Médecins de la Grande Guerre

Histoire drôle et émouvante de deux femmes qui partagèrent la vie des soldats en première ligne

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Histoire drôle et émouvante de deux femmes qui partagèrent la vie des soldats en première ligne

Une héroïne belge très populaire sur les bords de l’Yser : la « Joconde ». (Tiré de « Le Miroir » du dimanche 11 avril 1915)

Sortie de sa cave pendant que les obus font trêve, la « Joconde » verse du café aux soldats. (Tiré de « Le Miroir » du dimanche 11 avril 1915)

La maison de la « Joconde » bordée par une tranchée de première ligne au bord de l’Yser. (Tiré de « Le Miroir » du dimanche 11 avril 1915)

Ce Texte a été écrit par le Général-Major e.r. Temmerman, ancien combattant de la guerre 14-18, blessé grièvement en première ligne le 27 octobre 1918. Il parut sous le titre "Les bonnes vieilles de chez nous" dans un des six volumes intitulés "Tiroirs aux souvenirs" que cet officier  écrivit au profil de l'association des P.G. M. I. G. (Plus grands  mutilés et invalides de guerre).

Mieke Deboeuf, dite "La Joconde"

Lorsque notre régiment, le 7° de ligne, arriva le 12 janvier 1915, dans le secteur sud de Dixmude, face au château Hendrickx, grand fut notre étonnement d'y rencontrer, en première ligne, une petite vieille, bien ridée, qui y occupait toujours ce qui restait de sa maison en contrebas de la digue de l' yser. C'est le général De Wasch, à l'époque jeune sous-lieutenant, qui la baptisa aussitôt de ce surnom, fameux à plus d'un titre: "La joconde". En effet, à peine l'avait-il aperçue qu' il s'écria: "Tiens, voilà la Joconde qui est retrouvée."

Cette appellation fut bientôt consacrée et admise officiellement par l' Etat-Major pour désigner, sur le plan directeur du secteur, l'endroit de sa maison.

La bicoque de "la Joconde", de son vrai nom Mieke Deboeuf, encaissait régulièrement les 7 c. 7 allemands, mais l'amas de briques qui s'était accumulé sur la cave, lui procurait une sécurité relative. Ce qui n'empêchait pas la vieille femme de s' écrier, à chaque arrivée d' obus, dans son jargon westflandrien: "G...f...d., sm...p." 

Les jasse lui avaient appris à tirer au fusil; après chaque bombardement, ils l' amenaient dans la tranchée de combat pour lui permettre de tirer une balle dans la direction de l' ennemi, accompagnée toujours de la même injure: "Na...sm...p."

L'activité de l'artillerie ennemie se développant, il fallut bientôt songer à évacuer la pauvre vieille. Ceux qui assistèrent à son départ, n'oublieront jamais cette scène émouvante: c' est presque de force qu' il fallut la décider. Ses pauvres nippes furent mises sur une brouette, deux hommes prirent la Joconde par les bras, tandis qu'un troisième traînait sa chèvre. Ce triste cortège s' éloigna bientôt dans la direction de la France par le chemin des "fascines", que tous ceux qui ont occupé le secteur ne sont pas prêts d' oublier.

Mieke Deboeuf fut décorée par le roi Albert de la Croix civique de I° classe. Après la guerre, elle fut reçue et fêtée à Anvers, puis elle retourna  à Dixmude, où peu de temps après, elle mourut à l'âge de 75 ans.

Madame Tack


Madame Tack, la « Maman des soldats » (peinture Allard L’Olivier – 1917) (Photographiée par F. De Look)

Lorsque, le 1er juillet 1915, mon régiment changea de secteur pour occuper celui tenu par le 5ème de ligne, entre la borne 21 et le fort de Knokke, nous rencontrâmes à hauteur de la borne 23, commune de Nieuwcapelle, une autre femme qui, elle aussi, s'était accrochée à sa demeure, la "Villa Marietta", située  également sur les bords de l'Yser. Tout le monde l'appelait Madame Tack. En réalité elle était la veuve du capitaine d'artillerie François Favarger ( né à Neuchâtel, Suisse, le 25 mars 1848, pensionné le 19 juillet 1869, décédé à Itegem, le 19 août 1883) dont, sans doute, elle avait fait la connaissance lorsque celui-ci tenait garnison à Nieuport.

C' était à l'opposé de "la Joconde", une personne très distinguée, qui, en 1915, avait atteint l'âge respectable de 79 ans, puisqu' elle était née à Nieuwcapelle, le 11 octobre 1836.

Elle possédait une ancienne villa à 20 mètres de l'Yser, mais assez en contrebas, de sorte que, du côté de l'ennemi, on n'en voyait que le toit, qui était d'ailleurs en partie caché par des noyers. Son habitation avait néanmoins été touchée déjà par plusieurs obus, mais sa propriétaire se refusait obstinément à l' évacuer.

Elle était très accueillante pour tous, officiers et soldats, et se faisait un plaisir de partager ses fruits et même son vin avec tous les militaires, qui l'appelèrent bientôt la "Maman des soldats".

Veuve depuis 1883, elle vivait seule avec toute compagnie: un chien, un perroquet, et... un âne. Depuis de nombreuses années, elle aimait faire des promenades "en amazone" sur son baudet et ne voulait pas interrompre son plaisir, malgré le danger et toutes les difficultés qu'elle rencontrait sur sa route: excavations, tranchées et boyaux à franchir; elle allait à travers tout pour faire régulièrement ses emplettes à Loo, ville constamment bombardée, située à deux lieues de là. Quand on lui faisait observer le danger qu'elle encourait d' entreprendre à son âge, un si long et périlleux voyage, sous le bombardement intermittent, elle répondait: "je n' ai pas peur de mourir, mais aussi longtemps que je vis, il faut bien que j' aille chercher à manger pour moi et des friandises pour mes enfants, les soldats."

J'ai déjà dit qu' elle était très accueillante; toutes les visites constituaient pour elle une diversion dans sa solitude. Ayant exprimé le désir de posséder un livre d' or  pour y faire signer les nombreuses personnalités de marque qui lui rendaient visite, le médecin du bataillon lui rapporta ce souvenir au retour d'un congé en Angleterre.

Le Roi Albert, la Reine Élisabeth, le roi d' Angleterre, le Prince de Teck, le Président Poincaré, beaucoup de généraux belges et alliés furent invités à y apposer leur signature.

C'est dans les termes suivants que Carlo Tibre racontait, dans le "Claque à Fond" de juin 1918, la rencontre qu' il fit de la digne dame à La Panne, où, par ordre de l'autorité militaire, elle fut évacuée afin d'être mise à l'abri de l' intensification des bombardements dans le secteur du fort de Knokke:

"Madame Tack, douillettement tassée sur son inséparable monture, fait sa promenade quotidienne sur la plage. Elle s'est approchée d'un avion qui a savamment dégringolé du ciel pour venir se poser sur le sable. La stoïque propriétaire de la villa Marietta est toute d' étoffe mauve  habillée. Sur son corsage brille une discrète réduction de la Croix de l'ordre de Léopold, et les manches courtes de son vêtement sont frangées de dentelle noire. Sa toque de velours d'où s'échappent quelques mèches de cheveux blancs et un large ruban sombre encadrent un visage souriant et rose, duveté et poudré par la vieillesse. Eh! diable! conterai-je, avec une pointe d'effroi simulé, qu'aux pantoufles à boucles d'argent qui chaussent la vénérable dame sont fixés des éperons qui ne sont certes pas découpés dans du fer blanc !

L' âne est coquet, comme sa maîtresse. Ses yeux de philosophe s'embusquent avec sérénité derrière des oeillères cloutées de cuivre, et sous des pompons rouge, jaune et noir. Voyez-vous encore ses sabots vernis et l' épaisse peau de mouton servant de selle?

Des gosses taquinent sans méchanceté notre maître Aliboron. Un cercle de soldats respectueux s'est formé autour de Madame Tack. Elle s'informe :

- Qu' y a-t-il à l' avion, monsieur ?

- Un éclat dans le moteur, Madame.

La glace est rompue. Un jass ose lui demander:

- Et comment se porte la villa Marietta ?

- Oh ! monsieur, elle est bien trouée. Elle est inhabitable. Il a bien fallu partir. Ce fut pour moi une grande douleur de la voir démolir par les Prussiens.

Et m' interpellant tout à coup :

- Comment va le Général D...

- Bien que je sache.

Un piotte du 16° lui crie :

- Eh ! Madame Tack, vous souvenez-vous du jour où votre âne disparut ? Quand sa fuite a duré 15 jours ?

- Ah ! oui, le vagabond !

Elle caresse son grison et conclut en manière d'au revoir :

- Allons ! avant que le soir tombe, il faut que nous achevions notre promenade. Allons ! Paula, ouste !

Et Madame Tack, sur sa "haquenée" trottinante, s'en fut crâner au bout de la plage, près du flot vert qui s'abat et s'étale en écume blonde."

Le Roi Albert remit personnellement à Mme Tack la Croix de chevalier de l'ordre de Léopold II.

Elle mourut à Bruxelles, le 25 septembre 1927.

L'image mortuaire que j'ai sous les yeux, porte à juste titre: "Son caractère obligeant, la droiture de son cœur et sa grande affabilité lui ont mérité l'amour et le respect de tous ceux qui l'ont connue."



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