Médecins de la Grande Guerre

Bonne-maman Terlinck, la généreuse hôtelière de La Panne.

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Bonne-maman Terlinck, la généreuse hôtelière de La Panne.

Entre La Panne et Adinkerke en 1884

L’Hôtel Terlinck à La Panne en 1884

Salle à manger de l’hôtel Terlinck

Madame Terlinck vers 35 ans.

Madame Terlinck vers 50 ans.

Madame Terlinck vers 65 ans.

Madame Terlinck vers 80 ans.

Prosper Terlinck et sa fille Bertha, Furnes vers 1906

Jeanne Abrassart-Terlinck et sa fille Bertha, Furnes vers 1906

Laure Abrassart, Jeanne Abrassart-Terlinck, Clary Terlinck et Henri Polydore Terlinck, époux d’Eugénie Baelden ; devant : Bertha Terlinck (vers 1906)

Jeanne Abrassart-Terlinck, Clary Terlinck, Alice Aelterman-Terlinck et son fils Jan (vers 1906)

Trois clients de l’hôtel et Yvonne Terlinck (vers 1906)

Jean Charbonnier époux de Laure Abrassart, Jeanne Abrassart-Terlinck, Alice Aelterman-Terlinck, Yvonne Terlinck, Laure Abrassart

Clary Terlinck, Alice Aelterman-Terlinck, Jeanne Abrassart-Terlinck et Jan Terlinck (vers 1906)

Clary Terlinck à Furnes

Alice Aelterman-Terlinck, Clary Terlinck, Jeanne Abrassart-Terlinck

Alice Aelterman-Terlinck, Clary Terlinck, Jeanne Abrassart-Terlinck (vers 1906)

Rickard, Jeanne Abrassart-Terlinck, Yvonne Terlinck ; devant Jan Terlinck avec sa mère Alice-Aelterman-Terlinck (vers 1906)

Derrière l’hôtel : Clary Terlinck

Dans mes fleurs : Clary Terlinck

Dr Charbonnier

Derrière l’hôtel : Clary Terlinck

Lieutenant Bastié, Nieuport 1915

Officiers français artilleurs

Capitaine Guérin et lieutenant Bastié

Génie 1ère DAB

Soldats belges à La Panne, 1915

Le tramway à La Panne

La Panne, 1915

La Panne, 1915

Un abri le long de l’Yser

Génie 1ère DAB, 1915

Le long du canal

Régiment belge à La Panne, 1915

Jeunes filles dans les ruines

Ruine d’Avecapelle

Descente de la cloche de l'église de Lo, 1916

Déjeuner à l'hôtel Terlinck : La Panne, 1915

Prosper Terlinck et ses amis musiciens, Furnes, 1916

Prosper Terlinck et ses amis musiciens, Furnes 1916

Lieutenant d'artillerie aviateur H. Van Sprang

Les gagnants du concours hippique de Houtem, 1916

Dans les rues de La Panne

Willem, Bertha et Nelly, enfants de Prosper Terlinck, vers 1918

Edward Townsend, futur époux d’Yvonne Terlinck, La Panne, 1915

Jeanne Guéquier-Terlinck et sa fille Mona

Enfant en uniforme

Clary Terlinck-Smets, son frère Herman Terlinck avec son fils Frans, Bruxelles vers 1912

Jeanne Guéquier-Terlinck, Jeanne Abrassart-Terlinck et Jo, La Panne 1916

Jeanne Guéquier-Terlinck avec sa fille Jo et Jeanne Abrassart-Terlinck et ? , La Panne, 1915

Jeanne Guéquier-Terlinck avec sa fille Jo et Jeanne Abrassart-Terlinck, La Panne, 1915

Réunion sur la plage

Jeanne Guéquier-Terlinck avec sa fille Jo et Jeanne Abrassart-Terlinck, La Panne, 1915

En tenue d’époque sur la plage, Bertha Terlinck, 1915

Dames et officiers sur la plage

Jeanne Guéquier-Terlinck avec sa fille Jo et Jeanne Abrassart-Terlinck et ? , La Panne, 1915

Ruine avec pompe sur le trottoir

Frans Terlinck, ?, Annie Smets au volant et Jo Terlinck à côté d’elle, vers 1922

Le bateau école « Ibis » pour les orphelins de pêcheurs.

Bonne-maman Terlinck, la généreuse hôtelière de La Panne

 

Remerciements à Annie Terlinck  

 

Eugénie Justine Mathilde Baelden est née le 12 juin 1850 à Bulscamp. Elle  grandit dans une ferme entre Bulscamp et Houtem. Son père est un homme de grande culture qui décède jeune alors qu’Eugénie n’est âgée que de dix ans. Eugénie est envoyée en pension à Hondschoote pour poursuivre des études et y apprendre le français. Le 11 octobre, âgée de 19 ans elle épouse à Bulscamp Henri Polydore Terlinck de dix ans son aîné. Henri provient d'une famille aisée, son père étant  brasseur et maire de Houtem. Le jeune couple décide de continuer la tradition familiale et monte leur propre entreprise, la brasserie Saint-Georges à Furnes. Les affaires vont vite très bien marcher et la bière est  habilement distribuée dans des cabarets que le couple acquière petit à petit. Parmi ceux-ci,  "De fortuyn" à Vinckem, "Den kanonier" à Furnes, De "Drie visschers à Adinkerke, "Den Snoek" à Bulskamp, "Veurn' Roozendael" à Furnes! La brasserie prospère ainsi que la  famille  qui comptera sept enfants. Les parents sont de tendance libérale, favorables à l'enseignement laïque et au développement de la langue flamande. Tous les garçons sont poussés vers les études: l'un d’eux deviendra médecin, un autre officier de marine, le troisième brasseur. Les filles ne sont pas négligées et iront au pensionnat d’Isabelle Gatti de Gamond. Les Terlinck ne sont pas de tendance anticléricale mais parce que leurs enfants fréquentent l'école communale et non l'école catholique ils sont mis au ban de la société ! En chaire le curé va interdire de s'approvisionner chez eux!  Eugénie est d’une énergie rare, c’est une femme pleine de ressources  et rapidement elle va pallier le boycottage, conséquence de  la guerre scolaire en diversifiant les activités de l’entreprise familiale. En 1892, avec un Lillois propriétaire des dunes de la Panne, Arthur Bonzel  et avec l'architecte Albert Dumont elle entreprend de développer  le tourisme de la plage de La Panne. Profitant d'une route qui venait d'être prolongée jusqu'à l'estran pour faciliter le travail des pêcheurs, elle fait construire une cabane de bois adossée à une dune à double sommet qui  protège la bicoque des vents du nord. L'inauguration du cabaret et café-cramique se fit en juillet 1893 en fanfare. L'évènement rassembla de nombreux pêcheurs et curieux qui grâce au corps de musique de Furnes sautillèrent bien tard dans la nuit! Le succès de l'établissement ne se démentit pas dans les semaines qui suivirent et tout l'été ne fut  qu’une suite de fêtes joyeuses animées par l'orchestre improvisé par les enfants d’Eugénie! Pour compter sur la fidélité de ses clients, Eugénie achète une carriole pour une somme de 200 francs afin d’assurer des communications aisées entre Adinkerke  et son chalet. Bientôt elle  se met à rêver d'un projet plus ambitieux: la construction d'un  véritable hôtel. En 1897, pour payer le terrain et la construction, Eugénie et son mari Henri hypothèquent tous leurs biens. Le succès de l'entreprise est remarquable et en 1906, les dettes sont toutes apurées! Eugénie il est vrai est une infatigable travailleuse : jour et nuit elle s’occupe de son hôtel. Et quand on la voit assise, c’est derrière sa machine à coudre car il y a toujours un drap, une nappe, un essuie ou un tablier à réparer. Avec un pareil service, l’hôtel va vite  faire  fureur dans le beau monde.

"C'est de la terrasse que la pléiade d'artistes, d'écrivains, de savants, de mondains, qui visitent notre belle plage, contemplent les beaux couchers de soleil dont l'été se montre toujours prodigue; c'est là que l'on reparle encore longuement des disparus, des Lambeaux, des Artans, entre autres, dont l'âme géniale hante certainement cet estran qu'ils affectionnaient et dont jadis ils arpentaient de l'œil les flasques oubliées par la marée…C'est en fournissant à tous ceux que tentent les ineffables beautés naturelles réunies ici comme à plaisir que madame Terlinck sut retenir à La Panne tant d'esprits éminents; c'est par là qu'elle les incitait à revenir encore et toujours à un endroit où, plus qu'ailleurs ils pouvaient jouir de ce repos de l'esprit qui engendre les belles et nobles pensées, les œuvres de mérite; c'est ainsi qu'elle sut légitimer ce titre, qui en dit long sur la façon dont on a su apprécier ses services, celui de "Mère de la Panne".   L'hôtel Terlinck a été le foyer d'où a rayonné la lumière qui a projeté au loin le nom perdu de ce coin de Flandres, où jadis un petit nombre de privilégiés pouvaient seuls se rendre. Aujourd'hui, lieu de villégiature et hôtel sont devenus le rendez-vous de tous ceux qui, pendant les jours de repos, tiennent à allier aux distractions saines rendant l'homme fort et la femme gracieuse, les agréments et les aises de la vie de famille".

(A.  Paul Ogiste. Guide illustré de La Panne. Brochure vraisemblablement éditée par le pharmacien Ruyssen entre 1918 et 1940)

Eugénie est une grande travailleuse et elle est aussi bien organisée : les enfants restent à Furnes avec son mari pendant la semaine. Ils sont aidés dans les travaux  ménagers par une nièce d’Eugénie. En fin de semaine, les enfants et  Henri viennent habituellement  à La Panne mais comme  Eugénie  demande  de plus en plus souvent à Henri de céder sa chambre aux clients  de dernière minute, celui-ci  viendra de moins en moins à l’hôtel. Après le décès de leur fille Augusta en 1886, à l’âge de 12 ans, Eugénie et Henri connaissent le grand malheur de perdre leur fille Bertha qui décède à l’âge de 22 ans, en1902. En 1903, Eugénie et son mari achètent un terrain à Coxyde au nom de leurs filles Clary et Yvonne.  On y transporte le premier hôtel Terlinck, le chalet des Islandais qui a été démonté pièce par pièce. Il ne fera pas long feu puisque déjà en 1905, on le remplace par une construction en dur qui ressemble très fort à l’hôtel de la Panne.  A l’intérieur des terres, entre la Panne et Coxyde, tout près de la petite chapelle de Saint-Idesbald, Eugénie achète deux petites maisons de pêcheurs pour y installer un lavoir  et elle complète l’installation avec des éléments du fameux chalet des Islandais qui trouve usage ainsi pour la troisième fois ! La dernière construction d’Eugénie sera la villa « Onze Rust » à Coxyde, destinée à ses vieux jours. Son mari Henri décède en 1913 âgé de 73 ans. La clientèle de Coxyde est plus familiale que celle de La Panne. Toute la famille Terlinck passionnée de musique s’y retrouve de temps en temps pour  organiser des séances de musique de chambre. Parfois des pensionnaires se joignent à eux. On y pratique aussi le jeu de Furnes qui consiste à deviner un air wagnérien  rien qu’en « tapant » son rythme. On chante aussi des mélodies flamandes comme celles des compositeurs Peter Benoit et de Hullebroeck. A La Panne, l’ambiance est plus huppée. En 1911 et 1912, le Roi Albert et la Reine Elisabeth y louent des villas. L’archiduc François Salvator et sa femme Marie Valérie, fille de l’empereur d’Autriche et leurs sept enfants occuperont aussi durant un séjour la nouvelle aile de l’hôtel Terlinck. Eugénie ne manque jamais d’idées originales. Ainsi elle  participa certainement à l’aventure de la biscuiterie Destrooper. Jules Destrooper avait un commerce d'épicerie et de produits coloniaux à Lo; Eugénie était une de ses fidèles clientes. Chaque année, au nouvel-an, Jules Destrooper offrait à ses bons clients des pains d'amandes (il avait eu l'idée d'agrémenter ses spéculaus d'amandes importées du Portugal). Eugénie qui trouva cette friandise remarquable, souhaita les offrir aux pensionnaires de l'hôtel à l'heure du thé. Elle demanda alors à Jules Destrooper de lui en fournir durant toute l'année. C'est ainsi que les hôtels Terlinck de La Panne et de Coxyde devinrent les premiers clients de Jules en dehors de Lo. Ils contribuèrent ainsi à la fulgurante ascension de la biscuiterie Destrooper qui, après plusieurs générations, est toujours aujourd'hui une entreprise florissante.

Quand la guerre éclate, Eugénie met gracieusement l’hôtel de  Coxyde à la disposition de la Croix-Rouge. Clary et Yvonne qui le gèrent rejoignent leur mère à La Panne. L’hôtel de la Panne va servir de ralliement à tous les officiers  qui bénéficient d’un congé à l’arrière des lignes. Les soldats nantis le fréquenteront aussi ! Bien entendu, le personnel de l’hôpital l’Océan  y trouvera aussi des moments de détente  mais au grand regret des clients de l’hôtel,  les infirmières  qui ont leur propre centre récréatif  dans la villa  « La cloche » et  qui sont surveillées par leur matrone  n’en seront pas de grandes habituées.

L’établissement de Madame Terlinck  deviendra avec la guerre encore plus renommé car  derrière l’Yser, il incarna   la douceur  d’une époque révolue où’il était encore possible de goûter  quelques moments pour oublier la guerre. De nombreux combattants écrivains feront mention de l’hôtel dans leurs récits. En voici trois qui vous feront revivre l’hôtel et La Panne comme si vous y étiez !

Terlinck : la grande potinière sans femmes de La Panne

Après l’ « Océan », l’endroit le plus réputé de La Panne est sans contredit l’hôtel Terlinck. Dans la grande salle à manger qu donne sut la mer, c’est un mélange amusant d’officiers et de soldats. Chaque table a sa physionomie. Un général avec quelques officiers de son état-major occupe le centre de la place ; ceux qui vont s’installer aux petites tables, s’arrêtent en passant devant lui et rectifient la position, les uns claquant les talons restent droits comme des piquets, d’autres les mains dans le rang se courbent profondément, quelques-uns auxquels le général tend la main, se confondent en salutations. Bientôt la salle est pleine. Au milieu des tuniques kaki, les aviateurs vêtus par coquetterie de leurs anciens uniformes, mettent des taches sombres de leurs tenues ; quelques vareuses bleu horizon contrastent agréablement avec la note beige dominante. D’élégants officiers d’état-major, des adjudants sortis des centres d’instruction, de simples soldats mal ficelés  dans la tenue de la troupe avec laquelle jure parfois  un air aristocratique et dédaigneux, des sous-lieutenants ayant conquis leur grade sur le champ de bataille, anciens sous-officiers aux allures brusques et bruyantes, des officiers de régiment, chaussés de grosses bottes, sans élégance, l’air décidé, simple et volontaire, les vrais soldats ceux-là, se coudoient, échangent des poignées de mains. On sent ici le profond changement qui s’est fait dans l’armée qui ne compta malheureusement trop longtemps dans  ses rangs qu’une immense majorité de pauvres diables n’ayant pas les moyens de se payer un remplaçant. Aujourd’hui la nation toute entière est en armes ; des jeunes gens de toutes conditions voisinent dans les régiments, les limites étroites des cadres se sont rompues et des sous-officiers qui, en temps de paix, n’auraient jamais pu espérer que le grade d’adjudant, portent l’étoile d’or au collet. Presque tous les officiers subalternes sont des volontaires ayant quitté l’université, une profession, une situation déjà faite pour se mettre au service du pays. (…)

« Terlinck » est le salon du front. On y apprend mille nouvelles, on y fait des relations. Des histoires s’y racontent, récits de bataille, récits de rares bonnes fortunes, récits de congé, d’hôpital ; des gloires s’y rétablissent et plus d’un fait d’armes doit sa réputation à la grande potinière de La Panne. La joie y règne, on s’y retrempe. Mais qu’a donc de si étrange cette salle d’hôtel ? C’est que pas une toilette féminine ne s’y voit. Uniformes kaki ou noirs des Belges et des Anglais, bleu horizon des Français, jurent avec les petites glaces biseautées des portes, les tentures et les boiseries claires faites pour un public mondain, frivole et délicat où domineraient le blanc, le rose et le bleu pâle des toilettes balnéaires, où fuseraient les rires des jeunes filles et des jeunes femmes. De la plage se dégage une impression à peu près analogue. Les barques de pêche viennent encore s’y échouer, mais la population claire et chatoyante qui la couvrait a disparu. Sur l’estran des officiers galopent ; des pelotons dessinent de petites formes noires qui s’allongent, se dispersent ; des batteries de campagne manoeuvrent, prenant des formations savantes au galop des six chevaux dont s’enlève chaque attelage.(…)

(Les vainqueurs de l’Yser, Jacques Pirenne, page 159, Payot, 1917)

Terlinck : on entre dans sa chaleur comme dans un manteau

Un café. On entre dans sa chaleur comme dans un manteau. Sur une large banquette de moleskine, près d’amis retrouvés, nous nous asseyons à une place confortable d’où l’on voit la mer. Un grand café rempli d’uniformes et tout retentissant de rires, de conversations, d’appels qui se taisent lorsque joue un petit orchestre alimenté par quatre musiciens soldats. Ce grand café : l’endroit élégant de jadis. Un petit sergent à ma droite résume son admiration en des termes d’une sauvagerie naïve :

- « Y en a des glaces à casser là-dedans. »

- Qu’est-ce que vous prenez ?

Le thé fume, les gâteaux sont bons. La musique joue un vague rag-time. A travers des baies vitrées, au fond de l’horizon qui peu à peu s’embrume, un petit torpilleur défile comme sur l’écran. Petite joie faite d’engourdissement heureux, de lassitude reposée, d’une détente obscure.

- Hein ! fait Moine, cette médiocrité de la vie…

- Que veux-tu ?rétorque l’un de nous, on est des hommes. Bon pour les gens de lettres et les ronds-de-cuirs officiels d’être sublimes à jet continu. C’est leur métier. Et c’est avec cela qu’ils trompent leur  vieux remords. Mais nous, on ne peut pas tout de même plus s’exciter que la guerre. On l’a fait. C’est déjà gentil.

Des voix, aux tables voisines, s’entrecroisent, se heurtent, se coupent :

- Tu devrais jouer ta dame de coeur…

- Où as-tu acheté tes guêtres ?

- Elle m’avait donné rendez-vous.

- Mon cher, il n’en menait pas large...

- Je te l’assure que le règlement…

- …Une petite femme délicieuse.

- Non, on n ne peut pas, reprend le parleur, on ne peut pas. La tension héroïque ne dure pas trois ans, la fibre patriotique ne vibre pas toujours…

Eh d’ailleurs, nous n’avons pas besoin de ça. Héroïsme, patriotisme, cela va de soi, comme la probité et la décence dans la vie ordinaire. Qu’on ne nous en  bourre plus le crâne. Mais il y aura toujours un malentendu irréparable entre nous… et ceux… qui ne sont pas nous. Ils ne peuvent pas comprendre. Ce n’est pas l’intelligence ou la volonté qui leur manque, c’est l’esprit du métier. Ils sont condamnés au couplet, au panache, à la cocarde. Oh ! au fond, nous savons bien qu’ils s’en moquent, mais quand ils parlent, c’est plus fort qu’eux, ça leur sort comme ça… Et je songe, pendant ce discours, au premier mourant que j’ai vu : un petit caporal touché par un éclat d’obus en pleine poitrine pendant qu’il accompagnait une corvée de vivres. (…)

Mais ces grands cafés à l’instar de Paris ont l’inconvénient de n’offrir pas de Madelon et c’est un garçon qui s’approche. Il a le smoking blanc des barmen chers à J.P. Toulet. A sa vue, abusé, Moine se commande un cocktail savant, mais la maison n’a que de la grenadine.

- Plus que des hures. Ah ! ça devient tous les jours pire, soupire Moine, laforguien et désolé. Cependant il ne déguerpit pas. Vagues romances, brouhaha tendre, et le beau Danube bleu dans la fumée d’une Abdulla

Mais l’heure de la fermeture a sonné. Soudain un mouvement se produit. L’orchestre attaque des hymnes nationaux. Les hymnes nationaux nous attaquent. Dans la position du soldat sans arme, la tête haute portée fièrement, le regard fixé droit devant soi, nous leur opposons un front d’airain. Ils n’insistent pas. Et nous sortons. En passant devant l’ambulance, je me suis retourné. J’ai cherché vaguement des yeux une fenêtre, mais à ce moment un d’entre nous m’a appelé. Je n’ai rien vu ; d’ailleurs, toutes les lumières étaient voilées. Et que voulais-je donc encore ?

(Aux lueurs du brasier 1917-1920, Lucien Christophe, pages 28 et 29 Editions de la vie intellectuelle, Bruxelles, 1921)

 

Terlinck : les pensionnaires qui y logent peuvent continuer la fête après le couvre feu !

La Panne est comme une boîte de soldats de plomb. Partout on y joue à la guerre. Les anciennes habitudes peuvent y refleurir. Sur la plage il y a moyen de faire l’exercice comme en temps de paix. C’est l’endroit idéal pour commander des alignements, des mouvements d’ensemble, des revues, loin de l’action désorganisatrice des tranchées. Fatigués à la longue d’être derrière leurs hommes, les grands chefs enfin peuvent se mettre à leur tête. Ils suivent les musiques des régiments. Les gagistes bombent le torse, enflent les joues, balancent les épaules d’un air martial .Derrière suivent les jas qui ont mal aux pieds et qui suent, et que cela embête. (…)

Tout au bout de la digue dominé par la silhouette blanche de l’hôpital de l’Océan, dort le territoire clos de l’hôpital, constellé de petites croix rouges sur fond blanc. Il est tout envariolé. Là règne une douce mélancolie. C’est un quartier défendu. Une sentinelle en garde l’entrée. Les soldats reconnaissants l’ont appelé « le bordel de l’Océan ». (…)

L’après-midi, en longues files, les mains dans les poches les soldats se baladent. Ils regardent avec déférence les infirmières qui s’en vont faire des courses et bercer leurs chagrins d’amour. L’une d’elles a des yeux profonds, un regard de biche, un uniforme bleu topaze. Lentement elle ondule. Elle porte sur sa poitrine une croix de guerre. Les soldats regardent avec admiration une aussi belle poitrine. Eux n’ont pas encore la croix de guerre. Une autre va la canne à la main. Elle ondule sur les talons hauts de ses souliers en satin rose. Ses bas sont fins et blancs. Elle est drapée dans une cape noire. Un voile de soie noire s’enroule autour de ses cheveux. Il est marqué à l’endroit du front d’une toute petite croix rutilante comme un rubis. (…)

Dans la grande rue quatre ou cinq vitrines éclairées jettent leur note gaie. Sur un espace d’une centaine de mètres  la foule se presse. Des autos aux lanternes allumées trépident en attendant l’heure du départ. C’est la capitale de la Belgique ! Le petit tram circule sur les grands boulevards ! Les pâtisseries sont assiégées. Dans les cafés éclairés des orchestres tziganes font entendre leurs violons. Les tziganes en l’occurrence sont un ramassis de soldats de tous poils, musiciens amateurs qui font du crincrin entre deux périodes de tranchées. Il est des cabarets ornés à la manière flamande, avec des étains, des cuivres, des grès, des poteries. L’un d’eux est divisé en deux parties séparées par une balustrade  de bois. Il a comme enseigne : «  De klok ». Il est semblable aux anciennes auberges où venaient les soudards. Ici les reîtres et les lansquenets sont représentés par les héros de l’Yser, ceux de Ramskapelle et de Pervyse, héros à l’amour-propre chatouilleux. Entre eux ils déblatèrent avec le premier étranger qui oserait dire du mal. Voici ceux du Septième et Saint-Georges, ceux du Douzième qui ont défendu Dixmude, ceux de la division de Fer avec leurs rancunes tenaces, voici les grenadiers de Steenstraete. Ils se regardent comme des chiens de faïence. Déjà les teints se colorent.

Le Terlinck est un café à tables de marbre et à grandes glaces. Il est assis au bord du rivage. Il y fait plus clair, plus froid, l’alcoolisme y est moins communicatif. Pendant ce temps, dans la nuit tombante, en un  grand cercle, autour d’un tas de pommes de terre se rassemble la corvée d’épluchement. Les jambes écartées, la tête penchée sur le côté, les jas chantent sur un ton lamentable. Ils ont un couteau dans la main, dans l’autre un tubercule qui roule lentement entre leurs doigts gourds, abandonnant petit à petit la peau mi-partie brune et jaune. Ils racontent leurs souffrances sur l’air des « Ponts de Paris. » Les voitures cuisines, la cheminée braquée sur le ciel, tir à patates contre aéroplanes, ont leur foyer rouge sous leur ventre rebondi. Elles laissent tomber sur elles des crottins incandescents. Petit à petit la nuit se fait plus profonde. Les fenêtres aux carreaux peints en bleu laissent filtrer des lueurs rares et mystérieuses. Les gendarmes sont en chasse .Ce sont eux les grands éteigneurs. Ils viennent crier au pied des façades. Alors les sonneries du couvre-feu se font entendre, au loin d’abord, puis plus proches, disant :

- Le service est fini… A vos lits…

La dernière note se prolonge… La petite ville cascadeuse a laissé enfumer ses bariolages. Ses maisonnettes semblent elles aussi vouloir prendre des allures terribles. Elles dressent leurs tourelles comme des oreilles de chat. Leurs ombres s’allongent sous la clarté lunaire. Leurs yeux fermés ne laissent passer que de minces rais de lumière.

- Lampuit

Les deux sons du clairon, longs et tristes, mélancoliques meurent, réclamant l’extinction des feux. Leur plainte est comme une agonie.

- Bonnes gens, il est huit heures… Rentrez tous dans vos demeures…

Est-ce la guerre ? La nuit tragique du front envoie-t-elle jusqu’ici sa vague noire ? Est-ce le bon vieux temps que l’on singe en ce lieu ? Dans le ciel plus clair voici un aéro. Il ronronne. Les yeux le cherchent sans le voir. Pendant ce temps, derrière les volets baissés du Terlinck et du Continental la fête continue. Des bouchons sautent. Avec les lumières qui fussent entre les fenêtres viennent des échos des chants, des cris, des rires. C’est un brouhaha intense, violent, qui augmente avec l’heure, mêlé au bruit de la vaisselle cassée, à des vociférations, au fracas des batailles. Parfois un pavé vengeur lancé par la main d’un soldat traverse les glaces et vient écraser sur les tables les coupes et les bouteilles de champagne. Dans les villas et les hôtels désaffectés, dans chaque chambre, alignés sur la paille, les hommes dorment. Ils peuvent enfin enlever leurs bottines. Intense volupté ! Elles sont à peine mouillées et sans boue. (…)

(La boue des Flandres, Max Deauville, page 58 et suivantes, Editions De Méyère)

 Les chefs d’état, les ministres et diplomates qui viendront à La Panne rencontrer le Roi feront aussi partie des innombrables clients de l’hôtel. Eugénie reçoit tout ce beau monde avec chaleur et  simplicité. La Reine aime parler à Eugénie qu’elle connaît bien. Ne lui a-t-elle pas confié en 1906 la tâche de choisir elle-même  les orphelins de pêcheurs   pouvant bénéficier de  l’apprentissage à  l’ « école des Pupilles de la pêche ». Cette école, patronnée par S.M le Roi des  Belges, possédait un  bateau de pêche école  baptisé « Ibis ». La Reine lui confie ce rôle car aurait-elle dit : « Si je le demande au curé, je n’aurai que des catholiques et si je le demande aux autres, ce sera le contraire ». Eugénie gagna sans doute bien sa vie pendant la guerre mais elle fut une femme généreuse qui n’hésita jamais à aider  tout qui autour d’elle  avait besoin d’un coup de pouce !

L’hôtel Terlinck  « humanisera » la cité guerrière de La Panne  pendant presque toute la durée de la guerre. En avril 1918, lors de l’offensive allemande, l’autorité militaire  évacua les non-combattants de la côte et la famille Terlinck dut se réfugier  en France. Elle ne restera cependant pas inactive car  à Pontaillac, près de Royan  Eugénie  louera l’hôtel d’Angleterre qu’elle  exploitera jusqu’à l’armistice !

Consécration de sa carrière et de son souci pour les autres, en 1921, le Roi et la Reine descendirent à l’hôtel Terlinck et y décorèrent Eugénie de la Médaille de la Reine Elisabeth. Une plaque commémorative fut  placée sur la façade de l’hôtel pour rappeler cet événement. Elle  disparut hélas il y a seulement quelques années !

Quelques années plus tard, Eugénie laissera la gestion de ses hôtels à sa fille Clary et à Madame Dansaert sa fidèle collaboratrice.  Elle  habitera, de nombreuses années, dans sa villa « Onze Rust » avant de rejoindre finalement  à Furnes sa nièce Bie. Elle décèdera le 14 octobre 1936 à l’âge de 86 ans. La population de Furnes suivit son enterrement avec beaucoup de respect mais aussi avec beaucoup d’étonnement car il s’agissait du tout premier enterrement civil qui se produisait dans la commune !  

Les enfants d’Eugénie poursuivront des trajectoires dignes de leur maman : le fils aîné Prosper épousera une boraine, Jeanne Abrassart et à eux  deux, ils continueront l’activité de la brasserie-malterie. Le second fils, Herman deviendra médecin ophtalmologue et militera beaucoup dans l’intérêt des classes populaires. Clary épousa en 1910 un jeune universitaire bruxellois, Georges Smets qui deviendra recteur de l’université de Bruxelles. Yvonne rencontrera pendant la guerre à La Panne un Américain volontaire de la Croix-Rouge, Edward Townsend qu’elle épousera en 1915. Ils partiront vivre à New-York. Louis fut l’enfant turbulent de la famille. Il s’engagea comme mousse sans prévenir ses parents mais finit par devenir capitaine au long cours. Quand la première guerre éclata, il se trouvait dans la mer Noire avec son bateau. Il passa au service des Russes jusqu’en 1917, au moment où les révolutionnaires s’emparèrent de son navire. Protégé par ses marins qu’il traitait bien, on le laissa finalement partir sain et sauf. Il rejoignit Arkangelsk et finalement retrouva sa famille à Royan juste avant l’armistice !

Et que devint l’hôtel de La Panne ? Après la deuxième guerre mondiale, il fut revendu. Il subsista cependant avec son nom jusque récemment. En 2007, on le rasa pour y construire un building à appartements !  Espérons qu’un jour, à proximité de celui-ci, un  monument soit élevé pour se souvenir du sourire de Bonne-maman Terlinck !

 

 

Dr Loodts P.

Ce 30 mars 2009

 

Quelques Statistiques de guerre

 

Journal « La Panne Plage » 1921, 1ère année, numéro 3

 

Communiqué de la police : statistique de la guerre

51 bombardements

262 obus

129 bombes

67 militaires tués

120 militaires blessés

40 civils tués

53 civils blessés

9 maisons détruites

34 maisons partiellement détruites

402 maisons légèrement endommagées

 

Occupation :

Villa Maskens : le Roi et la Reine

Villa Ter Schueren : la suite militaire du Roi

Villa Calmeyn : la garde royale

Villa Les Mouettes : secrétariat et officiers

Villa Kasteeltje : Général Andring, gouverneur de la Belgique non-occupée

Villa Blanche : Prince de Tchecquie, délégué du Roi d’Angleterre

Villa les Houx : Général Dubail commandant des troupes françaises de l’Yser

Villa les Clématites : Bureau de la Place du Gouverneur militaire et des troupes de cantonnement

Villa Nadiejda : bureau de la Place de l’armée anglaise

Hôtel l’Océan : ambulance Depage

Villa Sans-soucis : Dr Depage

Villa Ten Duinen : Tribunal correctionnel de première instance

Hôtel l’Océan : l’hôtel occupé par 187 réfugiés fut réquisitionné par le Commandant Davreux et transformé en ambulance en novembre 1914. Aménagé et dirigé par le Dr Depage assisté d’un corps médical méticuleusement choisi, l’ambulance a pris dans l’histoire de la guerre une place prépondérante.

Le cimetière de Duinhoek situé dans la Dune, près de Moeder Lambic (arrêt du tram) fut créé par ordre du Général Andringa, la place faisant défaut au cimetière d’Adinkerke.

La villa Ten Duinen, complètement détruite par un des derniers obus tirés sur La Panne, était le siège du tribunal de première instance. Monsieur le juge Rutsaert y trouva la mort ainsi que Monsieur l’avocat Vanderghote, un brigadier des douanes et sa sœur. Lorsque Monsieur Rutsaert fut dégagé des débris qui l’entouraient, on le trouva debout la main droite appuyée sur la table, le corps soutenu par les décombres.

L’hôtel Terlinck : cet hôtel universellement connu abrita, pendant la guerre, les plus hautes personnalités de l’histoire moderne. Chefs d’Etats, généraux, ambassadeurs et ministres y séjournèrent.

La Panne Plage, 1ère année, n°5

Quelques faits de guerre.

Le 24 avril 1915, le lieutenant de génie Goffinet fut tué ainsi que six hommes en déchargeant une mine. Les tombes se trouvent à 500 mètres de la frontière à la lisière des dunes et sont visibles de la plage.

Le 5 mars 1916, un ballon captif est tombé en mer en face de la Bass Tavern. Un torpilleur qui se portait au secours des observateurs fut bombardé de Westende par les Allemands.

Le 21 mars 1916, un aviateur belge faisant un looping the loop devant l’hôtel Terlinck est tombé en mer. L’observateur le Lieutenant Smidt fut tué sur le coup. Le pilote blessé fut sauvé par le soldat Corneille Rens du 14ème de ligne.

 

 

 


L'hôtel Terlinck vers 1930.

Façade de l’hôtel

Hall d’entrée

La plage – vue prise de l’hôtel

Hall d’entrée d’un autre angle

Fumoir

Salon

Restaurant

Une chambre avec cabinet de toilette

               



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