Médecins de la Grande Guerre

Contes Barbelés : Anecdotes vécues en 1914-1918.

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A tous ceux qui, malgré l'horreur,
n'avaient pas perdu le sourire de
leurs vingt ans.
Aux Zèbres du 19e Rt de Ligne.
A Lucien Frankignoul
A Jean Flebus.
A Lucien Raskin.

« CONTES BARBELÉS »

ANECDOTES VÉCUES 1914 – 1918

AVERTISSEMENT

       Ce petit recueil n'a aucune prétention littéraire. Je le propose simplement à la lecture des Anciens, dont quelques-uns se reconnaîtront parfaitement, j'en suis sûr. Les illustrations de Jean Buflez se chargeront de les y aider.

       Je leur souhaite... bon amusement !...

Serge Antonys
(Croix de Feu)

DECOR.

       La scène représente le Front Belge 1914-1918.

       A gauche, la mer du Nord ; au centre, Dixmude ; à droite, Ypres. Les tableaux se déroulent tantôt dans les cantonnements de repos, tantôt dans les lignes. Les heures vécues sont normales. Ce sont les moments brièvement condensés par le communiqué officiel : Calme sur le Front. Il y en eut d'autres... mais c'est une autre histoire !

Personnages :

Jean Buflez, dit Le Zèbre : L'ami des perroquets,

Pierre Lafontaine : Conservateur en chef de la Flandre-Impériale.

Lucien Franki, dit Botroul : Champion de lutte de poitrine.

Lucien Raskinet, dit Lulu : Chanteur et diseur distingué.

Capitaine de Boussu : Ex-député socialiste, brave comme Ney.

Desmet : Le roi des rouspéteurs – Universellement connu.

Tommy Lama : Audentes Fortuna Juvat !

Vinnen : Premier Musicien – Patrouilleur de l'A.B.

Gervais: Second Musicien – Patrouilleur de  l'A.B.

Mougre : Duc de Namur Prince de Terstylle. Le Napoléon de l'Yser, l'Alexandre de Merckem.

Teymael, dit le Rouch' : Chef d'Etat-major général de Mougre.

Van Pschoor : Presqu'aussi rouspéteur que Desmet.

Le Commandant « Victime » : Le plus brave homme de la terre.

Le Gros Georges : Champion de la Saint-Dizier.

Jean : Ordonnance à tout faire – Piqueur du 2e Peloton de la 9e.

Spinnebrock : Le commandant Trompe-la-Frousse.

Chelmi : Général économiseur de vies humaines.

Buscart : Celui-qui-n'aime-pas-les-swarte boentjes.

Sregets : Le fiancé de L'Agnôle.

Dans la coulisse :

       Hollbach, PoulIe, Philippin, Monoclay, Plomme, l'Abbaye, Fronville, Taitagôch, Bernand, Manchabal1e, Nougat-Raide, Bodibibendum, Lemaigre, Pin d'Ouest, Baccu, Relmo, Monsi, Gregory, Filsde, Tasse-noix, Rince-Coffre, de la Source, Gris-mais-prêt, Lamour, La Bombe, Den Hague, Matelot, Cavi, Père Bryfar, Tomass, Sydney, de Saint Guilbert, Saint Guilbert, Ardennes, Rotfer, La Buche, Melun, Fessederat, Harten, Bidel, De Kach, Vinon, Août, de Franqueur, Susse, Sterpy, Mauvais, Kusmé.

« Ubi bene, ibi patria »,

I

CAFARD ET... LOGIQUE !

       Potfer milliard de milliard de milliard de non'dè djé !...

       – Eh bien ! Eh bien ! Desmet, qu'y a-t-il encore ?

       Z'ai assez de la guerre, milliard ! Encore une fois un morceau de rabat'coll' pas plus grand que ça tiens ! Z'ai zeté tout le bazar avec la viande avec ! Ça est scan-da-leux... Sccanndaleuss ! !

       – Allons ! allons ! Calmez-vous, vous avez eu un mauvais morceau aujourd'hui, vous en aurez un meilleur demain.

       Ouëi, tu dis ça ! Mais ça est touzours le deuzième peloton qui est vu. Corvées, deuzième peloton. Garde, deuzième peloton. Petit-Poss', deuzième peloton. Ça est sans doute parce que tu courres après tes étoiles en or, Az'-dant, mais moi ze trouve ça toul'mêrne scanndaleus !

       Bast ! Chaque unité pense de même. Tout le monde s'imagine « être vu », comme vous dites. Les rôles sont cependant très bien tenus, quoique vous en pensiez !

       N'empêche que c'est ton'teuss et que z'ai assez de la guerre !



       – Moi aussi, j'en ai assez, mais puisqu'il faut la supporter, il vaut mieux ne pas geindre et

rouspéter tout le temps. Vous tous, soldats incomparables aux tranchées, ne rechignant jamais devant le danger, supportant stoïquement les plus violents bombardements, prêts à tous les sacrifices pour sauver un camarade, dès le calme revenu, vous êtes les premiers à vous plaindre pour des queues de cerises. Tu dis avoir assez de la guerre ! Alors ! Pourquoi continues-tu à te battre ?... et sais-tu seulement pourquoi tu te bats ?...

       – Och ! Ça est malin ! Ça est pour rentrer dans mon maison... Tiens !

       – ??... ??... ?

(Reykenhoeck, 1916).

II

PREMIÈRE PATROUILLE

       Devant Ramscapelle. L'eau, les passerelles interminables, la désolation. Seuls quelques promontoires de terre émergent au loin. Des lambeaux de toiles, les masques, restent accrochés par miracle aux minces châssis de bois plantés dans la terre inondée. Comme un trot fatigué, les pas des hommes de corvée résonnent sur la passerelle. De temps à autre deux claquements. Quelque chose qui ressemble à KA...POUT ! Parfois, bruit plus sec, comme un coup de fouet, avec un sifflement qui fait stupidement baisser l'échine. Les guetteurs sont silencieux. Des fusées indiquent l'orientation de la ligne de feu, depuis Nieuport perpétuellement bombardée, jusqu'au loin là-bas, à Ypres.

       Il y a quelques jours seulement, j'ai fait connaissance des tranchées avancées. Tout m'étonne. Chaque éclair, chaque bruit, constitue pour moi une source de questions. Mes camarades ont un air de suffisance ! Ils reconnaissent, rien qu'à leur vrombissement, le calibre des obus. Par moment quelque chose semble s'avancer tranquillement dans l'espace avec un hululement doux et grave : Qwouwouwou ... « 280 pour Furnes »  m'explique-t-on ! Je hoche la tête sans comprendre...

       La nuit s'écoule comme des gouttes de temps !

*          *          *

     – Sergent Antonys ?

       – Hé ?

       – Le lieutenant vous demande !

       – Bon ! J'y vais !

*          *          *

       – Sergent Antonys ! Le Quartier Général exige un renseignement indispensable à la préparation d'un raid éventuel. Prenez quelques hommes. Vous irez, cette nuit, reconnaître le terrain situé entre les fermes Violette et Terstylle. Il s'agit de mesurer la profondeur d'un vaart situé, paraît-il, à une centaine de mètres à l'est de notre petit-poste avancé. Surtout, ne vous aventurez pas plus loin. Vous allez effectuer votre première patrouille, ne l'oubliez pas ! Soyez prudent !

       – Mon Lieutenant ! Nouveau venu, je connais peu les soldats de la compagnie, pourriez-vous désigner vous-même les hommes qui m'accompagneront ?

       – Attendez !... Des volontaires pour une patrouille ?... Voici Vinnen, nonchalant et bougonnant comme toujours ; puis Gervais, deux musiciens dans le civil... Van Pscnoor, Moris, Desmet, Plachmuylder... Toujours les mêmes.

       – Où c'est qu'on va, leutenannt ?

       – Patrouille avec le nouveau sergent !

       – Ah ! Merth ! Alors i'va vouloir encore aller trop loin, comme tous les bleus. Godferdjé va !

       – Silence ! Préparez-vous ! Je vous accompagnerai jusqu'aux fils. Vinnen et Gervais, prenez les passerelles pour faciliter la traversée des barbelés.

*          *          *

       Un coup de magnésium ! L'éclat blafard d'une fusée illumine brutalement les ténèbres. Comme dans un conte fantasmagorique, les ombres fuient, prenant des formes gigantesques. Après le passage de l'artificiel météore, les yeux, aveuglés, cherchent en vain des points de repère. Un rayon, reflet de boue, conduit nos pas vers le petit poste. Vinnen et Gervais portent chacun un bout de passerelle. Ils jurent, mais ils marchent !

       Vingt-cinq mètres de barbelés, fouillis inextricable de chevaux de frise, piquets aux pointes menaçantes, vieilles baïonnettes rouillées, cercles de fer enchevêtrés, tordus. Aïe ! nos mains, nos faces, nos jambes, nos fesses ! Les ronces artificielles, glu d'un nouveau genre, s'agrippent à nous...

       – Nom de Dieu ! Je suis accroché !

       – Tais-toi ! Van Pschoor !

       – Diable ! Comment arriver à passer un pareil réseau ?

       – Oh ! Ça ira ! On connaît la chicane...

       – ... Ouf ! Nous y sommes ! Maintenant, Sergent, avançons tout doucement en rampant...

       – Bon ! Laissez-moi faire, s'il y a quelque chose d'anormal, prévenez par un simple Psst ... Tout le monde stoppera. Toi, Vinnen, reste auprès de moi. Gervais se placera 25 mètres à gauche. Van Pschoor à droite. Le Caporal Plachmuylder 25 mètres en retrait, protégeant nos arrières...

       – Tu t'y crois encore à l'arrière, Sergent ! Ça n'ira pas si facilement que ça ! Allez ! En avant !

*          *          *

       Psst !... Psst !

       – (Imperceptible) Qu'y a-t-il ?

       – Tu vas bien trop vite, Sergent ! A c't'allure on s'ferait vite chaparder !

       – Bon ! Je m'observerai... Mais il me semble qu'il n'y a rien du tout !

       – On croit toujours ça et tout à coup on tombe nez à nez avec une patrouille boche... alors c'est la margaille !

       – Avançons... Mais Gervais et Van Pschoor, vous ne gardez pas les distances, vous vous rapprochez trop près de nous !

       – Ça est sûr ça !... plus on est près de l'ennemi, plus on se serre... C'est naturel !

       – Peut-être !...

       Et comme des reptiles, nous reprenons la progression.

       Psst ! Psst ! Sergent ?

       – Quoi ?

       – Vous ne voyez pas ?

       – Non, je ne vois rien !

       – Deux boches en sentinelles !... là... tout… près... Regardez... ça remue !

       – Je ne vois rien du tout !

       – Schacht[1], va ! C'est un poste ! J'en suis certain !

       – Attendons alors...

       – Ecoutez ... l's parient... vous entendez... « Ya Wohl ! Ya Wohl ! »… C'est sûrement des Bavarois !

       – Je n'entends rien du tout !

       – Si ! Si ! On a l'habitude ! Nous autres !

       – Progressons doucement alors !... Tiens ! Y a pas de barbelés ! C'est un poste volant ! (Sic)... On va essayer de le prendre, Sergent... Encerclons- le et sautons dedans... C'est la première fois qu'on ferait des prisonniers...

       – Allons-y !

       La manœuvre enveloppante s'exécuta parfaitement. Lentement, silencieusement, nous approchions du poste à la manière de crapauds, baisant la boue à chaque départ de fusée.



Les silhouettes primitivement aperçues devenaient imprécises. Les « Ya Wohl !» nous parvenaient encore mais comme un murmure étouffé... On aurait dit qu'elles se terraient, elles aussi les sentinelles, prévenues ou pressentant peut-être l'incursion... Nos corps, nos cœurs et nos âmes ne formaient plus qu'un. Haletants, retenant nos souffles, prêts à bondir tels des fauves, nous avancions, centimètre par centimètre. A chaque coup de brise... nouveau murmure... Mais plus nous approchions du poste, plus ses formes devenaient vagues. Elles s'estompaient, s'évanouissaient même... Quant aux paroles ? seul le bruissement du vent agitant les plantes aquatiques, troublaient le silence nocturne.

       Une fusée-parachute nous fit constater notre erreur collective, fruit d'une imagination tendue à l'extrême...

       Le pseudo-poste n'était qu'une énorme touffe de roseau dont l'oscillement doux et tranquille semblait nous narguer...

       Et le rythme de nos cœurs reprit son tic-tac normal !

III

BALLET... ET BEC DE GAZ ! ! !

       Un baraquement classique. – Les hommes s'apprêtent au départ: … « Goddié » – « Ferdoem de doern » – « Gotfermilliard de milliard » – « Armée.. . bête ! » – « Les lions commandés par les ânes ! » – « Malade au lit » ! » – « Faire et défaire c'est toujours travailler ! » – Ah ! si tu voyais ton enfant, ma mère ! » – « Demain nous irons à Berlin ! » - « Ouech ! A Soltau, zivereire » – « Allons les amis... le plaisir est fini... au... ».

       – Le travail est décommandé !

       Gerebâ ! Vive la paillasse !

       – Dis donc, Sergent, viens faire un couillon[2] !

       – Je préférerais un autre genre de sport...

       – J'ai une idée !

       – Une idée à la Vinnen. Nous allons voir !

       – Faisons un quatuor !

       – Un quatuor ? Tu es fou, nous n'avons pas d'instruments !

       – Ça va être joli !

       – T'en fais pas... Commençons par « Faust »...

Attention :

              » Meeu... Voioioioici

              » D'où vient ta surprise ?

              » Ne suis-je pas mis à ta guise ?

              » L'épée au chapeau

              » La plume au côté...

       – Eh là. ! Eh là !

       – Pas d'importance, tout le monde comprend... je continue :

              » L'escarceele... viiide...

              » Eh bien ! Docteur !... Que me veux-tu ?

       La parodie se continue et nous reprenons tous en chœur :

              » A moi les plaisirs

              » A moi les ivresses... »

puis nous passons rapidement au ballet.

       Un boucan infernal... Walpurgis et Saba... les gamelles remplacent les cymbales. Les crosses de fusils battent la grosse caisse sur le plancher... en danger ! Casques, ceinturons, baïonnettes... tout est utilisé pour renforcer cette véritable ..., anté-musique... inspirée par Méphisto... J'esquisse le ballet. Le peloton, amusé, fait cercle. Nous entamons un quadrille effréné... Ailes de pigeons par ci... entrechats par là... Pas de deux, pas de trois, pas de quatre ... Bottes et guêtres me gênent... je les enlève... Ma culotte suit le même chemin. Alors, en pan volant, accompagné par toutes ces darnes du choryphée en bottes à clous, j'exécute de la haute voltige digne des plus savantes pirouettes d'une Première Etoile... C'est mourant !... Tout le monde se tord...

       – A l'ordre !...

       Un fouetté, une aile de pigeon savante et je tombe en une éléphantesque mais gracieuse révérence... devant le Capitaine !

       Antonys ! Vous pourriez vous amuser autrement ! Vous oubliez que vous êtes candidat !...

       – .. ?? .. ??.. ?..

IV

LA GAFFE !...

       1914. Retraite d'Anvers. Attablé à Bruges, je fais part à quelques personnes que la place s'était rendue. Etonnement général et indignation.

       – C'est honteux de propager des bruits aussi défaitistes.

       – Mais ! J'en viens.

       – Qu'importe... Moi je vous dis que la place d'Anvers est imprenable ! Et si vous continuez à répandre de fausses nouvelles, je vous fais arrêter séance tenante. Anvers ne peut tomber, mon jeune Monsieur... et je parle en connaissance de cause ...

       – Qu'est-ce que vous connaissez donc ?

       – Je suis Général... en retraite !

       – ??..??..? ..

V

DOUTES…

(Merckem 1918).

       Dans un trou d'obus. Entre Aschoop et Jesuitengoed. Il fait froid. Un splendide clair de lune rend inutile le lancement des fusées. La Fontaine et moi sommes pelotonnés l'un contre l'autre, emmitouflés dans nos écharpes que des marraines prévoyantes nous ont expédiées.

       Pas un coup de feu. Calme plat de part et d'autre. On entend siffler le « Wacht am Rhein » par le guetteur d'en face... Le nôtre essaie de répondre par la « Brabançonne », qu'il ne connaît pas bien... Il sait mieux « Flotte petit Drapeau », le « Vlaamsche Leeuw » ou surtout « La Marseillaise »... La lune, de sa face étonnée, a l'air de penser : « Quels idiots ! »…

       Il faut parler pour ne pas s'endormir ...

       – C'est tout de même stupide... la guerre

       – C'est pour la Patrie !

       – Patrie ! Patrie ! Je te répondrai comme nos hommes. Elle est juste bonne à mettre dans les sacs[3].

       – C'est cependant pour elle que, tout à l'heure peut-être, nous nous ferons proprement casser la figure !

       – C'est justement cela qui est idiot !

       – Comment ? Tu vas nier ta Patrie maintenant ! Tu vas toi-même diminuer la valeur de ton sacrifice ! Car la Patrie n'est-elle pas le symbole de toutes les vertus humaines ? Ne représente-t-elle pas l'image de nos libertés, de nos droits, du sol, de la famille, de nos mœurs ?

       – Il est profondément triste que ce symbole soit à la base de tous les crimes, de toutes les horreurs que nous voyons aujourd'hui... Tiens ! Nous reprochons au type d'en face, qui siffle si naïvement son chant national, d'avoir envahi notre pays et c'est justement à cause de ce sentiment de Patrie qu'il a commis cet acte.

       – Il pouvait très bien être patriote et nous laisser tranquille !

       – C'est exact ! Mais le pauvre bougre qui se trouve devant nous, probablement dans un trou semblable au nôtre, a toujours cru et croit toujours défendre sa « Patrie » qu'on lui a dit être en danger.

       – Sa Patrie a eu tort !

       – Mais il ignorait qu'elle eût tort ! Ce Boche s'est laissé mener par le courant. Il a lu que l'on attaquait son « Reich ». On le lui a dit et redit. On lui a fait comprendre que s'il faisait mine de ne pas y croire, on lui abolirait purement et simplement la vie, sans autre forme de procès... Mon pauvre vieux ! Je finirai par croire que la Patrie telle que nous l'avons rêvée n'existe encore que dans l'imagination des hommes et qu'il faudra encore la créer de toutes pièces. Et je fais une distinction entre le coin où l'on est né et ce qu'on appelle la Patrie !

       – Mais tu confonds Patrie et Etat !

       – Non ! C'est l'Etat qui se substitue trop à la Patrie !

       – Mais tous, en ce moment, se battent pour leur pays !

       – Ils se battent, parce qu'on leur a dit que leur propre foyer était en danger.

       – Mais justement, c'est l'ensemble des foyers réunis qui forme « La Patrie » et chacun, pour chacun défend le foyer d'autrui !

       – Puisses-tu dire vrai ! Mais je crains que ce n'est pas seulement le foyer d'autrui que nous défendons, et le nôtre... j'appréhende que ce soit aussi un gigantesque porte-monnaie... qui ne nous appartiendra jamais ! Nous défendons tout, sauf nous-mêmes. La guerre est une machiavélique machination, dont nous sommes les produits sacrifiés. La « Victoire » n'existe jamais pour le Peuple, c'est lui qui, dans toutes les Patries, sera l'éternel vaincu... et d'ailleurs, qu'importe pour le soldat !

       – Voudrais-tu porter un casque à pointe ?

       – Ah, non, par exemple ! Mais voilà, je réfléchis et alors, tu comprends… on ne doit pas réfléchir...

       – Ça c'est vrai

VI

UN FRÈRE

(Wulpen 1916).

       Lulu, à cette époque, occupait les fonctions hautes et enviées de « Chef de la cantine des Officiers ». Il disposait d'un luxueux baraquement et d'une arrière-boutique où seuls pouvaient pénétrer quelques initiés.

       A chaque descente de tranchées, c'est là que nous nous retrouvions. Lulu attendait notre retour avec une fébrile impatience et non sans quelqu'inquiétude. Allait-il nous revoir tous ? L'un de nous ne serait-il pas blessé, prisonnier... tué peut-être ? Car on a beau ne se trouver qu'à 3 ou 4 km. les uns des autres, lorsque la tranchée gobeuse d'hommes, vous a absorbé dans ses vilaines tentacules de sacs pouacres, le rayon de communications se restreint à quelques brassées !

       Les compagnies harassées défilaient devant Lulu, qui questionnait l'un et l'autre : Et Antonys ? Et Franki ? Et Le Zèbre ?... Cette inquiétude nous tenaillait tous, car nous appartenions à des compagnies différentes et nous n'étions véritablement tranquillisés que lorsque nous nous étreignions fraternellement dans l'alcôve-paradis où nous passions le plus clair de notre temps.

       Nos conversations débutaient sérieusement sur les sujets d'actualité : situation générale des armées, prévisions de victoire ou de défaite ; en bons rouspéteurs, plaintes sans nombre contre les ordres de nos supérieurs et surtout de l'excès de travail pendant nos périodes de ligne sans compter les critiques sur les manœuvres et exercices que l'on nous faisait accomplir au repos. Les jérémiades cessaient à l'apparition du Gros-Georges, le jovial secrétaire du 13e de Ligne, véritable Sancho Pança ou Lamme Goedzak de la bande. Ses yeux, boules de loto à l'état normal, prenaient les proportions de véritables billes de billards à l'état avancé (si l’on peut dire).

       Pince-sans-rire, seul son abdomen parfois s'agitait comme celui d'une bayadère en mal de danse du ventre, qu'il avait énorme.

       Des discours abracadabrants, des histoires et des chansons de toutes sauces, surtout piquantes, animaient nos réunions échauffées, faut-il l'ajouter, par quelques bouteilles fameuses tenues prudemment en réserve à notre intention par notre brave Lulu.

       Par moment, nous étions pris d'un besoin frénétique de nous livrer aux plus folles chorégraphies, au grand dam des verres et des bouteilles... nous jouions « Revue des Folies-Bergère » ! ! ! Aux heures tristes, nous chantions des romances sentimentales. Le signe inévitable de la cuite monstre consistait chez le Gros-Georges à ténoriser : « Villers-la-Ville »... Lulu nous faisait pleurer avec son « Pardonne encore » ou le « P'tit Nénesse ». Quant à moi, afin de ranimer les gaîtés endormies ou trop saoulées, je terminais les couplets par « Sous les Roses... » entamant sur l'air des P'tits Matelots : « Ah ! C'est mi qu'a bon... c'est mi qui c... lu feûme Simon ! »...

       Ce répertoire peu varié suffisait à égayer nos vingt ans !...

       Un jour de cafard peu ordinaire, je rentrais de permission et devais rejoindre ma compagnie déjà en ligne, nos adieux se firent plus touchants que de coutume. Gros-Georges prit un énorme drap de lit et fit le simulacre de s'essuyer les yeux en poussant des gloussements de poule prête à pondre. Lulu et moi, pendant ce temps, tombions dans les bras l'un de l'autre en gestes burlesques et emphatiques... Riait-on ? Pleurait-on réellement ?... il y avait des deux !

       Bref ! Je quitte, titubant, le Paradis pour me jeter à nouveau dans l'Enfer.

       Les pensées perdues, l'âme déjà réadaptée à l'atmosphère du front, j'avais parcouru bon nombre de kilomètres lorsque j'entendis :

       – « Serge ?... Eh !... Antonys ?

       C'était Lulu, essoufflé, à bout, qui au loin agitait un paquet.

       » – Qu'est-ce qu'il y a ?

       » – Tu... as... ou... blié... ton masque anti-gaz... le voici !

       » – Merci ! Mon Vieux-Frère !...

VII

LE COMMANDANT SPINNEBROCK.

(France 1917 – Grand Repos).

       Ordre de bataillon : « A 14 heures le Commandant Spinnebrock F.F. de Major, fera passer un examen aux Candidats S/Lieutenants auxiliaires. Ceux-ci se réuniront au Café du Camp du Drap d'Or, Route Jeanne d'Arc, à Wallinghem (Pas-de-Calais). »

*          *          *

       Vot' nom ?

       Isebaert Marcel, mon Commandant !

       – Profession ?

       – Etudiant, mon Commandant

       – Etudiant quoi ?

       – Etudiant en droit !

       – Ah ! Bon !... Quelles sont les couleurs des robes chevalines ?

        ..??..??

       – Vous aurez zéro ! Au suivant !... Vot' nom ?

       – Crucifix, André !

       – C'est pas un nom, ça ! C'est une provocation !

       – C'est bien mon nom, mon Commandant !

       – Bon ! Profession ?

       – Industriel !

       – Ah ! Industriel ! Alors dites-moi qui a inventé la poudre ?

       – ..??...??.

       – zéro ! Vous aurez zéro ! Quelle ignorance !... Antonys, à vot’ tour. Quel est 1e poids

spécifique de la graisse d'armes ?

       – ..??..??.

       – Et ça s'appelle des candidats officiers ! Zéro, Messieurs ! Vous aurez zéro !... Apprenez, M. Isebaert, que les chevaux peuvent être blancs, gris, noirs, bais, pies, panards, camus, percherons, alezans, arabes, étalons ou hongres ! Quant à celui qui a inventé la poudre, ce n'est certainement pas vous, Monsieur le Crucifié... C'est Godefroid de Bouillon à la bataille de Crécy... Antonys ! Vous aurez 8 jours d'arrêts pour ne pas savoir que le poids spécifique de la graisse d'armes est le même que celui de la vaseline et vous irez vous faire couper les cheveux !.... Bonjour Messieurs !

       – ! ! ? ? ! ! ? ?

VIII

EXAMEN DE FLAMAND !

              Ordre du Régiment : « L'adjudant-adjoint-au-chef-de-peloton-candidat-sous-lieutenant - Antonys, se présentera demain 12 courant à 10 heures du matin devant le Colonel Weinerding, afin d'y subir un examen en langue flamande. »

       – Pour les Flamands la même chose !

       (Et moi qui croyais pouvoir filer à La Panne ! Enfin... Obéissons comme toujours !...)

*          *          *

       – C'est vous l'Adjudant Antonys ?

       – Oui, mon Colonel !

       – Je vois d'après votre fiche que vous n'êtes guère ferré en flamand... Vous êtes cependant Bruxellois ! Comment se fait-il que vous ignoriez le beau parler savoureux d'Henri Conscience ?

       – Mon Colonel ! Mes parents sont Liégeois et je n'ai jamais entendu parler que le français dans mon entourage.

       – C'est un tort ! Vous auriez pu, depuis plus de trois ans que vous êtes à l'armée, faire un effort, afin de pouvoir comprendre vos hommes et surtout vous faire comprendre d'eux !

       – Je fais de mon mieux, mon Colonel !

       – C'est ce que nous allons voir ! Parcourons vos notes... Hum ! Guère sérieux au cantonnement, mon ami !..

       – Tout est relatif, mon Colonel !

       – Dois-je réellement vous interroger ? Je suis persuadé que vous ne pourrez me répondre. Si encore je voyais des notes plus favorables. mais ce n'est pas brillant !

       – Comme vous l'entendrez, mon Colonel !

       – Comment ne pas avoir plus d'ambition ! N'estimez-vous pas regrettable de ne pouvoir arborer l'étoile d'or, tant enviée ? Y a-t-il longtemps que vous êtes au front ? Vingt-huit mois, mon Colonel !

       – C'est déjà un joli terme !... Tiens ! Je lis dans vos notes une citation à l'Ordre de l'Armée... Je vous félicite... Très bien... très bien... Ecoutez donc, mon jeune ami, je vais être très indulgent... Je vous demanderai simplement de montrer de la bonne volonté... Voilà ! Dites-moi, en flamand, ce que vous expliquez à vos hommes lorsque les avions ennemis survolent les lignes ?... Je vous écoute !

       – ... Pas-op, zele manneken, den avions es , alle man in den abriss !...

       – ..?? .. ?? .. ?.... Vous aurez 10[4] !

       Merci, mon Colonel !

IX

LA PECHE AU REVEIL !

       Rencontré le peintre Charles Gouben à la Panne...

       – Ah ! Voilà Charles. Nous allons rire...

       – Ne croyez pas ça, mes enfants, j'ai le cafard... Garçon ?... quatre Saint-Dizier... Oui... On s'fait vieux... 45 bientôt mes petits et puis on vient de me fendre l'oreille... Limogé, mes enfants... comme un vulgaire général !...

       – Raconte-nous ça !

       – Eh bien voilà ! J'avais été désigné avec Beunier et Mastien pour aller peindre des masques[5]. Il fallait leur donner une couleur de verdure... un beau vert épinards-digérés bien voyant, je ne sais pour quelle raison au juste, mais enfin, je peignais des masques... J'avais été admis au mess du major d'artillerie de Neuville. Un peu sec ce major... brave homme sans doute mais très cassant... il fallait conserver les distances… Des officiers charmants. Je questionne l'un d'eux :

       – Le major aime-t-il la pêche ?

       – Il l'adore, tu peux le voir chaque matin en période d'accalmie, filer et se poster, la ligne à la main, au bord du moindre canal ou vaart rencontré. Il ne prend jamais rien évidemment !

       – C'est parfait ! Nous pêcherons tous demain...

       Le soir, au mess, après souper j'annonçai à haute et intelligible voix : Messieurs mes officiers, nous sommes donc tous bien d'accord... demain matin à cinq heures... pêche au réveil !

       – Pêche au réveil ?... Gouben, je m'intéresse beaucoup à la pêche en général... Si vous vouliez préciser ?

       – Si mon Major voulait nous faire le plaisir et l'honneur de nous accompagner, je lui ferais volontiers la démonstration.

       – Entendu... à demain matin donc !

       Le lendemain à cinq heures, je m'amène avec mon attirail : une planche... deux piquets de bois... un fort gourdin... et... un réveille-matin ! ! !

       – Et vos lignes, Gouben ?

       – Patience ! Mon Major !

       Nous arrivons à l'endroit fixé. Je déballe mes engins hétéroclites...

       – Voulez-vous m'aider, mon Major, à enfoncer ces deux piquets dans la berge, en position la plus horizontale possible... Une distance d'un mètre entre les deux suffira...

       – Volontiers ! Mais... je ne comprends pas ?

       – Vous allez saisir immédiatement... Bon... voilà ... un peu plus à gauche l'autre côté... Mon lieutenant, veuillez enfoncer le piquet devant vous ... C'est parfait... Posons la planche... attention à l'alignement... Très bien... Cela va marcher à merveille et cette touffe de roseaux conviendra parfaitement... Tout est prêt ? Passez-moi le réveil, je vous prie...

       – Mais enfin, Gouben, je ne saisis toujours pas... Qu'allez-vous faire de ce réveil ?

       – Le poser sur la planche mon Major, puis me cacher dans les roseaux et attendre !

       – Attendre quoi ?

       – Que le poisson vienne voir l'heure...

       – ??..??..?

       – … et à cet instant, lui asséner un formidable coup avec ce gourdin que...

       – C'est bon, Gouben ! C'est bon...

       Résultat ? Mes enfants... Le lendemain je recevais l'ordre de me rendre à l'Institut Cartographique... Voilà pourquoi j'ai le cafard... Vous comprenez ?.. Moi j'aime mieux peindre des masques... Victor ?.. Quatre demis ! ! !

                                                                                               « Je suis un pauvre homme qui

                                                                                               » joue avec la foudre ! Où est mon

                                                                                               » rêve de gloire et mon courage

                                                                                               » indompté ? »

                                                                                                            (Gaston Smeyers)

                                                                                                             « Croix de Feu »

X

NOUVEL AN !...

       Je retrouve, dans mes paperasses jaunies, une lettre écrite dans un moment de cafard et jamais expédiée… Je la reproduis, in extenso :

                                        Cher…….,

       Je viens de passer un bien triste réveillon et j'ai besoin d'épancher les sentiments qui m'agitent en ce premier jour de l'An.

       Je voudrais pouvoir te dépeindre le décor qui m'entoure et rendre par des mots ce que cette fête, si joyeuse partout, nous donne du vague à l'âme ; Je voudrais te faire comprendre ce qu'est un réveillon aux tranchées.

       Debout ou accroupi, l'œil fixé vers les ténèbres... dans la direction du passé... de chez nous, là-bas du côté impossible… tu penses… tu penses : Le 31 Décembre ? Que faisais-tu l'an dernier ?... et l'autre avant ?... et l'autre encore ?

       L'esprit bien loin du néant qui se dresse devant toi, repasse, comme sur un écran, les doux moments de la Saint-Sylvestre.

       Le vent du souvenir semble apporter avec lui des parfums culinaires... L'arôme de la dinde qui rôtit à plein beurre... Le relent délicieux de la purée de marrons... La saveur de la « bouquette[6] » traditionnelle... L'ouïe elle-même est atteinte par des échos d'un passé si proche cependant et qui paraît déjà n'être plus qu'un rêve... C'est le cliquetis joyeux des verres de cristal s'entrechoquant... les éclats de rire qui retentissent dans l'atmosphère embuée d'une pièce bien chaude, pleine de vie, de jeunesse, de lumière... Rayons de soleil fictifs dans la nuit glacée, si proche de la mort... Rayons de vie qui te pénètrent... entraînant la mémoire dans la souvenance.

       Je me revois tout enfant. Une voix grave et affectueuse m'éveille... « Mon petit Serge ! Lève-toi ! Il est presque minuit » et porté par des bras paternels, puissants et doux à la fois, je fais mon entrée dans la grande salle à manger et peux m'assoir à cette immense table que j'avais vu se dresser lentement dans la journée. La table des dieux ne pouvait être plus belle…

       Remember... Les crêpes à la moutarde les gâteaux à la ficelle, au poivre... La grimace des attrapés... le rire des autres. Puis ... Minuit ! La lumière s'éteint brusquement et dans une folle bousculade, c'est l'embrassade générale, les souhaits, les toasts, tout ce qui enfin, caractérise un réveillon familial et bourgeois.

       Remember... Le réveillon d'étudiant… plus bruyant certes, plus brutal et surtout moins pur. On revit la ronde infernale se déroulant en un mono me sans fin. Avec quelle fougue, quel entrain on enflamme le punch classique. C'est la jeunesse, dans ses débordements exagérés, par une contagion collective, qui se déverse en impétueux torrents...

       Remember... Le réveillon passé auprès d'une femme aimée... peu importe le menu... Le baiser remplace bien la dinde truffée... Moments si doux... si doux... que l'on voudrait éternellement garder en soi.

       Et que d'autres souvenirs passent, repassent et passent encore...

       Mais la vision fuit hélas ! La réalité navrante t'apparaît... Une tranchée, frigide et glauque... Le bruit mat d'un coup de feu (qu'il est donc loin le bouchon de champagne)... le sifflement des balles à la recherche de chair molle... le geste tardif, instinctif et stupide qu'elles provoquent... La lueur blafarde d'une fusée démasquant pour quelques secondes un spectacle d'anéantissement.

       Réalité, le passage de la ronde... « Rien de neuf ? » « Non, mon Lieutenant, rien de neuf »... Réalité, la tournée pénible aux petits postes avancés et l'habituel, le sempiternel « Rien de Neuf ? » posé à chaque sentinelle... et les phrases encourageantes, les mots d'espoir, la plaisanterie, la bonne humeur qu'il faut toujours montrer et qui sonnent faux en toi !

       Réalité : Minuit !... L'éclair brusque de coups de départ… un long sifflement à rebours allant de l'aigu au grave... Une rafale de projectiles s'abat devant la tranchée... Trop court... Nouvel éclair nouveau bruit de sirène en colère... Trop long La troisième grêle est pour le parapet... et la danse commence...

       Adieu, doux parfums des marmites culinaires...

       Adieu, bouquet délicieux des pâtisseries au four...

       Adieu, clochettes joyeuses des cristaux en fêtes...

       L'effluve est devenue remugle de souffre et de pourriture, miasme pestiféré qui vous étreint la gorge... Des débris voltigent autour de nous en un fracas gémissant...

       L'air s'emplit de la chanson crispante des éclats fendant l'air, du bourdonnement grave et lent des « gros calibres », du déchirement sec du 75 et de son « oua-oua » rapide... L'orchestre des tranchées ouvre le bal.

       Aucun nom ne peut être donné à semblable vacarme... Chaque instrument de mort veut triompher sur l'autre... Chacun des adversaires veut montrer sa supériorité pour l'année qui vient... Pjjj... Vrac... Pjj... Vrac... Deux brisants à ras du sol... « C'est encore avec leur 105 »... De crainte d'une attaque toujours possible, tout le monde est au boyau et la voix de vilaine commère de la mitrailleuse caquette, semblant vouloir dominer celle des ténors et des barytons de la bataille. Comme de pauvres enfants affolés, nous tirons aussi...

       Où sont nos petits fusils de bois de Noël ou de Saint-Nicolas ?

       Cette fois, encore, c'est une fausse alerte... les coups s'espacent, à regret... l'aboiement rauque des pièces de campagne devient moins précipité, comme celui d'un molosse rentrant au chenil et poussant encore de temps à autre un grommellement nerveux... Le monstre se retire... Enfin le silence ! C'est fini – On revit ! On se tâte...

       « Rien ? » « Non ! » « Personne touché ? » « Non, Personne ! »… et alors, oh ! comble d'ironie, on se souhaite : « une bonne et heureuse année ! »

       Le moral ! Oui, il est bon ! Lorsque rien ne vient rappeler le temps du bonheur... Mais cette date ? Oh ! Cette date ! On ne se retient plus, on lâche la bride de son âme...

       Par moment un frémissement de révolte nous secoue à la pensée que d'autres, à cet instant, s'amusent et fêtent joyeusement le dernier jour de l'année... sans même se douter de ce qui se passe ici...

                                                                                              «  Ces pauvres piottes, c'est eux

                                                                                              » les grands martyrs de cette guerre

                                                                                               » de souffrances. »

                                                                                                              Martial Lekeux.

XI

EPREUVES

       – Ah ! Mon vieux Lulu, que je suis content de me retrouver ici !

       – Ça a bardé là-haut ?

       – Non ! Secteur plutôt calme, mais je viens d'y accomplir mes deux premières patrouilles.

       – Sans incident ?

       – Rien de grave ; à ma première sortie, trompés par l'obscurité nous avons pris une touffe de roseaux pour un poste ennemi et en abaissant la tête au moment du départ d'une fusée, le guidon de mon fusil m'est proprement entré dans l'arcade sourcilière. Tiens ! Regarde !

       – Charmant !

       – Ce n'est pas tout. Le choc extrêmement violent m'avait bel et bien assommé et, à cet instant précis, le claquement d'un coup de feu fit supposer que j'étais touché pour de bon. La figure en sang, je gisais inanimé. Mes patrouilleurs, admirables de dévouement, me portèrent et me ramenèrent vers les lignes non sans avoir essuyé le tir de l'ennemi que ces manœuvres insolites avaient alerté. Je repris cependant rapidement mes sens et nous parvînmes, non sans difficultés, mais sans perte heureusement, à repasser notre réseau de barbelés.



       – Comme quoi, l'expérience en tout est indispensable !

       – Oui, et c'est tellement vrai, que le petit lieutenant Tommy Lama que tu connais et qui voulait à tout prix éprouver le candidat officier que je suis, ne se montra guère satisfait de mon expédition, de laquelle je n'avais rapporté aucun des renseignements demandés. Je passai toutefois la nuit sans être dérangé, mais le lendemain le Lieutenant me fit appeler :

       – II faut absolument ce renseignement, Antonys !

       – Bien, mon Lieutenant !

       Je prévins immédiatement mes braves patrouilleurs :

       – Dis donc, Vinnen ?

       – Hé ?

       – Nous devons retourner ce soir pour connaître la profondeur du vaart[7] !

       Acredom ! C'est ridicule, ça. C'est encore Tommy Lama qui veut faire le malin et qui tente une expérience pour éprouver les nerfs d'un bleu. I's foutent pas mal de la profondeur du ruisseau. C'est tout simplement pour nous couillonner, sacré godoem... Eh bien, Sergent, tu vas voir, on va leur montrer qu'on n'a pas la « kloppe[8] »…  Ah ! C'est comme ça...

       – Que fais-tu ?

       – Je me déshabille ! Faites de même, nous allons mesurer la profondeur de leur sale truc.

       – Maintenant ?

       – Mais oui...

       – Il fait jour !     

        – On se cachera dans les herbes et on ne risquera pas de se perdre.

       (Lulu). – Et vous y êtes allé ?

       – Oui, mon vieux Lulu, et nus comme des vers encore. Entrant dans l'eau vaseuse jusqu'au cou, pour ne pas nous faire repérer, nous avons pu fournir le renseignement. A notre retour cependant nous étions couverts de sangsues, d'écorchures provoquées par le passage des barbelés et de morsures de moustiques dont le brancardier a tempéré l'affreux chatouillement par de la teinture d'iode. Il fallut jeter du sel sur les sangsues pour leur faire lâcher prise... Je me souviendrai de mes premières reconnaissances dans le « no man's land » !

       – Et qu'a dit le Lieutenant ?

       – Oh ! Rien, mais il me semble qu'il est un peu plus gentil...

       Et maintenant, mon vieux Zèbre... Un bon « péquet[9] » pour nous retaper !...

XII

LE MAJOR

       Toute l'armée belge a connu, de nom tout au moins, le Major Mougre. Un type celui-là, une figure. La terreur en personne. Il représentait d'une manière intégrale le militarisme dans toute sa splendeur. L'armée était son sang, sa vie, sa raison d'être. Il avait toujours rêvé de devenir un héros et héros il était devenu.

       Esclave absolu du devoir, il poussait son rôle de militaire, de guerrier à l'excès et ce travers était la source de bien des rouspétances... muettes !

       Non dépourvu d'une certaine bonté, s'il se laissait aller parfois à ce sentiment si humain, il s'efforçait de le dompter et de devenir d'une rudesse terrible qui devait peut-être l'effrayer lui-même.

       Un accent luxembourgeois fort prononcé (il était Grand-Ducal) et une façon particulière de saccader les phrases et de hacher les mots caractérisaient sa personnalité. C'était sec comme un coup de feu. Ses yeux, petits mais très perçants lançaient de véritables éclairs. Une abondante toison de sourcils, fines baïonnettes menaçantes pointées vers le ciel, encadrait son appendice aux narines velues. Une formidable moustache noir-geai garnissait sa lèvre supérieure rouge-écarlate. D'une haute stature, d'une carrure imposante, toujours la cravache à la main, il avait la démarche rapide et ne se retournait jamais.



       Quand il prononçait le mot « Chefff ! », cela résonnait comme un coup de clairon. Tous en avaient crainte. Il se faisait obéir d'ailleurs au doigt et à l'œil et punissait ferme les délinquants ou supposés tels par lui. Ses motifs de punition étaient invariablement précédés de la phrase : « Le Major faisant sa ronde aux petits postes avancés... » On l'y voyait fréquemment et sa voix tonnante a plus d'une fois fait sursauter les guetteurs somnolents.

       Sévère pour les autres, il l'était pour lui-même. Il ne pouvait admettre que l'on dorme une minute pendant la période de premières lignes et exigeait que, comme lui-même, l'on gardât constamment les bottes aux pieds, ce qui constituait, à la longue, pour l'homme des tranchées, un véritable supplice.

       Dans ses moments loquaces, il ne manquait jamais de vous citer ses « hauts faits de guerre », particulièrement « l'Affaire de Namur » et l'attaque sur la « Ferme Terstille ».

       Voici une petite anecdote qui dénote son caractère et son état d'esprit :

       Antonys, fous poufez rester un instant avec fotre Machor.

       – Bien, mon Major

       Antonys, ch'ai serfi sous les ortt's de fotre crand-père, le Colonel Bourdar... Un militaire... Brrr... Un soldat... Brrr... un Cheffff !... Che feux que fous tefeniez comme lui... Brrr ...

       – Mon Major, je ne me sens nullement la vocation et si j'ai le bonheur de connaître encore les douceurs du temps de paix, je....

       – Silence ! Ne tîtes pas de sacrilèches Fous afez du sang de militaire tans fos feines Fotre ancêtre a les yeux fixés sur fous... Attendez d'être officier. Fous sentirez la fierté léchitime, le bonheur, l'orgueil de commander une unité importante, d'être le « CHEFFFF ! »... Brrr. Moi quand ch'étais caporal, che n'aspirais qu'à tefenir serchent ... et ch'ai touchours ampitionné un crade supérieur... Che suis tefenu, à la force du poignet.; Sous-Lieutenant.... Puis Lieutenant... et la guerre m'a surpris comme Capitaine... Fous connaissez mon « Affaire de Namur » ?... Enfin fous afez l'honneur de m'afoir comme... Machorr... C'est merfeilleux !... Mais che le savais... Che le foulais... Ah ! quand che commande « Patalon... Garde à fous ! »... sentez-fous combien che suis fier et combien ch'aime le nople métier dès armes ?... Ma foix defient formidaaaable alors... hein ?... Mais ce n'est pas suffissant... si ch'ai la chance que la guerre dure encore un peu (sic)... Che serai pientôt Lieutenant-Colonel... puis Colonel (rêveur) Colonel ! ... Ah ! Poufoir commander un chour un réchirnent... poufoir dire, sur la plaine de manoeufres : « Réchiment... Demi-tour ! »… Che me fois déchà Général-Machor... Lieutenant-Général... et ce n'est pas tout... « Maréchal de Belgique ! »... Ch'ai une ampition énorme, Antonys... C'est nécessaire tans la fie... et fous safez qu'il n'y a, actuellement, que trois hommes de guerre : Foch, Hindenbourg et... Mougre... Hé ! Hé !... Maréchal ! Qui sait ?.. Qui sait ?...

       Adchudant, retournez chez fos hommes !....

       – ??...??...?

                                                                                                            « Poor blady infantry... »

                                                                                                                      Les tommies.

XIII

COMPLET

       – Eteignez les cigarettes... et silence maintenant, nous approchons.

       Le bruit creux des pas sur la passerelle retentit dans le silence de la nuit, il domine le tintement des gamelles et des pelles bousculées par le « han » du soldat soulevant son havresac d'un coup d'épaules... Comme un interminable millepattes ou un gigantesque accordéon, la colonne avance par reptilation et à-coups. Le nez de chacun allant buter sur la gamelle de l'autre.

       De temps à autre un « Nom di djè »... sonore éclate comme une incongruité. Un « chttt... » impératif calme le récalcitrant. On trébuche, on glisse, on patauge... déjà la boue pernicieuse s'est infiltrée entre guêtres et bottines... cela fait un gargouillement sale de purin dérangé... Rien ne peut mieux donner l'idée des ténèbres absolues, qu'une montée en ligne, un soir d'hiver brumeux en Flandres...

       – Halte !

       – ??...??...

       – Le mot d'ordre ?

       – Albert !

       – C'est bien. Passez !... Eh ! Là ! Les camarôdes... C'est l' relèfe, prèvins l' lieutenant ! Ci n'est nin trop tôrd qui s'arriv'nt zelle là... S'foutue division est todi in r'tôrd...

       Un boucan infernal fait suite à cette interpellation élégante. Nous sommes effarés de constater l'insouciance de ceux que nous relevons... L'ennemi est à peine à 100 mètres... Des jurons flamands-wallonisés ou wallons-flamandisés éclatent comme des soulagements... Ce raffut nous inquiète. Depuis 4 km que l'on nous fait marcher en silence ! Le boche entend certainement...

       – Hé ! Là Hubert ? (Prononcez : Houbééér) N'drouvi nin t' besace !

       – J' in' pou va m'fi. In n'a co n' târtin' didins... Pourri t'fatt !

       Godfer Milliard di milliard di non di diu, mi qui n'jure jamais, j'en n'a s'tassez di s' secteur di stron...

       – Où est votre lieutenant ?

       – Là-bas, potdouch !

       – Où çà, là-bas ?

       – A son abri, tiens...

       – Merci !...

*          *          *

       – Qui commande le peloton de relève ?

       – C'est moi. Adjudant Antonys, 9e du 19 !

       – Ce n'est pas malheureux. Honteux de relever à une heure pareille... voilà quatre jours que nous sommes ici et je vous assure qu'il ne fait pas rigolo tout le temps. Nous avons eu 2 tués et 6 blessés. On est canardé à tout bout de champ...

       – Ah ?

       – Allons, dépêchez-vous ! Mes hommes attendent. Je vais vous donner les renseignements sur le secteur... Voilà... Ici devant vous, l'Arbre isolé... à droite, la Minoterie... à gauche, le Boyau de la mort... attention... Baissez-vous, c'est encore la Minoterie qui tire... 2 petits postes de l'autre côté de l'Yser... Pas faire de bruit sur la passerelle... Vous avez à occuper un front de 400 mètres. Il faut répartir un minimum de 24 guetteurs le long du boyau de combat et 8 hommes à chaque petit poste !...

       – Mais je n'ai que 27 hommes !

       – Moi aussi ! J' m'en fous ! Tirez vot' plan !... Je vous ai donné toutes les indications... Salut !.. Mes hommes sont pressés...

       – Et l'inventaire ?...

       – L'inventaire, l'inventaire !... Dans l'abri... Il est juste, je l'ai signé... Au revoir, bonne chance et attention hein !... Mauvais ! !...

*          *          *

       Du diable si je m'y reconnais dans cette obscurité... A droite, Minoterie ?.. A gauche, Boyau de la mort ?... Devant, l'Arbre Isolé ?... Enfin ! Nous y verrons plus clair demain matin... Tirons not' plan et installons nos postes et nos guetteurs !...

*          *          *

       – Et bien Jean ! Où est mon abri ?

       Z'ai pas trouvé, mon az'dant !

       – Comment pas trouvé ! Et l'abri du lieutenant ?

       – Occupé Az'dant !

       – Occupé ! Par qui ? Elle est trop forte celle là !...

       – Signaleurs ! Ort' suspérieur...

       – Merde alors !... Allons voir ensemble, nous trouverons bien un trou quelconque... Ah ! Ici... Entrons... Tiens, c'est occupé !...

       – Observateurs d'Artillerie !...

       – Zut !... En voilà un autre. Il à l'air vide !...

       – Pigeonniers...

       – Nom de dieu ! De nom de dieu !... Et celui là ?

       Téléphoniss'...

       – Et ici ?

       – Ecouteurs !...

       – Et plus loin ?

       – Génie !...

       Poss' de terre !

       – Mortiers Van Deuren !...

       – Mitrailleurs !...

       – Brancardiers !...

       – Guetteurs divisionnaires !...

       – ...Vous voyez bien Az'dant ! N'y a pu rien !...

       – (Vaincu) C'est scandaleux !...

XIV

LE MAJOR MOUGRE ET LE DIMANCHE !

       – En tenue et dans les rangs !

       – Un dimanche ? C'est scandaleux ! ! On va encore nous faire faire des « A droite par quatre ! » pour le seul jour qu'on peut se reposer ou se promener !

       – Allons ! Allons ! Trêve de rouspétance... Dépêchez-vous… Ordre du Major Mougre !

       Potfermilliard de milliard ! ! !

*          *          *

       – Garde à vôô !...

       L'œil fixe, nous attendons... Le bruit sourd d'un galop parvient à nos oreilles... Il approche rapidement comme un cyclone.; Le sol tremble... Le souffle puissant d'un déplacement d'air fait osciller l'alignement du bataillon. Dans un tourbillon de poussière... le Major sur « Bayard » passe comme un Attila... Ses naseaux fument (?)... sa crinière est hérissée (?)... ses yeux lancent des éclairs foudroyants... Chaque homme est touché par cette effluve électrique qui fait pressentir l'éclatement d'un formidable orage... Mais, qu'est-ce ?... Le Major, étriers en avant tire sur les rênes… « Bayard » ne s'arrête pas... Plus les rênes se tendent, plus « Bayard » galope... Ho là ! Ho là !... Tous nous attendons, non sans une pointe de malveillance, le résultat de cette cavalcade... Après un bon moment nouveau tourbillon.... C'est lui !... Il s'arrête. Hélas !...



       Gart' à Fous !... Messieurs les officiers et chefs de pelotons. S.V.P... Messieurs ! Ch'ai rassemblé le patalon ce chour, pour exprimer tout mon mécontentement !... Che rappelle que c'est Timanche aujourd'hui... Fotre Machor ne connaît pas le TimancheCh'ai rencontré l'ôtre Timanche des hommes complètement ifres… Che temante, Messieurs, à qui, à quelle unité appartiennent ces feignants ?

       (Tous les officiers font un pas en avant.)

       Taissez-fous secrebleu, laissez parler fotre Machor… Che disais que quand la Patrie temandait le sacrifice de ses enfants… pas de Timanche… tout le monde se doit de se donner entièrement à la noble cause que nous téfendons… Il est honteux de voir des hommes s'abrutir dans l'atmosphère infecte des cabarets… (s'échauffant de plus en plus) J'exige… ch'ortonne… Che suis le Chef !... le Cheff !... le CHEFFF ! ! ! N'oubliez pas que che suis le maître absolu… che suis le Roi de mon Patalon et che pourrais tous fous casser… Ch'interdis de la manière la plus formelle que l'on se rende au café le Timanche. Si nos hauts chefs ont estimé que les hommes devaient afoir du repos ce chour, ce n'est pas mon avis, mais moi ch'obéis, c'est pour permettre aux croyants de remplir leurs defoirs de chrétiens et non de se saouler comme des cochons qu'ils sont.

       Le Timanche est un chour de recueillement et de foi… Brrr… Le Timanche… tout le monde au cantonnement… Brrr… Et puis le Timanche… c'est un chour sacré, nom te Tchieu… Rompez !...

       – ! ? ! ? ! ? ! ? ! ?

XV

EXAMEN SERIEUX

       – Qu'est-ce qu'un Zèbre ?

       – Un Zèbre est un loustic. Un farceur. Un bon vivant. Un Zèbre boit et fume, chante et rit. Un Zèbre ne s'en fait pas ou quand il s'en fait, ne le dit pas… Sa morale se résume à soutenir le « moral ». Il est épicurien, rabelaisien, gaulois. Aimant bonne chère et ripailles, mais se contentant du rata, du rabat' coll, du Maconochy ou du singe.

       Animal de toute rareté, le Zèbre existe cependant dans chaque unité… Le Zèbre est assez mal noté en haut lieu, mais estimé dans le bas... Parfois puni, il ne punit jamais… Il est indulgent aux fautes d'autrui et… aux siennes… Le Zèbre est souvent en retard… mais il est toujours là. Il est décoré et gradé, mais cela ne le change pas… Le Zèbre a toujours la chance aux tranchées, mais la guigne au cantonnement… Le Zèbre…



       – C'est bon ! C'est bon !... Vu la définition que vous avez donné du mot, vous êtes admis au Birout's Club en qualité de «  Presque Zèbre »… Commencez par payer la tournée ! ! !

XVI

LA PECHE

       Secteur de Loo… 4 kilomètres d'inondation devant nous…

       Le danger : Les journalistes !

       Le travail : Corvée de cour !

       Le passe-temps : Chasse au canard, canotage et pêche.

       Dans son abri, le Major Mougre, toujours aux aguets, malgré le calme plat de cette région lacustre, étudie depuis la veille le plan directeur. De temps à autre, un bruit étouffé L'abri tremble légèrement. Une simple oscillation sismique...

       Le Major sursaute chaque fois et porte la main à son pistolet comme si l'ennemi allait faire brusquement irruption dans sa cagna, relativement confortable...

       – Mais, Teymael ! Qu'est-ce que c'est que ces pruits sourds et répétés ?

       – Je ne le sais pas, mon Major !

       – Fous auriez téchà tu fous renseigner… fous êtes mon adchoint pour quelque chose, tonnerre !... Dépêchez-fous… Sacrebleu !

*          *          *

       – Mon Major ! Il n'y a rien d'anormal, savez-vous… On n'entend plus rien d'ailleurs.

       – Fous êtes un crètinfotre Machor a entendu… cela suffit, je pense… Je suis le Cheff… Monsieur ! Comprenez-fous ?...

       Qui commande le peloton en ligne ici ?

       – C'est l'adjudant Antonys, mon Major !

       – Faites-le venir immédiatement… Allons… Plus fite, foyons !...

*          *          *

       – Mon Major ?

       Antonys fous êtes le haut cradé de quart ?... C'est bien, fous poufez fous mettre en place repos… Antonys ! Ch'ai ententu des pruits suspects…

       – Je sais ce que c'est, mon Major !

       – Ah ! Fous foyez bien, Lieutenant Teymael ... Fotre Machor avait raison… fotre Machor a toujours raison… Brrr… Et, qu'est-ce que c'était, Adjudant ?

       – Oh ! Hem ! Rien ! Pas grand'chose… Voilà ! Ce sont les hommes qui pêchent !

       – Qui pêchent ? Et cela fait un tel pruit !

       – Ben, mon Major... Ils jettent une bouteille remplie de chaux dans l'Yser… La bouteille éclate et la déflagration assomme le poisson qui remonte à la surface...



       – Et fous laissez faire ça ?... C'est honteux, Monsieur… en première ligne… et che suis le Chefff, fous m'entendez !... Le Chefff, Monsieur… Et la carde ? Et fos quetteurs ?... Fos sentinelles ?.. Fos postes d'écoute ?... Fos obserfateurs ?... Fous fous foutez de tout… Cas de conseil de guerre… Ah ! C'est trop fort… Pêcher en première ligne !... Que doit penser l'ennemi qui nous recarde ?... Que doit penser la Patrie qui, enveloppée dans son manteau de deuil, a les recards fixés sur notre fichilance… I n'y a plus, t'sipline… Nom te tchieu !... Plus de respect… plus rien qu'une tésinfolture coupable qui finira par tuer la Nation en tanger… si che n'étais là… Pêcher en première ligne ? Fous me mettez hors de moi... Brrr... Che fous ortonne de faire cesser immétiatement cette plaisanterie saumâtre… Fous fous mettrez aux arrêts de riqueurs… en attendant mieux !... Sortez, Monsieur !... Hors de mes yeux, Chef coupable !··· Filez… Brrr…

       (Quelques instants plus tard, le Cuisinier du Major entre dans l'abri avec un superbe brochet).

       – Mon Major ? J'ai un beau poisson pour déjeuner !

       – Brrr… Brr !... Teymael ! Rappelez l'Adchudant !

       ..... Antonys... Che passerai pour cette fois... vu fos bons serfices… et puis ch'ai serfi sous les ort' de fotre Crand-PèreCh'ai à fous parler du reste… fous resterez décheûner avec fotre Machor...

       (Un Zèbre à qui je racontais l'histoire :)

       – Le Major a-t-il jamais su que l'on pêchait avec des grenades ?

       – Il, a peut-être fait semblant de ne pas le savoir !...

XVII

LES GRENADES…

       Relève à Loo… Présentations d'usage :

       – Lieutenant du Manoir de la Tourneuville… 6e Lanciers !

       – Adjudant Antonys… 19e de Ligne !

       – Vous avez l'inventaire ?

       – Certainement. Le voici. Fait en quadruple expédition, dont deux à l'encre rouge pour le Q. G.

       – Bien ! Je vais vérifier. Accompagnez-moi, je vous prie. Voici le magasin. Je le reconnais. Nous occupons souvent ce secteur… Calme, hein ?...

       – Oh ! Seules les balles des chasseurs de canards sont un peu dangereuses. Sinon aucune manifestation de l'ennemi.

       – C'est toujours ainsi… Entrons dans le dépôt… Pointons à présent… 3 attrape-rats neufs… bon... 6 paires de bottes... Bon... Une botte usagée… bon… Vingt-quatre mille sept cent trente-sept cartouches Mauser… C'est bien juste, n'est-ce pas ?

       – Absolument exact, mon Lieutenant !



       – Douze mille quatre cent quatre-vingt-trois cartouches Lehel… Vous les avez comptées ?

       – Je n'ai fait que cela !

       – … 3 Boîtes à sardines vides… Exact… 2 boîtes de Maconochy percées... bien… Un vet-pot. Un parapluie sans baleine. Un caleçon... Une paire de patins… Un mètre de ficelle… Une hache… Une pelle… Une pioche… Tout cela est très juste. Voyons les grenades maintenant... 937 Grenades MilIs en caisses… 325 Grenades O. F. en vrac... 57 Obus V. B... Je vais faire compter les grenades par mon ordonnance... Vous n'ignorez pas que le G. Q. G. exige le payement des objets manquants et retient 6,73 fr. par grenade...

       – Oui… Hemm… mais excusez, mon Lieutenant… Votre ordonnance est-il grenadier ?

       – Grenadier ? Mais je vous ai dit… 6e Lanciers, voyons !

       – Je veux demander si votre ordonnance est spécialiste ?

       – Vous vous moquez !

       – Mais non, mon Lieutenant, je veux dire « spécialiste-grenadier » ! Votre ordonnance a-t-il son diplôme de grenadier ?

       – Non, pourquoi ?

       – Les ordres sont formels. Seules des équipes spécialisées sont autorisées à vérifier ou à manipuler les grenades et autres engins explosifs… J'ai d'ailleurs fait procéder moi-même à cette vérification par des hommes dûment brevetés en reprenant le poste. C'était parfaitement Exact.

       – Vous êtes certain ?

       – Oh ! Foi d'adjudant !

       – C'est bien alors !... Signons… Bonjour Adjudant !

       – Bonne chance, Mon Lieutenant !...

       (Mon boy… un peu plus loin :) – Tu as toul' même du culot, az'dant… tu sais pourtant bien qu'on a au moins chipé deux cents grenades pour la pêche !!!...

XVIII

LES RATS

       – Jean ! Tâche de tirer ton plan pour nous trouver un abri potable !

       – Bien, mon Az'dant !

....................(après l'installation des postes et des guetteurs) .....................

*          *          *

       – Eh bien, qu'est-ce que tu fais là ?

       Z'ai trouvé un bon abri, Az'dant !

       – Pourquoi n'entres-tu pas ?

       Ouëi ! Ouëi !...Tout le suite… ChhchchttChchchttchttChchch...

       – Mais pourquoi piétines-tu comme ça et pour quel motif agites-tu la crosse de ton fusil dans l'abri ?

       – Ratte ! !

       – Ah ! eh bien écoute… je continue ma ronde… arrange notre abri convenablement et fais de la lumière…

*          *          *

       ChchchchChttchchtttt

       – Comment tu n'es pas encore entré dans le gourbi ?

       – Ratte… Comme ça, Az'dant ! !



       – C'est embêtant !... Nous allons voir… entre le premier...

       – Non !

       – Comment non… et pourquoi ?

       Z'ai peur.

       – Un gaillard comme toi ?

       Ja, z'ai peur... c'est de rien à faire avec moi pour les ratte.

       – Allumons la bougie et regardons ensemble alors.

       – Y a rien, Az'dant !

       – Tu es sûr ?

       Ouëi, Ouëi… Ratte elle a eu peur !

       – Bon alors… Je vais entrer aussi ! !

XIX

DEFENSE DE TIRER

       MERCKEM 1917. Après les attaques et contre-attaques d'Asschoop et de l'Epeyrnon, après cette tragique relève des troupes françaises, après le pilonnage de nos lignes où la boue fut notre seul refuge. Après les montées en ligne attachés l'un à l'autre Par des cordes afin d'éviter l'enlisement, où véritables blocs de glaise vivants nous semblions appartenir déjà à la terre, où, les pans des capotes coupées afin de rendre moins insupportable cette agglutination qui nous rivait à ce morceau de patrie déchiqueté, sept hommes étaient à peine suffisants pour transporter un blessé... où les morts s'enterraient d'eux-mêmes. Après avoir subi des bombardements d'une telle intensité que les guetteurs se relayaient toutes les 5 minutes. Après avoir vu des camardes littéralement aplatis, broyés, par les seuls déplacements d'air des 280 projetant leurs corps comme des fétus contre les blockhaus. Après ces dures journées et nuits, dont le souvenir seul fait frémir, le secteur se calma brusquement.

Le TRAVAIL ! Véritable maître du front belge, reprenait ses droits. Le Vaderland souverain se gavait à nouveau de limon sanglant. Trente jours après la relève, Merckem, méconnaissable, était « organisé ». Les « piottes » et les « Manen van de Génie », termites inlassables, avaient habillé de caillebotis, passerelles, claies, fermes, chevaux de frise et barbelés, le sol spongieux des Flandres éventrées.

       L'effort demandé fut tel que l'on eut à enregistrer des refus. Et cependant que serait-il devenu de cette « Pauvre petite Armée belge » ? Que serait-il advenu des « lions » sans cet épuisant travail peu connu des autres armées. Sans ce calcul intelligent de l'Etat-Major contre la situation nettement défavorable de nos positions stratégiques épargnant ainsi, nous l'avons compris plus tard, des dizaines de milliers de vies humaines ? Cette « ARMEE BETE » ne l'était pas tant que cela !

*          *          *

       (Au Petit Poste, entre Aschoop et Jesuitengoed.)

       – Fait calme aujourd'hui !

       Ouëi ! Calme et froid ! Si on avait un p'tit coup d'agnôle (sic), ça ne ferait pas de mal, sais-tu, Az'dant !

       – Nous en aurons tout à l'heure !

       Ze me demande bien pourquoi on peut plus tirer maintenant ! Ça réchaufferait toul' mème un peu... pas Gustav' ?

       – C'est pas la peine de les exciter. Y boug'nt pas à l'aut' côté !

       Z'aurais bien voulu une fois essayer mon tromblon V. B.[10]

       – Mais tu l'as essayé à La Panne, dans les dunes !

       – Ça n'est pas la même çosse, Gustav' !

       – Et puis, les doch's[11] sont certainement à 200 mètres d'ici. Ta grinade n'irait pas jusqu'l'à !

       – C'est zustement pour voir tiens...

       Desmet ?

       Az'dant ?

       – Tu as passé deux journées de cantonnement à nettoyer ton fusil mitrailleur, et je te vois encore occupé à le remonter. Tu vas finir par le détraquer !

       Godfermilliard, Az'dant, y en a pas un dans tout l'armée bête, qui fonctionne comme celui-ci. Z'ai peur de tirer pour ne pas la salir tellement ze frotte après... Détraquéi ? Attends un peu, crè non djè, tu vas la voir ma fisiq-mitrailleur...

       . . . . . . .. Poum .. poum .. poum .. poum

       – Non d'un chien, Desmet, cesse de tirer, nous allons avoir des ennuis !

       Fourth ! T'as pas besoin dire que ma fisiq détraquéi...

       . . . . . . . . .. Bing .... zzzz...

       – Que faites-vous là-bas ?

       Z'essaye mon tromblon pisque Desmet a tiré toul' mème... et pis on peut avoir vu quelque çoze, hein ?

       – Alors ! Tirons !

       La fusillade crépite... nourrie... Le poste d'en face riposte, les postes à côtés répondent... Les fusées se font plus nombreuses... Les mitrailleuses s'éveillent et crachent... Le front reprend sa quinte mortelle...

       …(Un délégué du major)... Qu'est-ce qui n'y a ?

       – Rien ! Une patrouille allemande.

       Bon ... Je vais prévenir le Major...

       . . . . . . .. Le lendemain dans le communiqué officiel :

       « Au Sud de Merckem, nous avons repoussé une reconnaissance ennemie. Calme sur le reste du front ! »

       – (Desmet) C'étaient sûrement des Bavarois, Az'dant. Ze les ai reconnus !

XX

SABRE AU CLAIR
POUR LA FLANDRE IMPERIALE

       – Dis donc, Serge ! Crois-tu que le nouveau sergent-adjoint Lafontaine soit un Zèbre ?

       – Méfions-nous des eaux dormantes ! Ce grand escogriffe un peu débraillé. Cet aristocrate au nez bourbonien, cet anachorète calme et tranquille pourrait bien être un ripailleur de première classe ! Emmenons-le à La Panne !

*          *          *

       – Lafontaine, petit bleu de mon cœur, pour devenir un guerrier il faut savoir avant tout honorer Bacchus et ses pompes. Quitte tes cafardeux bouquins, tes ramollissantes lectures, tes rêvasseries déprimantes. A la guerre, il ne faut pas réfléchir; il faut boire ! Allons ! Accompagne-nous à La Panne, capitale de rêve, endroit paradisiaque, lieu tentateur où Saint Antoine lui-même ne résisterait pas. Laisse-toi conduire dans les pâtisseries aux « pâtés » succulents, dans les brasseries enfumées où la musique te soûlera autant que la bière. Laisse-toi mener chez « Phylo-au-sein-coupé », aux « Quatorze Fesses », au « Z. Z. », dans les hôtels de luxe, les restaurants fameux...

       – Vade retro Satanas ! J'accepte ! L'honneur d'être piloté par les « Vieux Zèbres » du régiment n'arrive pas tous les jours à un bleu !

*          *          *

       – Il boit sec le méditateur solitaire !

       – Oui ! Mais j'ai peur du retour ! 14 Kilomètres à faire ! Beau fardeau...

       – Hé ! Lafontaine ?

       – Sabre au clair pour la Flandre Impèria-a-a-le !...

       Trève de plaisanterie, mon vieux, il faut rentrer...

       – Sabre au clair pour la Flandre Impéria-a-a-le !...

       – Prends-le par un bras, moi par l'autre... Lulu ouvrira la marche... Allez... hop !... Mais tu es plein aussi toi ?

       – Ça passera… hic… « En avant la cantinière ! »…

       – Dis ! Lafontaine ! T'es plutôt... hic... lourd, mon vieux, n'te laisse pas aller comme ça ! C'est pu 14 kilomètres qu'on va faire, mais 28... Hé là ! Attention au canal... bande de veaux !

       – Sabre au clair pour la Flandre Impéria-a-a-a-ale !

       – La barbe ! Avec ton Sabre au clair... Tiens-toi droit ! Cela vaudrait mieux !... V'là les avions !

       – Sabre au clair pour la Flandre Impéria-a-a-a-ale !

       – Moi ! Hic ! j'emmerde les avions, j'emmerde les boches, j'emmerde le Major, j'emmerde la guerre... tiens... j'emmerde le vent !

       – Sabre au clair...

        J'te rentrerai ça... impérialiste !... Personne n'a soif ?

       – J' comprends que j'ai soif !...Lulu ?... Halte Félix! Arrêt fixe, buffet !... Mais lui ?

       – Ça va ! Ça va !... Laissons-le à la porte !... Nous viendrons voir de temps en temps s'il est encore là...

*          *          *

       On s'imagine aisément les difficultés, chutes, zig-zags, arrêts fixes et facultatifs, qui rendirent interminables les 14 kilomètres à parcourir de La Panne à Boitshoeck... Nous ne pûmes rien tirer de Lafontaine que son « Sabre au clair »  qu'il gueulait comme un sourd...

*          *          *

       (Le lendemain) – Hé ! Lafontaine ! Eveille-toi ! Travail à Nieuport !

       (Lafontaine pâteux) – Inscrivez-moi... hic... au ... malade des rapports !

XXI

LE Z.Z. !

       – Allons au Z. Z. !

       – Qu'est-ce que le Z. Z.?

       – Un luxueux établissement ! On y boit, on y fume, on y... (passons) et cet endroit délicieux, situé sur la digue, est tenu par trois charmantes hétaïres !

       – Entrons !

       – C'est ennuyeux, il n'y a que la « Bavarde » ici... Bonjour la Bavarde !

       – !.... ?? .. !

       – Quelles nouvelles ?

       – !.... ? ... hhh ....

       – Est-ce qu'elle n'est pas un peu sourde, la Bavarde ?

       – Du tout, mon vieux, tu vas voir... Quatre portos en vitesse !

       – (Sortie de la Bavarde)………..

       – Je constate qu'elle entend très bien, mais elle ne dit pas grand' chose. Hé ! La Bavarde ?

       – ! ? hh.... eee.... h....

       – Qu'est-ce qu'elle radote ?

       – Que nos verres sont vides... Quatre Porrrtos ! Guide à gauche !!!

       Rrrr.... hhhh.. .. eee !

       – Quoi ?

       – Elle dit que c'est du porto véritable !... du véritable porto de la Dordogne !

       – Ha ! Ha ! Ha !.. Il est bon tout de même !..

       – Encore Quatrrrre porrrrtos d'la Dordogne ! A Droite par quatre !

       (Une voix dans la coulisse) – A la porte tas de salauds !

       – Eh  ! La Bavarde! C'est parfait de nous apporter ce Nectar des Dieux, mais nous n'admettrons pas longtemps qu'on nous insulte... Encore Quatrrre Porrtos... et vivement !

       (Sortie rapide ... puis, la même voix :) Viens, mon amour ! ! !...

       – A qui en a-t-elle cette fois ?

       – Ça c'est gentil, la Bavarde ! Mais nous sommes quatre et nous voudrions bien savoir auquel de nous quatre tu t'adresses ?

       – R.... hhhee... ouououh .

       – Ça doit être à Lulu !

       Nnnn.... h.... ourrrh...

       – Elle fait signe que non !

       – Mais pourquoi diable la Bavarde ne parle-t-elle que quand elle se trouve dans l'autre place ?... La Bavarde ? Cette fois nous irons chercher le porto ensemble... (Entrée dans la pièce voisine).

       – Tiens ! Un perroquet !

       – Ah ! C'est donc cela !

       – Elle aurait pu nous prévenir !

       – Pas moyen !

       – Pourquoi ?

       – Parce qu'elle est muette... la « Bavarde »

       – ! ! ? ? ! ! ? ? !

(Langemarck 1918)

XXII

LA GRIPPE ESPAGNOLE

       – Jean ! Je ne me sens pas bien du tout ! J'ai certainement la fièvre.

       – Bah ! Ça passera, Az'dant ! Et puis c'est la relève cette nuit !

       – C'est vrai ! Je vais aller simplement au poste de secours. Peut-être le Docteur pourra-t-il me donner quelque chose pour me retaper...

       – Attention à la passerelle, Az'dant, les doch's tirent à tir lindirect.

*          *          *

       – Tiens, Antonys ! Quel plaisir ?

       – Pas de plaisir, Docteur ! Je viens faire appel à vos lumières esculapiennes... frissons, vertiges, maux de tête violents, courbature et malaise général...

       – Bon ! Nous allons voir... La langue ?... un peu chargée... le pouls ?... Oh ! oh ! 160… mettez ce thermo... Hé là ! 39,7... c'est la grippe espagnole... vous êtes déjà le dixième cas aujourd'hui… Il ne faut pas plaisanter... cela peut être grave Malieu va vous préparer une bonne infusion chaude... enveloppez-vous dans des couvertures... je vais prévenir l'ambulance téléphoniquement...

       – Ah ! Vous n'allez pas m'évacuer au moins ?

       – Je crains bien que ce ne soit nécessaire !

       – Je vous en prie, Docteur ! Je ne peux supporter l'hôpital !

       – Si vous n'y tenez pas, j'attendrai jusqu'à demain... Rentrez au cantonnement avec la voiture de compagnie... Mettez-vous immédiatement au chaud !... transpirez le plus possible. Je vous reverrai après la relève à notre retour. Mais je crains bien que vous ne soyez sérieusement pris et en tout cas, préparez-vous à devoir être dirigé sur l'Infirmerie Divisionnaire !

*          *          *

       Le lendemain vers les quatre heures du matin, dans la fièvre, je perçois les brouhahas de la compagnie descendant des tranchées…. « Café »… « Gotferdoem »… « Milliard di djè »... « On a piqué ma paillasse »... Armée ... bête va ! ».... « Ça est scandaleuss ».... « Et le toubac ! »... « Fourrier »... « Voleur »… « Fourth ! »… « Dief... » « On joue encore une fois avec »... « Fatt'grisou di non di hu »… « Kusmekl... » « Lekthem »…

       Tout cela accompagné de bruits de gamelles entrechoquées, de crosses irrespectueuses, de pelles et de cartouchières jetées sur les planches du baraquement gémissant. Cela me fait mal ! Je me cache sous les couvertures, me bouchant les oreilles... ...Mais les soldats, abrutis par quatre jours de postes et de travail continus, et par la marche pénible du retour nocturne, tombent harassés et bientôt, le ronflement des hommes couvre le vrombissement des moteurs d'avions et l'éclatement des shrapnells, dont les balles retombent en claquant sur l' « éternit » (?) fragile des toits protecteurs (?)...

       Je finis par m'assoupir, très agité .

       (Quatre heures de l'après-midi. Mon corps est en feu et je grelotte.)

       Antonys ! Serge ?... Hé là !

       – Chttt. L'Az'dant malade au lit. Docteur il vinu. L'Az'dant doit être vacuei .

       – Evacué ? Qu'est-ce que c'est… Nous allons un peu voir... Veux-tu bien te lever, carottier, et t'habiller en vitesse, nous filons à La Panne en auto… Allez Ouste !

       – Quoi ?... Qu’est-ce qu'il y a ?... Je souffre !... Ma tête !... Oh là !.. Non!... Laissez-moi ... foutez-moi la paix... Je suis réellement malade !...

       – De quoi ? Malade ?... Nous allons un peu voir... Franki, empoignons cet homme-là... passe moi son pantalon… bon… sa veste... mets-lui ses bottes, Lulu... Son képi… sa capote... une, deux, quinze... le voilà prêt...

       – Mais non !... Pitié !... je vous assure… je vais tomber là !

       – Ta ! ta ! ta !... Allons les vieux frères, portons-le dans le camion, il ne sera pas dit qu'un Zèbre sera évacué ; sauf blessé ou mort !... Ouf !... Il y est... et en route pour La Panne...

*          *          *

       (Le lendemain matin) - Tralalalala... Ohé !... « Ah ! C'est mi qu'a bon ! C'est mi qui C.... lu feûrne Simon ! »…

       – Ça y est, vl'à l'Az'dant qui rentre.... Az'dant ?

       – Fiche-moi la paix... Où est mon lit à ressort ?... Je n'ai pas le courage de me déshabiller... Quelle cuite mes empereurs !....

       – La docteur elle est vinu...

       – J'm'en fous !...

       – Elle a dit que z'était une grave imprudence, Az'dant sortir !

       – Laisse-moi roupiller !...

*          *          *

       (Le docteur) – L'adjudant est rentré ?

       Ja, ma leutenant ... I ronff ...

       – Laissez, je vais voir... c'est curieux... respiration régulière, pouls normal, il n'a pas de température c'est vraiment très bizarre !... Je vais décommander l'ambulance !

XXIII

LE FANION FLOTTE !

       Te teet... Te teet... Te teet...

       – Allo !

       – Est-ce-que les sardines sont bonnes ?

       – S'il y a un mauvais plaisant au bout du fil, je le prie de ne pas plaisanter, la situation n'est pas si drôle que cela ici !

       – Je vais vous envoyer des pissenlits !

       – Envoie-moi tout ce que tu voudras, mais j'te prie d'aller au bout du quai chercher des noyaux de cerises dans la m.... pour en faire du Kirsch de la Forêt noire... En voilà un idiot !

*          *          *

       Crrr.... Crrr.... Crrr.... – Crrr (Klaxon).

       – Tous les hommes les masques ! Alerte aux gaz !....

       Te teet... te teet . . te teer ..

       – Zut ! voilà encore le téléphone. Je ne vais cependant pas enlever mon masque pour le plaisir de répondre à un mauvais plaisant....



       (zzzz… Bang !)

       En plein dans le parapet Je vais voir si tout le monde est à sa place.

       Te teet… te teet... te teet...

       (Gueulant dans mon masque) – Buscart !

       Va-un-peu-voir-au-té-lé-pho-ne !

       – Quoi ?

       – Té-lé-phone ! ! !

       – Bon !....... Adjudant ?

       – Hé ?

       – Est-ce-que-le-fa-ni-on-flotte ?

       – Mais non ! Je ne vois pas de fanion ! C'est encore une fois cet imbécile……………

*          *          *

       Avec ces autos de ravitaillement, ce sont toujours de fausses alertes. Evidemment une auto klaxonne à La Panne, tout le monde fait fonctionner les appareils croyant à une attaque aux gaz... et voilà le front alerté depuis la mer du Nord jusqu'à la frontière suisse !

       Te teeet.. te teet .. te teet ..

       – Allo !

       – Ici, Capitaine de Boussu... je ne comprends pas, Antonys, que vous ayez pu faire répondre que le fanion ne flottait pas, alors qu'il y avait alerte !

       – Mais je vous assure, mon Capitaine, il n'y avait aucun fanion en vue !

       – Je le sais bien, bigre de bigre, vous n'avez donc pas lu les instructions spéciales du G. Q. G. ...Vous savez cependant bien que nous devons utiliser un langage conventionnel au téléphone !

       – C'est le premier mot que j'en entends !

       – Ce sont des ordres, cela suffit ! Prenez le code qui se trouve certainement à vos côtés et vous lirez ce que veut dire « Le Fanion flotte ».

       (Sapristi, cela veut dire « Alerte aux gaz ? » heureusement qu'elle était fausse !)

       – Allô ! Vous avez lu ?

       – Oui, mon Capitaine !

       – Alors, faites attention aux ordres que je vais vous donner...

       – J'écoute !

       – Voilà ! Vous prendrez quelques carottes de réserve... et vous boucherez les trous, faits dans le parapluie par les haricots de 105, avec les sachets de pralines que vous trouverez au magasin du « Gros pépère »... Surtout pas de petits pois... employez plutôt des chemises en dentelles... Prenez garde au nord de Pantoufle.... et envoyez-moi du sucre d'orge...

       – ??... ??... ?

XXIV

LES POTS A FEU !

       Nuit d'encre... Relève... Présentations,

       – Adjudant Antonys, 9e du 19.

       – Adjudant Maflu, 7e du 10.

       – Tout s'est bien passé ?

       – Oui ! Relativement calme. Toutefois, fais attention, car à 50 mètres d'ici, un tir indirect de mitrailleuses balaye le carrefour des passerelles.

       – L'inventaire ?

       – Le voici !

       – Il est exact ?

       – Evidemment !

       – Bon, voilà ! Signe à ton tour...

       – Bonne chance !

       – Salut !...

       – Jean ?

       Az'dant ?

       – Prépare l'abri, je vais poster mes guetteurs. Tu me chaufferas une pinte de café !

       – Bien, m'n az'dant !



       – Ouf ! Il fait un noir ! J'ai failli plusieurs fois valser dans la merdouille... Et le café ?

       – Le v'là !

       – Bon... Passe-moi cet inventaire... 14 caisses de grenades Mills, 63 grenades O. F., 23 obus V. B... 5 pots à feu... Pots à feu ?... Jean ?

       – M'n az'dant ?

       – Tu es plus ancien que moi au front, tu dois savoir ce que c'est qu'un « pot à feu » ?

       – Ça est sûr ça... ça est pour faire du feu, tiens !

       Aaaah ! Je serais curieux de voir cela. Et puis comme il fait un peu froid, nous pourrions utiliser un de ces pots pour nous chauffer. Allons

 au magasin. . . . . . . . .. (Au magasin) ...Je ne vois pas du tout ces pots à feu !

       – Moi non pu, c'est toul'même drôll' !

       – Seraient-ce ces engins dans le coin ?

       – Ça doit être ça !

       – Tu crois ? Je n'imagine pas du tout que l'on puisse faire du feu avec un de ces trucs bizarres. A quoi sert cette pique en tire-bouchon au bout d'un énorme tube de carton ? Et cette ficelle à l'extrémité du cylindre ?

       – Sais pas, az'dant ? C'est peut-être pour les rattes ?

       – Mais non, voyons ! Tiens la pique, je vais tirer la ficelle...

       . . . .Fchchchchchtttffcht...

       Eh ! Pas-op ! Tout le bazar va prendre feu !

       – Vite, sors de l'abri et fiche ça dans l'eau... Nom de tonnerre, cela fait une clarté qui va nous faire repérer !

       – Ça veut pas s'éteindre, az'dant !

       – Mettons de la terre dessus...

       Potfermilliard ! Ça est toute une gerbe multricolore qui sort !

       – Eteins, voyons, nous allons attraper des ennuis.

       - Sais pas, az'dant, ça s'rallume tout le temps. Regarde des blanches, des rouges, des vertes, et ça brûle les doigts !

       – Attends, nous allons l'étouffer avec des sacs à terre.

       – Tu vois ! ça sort dihors de tous les côtés...

       – Couchons-nous dessus pour éteindre ce sale machin... Allons bon, voilà notre artillerie qui donne...

       – Ouf ! Ça y est ! Az'dant !... Z'ai pu l'enterrer ... Regarde comme ça fume... mais milliard on a eu de la çance de pas faire tout sauter !

       – Rentrons, les boches commencent à bombarder...

       Te teet.... te teeet.... te teet....

       – Allô !

       – Qu'y a-t-il, Antonys ?

       – Ce n'est rien, mon Capitaine !

       – Ce n'est rien ? Mais cette gerbe de fusées multicolores que vous venez de lancer ?

       – Ce n'est pas moi, mon Capitaine, ce sont probablement ceux d'en face !

       – Alors, tenez-vous sur vos gardes, j'alerte tout le monde !

       (Jean) – Qu'est-ce qu'on va dire pour l'inventaire ?

XXV

LE PERROQUET DU Z.Z.

       Pauvre perroquet ! T'en avons-nous fait voir ! Que de fois ton bec recourbé a-t-il trempé dans nos verres ! Toi, vieux perclus, un regain de jeunesse te ravivait... les souvenirs des forêts africaines, de l'espace infini du ciel tropical, d'une ara aux plumages éclatants, te rendaient joyeux, car tes ailes battaient à se rompre pour t'échapper de l'atmosphère impure...

       Trop petite cette grande cage ; trop étroite cette alcôve sentant les amours rapides (Oh ! combien !)...

       – Il faut lui faire prendre l'air !

       – Sans sa cage ?

       – Mais non, il serait capable d'aller chez les Boches, raconter les secrets militaires qu'il entend dans cette chambre... Occupez-vous de Philomène et de la Bavarde et laissez-moi faire… Rejoignez-moi sur la digue dans cinq minutes.

       (Pendant nos intéressantes conversations avec Philomène et la Bavarde, Buflez s'introduit subrepticement dans la pièce à côté et s'empare du perroquet et de sa cage. Il quitte la place, enjambant la fenêtre du rez-de-chaussée...Quelques instants après, sur la digue.)

       – Elles n'ont rien aperçu ?

       – Rien du tout ! Nous avons chanté pour qu'elles n'entendent pas les cris suspects de Coco !

       – Nous allons l'emmener au Teyrlinck ! Il aura un succès bœuf !

       (Madame Ransart :) – Ah ! Non, par exemple ! Vous n'allez pas entrer avec... cet oiseau-là !

       – Enfin, Madame Ransart, il ne fera rien de mal, nous vous l'assurons !

       – Non ! Non !

       – Si ! Si !

       – Et moi je vous dis : non et non !

       – Et si et si !

       – On ne peut vous résister... Sacripants

       (Un succès couronne notre entrée dans le restaurant rempli d'une foule brillante d'officiers de tous grades. Buflez montre sa conquête partout ! Coco rouspété ! Cependant, quelques cacahouètes calment sa colère. On le dépose sur une table. Hélas, la platine de sa cage s'est égarée dans l'aventure! C'est la table d'un général embusqué, mangeant un succulent plat d'épinards à la crème ! Coco s'oublie ! Cela ressemble aux épinards !)

       – Oh! cette sale bête fait ses besoins sur la nappe ! Je vous donne l'ordre de rentrer immédiatement cet animal ! Vous aurez de mes nouvelles ! Je me plaindrai demain à votre chef de corps !...

       (Le perroquet :) – Merde ! Merde ! Merde ! Tas de salauds ! Tas de salauds !

       (Sortie rapide) Dis donc ? Sale affaire, hein ?

       – Bah ! Tout finira par s'arranger, et puis nous montons aux tranchées demain soir ! Alors ? Pftt !

       (Le lendemain, un « plouck » du peloton de Buflez va rapporter le perroquet au Z. Z.)

       – Madame ! Je viens rapporter Coco !

       HHr ee... ouh-rrhe crrchouhhch ... rrrh !

       – Oui ! C'est de la part de l'aumônier des Guides !

XXVI

LA FROUSSE !

       Te teet.... Te teet.... Te teet,...

       – Adjudant ?... Téléphone... Allez ! Adjudant, réveillez-toi !

       – Allô !

       – C'est fous l'adchudant Antonys ?

       – Oui...

       – Ici le Machor Mougre... c'est du choli !.

       – ??...??...?

       – Che fous ai obserfé... che n'ai fu qu'un quetteur à fôtre poste et che suppose que fous tormiez à poings fermés comme un cochon ?...

       – Mais, mon Major...

       – Silence... Fous salez... Les ortt formels... pas torrnir... Sac au dos... pottes aux pieds... ceinturons, cartouches… huit jours, un mois... dix ans s'il le faut.. Che suis le Cheff !... Fisillé... Décraté.. C'est pien, rompez... Fous aurez de mes nouvelles !...

       – ??...??..?

*          *          *

      (Descente du Petit Poste. Le capitaine :) – Antonys, le Major vous fait demander !

       – ?? .?? .?. (Ça va barder !) Bien mon Capitaine !



       – Toc, Toc Toc..

       Entrrrrrrrez ! ! ! Ah ! C'est vous, adchuclant, che fous ai remarqué hier... à la chumelle... Brrr !

       – ??. ??..?.

       – Che fous atresse...... mes plus fifes félicitations.. très bien.. très bien.. La Patrie peut être fière de fous. Rester à son poste, stoïque et t'une façon aussi réglementaire. Fous êtes l'exemple du patalon... Che fous félicite... Brrr... Brrr...

– ? ? ! ! ? ? ! ! ? !

*          *          *

       (Le lieutenant Jean Buflez, dit « Le Zèbre » :)

       – Dis donc ! Ça a pris la blague d'hier au téléphone ?

       – La blague ?

       – Avec ça que tu n'as pas reconnu ma voix au téléphone !

       – Tu m'as fichu une belle frousse, mon salaud !...

XXVII

DESERTEUR OU VOLEUR

       Un bien brave homme le capitaine de Boussu. Engagé volontaire, ancien officier de réserve, approchant la cinquantaine, il était dans le civil député socialiste, malgré sa particule.

       Je lui garde une vive reconnaissance, car il avait confiance en moi et me tenait en estime. Un jour, battant lamentablement la semelle sur la passerelle du cantonnement de Westvieteren... je lui demandai la permission de « La Panne » qu'il m'accorda immédiatement :

       – La compagnie remonte en ligne demain, je compte sur vous, Antonys !

*          *          *

       (Le lendemain, au moment du départ de la Compagnie :) – Tout le monde est présent ?

       – Non, mon Capitaine, l'adjudant Antonys n'est pas rentré.

       – C'est bien !... En avant par deux... Marche !

*          *          *

       (Arrivée aux tranchées à Merckem) – C'est vous, Antonys ? Comment se fait-il que vous n'étiez pas au rassemblement ?

       – Hem ! Mon Capitaine, je me suis permis d'accompagner le personnel d'installation pour reconnaître les...

       – J'ai compris... Vous êtes là, c'est le principal ! 



       – Dis donc, Adjudant ? T'as de la chance d'être bien vu du Capitaine, s'il avait écouté le lieutenant Lemaigre, tu n'y aurais pas coupé !

       – Qu'as-tu entendu ?

       – Voici : « Vous verrez, mon Capitaine, Antonys ne rentrera pas, vous avez tort de vous montrer aussi large avec lui... Vous voyez, il manque déjà aux tranchées !

       – Taisez-vous ! Antonys sera là... et puis ne parlons plus de cela... »

       – Eh bien, mon brave, il s'en est fallu de peu que je n'y sois pas, ou plutôt que j'y sois très en retard et j'ai dû commettre un vol pour arriver à temps.

       Après les libations d'usage, je me suis couché fort tard au Continental. Vers midi seulement, j'ai entr'ouvert les yeux, m'imaginant qu'il n'était pas plus de 8 heures... Les douze coups de l'horloge m'ont fait sursauter. Je me rendais compte que je ne pourrais arriver pour le départ de la Compagnie, à moins de trouver une auto ou une moto compatissante, ce qui est rare comme tu le sais. Aussi pris-je directement la direction des tranchées dont je connaissais approximativement l'emplacement... Une guigne noire... Pas un malheureux side-car vide. Tous les véhicules me croisaient et si certains me passaient devant le nez, ils étaient remplis ou refusaient d'arrêter... Comment arriver à temps aux tranchées ? J'étais surtout ennuyé de ce que mon retard allait couper net la confiance que le Capitaine me portait... Tout à coup, passé le village d'Adinkerque, j'aperçus, contre la façade d'une maisonnette, une bicyclette ! ! ! Je n'ai pas réfléchi longtemps. j'ai regardé si je n'étais pas observé et youp... à toutes pédales je suis arrivé jusqu'ici... Tiens, voilà la bécane !

       – Que vas-tu en faire ?

       – Le service du camouflage existe pour quelque chose, n'est-ce pas ?

XXVIII

UNE VICTIME !

       Antonys, nous sommes des victimes ; dis !

       – Et pourquoi, mon Commandant ?

       – Tiens, toi tu es un brave garçon et tu comprendras... Tu me connais bien, hein Antonys ?... Eh bien, sais-tu ce que dit le Major ?

       – Non, mon Commandant !

       – Eh bien !... Antonys... Il dit que je bois !

       – ??..??

       – J'aime bien un petit verre de vin de temps en temps... Mais dire que je bois !... Tu en prendras bien un avec moi, dis ?

       – Pas de refus, mon Commandant !

       – Je disais que le Major n'était tout de même pas gentil avec moi !... Ainsi, je vais te le confier, bien que tu ne soies qu'adjudant... mais tu es resté tout de même un peu pékin... et puis tu es une victime aussi, hein dis ?... Ainsi, dis-je,... encore un petit verre, Antonys ? Dis, tu veux bien ?. Tel que tu me vois, je suis aux arrêts !

       – ! ! ? ? ! ! ? ?

       – Oui, aux arrêts. Moi qui ne fais de mal à personne, qui dessine tous les plans pour le Major, qui rédige ses rapports, qui lui indique les côtés tactiques de la stratégie... Je suis sorti premier de l'Ecole Militaire, sais-tu dis !



Un verre de plus ne nous fera pas de mal, hein ! dis, Antonys ?... Moi qui passe souvent des nuits entières à lui faire des mémoires, des croquis, des relevés topographiques... le vin n'est pas mauvais, dis ? .. A ta santé, Antonys !....

       – A votre santé, mon Commandant !

       – Ce n'est tout de même pas permis, hein ? Sais-tu bien que s'il arrivait et s'il voyait ces quelques bouteilles vides, il serait capable de me faire casser... Oui, oui, me casser, Antonys... Ce n'est pas gentil ça, hein dis ?... Si on essayait le rouge maintenant, Antonys, dis ?

       – Va, pour le rouge !

       – Ah ! Je t'envie, moi, sais-tu dis, de n'avoir pas l'âme militaire ! Tu oses lui résister, toi au moins. Moi, je suis victime de la servitude et de la grandeur militaire et je dois stoïquement m'entendre dire des choses injustes... Quand on pense qu'il dit que je bois !... Moi boire ?... A ta santé, sais-tu ! Dis !

       – Voilà que vous vous mettez à pleurer ! Allons, allons, mon commandant, ressaisissez-vous. Que vous obéissiez aux ordres d'un supérieur, je le comprends, mais le Major n'a pas un droit inquisitorial sur vos actes... et puis après tout... vous êtes presque Major aussi et si la guerre dure encore quelque temps, vous serez à égalité de grade avec le Major... et peut-être, sait-on jamais, grâce à votre brillante sortie de l'Ecole Militaire, vous deviendrez peut-être son Chef !

       – Que dis-tu, Antonys, Son Chef  ?... Mais c'est vrai. Ah ! Tonnerre ! Si cela arrivait ; (Un geste menaçant achève sa pensée).

       – Enfin, je veux dire que vous devez vous montrer énergique avec le Major. Il connaît votre faiblesse, votre bon vouloir, il en profite... Changez d'attitude et vous verrez qu'il changera aussi…

       – Tu as raison, tiens ! La preuve, c'est que nous allons encore entamer une bouteille... Ah ! Il dit que je bois... J'en ai plus qu'assez. Il verra un peu de quel bois je me chauffe ce... major... Non et non, je ne me laisserai plus faire comme une poule mouillée... Cré non de diable, je demanderai le rapport du...

       (Une voix de stentor se fait entendre au dehors :)

       – Où est fotre commantant... Nom te Tchieu ?

       – Mon Dieu, Antonys… cache vite les bouteilles, dis !...

XXIX

LA LUNETTE !

       En permission à Paris.

       Je me trouve chez mon bon ami le pianiste français bien connu : Maurice EROS.

       Je lisais, distraitement accoudé contre l'Erard, Maurice, lui, s'était échappé quelques instants en un endroit solitaire, odoriférant et... sonore... J'attendais simplement mon tour avec philosophie, car je connaissais l'affection particulière de mon ami, pour ce... réduit....

       Tout à coup.. un fracas épouvantable.. (Non, non, ce n'était pas lui)... Un véritable cyclone... Le piano se referme seul, le livre me glisse hors des mains, des vases tombent, tout tremble, les vitres volent en éclats. On aurait dit un tremblement de terre, puis une rumeur affolée dans tout l'immeuble... des cris d'effroi... une précipitation générale vers les sous-sols et… l'apparition subite d'un personnage pâle et défait... mal reculotté...

       – Ah ! Mon cher ! C'est épouvantable... Quelle sensation...

       – Explique-toi, voyons...

       – Allons d'abord dans la cave...

       – Mais non, ce n'est rien... Une simple explosion dans les environs...

       – Mais, mon vieux... J'ai été littéralement aspiré dans la lunette… impression horrible, je t'assure. Filons d'ici...

       – As-tu pensé t'essuyer au moins ?

       Nous apprenions, quelques heures plus tard, que l'usine de la Courneuve avait sauté, avec quelques millions de grenades et de munitions de tout genre, ce qui avait provoqué les incidents relatés.

XXX

LA PERM’ !

       – Ah ! Te voilà rentré ! Tu nous manquais, vieux poil ! Bien amusé ?

       – Comme toujours les copains, dans cette atmosphère spéciale que vous connaissez comme moi, où l'on se tâte pour savoir si l'on ne rêve pas, si c'est vrai... Dix jours irréels, impossibles où l'on connaît la volupté des draps frais, d'un matelas de plume... , summum de l'extase, le contact d'un peu de chair féminine vous rappelle qu'on a vingt ans et que l'on est homme...

       – Elles sont gentilles les Parisiennes ?

       – Délicieuses. Beaucoup de cœur, pas exigeantes... pour nous surtout les Belges... Des amoureuses tendres... Sous leurs baisers on ne sait plus parfois si c'est la maman ou la maîtresse qui vous embrasse. C'est même un peu gênant… Ces créatures si douces, si bonnes, sentent que nous sommes loin de chez nous, de notre foyer... Que font-elles, après notre départ ? Nous n'en savons rien ! Peut-être la même femme nous a-t-elle prodigué, à tous ici présents, ses caresses ?... Qu'importe !... C'est du rêve, mes amis, du rêve...

       – Tu as l'air pincé, tu as quelque chose à nous raconter...

       – Eh bien oui ! Voilà ! A chaque permission je revois toujours la même comme je vous l'ai dit... Elle s'appelle Simone et c'est tout ce que je sais d'elle... En arrivant je lui montre mon portefeuille et nous décidons de passer ensemble les quelques jours de vie presque civile qui me sont permis... Cette fois cependant je ne l'ai pas revu. J'étais chagriné... Mais l'air de Paris fait vite oublier et j'eus tôt fait de n'y plus songer... Seul, tout seul dans cet immense Paris... Je me soûlais de tout, de bruit, de mouvement, de vie surtout... J'entrais partout, faisant seul une tournée des Grands-Ducs, je ne vous dis que cela... A mon dernier jour de congé, je possédais encore la somme de vingt francs, c'était très beau, mais j'avais des appétits de grand luxe. Flânant sur les boulevards, le soir, un peu gris, je me mis à fixer la réclame lumineuse du fameux restaurant PAILLARD... Je me tâtai les poches et, pris par je ne sais quelle folie, je ne sais quelle tentation irrésistible, j'entrai...

       – Monsieur désire ?

       – Une table, une place.

       – Bien, Monsieur ! En voici une excellente !...

       Monsieur veut-il consulter la carte ?

       – Conseillez-moi donc, Maître d'hôtel !

       – Je conseille à Monsieur quelques hors-d’œuvre de choix pour commencer : Anchois de Norvège, Huîtres et Caviar Molossol...

       – Hem ! Oui, ça va !

       – Après cela, puis-je me permettre de recommander à Monsieur une Bisque d'écrevisses au Marc de Champagne !

       – De la bisque ? Hum ! Je veux bien !

       – Un toast frit aux champignons de Bourgogne pour préparer l'entrée ?

       – Parfait !

       – Comme entrée, une spécialité de la Maison qui plaira certainement à Monsieur : Le tournedos à la Savoyarde, qu'il ne faut pas confondre avec le Chasseur...

       – Evidemment !

       – Je vois que Monsieur est gastronome ! Aussi suis-je persuadé qu'il appréciera les pommes soufflées et tournées aux Truffes du Périgord ?

       – La suite ?

       – J'y viens, Monsieur ! Une nouveauté gastronomique dont nous sommes encore les seuls à Paris à posséder la recette : Monsieur n'a certainement jamais mangé : le « Canard à l'instar de Quimper au croupion farci ». La sauce est préparée aux oranges du Cap, le tout arrosé de Grand Marnier Vieux 1886...

       – Merveilleux !

       – Comme poisson, je propose à Monsieur, le Homard du Vatel à l'Armoricaine.

       – Va, pour le Homard !

       – La crêpe flambée à la crème constituera l'entremets et la suite logique de ce menu délicat et quant au dessert, la Pêche La Patti au chaud-froid...

       – D'accord, d'accord !

       – Et pour terminer, après quelques fruits et primeurs choisis, je conseille à Monsieur un choix de fromages dont nous avons un assortiment unique au monde : Coulommiers, Camembert, Brie, Roquefort, Emmenthal, Gorgonzola, Chester, Hollande, et l'extraordinaire Chabichou d'Auvergne.

       – Bien ! Bien ! Dépêchez, j'ai faim...

       – Oh ! Monsieur, un gourmet ne peut avoir faim ! Je vous fais envoyer le sommelier et servir immédiatement les hors-d’œuvre... Servez le 17 !

       – Monsieur, nous avons les vins, qui s'assortissent le mieux au menu que vient de vous proposer le Maître d'Hôtel, et que nous ferons d'ailleurs décanter dans des carafes de cristal du Val-Saint-Lambert. Mon pays, Monsieur !

       – Vous êtes Wallon ?

       Awè m'fi !... Avec les hors-d’œuvre, le Graves Puybarsac s'impose. Les Burnhams ne peuvent se déguster que si elles sont accompagnées d'un petit Anjou charmant, comme le dit notre prince des gastronomes, Maurice des Ombiaux. La bisque réclame un Yquem mis au château en 1904. Le Tournedos ne peut être apprécié qu'avec un Haut Brion la Mission. Un verre de Pommard avec le Canard, un petit Chambertin avec le Homard. L'entremets exige la Veuve Cliquot « Brut » et si Monsieur est véritablement amateur de Bourgogne, comme tout bon Wallon, une Romanée-La-Tache, l'Empereur des Vins, doit couronner ce substantiel repas. Avec le mélange de fromages « Maison » que nous avons judicieusement appelé : « Trompe-la-Mort »... pour Monsieur qui vient du front, c'est...

       – Ça va ! Ça va ! Envoyez, mon ami, envoyez ! »

       – Tu nous donnes l'eau à la bouche. Mais tu charries ?

       – Nullement, mes Zèbres ! J'ai parfaitement commandé ces plats somptueux et je bus les vins les plus fameux de la cave, y ajoutant force liqueurs. Je faisais traîner les choses, retardant le quart d'heure que notre bon Maître Rabelais a si bien décrit. Enfin, je dus me résigner à demander l'addition: 247 fr. 50... une fortune mangée et à moi seul encore... Quelle douche ! La sueur m'en venait au front... j'usai de toupet :

       – Faites appeler le Patron !

       – Vous désirez, Monsieur ?

       – Voilà ! J'ai ... cru ... hum ... que... qui... que j'avais mon portefeuille sur moi et je l'ai oublié !

       – Monsieur, c'est très regrettable, mais je ne vous connais pas et il fallait vous assurer de la chose avant de commander... Si vous ne pouvez régler l'addition, je préviendrai immédiatement la caserne de la Nouvelle France et je ferai opérer saisie sur une partie de votre solde...

       – Mais, Monsieur, je n'ai jamais été traité de la sorte... et puis je m'en fiche, vous pouvez saisir : tout ce que. vous voudrez, je dois tout de même remonter au Front demain ! Je faisais le fanfaron, mais je n'étais guère fier... Au moment où la discussion allait son train, le garçon glisse deux mots à l'oreille du Patron récalcitrant...

       – Oh ! Alors, c'est parfait, laissez Monsieur tranquille ! Je n'en revenais pas. Quelle était l'âme compatissante qui m'avait tiré de là ? Je cherchai du regard, la salle était quasi vide, mais j'aperçus au fond de la pièce, les yeux rieurs d'une femme, pas plus mal que ça, je vous assure.

       – Et tu as accepté ?

       – J'avoue avoir hésité un moment, mais un doigt sur la bouche me fit taire...

       – Et qu'as-tu fait, homme dévoyé ?

       – Je l'ai reconduite chez elle !

       – Et alors ?

       – Et alors ?... Eh bien, j'ai une dette, les Copains, une dette...

XXXI

LE ROUSPETEUR !

       En marche... la nuit...

       Stront Milliard, ma pelle m'emmerth !

       Potferdjé... ça qu'à même une fois vrai s'tu Gustaf'... Qu'est-ce qui z'ont à nous coller ce sale truc sur le côté, ça gêne pour marcher... C'est scandaleuss... Armée bête, va !

       – C'est pour la Patrie !

       – Patrie ! Patrie ! si ça n'existait pas, on serait toul'même pas ici...

       – Silence, Desmet, toujours le même à rouspéter. Tenez vos pensées pour vous.

       – I pensent tous comme moi, mais y z'ostent pas !

       – Avec ça que vous n'êtes pas le premier à marcher quand il y a du danger ?

       Ouëi, Ouëi, mais tant va le l'eau dans la cruche...

       - Allons, allons, ne démoralisez pas tout le monde... A droite là, à droite, voyons... faites attention !

       – Encore un embusqué, potdouche ! Ceux-là sont patriotes, vous savez !

       – On sait que pour vous ce sont tous des embusqués.

       – Ça est vrai aussi... Génie... Embusqués... Artillerie... embusqués... Aviateurs... embusqués... Van Deuren... embusqués... Ambulances... embusqués... officiers... embusqués... cuisiniers, embusqués...

       – Et ta sœur ?

       – La ferme ! Laisse parler Gustaf' !

       Ouëi ! Et ze cose pas encore des embusqués de l'arrière, des vrais, ceux-là, prttt... ze crache dessus tiens... si toute la monde... femmes... enfants… vieillards… linfirmes... lestropiés... miniss et députés... y montaient 24 heures au petit poss, la guerre il serait vite finie... Toute la monde Piotte, Potfermilliard !

XXXII

LA GNOLE !

(Jesuitengoed I9I7)

       (Le lieutenant Sregets) – Antonys ! Vous savez que des abus se sont produits. Je désire que vous alliez vous-même réceptionner la gnole chez le Fourrier. Vérifiez bien si notre peloton a sa part entière.

       – L'aumônier pourrait bien avoir passé par là avant le fourrier ?

       – Soyez tranquille, je sentirai immédiatement si l'on y a ajouté de l'eau !

*          *          *

       – Voilà l'agnole (sic) !

       – Combien y en a-t-il ?

       – Trois litres aujourd'hui !

       – Vous voyez qu'on est bien mieux servi quand on y va soi-même. Antonys, vous resterez ici, pendant que je visiterai les avant-postes et les sentinelles... Je distribuerai moi-même la gnole. Il ne faut plus d'abus. Et puis être servis par un officier, cela réconforte les hommes...

       – Tâchez de m'en laisser un peu. Il ne fait pas chaud ici !

       – Soyez tranquille !

*          *          *

       – Ouf ! La tournée est finie... hic... c'est bizarre comme on est ébloui par la lumière... hoc... Il semble que tout tourne... hic !

       – ? ? ! ! ? ? ! !

       – J'ai visité... hic... tous les petits postes… hoc… et j'ai donné à chacun une bonne... hic…. portion d' « agnole » comme ils disent !

       – En reste-t-il un peu au moins ?

       – Oui ! Oui ! Mais guère, car vous comprenez... hoc... les hommes avant tout... hic... Voilà le fond de la bouteille.

       – Et vous ?

       – Oh ! Moi... hoc... Je me suis servi dehors… hic... J'ai trinqué avec les hommes... hoc... et pour leur faire plaisir, je me suis versé, à chaque visite et à chaque sentinelle, un tout petit... hoc... doigt hic... de gnôle !

       – ? ? ! ! ? ? ! ! 

XXXIII

                                                                                                    « Pourfantos et Roccocas

                                                                                                  préparaient l'après-guerre…»

                                                                                           M. Fronville : « Valeurs de Gloire ».

LE MOTOCYCLISTE DU G.Q.G.

       Route de Wynendael à Thourout. Après 22 jours d'offensive. Les Allemands se sont repliés vers le Canal de Dérivation de la Lys.

Nous marchons en colonne par quatre, avec ce qui reste du bataillon décimé.

*          *          *

              Teuf... teuf... teuf... teuf, teuf...

       « Embusqué » !... « Smergue Moto »... « Froussard de la mort »... « Rotte cop »… « Dief !... » «  Zoot »… « Attention à la boue, espèce d'abruti » … « gare tes culottes, les boches sont à vingt kilomètres »… Je me retourne et j'aperçois un de mes anciens camarades du temps de paix... Invectivé de la manière la moins élégante... Le malheureux avait dû descendre de moto et suait à grosses gouttes... En m'apercevant, son sourire s'éclaira... Sauvé, se dit-il !

       – Ah ! Antonys !... Que je suis heureux... on a eu dur, hein ? Mais on les a eus tout de même... Allez !... je dois porter un pli important... entre nous... prochaine offensive... et cette fois... PLUS DE PRISONNIERS, HEIN !

              Teuf, teuf, teuf, teuf, teuf...

       Une clameur immense couvrit le bruit de cette pétarade et, un peu rêveur, je regardai s'éloigner, le héros qui ne faisait pas de prisonniers.

XXXIV

                                                                                                INVALIDE: adj. (lat. Invalidus).

                                                                                                  – Infirme qui ne peut travailler

                                                                                                                 (P. Larousse).

APRES !

       En 1936, je suis de passage à Gand. Un grand bougre un peu hâve me regarde fixement. Il avance vers moi :

       Az'dant Antonys ?

       – Ah ! mon brave Desmet ! Quel plaisir de te revoir ! Depuis l'hôpital de Maria-Aeltre ! Et ça va ?

       – Chômeur !

       – Tu n'as pas de pension d'invalidité ?

       Ze suis pas linvalide, moi, sais-tu, Monsieur l'Az'dant ! Tu sais bien que z'ni lait toute la Guerre !

       – Je le sais tellement que, quelques jours avant l'armistice, nous avons été fortement gazés ensemble. Tu n'en ressens plus rien ?

       Non ! Ze crache et ze tousse souvent avec un peu de sang, c'est tout !

       – Mais pourquoi n'as-tu pas fait le nécessaire pour obtenir une pension ? Cela t'aiderait à vivre tout de même... Toi le plus grand rouspéteur !...

       Ze rouspéte plus !

       – Alors ?

       Ze suis dégoûté ! Z'aime encore mieux retourner à la guerre que de voir ce qu'on voit... Ze croyais qu'un linvalide de guerre z'était un vrai linvalide avec une jambe ou un bras en moins ou un Iestropié qui peut plus travailler comme avant à cause de son blessure ou son maladie aux tranchées... Ze vois tous les zours que c'est pas touzours comme ça... Z'ai rien demandé, moi !

       – Moi non plus, mon vieux Desmet !

       Potferrnilliard de milliard toul' même !...

 

 

 



[1] Bleu, en argot troupier flamand,

[2] Jeu de cartes fort répandu en Belgique, surtout en Wallonie. (N.D.PE.)

[3] On sait que le soldat des Flandres appelait les « sacs à terre » les Vaderland zakskes.

[4] Marollien batardé, n 'ayant aucun rapport avec la langue néerlandaise, qui voudrait signifier : « Attention, mes amis ! Les avions sont là ! Tout le monde dans les abris ! »

[5] Masques : Le plus souvent morceaux de toiles de sac enchâssés entre des piquets de bois et servant à masquer ce que l'on désirait cacher aux yeux de l'ennemi. (N. D. l'E.)

[6] Bouquette : Crêpe en wallon liégeois. (N. D. l’E.)

[7] Vaart : petit ruisseau ou canal d'irrigation en Flandres. (N. D. l'E.)

[8] Kloppe : frousse (N. D.l'E.)

[9] Péquet : goutte de genièvre, en wallon. (N. D. l 'E.)

[10] Tromblon adapté au fusil Lebel pour lancer des grenades et inventé par M. VIVEN BESSIERE. (N. D. l'E.)

[11] Déformation du mot néerlandais Diutsch qui veut dire Allemand et non pas du mot Boche, comme on pourrait le supposer. (N. D. l'E.)



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