Médecins de la Grande Guerre

J'ai fait partie du Corps Expéditionnaire belge des Autos Canons Mitrailleuses en Russie

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1914-1918 : Une guerre imposée, une guerre subie

L’histoire de ma famille. Souvenirs de mon père, Jules Burrion, membre du Corps Expéditionnaire belge des Autos Canons Mitrailleuses en Russie

Jacqueline WATRIN-BURRION

       Retourner dans mon enfance me procure des moments de douceur et de sérénité. Je suis née en 1930 et, à cette époque, on ne parlait pas de l’histoire « des grands » aux enfants. Le monde des uns et des autres était bien distinct, les premiers se retirant dans un monde de secrets et de pudeur. Pourtant, à certains moments, j’ai pu glaner des indices, comme le petit poucet, ces indices qui me permettaient de redécouvrir un parcours semé de cailloux.



Jules Burrion, soldat au régiment des grenadiers, 1912

       Jules-Victor Burrion, mon père, est né à Houdeng-Aimeries le 3 avril 1890, fils de Victor-Jean-Baptiste, charbonnier (porion de charbonnage) et d’Eva-Philomène Ghislain. Il a obtenu son diplôme d’École Moyenne à Houdeng-Aimeries et a suivi ensuite une formation de comptable, ce qui lui a permis d’entrer en tant qu’employé à la Société Générale de Banque de Belgique. Le 3 octobre 1910, il est incorporé et fait son service militaire jusqu’au 4 mars 1912.



Juliette Depret en 1910

       Ma mère, Juliette Depret, est née à Maurage le 20 mai 1889. Très vite séparée de sa maman, son père Alexandre Depret la confie à l’Institut de l’Enfant Jésus à Brugelette. Là, studieuse et éveillée, elle obtient un diplôme d’institutrice primaire. Ensuite, elle est nommée institutrice de la première année primaire à l’École Communale de Maurage. Elle quittera l’enseignement en 1950.



Mariage de mes parents, 24 mars 1913

       Mon père et ma mère se sont mariés le 24 mars 1913 à Maurage. Il était âgé de 22 ans et elle avait 23 ans. Ils étaient heureux. Jean, leur premier enfant, est né la même année. Tout était en place pour que leur vie s’écoule comme un long fleuve tranquille. Et pourtant…



Jean Burrion, 1918

       La « Grande Guerre » 14-18 est venue interrompre ce bonheur s’annonçant sans histoire. Le 27 juillet 1914 mon père fut rappelé sous les drapeaux. C’était la mobilisation générale.

       Je n’ai aucune information ou récit de mes parents sur cette période du début des hostilités. Je ne possède que le télégramme envoyé à ma mère par mon père pour signaler son arrivée à Bruxelles afin de rejoindre son régiment : le 2ème régiment des Grenadiers.

       Très vite, la Belgique fût coupée en deux : une partie fût occupée par l’ennemi et, de l’autre côté de la ligne de front, se trouvaient les Alliés. Des informations circulaient clandestinement entre la zone libre et la zone occupée. De fait, mon père et ma mère étaient séparés par la ligne de feu d’avancée de l’armée allemande et plus tard par le front des tranchées (le front de l’Yser).



Jules Burrion en habit militaire.

       Du début de la guerre, le 4 août 1914, au 7 octobre de la même année, je n’ai aucune information. En consultant le dossier militaire de mon père, je peux préciser que le 7 octobre 1914, mon père a été blessé et évacué en Angleterre : au « North General Hospital » à Sheffield d’abord puis au « Devonshire Hospital » à Buxton. Blessé à la jambe (éclat d’obus), il a dû y être opéré. Le 27 janvier 1915, il a regagné la France pour reprendre les combats sur les bords de l’Yser. De cette époque, avec discrétion, il évoquait une bataille qui l’avait marqué profondément : « Steenstraete ». J’ai retrouvé avec émotion le récit du docteur Duwez, médecin au régiment des grenadiers, relatif à cet affrontement du 25 mai 1915. Il exprime avec réalisme l’horreur de cette bataille qui fut souvent évoquée par mon père. « De partout s’élèvent des bouffées d’une odeur inquiétante et forte. Le sol vacille sous les pieds, et quand on marche dans les clapis boueux la senteur devient plus forte. Le vent de la mort a passé par ici. Tout est détruit, l’herbe même ne pousse plus en ces lieux.[1] »

       Des récits moins dramatiques émaillaient parfois les petits déjeuners du dimanche matin. Notre papa nous préparait des œufs brouillés « so British » ! Œufs brouillés qu’il avait appréciés lors de son séjour à l’hôpital de Sheffield. Il les accompagnait de quelques phrases en anglais. Mon petit frère Max et moi étions médusés par le mystère de ce « morceau » de père que nous ne connaissions pas.

       Dans son dossier militaire, je relève la date du 29 août 1915 : Jules Burrion quitte alors le 2ème régiment des Grenadiers et passe comme volontaire au Corps Expéditionnaire belge des Autos Canons Mitrailleuses en Russie (A.C.M.)

       Pourquoi mon père s’engage-t-il dans une expédition en Russie ?

       Vient ici une explication uniquement transmise par des souvenirs que discrètement ma mère a parfois évoqués. Nous sommes à Maurage au début de l’année 1915. Je ne peux pas situer avec précision ce morceau de leur histoire. Elle se déroule entre le 27 janvier 1915 et le 29 août 1915. Ma mère vivait à Maurage avec son père Alexandre et son fils Jean. La zone occupée (Maurage) était isolée de toute l’activité alliée derrière la ligne de front. Certaines « nouvelles » passaient par courrier clandestin et c’est par cette filière que ma mère, dans le courant du premier semestre 1915, a reçu un « billet » arrivant d’Angleterre. Il lui annonçait que mon père était hospitalisé, aveugle et amputé d’une jambe. À l’annonce de cette nouvelle, ma mère, qui n’avait jamais été plus loin que Brugelette, décide de se rendre en Angleterre. Elle confie son fils Jean à sa tante, obtient un congé qui la libère momentanément de ses fonctions d’institutrice et son voyage commence.

       Elle part pour l’Angleterre (Folkestone) via la Hollande. En Angleterre, aidée par les autorités militaires, elle rejoint Sheffield où elle apprend que mon père a quitté l’hôpital depuis quelques jours. D’abord rassurée que son époux soit redevenu apte au combat, elle ressent une grande désillusion de ne pas le voir. Très vite, elle décide de partir pour Dieppe dans l’espoir de le retrouver. Là, nouvelle déception, on lui apprend au Q.G. que Jules Burrion a rejoint les premières lignes la veille et qu’ils sont en « alerte » donc il lui est impossible de le rencontrer.

       Mon père est averti que son épouse est à Dieppe. Il demande un congé exceptionnel. Sa demande est rejetée. De rage, il casse son fusil, ce qu’il lui vaut de passer au Conseil de guerre. L’officier responsable fait preuve d’une certaine compréhension et lui propose de commuer la peine de mort encourue pour son geste rebelle en un engagement au Corps Expéditionnaire belge des ACM pour une expédition en Russie. Mon père quitte le 2ème régiment des Grenadiers et passe aux ACM le 29 août 1915.

       De son côté, ma mère déconfite retourne en Belgique via la Hollande. À la frontière, elle se fait arrêter avec plusieurs personnes qui, comme elle, repassaient clandestinement en Belgique. « Les clandestins » sont retenus par les autorités allemandes. Deux personnes de ce groupe sont des habitants du borinage « les Defuisseaux » (mon souvenir est imprécis quant à leur patronyme). Ils seront fusillés parce que reconnus comme espions au profit des Alliés. Ma maman donne comme excuse de son voyage la grave maladie de sa mère habitant Paris. Elle est libérée sous condition et sera contrainte, pour le reste de la guerre, de se présenter tous les mois à l’Administration Communale de Maurage.

       À partir de ce moment, je ne connais plus rien des échanges entre mon papa et ma maman. Pour mon père, son odyssée commence… Enregistré comme volontaire dans l’expédition des ACM belges le 29 août 1915, il rejoint les Moëres[2] et là, son histoire s’intègre dans l’Histoire des ACM.

       Mais qui sont les ACM ?



Auto-canon-mitrailleuse

       Particulièrement avec l’appui du général Brunin[3], du colonel Hausman[4] et du responsable de la bibliothèque du centre de documentation du Musée Royal Militaire, Etienne Duriau, j’ai pu reconstituer l’Histoire de ce Corps Expéditionnaire. Grâce à ces rencontres, j’ai eu la joie de retrouver deux filles de vétérans : Virginie Van Der Stickel et Léonie François ainsi que quelques autres parents des membres de l’expédition. L’intérêt pour cette aventure d’un groupuscule de militaires a été occulté. Aujourd’hui, cette odyssée est remise en lumière.

       Le 4 août 1914, le lieutenant Charles Henkart[5] met à la disposition du grand quartier général 2 autos-mitrailleuses. Il conçoit et aménage ce matériel avec l’aide des usines Minerva d’Anvers. Rapidement, cette unité se rend célèbre par ses raids et ses missions de renseignements derrière les lignes allemandes. Le lieutenant Henkart est accompagné du prince Baudouin de Ligne, du comte de Villermont et du gendarme Otte. Leur activité crée la panique dans les convois ennemis.

       Vu l’efficacité de cette unité, dès septembre 14, le Q.G. crée un corps d’autos blindées destiné à la reconnaissance lointaine et à la liaison rapide. Malheureusement, le 5 septembre, le lieutenant Henkart périt dans une embuscade et les deux véhicules sont détruits. Fin novembre, le Q.G. installé à Paris, décide de doter l’armée d’une unité autonome d’autos-canons composée de véhicules de combat et d’appui. Cette unité est créée à Paris et placée sous le commandement du Major Auguste Collon[6]. Cette nouvelle unité se compose d’autos-blindées, d’autos-canons, d’autos-mitrailleuses, d’autos-chefs et d’autos-caissons, d’autos de ravitaillement, d’autos-ambulances et d’autos-livraisons. L’effectif d’hommes s’élève à 350 volontaires. Cette organisation rend le Corps des ACM autonome (les services techniques accompagnent le matériel de combat). Le groupe d’autos-blindées doit être considéré comme une unité tactique qu’il n’est pas permis de scinder. L’emploi isolé d’autos-mitrailleuses et d’autos-canons est à condamner. Au cours de son histoire, cette unité connaîtra des restructurations et l’introduction de nouveau matériel (exemple : l’auto-canon-mitrailleuse).

       En janvier 1915, l’unité est dénommée officiellement « Corps Belge des Autos-Canons-Mitrailleuses ». En avril 1915, après la phase d’instruction, le Corps des ACM quitte la capitale française pour rejoindre le front. Il s’installe aux Moëres, petit village frontière situé près de Furnes. Il s’avère rapidement que le front occidental ne se prête pas à l’intervention motorisée : la guerre est devenue une guerre de position. Cette situation contraint donc les ACM à l’inaction. L’attaché militaire Russe auprès de l’armée belge, le capitaine Prejbiano[7] propose alors d’employer les ACM sur le front Russe, là où la guerre de mouvement incite l’utilisation d’unités motorisées.

       Le 10 août 1915, le roi des belges Albert 1er consent à céder gracieusement les ACM à notre allié Russe. Le Corps des ACM est « mis à la disposition » de la Russie.

       Le 17 septembre 1915, le Corps des ACM quitte l’Yser.

       Le 22 septembre, de Brest, ils embarquent à bord du Wray Castle, un cargo anglais, pour la Russie. Le Corps Expéditionnaire des ACM est composé de 4 officiers, un médecin, un aumônier et 355 sous-officiers, brigadiers et soldats volontaires avec tout le matériel et l’équipement.

       Le tour du monde du Corps Expéditionnaire des ACM a commencé.

       Après un voyage difficile par le Cap Nord, le Corps Expéditionnaire débarque à Arkhangelsk le 13 octobre 1915 et est directement transféré à Petrograd (Saint-Pétersbourg).

       D’octobre 1915 à janvier 1916, ils séjourneront à Peterhof (à 20 kms de Saint-Pétersbourg). Durant cette période, ils seront reçus d’une façon grandiose par le Tsar Nicolas II au palais d’hiver de Tsarkoie-Selo. Ils auront l’insigne honneur d’être passés en revue par le Tsar.



Couverture du bulletin de la Fraternelle des autos-canons, avec les noms des étapes les plus marquantes de leur périple (dessin de Charles De Mey).

       Le 24 décembre 1915, le conseil militaire Russe approuve la prise en force des militaires belges, c’est-à-dire que le solde des militaires est pris à charge de la Russie. Le 11 janvier 1916, l’expédition Belge quitte Peterhof pour la frontière austro-russe où se trouve le front : la Galicie.

       De janvier 1916 au 21 février 1918, le Corps Expéditionnaire s’y installe, d’abord à Zbaraz, en Ukraine, où les soldats belges vivent une période d’adaptation : familiarisation avec leur nouvel environnement, initiation aux rudiments de la langue des nouveaux compagnons d’armes et fraternisation. À ce sujet voici la description que nous livre le lieutenant Marotte à propos du choc des civilisations : « En ce qui concerne la fraternisation, nos compatriotes étaient frappés du gouffre qui séparait les soldats russes de leurs supérieurs. Aucune camaraderie ne semblait les unir. Le règlement militaire draconien reléguait les pauvres « moujiks » au rang de bêtes de somme. Il prévoyait le châtiment corporel, le droit pour l’officier d’abattre le soldat lorsque ce dernier hésitait à monter à l’assaut. Des mesures vexatoires ordonnaient aux soldats l’obligation de descendre du trottoir au passage d’un officier, l’interdiction de fréquenter les cafés, les restaurants respectables, de fumer dans la rue, de porter des bijoux et de donner le bras à une femme. Le commandant de la place de Tarnopol avait fait interdire aux soldats l’accès des cafés, restaurants et pâtisseries qui étaient fréquentés par des officiers. Pareilles mesures provoquaient l’indignation des belges. En outre quelques officiers russes – une minorité – commettaient des voies de fait sur des soldats belges. Comme ces derniers ripostaient, ils portaient atteinte au règlement de la discipline russe auquel ils étaient soumis.

       Tous ces incidents devaient être aplanis à l’intervention des officiers belges auprès de l’autorité russe compétente.

       Le soldat russe, il fallait le conquérir, ainsi l’ancien chef de corps stipule « les premiers contacts que nous avons eus avec lui dans la tranchée nous valurent quelques coups de fusil ». Les belges, avec leur casquette de l’Yser et leur manteau sombre provoquaient des confusions de la part du primitif soldat russe qui les prenaient pour des autrichiens. Nos belges ne pouvaient pas trouver en eux de réels camarades. Néanmoins ce mois de cantonnement avaient finalement créé dans la mentalité russe, la notion que ces belges étaient des amis. Il y avait des barrières très sérieuses à la fraternisation dues à la différence de langue, de civilisation, de mentalité[8] ».

       Malgré des conditions climatiques difficiles, le Corps Expéditionnaire participe aux affrontements victorieux de Vorobyëvka (9 juin 1916)[9], Zborov (31 août 1916) et à celui de Koniouki (1er et 2 juillet 1917)[10] moins évident (début des révoltes dans les troupes russes). Les Belges reçoivent de nombreuses citations et décorations russes, notamment, la croix Saint Georges, la médaille Saint Stanislas et la médaille Saint Nicolas.



Cantonnement à Zbaraz

       Le Corps Expéditionnaire combat sous trois régimes : l’armée du tsar aux cotés des Cosaques, la république libérale de Kerenski et le régime des Soviets.

       De cette époque plusieurs souvenirs se sont imprimés dans ma mémoire…

       D’abord souvenir très concret de la croix orthodoxe offerte à mon père par un compagnon de combat. Après un affrontement avec les troupes allemandes, Pierre le Cosaque est grièvement blessé et gît sur le champ de bataille, condamné à mourir sur place. Il ne sait plus bouger. Tant bien que mal mon père le charge sur son dos et le transporte vers l’arrière où il peut être soigné.



Croix orthodoxe de Pierre le Cosaque

       Peter arrache sa croix de baptême et l’offre à mon père en gage d’amitié éternelle. Mon papa était très ému quand il évoquait cet épisode de son aventure russe.

       D’autres souvenirs… Racontés avec parcimonie et à l’occasion de réunions familiales.

       Il évoquait ses séjours-congés à Kiev avec quelques copains de troupe. Lors d’une balade en ville, ils ont effectué quelques achats et se sont rendus dans une boutique dans laquelle des demoiselles aux manières raffinées accueillaient la clientèle. Là, rutilants dans leurs uniformes, ils ont communiqué entre eux en français-argot, peut-être même ont-ils tenu des propos de corps de garde ! Quelle ne fut pas leur stupéfaction de voir les joues des demoiselles devenir roses et rouges… Elles étaient françaises et comprenaient tous leurs propos.

       Parfois il décrivait les repas à la russe, les zakouskis, le verre que l’on casse après l’avoir vidé en signe d’instant unique d’amitié. J’ai été lourdement critiquée par Léonie François, russe par sa mère, qui m’a expliqué que ces façons faisaient partie de pratiques de corps de garde et n’appartenaient en aucun cas au savoir-vivre des gens de la bonne société russe.

       D’autres fois, il évoquait avec beaucoup de malice dans les yeux les titres de chansons du patrimoine belge réclamées lors de réceptions très officielles comme celle du début de leur séjour à Peterhof. « L’hymne » de prédilection était « Bonsoir Marie Clap Chabot »… La suite je ne vous la chante pas !

       Mon père est décédé en regrettant de n’avoir pu réécouter une mélodie interprétée avec une balalaïka. Je ne lui ai pas procuré ce bonheur et je le regrette encore souvent.

       Il y aussi les souvenirs plus intimes… Durant les soirs d’hiver où, blottis près de lui, mon petit frère et moi écoutions avec émerveillement ses descriptions des étendues blanches de Sibérie, les paysages inoubliables du lac Baïkal, les forêts de bouleaux… et l’histoire de Mitraille. Mitraille était le chien mascotte offert au Corps Expéditionnaire lors de la cérémonie célébrant leur départ pour la Russie. Il a suivi les hommes de la troupe toute l’expédition. Il était même présent lors du défilé devant le Tsar Nicolas II ! Hélas, durant le voyage de retour à l’arrêt du transsibérien à Kharbine[11], Mitraille s’est sauvé. On ne l’a pas retrouvé et le Corps Expéditionnaire est reparti sans sa mascotte. Max et moi nous endormions alors avec un goût désespéré de l’abandon.

       Voilà des souvenirs en pagaille je pourrais encore en retirer beaucoup d’autres en fouillant dans la mémoire de la petite fille que j’ai été… Mais laissons là la Russie et la magie qu’elle a exercée sur notre enfance à Max et moi. Max mon petit frère est décédé à Moscou le 1er janvier 1985. J’ai toujours cru qu’il y allait chercher un morceau de notre papa.

       Le 31 août 1917, c’est la fin des opérations pour le Corps Expéditionnaire belge. La Révolution russe sévit et le 14 septembre 1917 la République est proclamée.

       Les Belges sont rappelés en Belgique sur ordre du Roi Albert et, le 10 décembre 1917, ils se rassemblent à Kiev. Le choix de l’itinéraire de retour est sujet à discussion. La majorité des officiers proposent le retour au pays par le nord (Arkhangelsk) c’est-à-dire la traversée des contrées contrôlées par l’armée du Tsar tandis que l’autre partie de la troupe suggère l’itinéraire par l’est qui demande des confrontations et transactions avec les Soviets : cette tergiversation sera retenue comme une insoumission (cela se passait à Bouï[12]). Finalement le trajet vers l’est est choisi à la condition de saborder tout le matériel par souci de neutralité entre les troupes fidèles au Tsar et les insurgés, les soviets.

       Par le transsibérien, ils arriveront à Vladivostok le 20 avril 1918 via Perm, Omsk…

       Ce long voyage leur fait parcourir les grandes plaines blanches de Sibérie, traverser le lac Baïkal, vivre quelques jours à Kharbine où ils rencontrent les Chinois et redécouvrent une vie plus agréable et confortable.

       Le 25 avril 1918, à bord du Sheridan, ils quittent Vladivostok pour San Francisco aux États-Unis. La traversée du Pacifique fut calme. Le 3 mai 1918, le Sheridan traverse la « ligne de changement de date », qui suit en gros le méridien antipode (180°) du méridien de Greenwich, vers l’Est (Jour -1) et donc recommence le 3 mai…

       L’esprit frondeur qui sévissait dans le Corps Expéditionnaire, s’est emparé de cette bizarrerie, les militaires ont réclamé une double solde ! « Ce qui mit à l’épreuve, une fois de plus les sacro-saints règlements[13] ». Notre papa a maintes fois évoqué avec jubilation cette anecdote. Nous n’arrivions pas à comprendre mon petit frère et moi comment un jour pouvait exister deux fois ! Cela nous plongeait dans une dimension surréaliste.

       Le 12 mai 1918, c’est l’arrivée à San Francisco. Le séjour des soldats belges y fut très court. Après avoir participé à un défilé militaire, dans Market street (artère principale) où ils furent très acclamés, ils quittent la ville à bord d’un train neuf et luxueux de la Compagnie Union Pacific.

       Ils traversent les États-Unis en s’arrêtant dans de multiples stations : Salt Lake City, Cheyenne, Omaha, Des Moines, Chicago, Détroit, Buffalo, les chutes du Niagara, West Point, pour arriver à New York le 28 mai 1918. Là, ils seront cantonnés à Fort Tottem (base militaire près de New York).

       La traversée des États-Unis par le corps des ACM fut grandiose. Le gouvernement de Washington avait organisé en leur honneur des défilés (notamment dans la 5e avenue de New-York,) des parades, des réceptions. Ils étaient reçus en héros. Tout le reste de sa vie, mon père fut marqué par ce contact avec les États-Unis. Par ses souvenirs privilégiés, il m’a communiqué un désir très intense d’aller découvrir ce nouveau monde.



Photo de Jules Burrion en uniforme prise aux Etats-Unis en 1918.

       Cet accueil démesurément spectaculaire avait une portée politique : pour le peuple américain, leur entrée en guerre en Europe constituait un évènement lointain. La présence de militaires belges et alliés rendait le conflit plus proche, elle permettait aux autorités de justifier les emprunts de guerre et surtout de susciter un sentiment de solidarité avec leurs alliés.

       Le 16 juin 1918, ils quittent New-York à bord du Lorraine. Après une traversée de l’Atlantique sans histoire, ils débarquent à Bordeaux le 24 juin 1918. L’accueil y fut discret : aucun représentant des autorités militaires n’était présent. Après un passage à Eu (Camp militaire d’instruction) où « des choses » sont mises au point, ils obtiennent deux mois de congé.

       C’est la dissolution du corps des ACM. Chaque militaire de l’expédition est réaffecté dans des unités différentes, par prudence ! On introduisait une bombe dans les troupes fatiguées du monde occidental. Mon père fut affecté le 31 octobre 1918 au 12ème Artillerie Carabiniers-Cyclistes.

       Le 10 septembre 1919, Jules Burrion, mon père, était démobilisé. La guerre mondiale était terminée, les ondes de choc sociales, politiques, économiques seront analysées par les spécialistes.

       Pour mes parents, l’après-guerre a dû être douloureux. Ils ont mis un certain temps à retrouver le cours du long fleuve tranquille qui avait commencé le jour de leur mariage.

       Je n’ai aucune trace de cette période, mes parents ne l’ont jamais évoquée devant moi. Je ne me permets pas de lever tous les secrets, les souffrances et les errances que cette réadaptation à une vie ordinaire leur a imposés.

       Mon père est parti au Congo belge à Boma, en tant qu’agent de la Banque de la Société Générale. Ma mère a continué d’enseigner en tant qu’institutrice aux écoles communales de Maurage, vivant avec son père Alexandre et son fils Jean.

       Mon frère ainé, Jean, ne connaissait que l’image de son père : une photo du buste qu’il embrassait tous les soirs. Il avait environ six ans quand il a vu arriver son Papa pour la 1ère fois, il a crié « Mais, il a des jambes » !

       Septembre 1930 …

       J’ai retrouvé cette photo, c’est mon père, ma mère et moi dans le jardin d’une maison de la place de Maurage, dite « al’pouille ». C’est le départ de ma vie et d’un renouveau pour eux. Mon frère Jean avait alors 17 ans.



Couple avec enfant.

       Janvier 1933 …

       Max, mon petit frère arrive. Une nouvelle famille repart vers un bonheur calme, hélas vite perturbé par les angoisses et remous sociaux et politiques dus à la levée des nationalismes et du fascisme. Cela est une autre histoire.



La famille Burrion dans les années 30

       Cette guerre de 1914-1918 a marqué la vie de ma famille : une cassure qui a duré presque 15 ans. Max et moi avons connu un papa invalide. L’état de sa jambe, soignée en 1915 en Angleterre, s’est détérioré. Il boitait, se déplaçait avec une canne. Souvent, il préférait mon épaule de petite fille à sa canne, j’en étais si fière. Malgré sa grande stature, nous le sentions si fragile.

       Après sa mort le 8 décembre 1952 et celle de notre maman le 27 janvier 1956, nous avons compris que notre enfance avait été merveilleuse de par l’intensité chaleureuse de leur affection. Mais leurs comportements, induits par leurs douloureux souvenirs intériorisés, ont transmis tant d’angoisse et d’insécurité pour notre vie future.



Jules Burrion et son épouse.

       Aujourd’hui encore, un défilé militaire, une musique militaire et surtout la Marche de l’Entre-Sambre-et-Meuse, que souvent nous chantait notre Papa, ravivent des émotions si intenses, si bouleversantes de notre enfance.



[1] Carnet de guerre : Les Belges racontent 14-18. Récits de combattants recueillis par le Baron Camille Buffin, Éditions Jourdan, Waterloo, 2014, p. 216.

[2] France, département du Nord, arrondissement de Dunkerque, canton d’Hondschoote.

[3] Lieutenant-général à la retraite, président de l’ASBL Tank Museum.

[4] J.-P. Hausman, colonel BEM, chargé de mission.

[5] Né à Wavre le 26 juin 1882

[6] Né à Schaerbeeck, le 7 avril 1865, Louis-Auguste Collon entre en service en octobre 1876 en qualité de pupille de l’armée. En 1888, il obtient le grade de sous-lieutenant. En 1905, il est nommé capitaine commandant, désigné pour l’artillerie de forteresse de la position forte d’Anvers puis celle de Liège en 1906 avec le grade d’adjudant major. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la mécanique et la balistique. Il parle et écrit le néerlandais, l’anglais et le portugais. En 1912, (arrêté royal du 15 novembre 1912), il est nommé attaché puis chef de cabinet du ministre de la Guerre de Broqueville. En 1913, il obtient le grade de major et, déchargé à sa demande de ses fonctions de chef de cabinet du ministre de la Guerre, il est nommé attaché militaire auprès de la légation de Belgique à Paris. Le 29 décembre 1914, il est désigné pour commander le corps des autos-canons-mitrailleuses. Il est remplacé à ce poste par le major Semet en février 1916 et pensionné. En 1923, une commission d’enquête est créée pour étudier les circonstances de cette décision prise par le ministre de Broqueville sur les conseils du général baron de Ryckel qui lui reproche notamment d’avoir abandonné le commandement du corps des ACM pour se rendre en Russie par le Sud (via la Grèce, Serbie et Roumanie par train de luxe) alors que le personnel du corps et le matériel étaient transportés par le Nord, de s’être fait attribué par la Douma de la ville, un logement dans le plus bel hôtel de la ville, l’hôtel Astoria, et d’y avoir installé ses bureaux, aux frais de la ville de Pétrograd, d’avoir installé les ménages d’officiers dans le pavillon du parc impérial à Peterhoff. Enfin, le baron de Ryckel apprit incidemment que le major Colon avait fait des démarches pour percevoir la solde russe. Source : dossier militaire consulté au Centre de documentation du Musée de l’Armée.

[7] Attaché russe à Paris.

[8] Marotte E. (sous-lieutenant élève à l’École Royale Militaire, année académique 1984-1985),  Des Belges aux États-Unis, en Russie et en Angleterre, durant la Première Guerre mondiale, Bruxelles, École Royale Militaire, 1984-1985.

[9] THIRY O., THIRY M., Soldat Belge à l’armée russe. Récit de campagne d’une auto-blindée belge en Galicie, Bruxelles, 1919.

[10] THIRY M., Le tour du monde en guerre des autos-canons belges, 1915-1918, Bruxelles, 1965.

[11] Kharbin, autrefois Pin-Kiang, ville du Nord-Est de la Chine, carrefour ferroviaire et grand centre industriel.

[12] Bouï, ville russe située sur la rivière Kostroma.

[13] Pages de gloire du Corps Expéditionnaire belge des ACM en Russie, édition : la Fraternelle des Anciens Combattants, Bruxelles, 1956, p. 271.



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