Edith Stein, cette remarquable fille d'Israël, qui fut en même temps fille du Carmel et sœur Thérèse-Bénédicte de la Croix, une personnalité qui réunit pathétiquement, au cours de sa vie si riche, les drames du XX° siècle.

Elle est la synthèse d'une histoire affligée de blessures profondes et encore douloureuses, pour la guérison desquelles s'engagent, aujourd'hui encore, des hommes et des femmes conscients de leurs responsabilités; elle est en même temps la synthèse de la pleine vérité sur les hommes, par son cœur qui resta si longtemps inquiet et insatisfait, "jusqu'à ce qu'enfin il trouvât le repos dans le Seigneur ».

[5] Sainte Brigitte étant la Patronne de l’Europe.



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