Médecins de la Grande Guerre

Les ailes rouges du moulin de la guerre broyèrent le cœur de Verhaeren

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Les ailes rouges du moulin de la guerre broyèrent le cœur de Verhaeren



Le buste de Verhaeren au Caillou-qui-Bique


Verhaeren en 1912

       Verhaeren est l’enfant de Saint Amand né en 1855. Il connaît une enfance heureuse environné de villageois vivant de génération en génération des mêmes joies, des mêmes peines, et souvent du même travail.



A droite, la maison natale de Verhaeren

       Avec un cœur comme une éponge, l’enfant emmagasinera les souvenirs de ces gens simples pour les retranscrire plus tard dans des poèmes imagés qui font revivre une Flandre ancestrale attachante, courageuse mais peu tournée vers l’avenir. Et puis, il y a aussi l’Escaut qui marque les villageois et qui à Saint Amand fait un coude qui l’élargit et la fait ressembler à un vaste estuaire sauvage… L’imagination ne s’ennuie pas à Saint-Amand avec un tel fleuve si vaste, si animé, si vivant.



Une place minime et quelques rues
Avec un Christ au carrefour ;
Et l’Escaut gris et puis la tour
Qui se mire parmi les eaux bourrues.
Tel est, je m’en souviens après combien d’années
Le village de St-Amand
Où je suis né.

(Les tendresses Premières. Mon village)

       Verhaeren accomplit des études universitaires en droit. Mais le métier d’avocat le rebuta rapidement. Il fit alors de sa passion d’écrire son métier. 

       Verhaeren passa d’abord par une période noire, dépressive où rien dans ce monde ne semble avoir un sens. Il perd la foi de ses ancêtres. Ses recueils (Les soirs 1888), Les débâcles (1888) et Flambeaux noirs (1891) témoignent de cette époque où, même la lumière des flambeaux lui paraît noire.

Le moulin tourne au fond du soir ; très lentement
Sur un ciel de tristesse et de mélancolie ;
Il tourne et tourne et sa voile couleur de lie
Est triste et faible et lourde et lasse infiniment.

(Les soirs. Le moulin)

       Verhaeren, heureusement, retrouvera après cette crise morale un sens à sa vie. Témoin du monde agraire ancien durant son enfance, Verhaeren, peu à peu, entrevoit l’avènement d’un monde nouveau et meilleur et dont l’intense activité industrielle de son époque constitue les prémisses. Il retrouve confiance en l’homme et cette confiance lui confère une joie de vivre. Bien entendu Verhaeren n’est pas naïf ; la transition vers un nouveau mode de vie exige des sacrifices de la part des paysans condamnés à s’exiler en ville pour grossir les rangs d’un prolétariat misérable. Trois recueils seront écrits sur ce thème : Les campagnes hallucinées (1893), Les villes tentaculaires (1895), Les villages illusoires (1895). Verhaeren exalte la vaillance obscure et quotidienne des derniers villageois au mode de vie révolu et les immortalise dans son recueil « Les villages illusoires». C’est une image de la grandeur du genre humain qu’il nous laisse en magnifiant « le forgeron »  et le « passeur d’eau » qui réitèrent chaque jour les mêmes gestes ancestraux qui donnent sens à leur vie humble et difficile.



Le passeur d’eau d’Anton Carte (1941)

Le passeur d’eau, comme quelqu’un d’airain,
Planté dans la tempête blême,
Avec l’unique rame entre ses mains,
Brisait les flots, mordait les flots quand même.
Ses vieux regards hallucinés
Voyait des loins illuminés
D’où lui venait toujours la voix lamentable sous les cieux froids.

La rame dernière cassa
Que le courant chassa
Comme une paille vers la mer !
Le passeur d’eau, les bras tombants,
S’affaissa morne, sur son banc,
Les reins rompus de tant d’efforts
Un choc heurta sa barque à la dérive,
Il regarda, derrière lui la rive : il n’avait pas quitté le bord.

Les fenêtres et les cadrans,
Avec des yeux béats et grands,
Constatèrent sa ruine d’ardeur,
Mais le tenace et vieux passeur
Garda tout de même, pour Dieu sait quand,
Le roseau vert, entre ses dents.

(Les villages illusoires, le passeur d’eau)



Goûter au champ de Louis Pion 1877


Que promet l’avenir ? La campagne disparaît mangée par la ville.

La plaine est morne, avec ses clos, avec ses granges
Et ses fermes dont les pignons sont vermoulus,
La plaine est morne et lasse et ne se défend plus,

La plaine est morne et morte et la ville la mange.

(Les villes tentaculaires. La plaine.)

Les foules sont privées d’air, de repos, de lumière…

Ô ces foules, ces foules,
Et la misère et la détresse qui les foulent !

(Les villes tentaculaires, les cathédrales)

Mais Verhaeren, en visionnaire, luttant contre le pessimisme, aperçoit malgré la misère sociale de son temps, un avenir plus radieux pour l’homme : les lumières de la ville arrivent à percer ses fumées noires.

Le rêve ! Il est plus haut que les fumées
Qu’elle renvoie envenimées
Autour d’elle, vers l’horizon ;
Même dans la peur ou dans l’ennui ;
Il est là-bas, qui domine, les nuits,
Pareil à ces buissons
D’étoiles d’or et de couronnes noires,
Qui s’allument, le soir ; évocatoires.

(Les villes tentaculaires. L’âme de la ville)

La ville tentaculaire, n’a pas de nationalité. La misère de son prolétariat mais aussi ses promesses sont identiques dans toutes les villes industrielles européennes. La problématique soulevée par Verhaeren concerne tout l’occident. Il s’en suit une diffusion rapide des œuvres du poète-philosophe dans tous les pays européens sous l’emprise de la révolution industrielle. 

L’année 1895 signe la notoriété de Verhaeren en France grâce à la diffusion de ses œuvres par la grande maison d’éditions française Mercure. En 1899, c’est Alma Strettel qui publiera la première anthologie de Verhaeren en anglais mais le succès le plus éclatant provient d’Allemagne, grâce à de grands admirateurs comme Zweig qui traduira son œuvre y compris ses pièces de théâtre ou comme Rehwoldt qui publiera une anthologie de ses poèmes. Zweig se prit d’amitié pour Verhaeren qu’il rencontra pour la première fois en 1902. Le poète le reçut au moins à cinq reprises chez lui au Caillou-qui-Bique. Zweig considérait Verhaeren comme un modèle, comme son « cher maître ». En juillet 14, Stephan Zweig est en vacances sur la côte belge, impatient de rejoindre le 2 août son ami Verhaeren dans sa maison de campagne au « Caillou-qui-Bique ». Mais le jour fixé, la guerre éclate et Zweig est obligé de reprendre le dernier train pour l’Allemagne. Les deux amis ne se reverront plus et la guerre mettra fin brutalement à leur amitié comme nous le verrons un peu plus loin.  

La notoriété de Verhaeren devient en Allemagne si grande que, vers 1910, on assiste en Allemagne à une véritable bataille entre les maisons d’édition pour obtenir les droits sur ses œuvres. Verhaeren entreprend alors en 1912 une tournée qui le conduit à Hambourg, Berlin, Leipzig, et Munich. Les conférences qu’il donne suscitent l’enthousiasme et sont de véritables séances de fraternisation. Verhaeren triomphe en Allemagne partout au point d’irriter certains intellectuels français.

Mais ce n’est pas tout, le renom de Verhaeren en Allemagne s’étend aussi en Russie grâce, notamment, au poète russe Brioussov qui publie une anthologie de 21 poèmes en 1916 puis une plus importante en 1916. En 1913, Verhaeren accomplit une tournée triomphante dans l’empire russe qui l’amènera à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Les salles sont combles. Verhaeren est abordé en rue par des admirateurs émotionnés en pleurs. La révolution de 1917 verra le nombre d’éditions exploser à Russie car Verhaeren est vu comme un socialiste, défenseur des opprimés. Son fameux poème « La révolte » y est pour beaucoup. 

Des glas de pas sont entendus
Et de grands feux de toits tordus
Échevèlent les capitales.

Ceux qui ne peuvent plus avoir
D’espoir que dans leur désespoir
Sont descendus de leur silence.

(Les flambeaux noirs. La Révolte)

Mais son poème « Le forgeron » est tout autant considéré comme révolutionnaire.

……….

Le forgeron dont l’espoir ne dévie
Vers les doutes, ni les affres, jamais.
Voit, devant lui, comme s’ils étaient,
Ces temps, où fixement les plus simples éthiques
Diront l’humanité paisible et harmonique :
L’homme ne sera plus pour l’homme, un loup rôdant
Qui n’affirme son droit qu’à coups de dents ;
L’amour dont la puissance encore est inconnue,
Dans sa profondeur douce et sa charité nue,
Ira porter la joie égale aux résignés ;
Les sacs ventrus de l’or seront daignés.
Un soir d’ardente et large équité rouge ;
Disparaîtront palais, banques, comptoirs et bouges ;
Tout sera simple et clair, quand l’orgueil sera mort ;
Quand l’homme au lieu de croire à l’égoïste effort,
Qui s’éterniserait, en une âme immortelle,
Dispensera, vers tous, sa vie accidentelle.

(Les villages illusoires. Le forgeron)

Après 1900, Verhaeren publie plusieurs recueils qui prolongent l’optimisme de la belle époque. C’est la multiple splendeur avec son appel célèbre « Admirez-vous les uns les autres ». Viendra ensuite les innombrables tournées en Allemagne, Autriche, Angleterre, Russie…. Alors qu’il connaît de grands succès en France, Verhaeren publie une ode à sa Flandre en cinq recueils de 1904 à 1911. Avec ces recueils, il acquiert un statut de poète national et la maison royale l’invite à plusieurs reprises. Enfin Verhaeren est aussi auteur de pièces de théâtre qui le font connaître. En 1910, Zweig écrit et publie la biographie de Verhaeren dans laquelle il attribue la force et l’originalité du poète à son identité germanique ce qui ne manque pas de provoquer en France de multiples controverses.

Verhaeren avait aussi le talent de rassembler les artistes européens parce que chacun d’entre eux lui reconnaissait une stature de « sage », croyant en la collaboration de tous les hommes pour un monde meilleur, tout en appréciant les plaisirs simples de la vie comme les promenades dans la nature. Verhaeren fut l’ami de Rodin, de Mallarmé, de Rilke, jules Romain de constant Meunier, des néo-impressionnistes comme Georges Seurat et de tant d’autres. Sa correspondance avec ses amis totalise des milliers de page.



Marthe son épouse. Peinture de Théo Van Rysselberghe (1899)


Verhaeren était aussi un grand amoureux. Le lecteur d’aujourd’hui appréciera sans doute mieux ses poèmes d’amour à son épouse Marthe Massin que le reste de son œuvre. Ces poèmes rassemblés dans les recueils, Les heures claires, Les heures d’après-midi et Les heures du Soir, magnifient l’amour régnant dans un couple aux différents âges de celui-ci dans la joie des jeunes années, dans la maturité puis dans la vieillesse. Des recueils qui sont, aujourd’hui encore, des chefs d’œuvres qui nous parlent et qui nous vont droit au cœur parce qu’ils constituent un magnifique monument à la gloire de l’amour conjugal.

Oh que notre heure est belle et jeune encor
Quand l’horloge résonne avec son timbre d’or
Et que me rapprochant je te frôle et je te touche
Et qu’une lente et douce fièvre
Que nul de nous ne désire apaiser
Conduit le sûr et merveilleux baiser
Des mains jusques au front, et du front jusqu’aux lèvres.

(Les heures du soir)

Emile avait 36 ans quand il se maria avec Marthe (qui était une artiste peintre de talent !) en 1891.



A partir de 1902, le couple d’artistes fit chaque année un long séjour dans leur maison de campagne aménagé dans une fermette au milieu de la nature du « Caillou-qui-Bique », à Roisin près de la frontière française. Dans ce magnifique environnement, Emile et Marthe aimait la vie rustique et simple et calme… Le poète partait chaque jour se promener un bâton à la main.

Dès le matin, par mes grands routes coutumières
Qui traversent champs et vergers
Je suis parti clair et léger
Le corps enveloppé de vent et de lumière.

(Les forces tumultueuses. Un matin)



L’une des pierres gravées de la promenade rappelle l’amour d’Emile pour Marthe : Vivons pareils à deux prières éperdues, l’une vers l’autre, à toute heure tendues. Ceux qui vivent d’amour, vivent d’éternité.

Marthe ne l’accompagnait pas souvent car elle marchait difficilement. Mais Emile lui ramenait des souvenirs de ses promenades.

Je t’apporte de soir comme offrande ma joie
D’avoir plongé mon corps dans l’or et dans la soie
Du vent joyeux et franc et du soleil superbe.

(Les heures de l’après-midi)

Un jour, le poète eut pitié d’un vieux paysan rencontré et il revint de sa promenade sans son manteau ! On peut toujours aujourd’hui se promener dans les traces de Verhaeren en longeant la Grande Honnelle qui serpente dans les bois au pied du Caillou-qui-Bique[1].  Tout le long de cette promenade de 4 km se trouvent 27 pierres sur lesquelles sont gravées des extraits de poèmes ou de lettres. L’endroit est incontournable pour celui qui veut comprendre Verhaeren.



La maison de campagne de Verhaeren au lieu dit « Caillou-qui-Bique » fut détruite en 1918 par une bombe allemande. Elle fut reconstruite en 1929 et abrite aujourd’hui un musée provincial à la mémoire de Marthe et Emile Verhaeren.


Le circuit balisé des Pierres fut emprunté maintes fois par Verhaeren lors de ses promenades journalières. A droite la Grande Honnelle. A Gauche une des 27 pierres gravées d’une pensée de Verhaeren inspirée par le bruit de la rivière.



Le caillou-qui-Bique, ce rocher qui donna son nom au petit hameau où se réfugiaient en été Marthe et Emile, est visible du circuit des Pierres. Ce rocher en équilibre est âgé de 370 millions d’année.

Le prix Nobel de littérature de 1911 fut attribué à Maeterlinck ; mais il aurait pu être décerné à Verhaeren. En tant que flamand francophone, Verhaeren faisait la synthèse de deux cultures, la germanophone et la francophone. Il parvenait à faire prendre conscience de l’avantage de l’union des pays, et cela malgré les cicatrices laissées par la guerre de 1870. 

Le lecteur d’aujourd’hui trouvera néanmoins ses poésies trop longues avec des vers qui répètent la même pensée, la même idée. Verhaeren parvient même à écrire une strophe de 32 vers ! Un record ! Un style donc peu adapté aux hommes pressés que nous sommes devenus, des hommes habitués à écrire en style télégraphique des emails et SMS et trouvant difficilement le temps ou le goût de s’arrêter devant un paysage ou un tableau. De plus, sa foi au progrès inconditionnel nous énerve aussi à une époque où nous entrevoyons nettement les dérives que celui-ci qui engendre : pollution, changement climatique, diminution des ressources naturelles etc

Mais Verhaeren reste un « immense poète ».

Son génie est d’écrire comme un peintre. Ses vers constituaient des tableaux faisant ressortir relief, lumière, couleurs, mouvements, et même odeur. Ses poèmes sensuels exprimaient la vie dans toutes ses dimensions. Une poésie réaliste, collée sur le vécu du genre humain, sur ses déceptions et sur ses espoirs, et sur les beautés de la nature qui lui sont d’une grande consolation.

Verhaeren écrivait comme un peintre et ses mots savaient aussi, mieux que quiconque, exprimer et expliquer la peintures des grands maîtres comme James Ensor et Edouard Manet et même Rembrandt.

Voici un bel exemple d’une poésie à la manière d’un tableau de Verhaeren :

Depuis des ans, elle m’est celle
Par qui je vis et je respire…
La mer ! La mer !
Elle est le rêve et le frisson
dont j’ai senti vivre mon front.
Elle est l’orgueil qui fit ma tête
Comme de fer, dans la tempête ;
Ma peau, mes mains et mes cheveux
Sentent la mer,
Et sa couleur est dans mes yeux ; et c’est la houle et le jusant
Qui sont les rythmes de mon sang !

(Les visages de la vie. Au bord du quai.)

Pour agrandir sa palette de couleurs, Verhaeren abandonna progressivement l’alexandrin et devint ainsi le créateur du vers libre.

Les gens qui sont d’ici
Aiment la peine et le souci,
Et leur ciel inclément et leur terre indocile.
Ils acceptent leur sort et n’en veulent changer.

(Les blés mouvants. Tityre et Moelibée)

Stéphane Mallarmé résume très bien ce novateur en poésie que fut Verhaeren :

Mon cher, ce qui tient du miracle en ce livre, et en vous, c’est une invention perpétuelle du vers qui ne se fige jamais ! et toujours ressort d’avant absolu : il ne se croit pas fait une fois établi, définitif ainsi que ce fut l’erreur jusqu’ici, mais prend la peine de se créer, lui-même et autre, comme la vie.

(Stéphane Mallarmé à Emile Verhaeren à propos des Débâcles en 1889)

Emile Verhaeren fut un des rares poètes de la littérature française à avoir réussi à pénétrer dans d’autres cultures. Il croit en une Europe fédérative conservant la diversité des nations qui font sa richesse et qui fera flotter partout sa conception de la justice.

Devant le masque cru des féroces idoles ;
Elle apporte soudain de nouvelles paroles,
Elle déplie en des âmes mornes encor
L’aile obscure qui soutiendra leur prime essor
Et sur des fronts étroits et durs que rapetisse
L’esclavage ; la peur l’effroi, la cruauté,
Sa mon fait lentement, mais sûrement flotter
Quelque rêve futur que serait la justice.

(Emile Verhaeren, La Multiple Splendeur, l’Europe, 1926)

Même durant la guerre, il croira encore au rêve européen dans une conférence, il parlera avec des mots très actuels de son Europe à construire.

« Ne pourrait-on pas enseigner la géographie en anglais, l’histoire en français et les autres matières dans l’idiome du pays ?

Il formule aussi le principe d’échange d’étudiants qui préfigure les accords d’Erasme et Socrate, et il ose dire malgré la haine :

« Il importe qu’on considère de plus en plus l’Europe comme un tout dont les différentes nations seraient les provinces et les départements. Malgré les guerres entre pays, il est fatal que les Etats-Unis d’Europe se fassent un jour. Le tout est de trouver le moyen le meilleur pour le réaliser. »
(manuscrit de Verhaeren nommé Le bilinguisme, archives et musée de la littérature, AML, FS,XVI 1124)

Verhaeren connut dans les deux dernières années de sa vie un immense chagrin. Tous ses rêves s’écroulèrent avec fracas lors du déclenchement de la guerre. L’Allemagne pour qui il vouait une grande admiration et qui le lui rendait bien devient subitement l’ennemi ! Verhaeren et l’Allemagne comme dans un couple qui s’est aimé avec passion puis qui se sépare, va passer de l’amour fou à la haine féroce et cela malgré les conseils de ses amis.

En novembre 1914, il déverse sa haine dans un poème « La Belgique sanglante » qu’il fait paraître en Angleterre sous forme de brochure et dans le journal « The Observer » ainsi qu’en France, dans l’« Echo de France ». Son ami Zweig découvre ce poème recopié dans la « Neue Freie Presse » le 9 novembre et est horrifié par le fait qu'il fait foi aux rumeurs de barbarie des soldats allemands, coupables de trancher les pieds d’enfants. Le lecteur trouvera ci-dessous les vers litigieux qui mirent fin à l’amitié de Verhaeren pour Zweig. L’entièreté du poème est retranscrite en fin d’article dans les notes[2]. Ce poème, par sa longueur, son vocabulaire, sa rage traduit l’immense déception de Verhaeren qui voit les premiers fondements d’une Europe unie s’effondrer avec fracas et violence.

Par tout, du fond des bourgs vers les villes voisines
Les gens fuyaient avec des yeux épouvantés
De voir comme une mer immense de ruines
Crouler sur le pays qu’ils avaient dû quitter.
Derrière eux s'exaltait le tocsin fou des cloches,
Et quand ils rencontraient quelque teuton frappé
Par une balle adroite, au bord d’un chemin proche,
Souvent ils découvraient, dans le creux de ses poches,
Avec des colliers d'or et des satins fripes.
Deux petits pieds d’enfant atrocement coupés

Oh! Quel triste soleil fut le témoin, en Flandre,
Et des hameaux en feu, et des villes en cendre
Et de la longue horreur, et des crimes soudains
Dont avait faim et soif le sadisme Germain.

Zweig ne croyait pas en une cruauté gratuite des soldats de l’armée de Guillaume II. L’idéalisme de Zweig heurta l’immense déception en « l’homme » que Verhaeren éprouvait. A partir de ce moment, s’en fut fini de leur amitié et les deux hommes ne s’écrivirent plus. Il est très plausible que les deux hommes eurent pu se réconcilier après la guerre mais Verhaeren mourut bien avant l’armistice, en 1916, à Rouen. Zweig, en tout cas, confia un immense désarroi à Romain Rolland lors de la mort de Verhaeren : « Un abîme m’engloutit. Vous devez savoir ce que Verhaeren signifiait pour moi (…) »


Zweig entre Emile et Marthe au Caillou-qui-Bique

Avec son ami Rolland, ce fut différent. Malgré leurs différents, Verhaeren ne rompit pas les liens qui l’unissaient avec l’écrivain pacifiste. Romain Rolland avait écrit « Au-dessus de la mêlée », une série d’articles parus dans le journal de Genève qui renvoyaient tous les belligérants dos à dos pour essayer de leur faire abandonner la haine et retrouver la paix.

Romain Rolland, dans sa lettre du 23 novembre adressée à Verhaeren réagit à la publication de « La Belgique sanglante » et lui demande, en pensant à Zweig, un geste de bonne volonté, celui de supprimer le mot « souvent » de la strophe litigieuse (Souvent ils découvraient, dans le creux de ses poches, Avec des colliers d'or et des satins fripes. Deux petits pieds d’enfant atrocement coupés)  

Ne laissez pas ce « souvent. Il a consterné l’Allemagne, et je ne le crois pas juste. Il ne faut pas qu’un peuple entier paye pour le crime sadique de quelques bêtes féroces. 

Mais pour Verhaeren, les mots « parfois » ou « souvent » ne changent rien à la réalité. Il répond :

Oui, supprimez « souvent » ou bien remplacez-le par « parfois ». Comme je vous remercie d’être si ardent et si beau dans votre défense du droit et particulièrement dans votre dévouement à mon pays. De tout cœur je vous embrasse.

Peu de temps avant la parution de « La Belgique sanglante » Romain Rolland avait envoyé à Verhaeren l’expression de sa tristesse au sujet de la destruction de Louvain et du bombardement de Reims. Verhaeren lui avait déjà fait part de l’origine de sa haine, une haine qu’auparavant, il ne se serait jamais cru capable d’éprouver un jour :

Je suis plein de tristesses et de haine. Ce dernier sentiment, je ne l’éprouvai jamais ; je le connais maintenant. Je ne puis le chasser hors de moi et je crois être pourtant un honnête homme pour qui la haine était jadis un sentiment bas… Combien j’aime à cette heure mon pays ou plutôt le tas de cendre qu’est mon pays ! (24 octobre 14)

Romain Rolland tenta alors de l’adoucir par une nouvelle lettre :

Non, ne haïssez pas ! La haine n’est pas faite pour vous, pour nous. Défendons-nous de la haine plus que de nos ennemis. Vous verrez plus tard combien la tragédie était plus poignante encore qu’on ne pouvait s’en rendre compte, lorsqu’on ne pouvait s’en rendre compte, lorsqu’on s’y trouvait mêlé. Il y a de tout côtés une sombre grandeur ; et sur les troupeaux d’hommes règne un délire sacré… Le drame de l’Europe atteint un tel degré d’horreur qu’il devient injuste d’en accuser les hommes. Il est une convulsion de la nature. Comme ceux qui virent le déluge, faisons l’arche et sauvons ce qui reste de l’humanité. (23 novembre 14)

Verhaeren fit la sourde oreille et son ami lui écrivit à nouveau une lettre admirable de sagesse :

Comme il faut que vous ayez souffert, mon cher grand et bon, pour haïr !... Mais je sais, mon ami, que vous ne le pourrez pas longtemps. Non, vous ne le pourrez pas, les âmes comme la vôtre mourraient dans cette atmosphère. Il faut que justice soit faite ; mais la justice ne veut pas qu'on rend tous les hommes d'un peuple responsables des crimes de quelques centaines d'individus. N’y eût-il qu’un seul juste dans tout Israël, je dirai que vous n'avez pas le droit de condamner tout Israël. Et vous ne vous doutez pas de toutes les âmes opprimées, bâillonnées qui se débattent et souffrent, en Allemagne et en Autriche…. Des milliers d’innocents sont partout sacrifiés aux crimes de la politique. Napoléon n'avait pas tort quand il disait : « La politique, voilà la moderne fatalité ». Le Destin antique ne fut jamais plus féroce. Ne nous associons pas au Destin, Verhaeren. Soyons avec les opprimés, avec tous les opprimés. Il y en a partout. Je ne connais que deux peuples au monde : ceux qui souffrent et ceux qui font souffrir (14 juin 1915).

Verhaeren garda sa haine et répondit :

Si je hais, c’est que ce que j’ai senti, vu et entendu est épouvantable. J’avoue que brûlant de tristesse et de colère, comme je le suis, je ne puis être juste. Je suis non pas à côté de la flamme, mais dans la flamme, et je souffre et je crie. Je ne puis faire autrement. (19 juin 1915)

Zweig dira sans sa biographie de Romain Rolland : « Verhaeren demeura fidèle à la haine, et Romain Rolland aussi, il est vrai, mais à la façon d’Olivier (Ndlr : Olivier un personnage de l’œuvre de Romain Rolland) , « à la haine de la haine ».




En 1916, Verhaeren publie son recueil de Poème, « Les Ailes Rouges de la guerre ». Ce recueil constitua malheureusement son testament car il décède peu après, le 27 novembre de la même année à Rouen écrasé par le train pour Paris qui arrivait en gare et qu’il devait emprunter pour rejoindre Saint-Cloud après avoir donné une conférence. Ses derniers mots furent : « Ma patrie… ma femme… ». Le gouvernement français offrit d’enterrer Verhaeren au Panthéon. Marthe refusa. Sa dépouille fut rapatriée dans le petit coin de Belgique encore libre, derrière l’Yser et le grand poète fut enterré à Adinkerke. Par après, redoutant que sa tombe ne soit pulvérisée par une bombe, on la transféra à Wuveringhem. En octobre 1927, lors de funérailles nationales, il fut finalement inhumé sur les bords de l’Escaut dans son village natal conformément à sa volonté. Sa tombe monumentale entre ciel et terre, entre eau et terre influe de façon indicible sur tout le paysage de Saint-Amand.

Allez à Saint-Amand cher lecteur, sur les traces de Verhaeren ! Vous ne le regretterez-pas. Contemplez le paysage de son tombeau et il vous semblera que le poète, encore aujourd’hui, a le don de rassembler la vie, la mort, l’eau, la terre, le ciel, le village, les hommes qui y vivent en un tableau somptueux, mystérieux, douloureux mais transcendé par l’espérance. 

Le jour que m’abattra le sort
C’est dans ton sol, c’est sur tes bords
Qu’on cachera mon corps
Pour te sentir même à travers la mort
Encor.

(Toute la Flandre. L’Escaut)

Avant de conclure cet article, examinons le recueil du poète « Les Ailes Rouges de la guerre ». Nous pouvons en effet suivre le cheminement de la pensée de Verhaeren durant ces deux premières années de guerre qui furent aussi les dernières années de sa vie. Je vous cite chaque poème dans l’ordre donné par l’auteur en citant leurs versets les plus significatifs.

Le Monde s’arme est le premier poème de son recueil. La guerre était pour Verhaeren non seulement une catastrophe mais un évènement contraire à l’évolution qu’il entrevoyait pour l’Europe : une évolution constante vers un mieux-être grâce à la science et à l’industrialisation, une évolution aussi vers l’unité européenne où les différences de culture s’amenuisent par le progrès commun, le patrimoine artistique. Août 1914 met fin brutalement au rêve européen de Verhaeren. A l’espoir d’un mieux vivre, une angoisse mortifère se substitue :

A chaque instant
L’angoisse emplit les cœurs battants,
Si bien que l’univers est haletant
Dans son sang et sa chair, dans ses os et ses moelles,
Du creux des mers jusqu’aux étoiles.

Sa déception immense, Verhaeren l’explique dans son deuxième poème « Au Reichstag » :

On affirmait :
Partout où les cités de vapeurs s’enveloppent
Ou l’homme dans l’effort s’exerce et se complait
Bat le cœur fraternel d’une plus haute Europe.
De la Sambre à la Ruhr, de la Ruhr à l'Oural
Et d'Allemagne en France et de France en Espagne.

Mais le Reichstag, un jour du mois d’août donna le signal de la haine et…

Tout se troublait et ne fut plus en somme
Que fureur répandue et que rage dardée.
Au fond des bourgs et des campagnes
On prenait peur d’être un vivant,
Car c'est là ton crime immense, Allemagne
D'avoir tué atrocement
L'idée
Que se faisait pendant la paix,
En notre temps,
L’homme de l'homme.

Verhaeren compose alors son troisième poème en hommage à « Ceux de Liège » qui sont les premiers soldats à tenir tête à l’invasion. Il termine par cette strophe :

O vous, les hommes de demain
Dût la guerre mortelle et sacrilège
Même nous écraser dans un dernier combat,
Jamais, sous le soleil, une âme n'oubliera,
Ceux qui sont morts pour le monde, là-bas
A Liège.

Les aéroplanes qui survolent la ville de Paris sont évoqués dans son quatrième poème car ils sont un rappel constant de la guerre qui fait rage plus au nord sur le front :

Ils s'éloignent soudain dans la pleine clarté,
Dieu sait par quelle voie,
En emportant l'affreuse peur de la cité
Pour butin et pour proie.

Pas loin du front, la cathédrale de Reims est bombardée, les cris des vieux saints se perdent sans réponse dans le ciel…

Les ostensoirs d'argent par les papes bénis,
Les chandeliers, et les crosses, et les calices
Etaient mordus par les flammes et s'y tordaient ;
L'horreur était partout propagée et brandie ;
Les vieux saints du portail priaient dans l'incendie,
Mais leurs cris vers le ciel dans leur mort se perdaient.

Et maintenant avec ses pauvres bras brûlés
La cathédrale meurt sous les astres voilés.

Verhaeren est seul à Saint-Cloud. Plus personne ne lui rend visite dans sa chambre de travail. Par ce sixième poème, « Ma chambre », il évoque certainement son grand ami de naguère, Zweig dont l’amitié n’a pas résisté à la guerre.

Depuis la guerre
Ma chambre est close et solitaire.
Dites, où sont-ils donc mes amis de naguère ?
Voici le coin où l'autre mois,
Pensifs et clairs, nous parlâmes à lente voix
De nos belles idées
Une à une par la science élucidées
Voici le coin de table où s'appuyait la main
De celui qui, sans jactance ni hyperbole,
Prêchait avec son âpre et vaillante parole
L’espoir humain ;

Hélas ! hélas ! Où sont-ils donc ?
En quel délaissement et en quel abandon
Sont-ils flottants au gré de l'immense misère ?
Hélas ! hélas! Où sont-ils donc,
Mes amis de naguère !

Beaucoup de Belges (350.000) se réfugient en France. 

Les exodes constituent un cortège de misère qui inspire le poète dans un septième poème, merveilleux de réalisme, semblable à une œuvre picturale :

De toutes parts
Les gens partent vers les hasards :
Il en est qui s'en vont poussant sur leur charrette
Le lit, le matelas, le banc, la chaufferette,
Et la cage déserte où mourut le pinson ;
D'autres chargent leur dos de vieilles salaisons
Qu'un voile épais et gris défend contre les mouches.
J'en ai vu qui tenaient une fleur à la bouche
Et qui pleuraient, sans rien se dire, atrocement.
Des vieux passent, serrant leur deuil et leur tourment,
Et les mères sont là, pauvres, mornes et livides
Laissant mordre l'enfant à leur poitrine vide.

……….

Et las de leur cœur triste et las de leurs pas lourds,
Longues et fatales comme des houles
Les foules
Passent toujours.

       Mon âme est là-bas nous dit le poète, près de ceux qui combattent :

Mon âme elle est là-bas,
Mon âme en joie et en alarmes,
Elle est là-bas
Ou l’on s’élance, où l’on se bat
Dans les clameurs et dans les armes

 ……….                     

Mon Ame ? - elle est déjà
Là-bas, Dans la clarté de la victoire,
Tout lui devient ou signe ou geste évocatoires,
Elle est volante au vent
Vivant
Qui frôlera le front
De ceux qui reviendront,

……….      

       L’âme de Verhaeren est notamment auprès de la ferme des marais d’or, transformée en ruines le long de l’Yser et dont les caves abritent des soldats mais aussi les fermiers qui n’ont pas voulu quitter leurs terres. C’est le neuvième poème de son recueil :

Dans la ferme des beaux marais,
Nul ne suivit ceux qui partaient :
Les poings serrés et le cœur brave,
Dans la ruine et ses amas,
On se terrait, près des soldats,
Au fond des caves.

……….

Derrière un mur en or debout, dans la nuit noire,
Ils avaient ménagé un brusque observatoire
Que l'ennemi pendant longtemps ne devina.
Sur les taillis voisins son canon s'acharna.
Dans le verger traînait le fil télégraphique
Qui reliait la ferme au terrain héroïque,
Si bien que tous les jours avec un élan fol,
Quoique fixée et maintenue au sol,
Grâce à ce grand pan de muraille écroulée,
Elle se projetait jusqu'au cœur des mêlées.

       La patrie aux soldats morts doit ne jamais cesser de proclamer les noms de ses héros.

Mais je ne veux pas, moi, qu'on voile vos noms clairs
Vous qui dormez là-bas dans un sol de bataille
Où s'enfoncent encore les blocs de la mitraille
Quand de nouveaux combats opposent leurs éclairs,

Je recueille en mon cœur votre gloire meurtrie,
Je renverse sur vous les feux de mes flambeaux
Etje monte la garde autour de vos tombeaux,
Moi qui suis l'avenir, parce que la Patrie.


       L’empereur Guillaume II compta sur la force pour faire la grandeur de l’Allemagne ! Une terrible erreur, exprimée par Verhaeren dans son onzième poème !

Il se voulait grand quand même, dès aujourd'hui
« Son peuple et ses soldats s'affolerai nt en lui;
Ils formeraient ensemble une force damnée,
Hypnotisant la terre ct la mer étonnée;
La cruauté, l'effroi, la rage et la fureur
Peuvent elles aussi, atteindre à la grandeur

       S’en est fini de la quiétude de nos campagnes comme celles qui voisinent la chapelle célèbre de  Notre-Dame de Bonne Odeur à Tervueren :

Où sont-ils les parfums qui traversent la plaine
Et balancent, le soir, leur voyage sur l'eau ?
Où les brises qui murmurent sous les ramées
Pour que des mots d'amour soient soufflés à l'amant
Par la feuille tremblante et le branchage lent,
Quand les couples s'en vont sous la nuit enflammée ?
Où sont les sentiers clairs que cent petits pieds nus
marquent de leur empreinte entre les brins de chaume
Où la bonne senteur du pain roux et grenu ?
Hélas ! Où les clartés ? Hélas ! Où les arômes ?
Et de quoi désormais, en ces âges d’horreur
Pourront se réjouir tes benoites narines ?
Voici l'âcre Allemagne en sang et en sueur
Qui remplit d'elle et tes chemins et tes ravines,
Notre-Dame de Bonne Odeur.

       France et Allemagne se déchirent et l’enjeu de la bataille sont les acquis de la révolution française :

Elle avait on ne sait quelle ardeur fraternelle,
Allant de peuple à peuple incendier les vœux;
Elle ornait de ses fleurs la guirlande éternelle
Qui court en longs festons joindre le bien au mieux.
Ses forces étaient lucides et quelquefois sublimes
Le jour où tous les rois furent ses ennemis.

Un seul lui résista ne la comprenant point.
Dites, depuis quels temps peuplait-il ses montagnes
Du bruit de ses marteaux tonnant entre ses poings
Et frappant dans le fer le sort de l'Allemagne ?

……….

Elle aime la conquête avec férocité
Les guerres sont pour elle ou l'abri ou le havre ;
Elle marche sur les mourants, le pied hotté,
Et son orgueil s'épand de cadavre en cadavre.

……….

Mais si tel deuil ou tel crime dû advenir
Et qu’elle réussit à hausser sa marée
Jusqu'à battre le roc sauveur de l'avenir,
L'Europe à tout jamais serait déshonorée.

       La ville d’Ypres détruite par la guerre : une perte incalculable ! Jamais Verhaeren n’imagina que cette ville puisse retrouver un jour sa richesse et sa beauté au point de devenir au 21ème siècle la ville la plus célèbre de Belgique.

Les Halles, et Saint-Martin, el le beffroi
S'allumèrent tous à la fois :
On eût dit que leurs flammes
Faisaient un large brasier d'âmes.
Ce que la ville avait conquis obstinément
Au cours des temps,
En sa croissance triomphale,
Et ses chartes et ses décrets et ses annales,
Et sa tenace ardeur et son courage altier,
Et le renom européen de ses métiers.
Et surtout l'admirable et gothique visage
Que l'âge lui avait fait el parfait d'âge en âge,
Tout fut brûlé et lentement anéanti
Jusqu'au ras de la terre.

……….

Dites, quel éclair fou de haine et de colère
Doit aujourd'hui
Illuminer le cœur de ceux
Qui ont cru voir avec leurs yeux,
Et dans les feux
Et dans les cendres,
Se tordre de douleur et crier jusqu'aux cieux
La Flandre !

       Les Zeppelins sur Paris n’ont pas su atteindre le tombeau de Napoléon. C’est le quinzième poème du recueil.

Ils n'ont semé que ci et là, de coins en coins,
La mitraille qu'ils destinaient au dôme unique
Où dort celui qui les ployait sous ses deux poings
Et les dominait tous, de son front titanique.

       Le printemps de 1915 : quelle tristesse ce premier printemps de guerre !

Hélas ! Plus n'est de floraison
Que celle des feux dans l'espace :
Bouquets de rage et de menace
S'éparpillant sur l'horizon.

Plus n'est, hélas ! de splendeur rouge
Que celle, hélas, des boulets fous
Eclaboussant de larges coups
Clochers, hameaux, fermes et bouges.

Tout est sans joie el sans merci ;
La lutte épand de plaine en plaine
Ses bonds de fureur et de haine :
C'est le printemps de ce temps-ci.

       A l’arrière , quand un avion passe, on l’imagine allant faucher l’ennemi. La haine règne dans les cœurs.

El nous voyions déjà s'abattre son orage
Dans la terre fumante; et ses feux en bondir
Pour mordre et déchirer, et tuer el raidir
Cent ennemis fauchés dans leur haine et leur rage

       Les soldats morts à la guerre, nous vivrons en vous  dit le poète dans son 18ème poème !

Votre âme désormais habitera sur terre
Dans les plis frissonnants et volants des drapeaux ;
Nous en sentirons tous l'effluve autoritaire
Nourrir obscurément les nerfs de nos cerveaux;
Notre âme sera par votre âme refondue;
Nous l'entendrons sonner dans notre torse altier
Et si un jour la victoire nous est rendue
C'est qu'en vous, héros morts, nous vivrons tout entiers.


Le Roi Albert et Emile Verhaeren

       L’âme paysanne dont Verhaeren était si proche, est malheureuse de voir la terre blessée.

Dites, les gens, la terre est aujourd'hui blessée
De toute la mitraille en sa chair enfoncée.
Des crevasses d’obus baillent en des sillons.
Le tilleul de la plaine est fendu tout du loin
Et tend vers le haut ciel les moignons de ses branches.
Les toits ont chu des murs comme autant d'avalanches
Et leurs lattis broyés, jonchent les carrefours.
Tel un torse troué se dresse encore la tour
Par-dessus le village et l’église en ruines.
Les étoiles, le soir, peuplent cette poitrine
De feux consolateurs que l'on voit au travers.
Tout est morne d'avoir si brusquement souffert :
L’oiseau, la bête et l'homme en leur crainte profonde,
A voir leur sol broyé, croient à la fin du monde.
Pourtant,
Cette terre aujourd'hui lamentable et blessée,
De toute la mitraille en sa chair enfoncée,
renferme également,
En ses bois désolés el ses plaines cruelles,
Le corps des héros morts qui tous sont morts pour elle.

……….

       Verhaeren visite les blessés dans les hôpitaux. La douceur des femmes adoucit l’atmosphère. Le poète décrit merveilleusement la transformation de la lumière sous les doigts des infirmières…

Leur âme en devient résignée,
Si douce en est la vision,
Lorsque vous frôle un lent rayon
Au long des murs où les couches sont alignées.
Le médicament fade et froid
Et même la tasse où se fanent
Les quatre fleurs d'une tisane
Se dore à la clarté qu'y rassemblent vos doigts.
Tout s'embellit et se rehausse ;
Et néanmoins la mort est là
Qui rôde et regarde déjà
A travers les carreaux vers le terrain des fosses.

       Les usines de guerre décrites par Verhaeren sont au service du soldat. Elle paraît hélas, loin l’époque où l’industrie devait servir au progrès de l’humanité.

Fonte rouge, qui peu à peu deviens acier,
Lorsque tu sors soudain, éblouissante et nue,
Comme un sang de soleil de les sombres cornues
Tu éclaires, le soir, le pays tout entier.

….

C'est pour lui, le soldat, que l'ouvrier s'efforce,
Que sa gorge s'embrase à la flamme des fours,
Qu'il y brûle ses yeux peu à peu, tous les jours,
Et que ses bras vieillis se vident de leur force.

….

Les trains, durant la nuit, indiscontinument,
Avec leur formidable et secret chargement
Serré en des fourgons ou caché sous des toiles,
Les trains après les trains roulent sous les étoiles.

       La guerre est mondiale clame Verhaeren dans son poème « A ras de terre »

Des heurts, des chocs, des cris
Assourdissent ou perforent la nuit ;
Des coups pleuvent sans nombre ;
Un chien rôdeur au fond des bois, aboie
Et, blocs par blocs, les hommes choient
Et font sur le sol noir de larges monceaux d'ombre,
Ainsi,
Partout en France, en Allemagne, en Russie,
et plus loin en Egypte, et plus loin en Asie,
La même guerre,
En attendant le branle-bas
Des suprêmes combats,
Condense immensément sa fureur sous la terre.

….

       Verhaeren apprend la mort de Rupert Brooke le poète-soldat à qui il rend hommage dans son 23ème poème.

Mais nul de nous, jamais, n'a desserré le lien
Qui l'unissait au disparu dans la mort noire
Et l'on songeait à lui, avec ferveur et gloire,
Dès qu'on se battait bien.

       La Russie est dans le camp allié. Verhaeren prévoit qu’un jour le monde sera recomposé par elle en quoi il ne se trompait pas.

Sainte Russie aux cent peuples, Russie armée,
Si tu luttes sous les obus et les fumées

Avec des mains comme enflammées,
C'est que tu sais qu'il faut en ce terrible temps

Pour Conquérir cet avenir
Unir
Ton destin trouble au destin clair de l'Occident.
Aussi, par-dessus l’Allemagne carnassière,
C'est à notre clarté que tu joins ta lumière.

Dans les combats de volonté à volonté
Tu ne t'interdis point I' instant de la honte,
Tu prends l'homme complet et le dresse dans l’ombre
Tu ne l'éduques point à mentir ni à mordre,
Te prédisant, qu'un jour de fraternelle ardeur,
Grâce à notre raison et grâce à ta ferveur,
Le monde
Quoique affaibli et divisé,
Par la fureur mauvaise et la haine inféconde
Sera quand même et par vous et par nous
Recomposé.

       Le soldat de 14 n’a rien à envier au courage du soldat de Marengo. Verhaeren imagine un dialogue entre un soldat de Napoléon et des soldats revenant de l’enfer de Verdun.

Le vieux troupier nous regarda l'autre après l'un,
Et comme il nous savait revenus de Verdun:
« Et vous, qu'avez-vous fait de merveilleux, en somme ? »

Alors, l'un d'entre nous s'en vint vers le vieil homme
Et très simple, et sans qu'un trouble se laissât voir:
« Je crois que, nous aussi, fîmes notre devoir ! »

       Le deuil d’une courageuse mère de trois soldats belges émeut le poète.

Elle eut trois fils ; tous trois sont tombés à Boncelle.
Le soir se fait. J'entends parier sa tendre voix.
Un trop rouge soleil joue encore dans les bois,
Mais la douceur de l'ombre est flottante autour d'elle.

Bien que toute heure , hélas lui soit une heure triste !
Elle ne prétend pas renoncer au malheur
Dont est lasse sa chair, mais dont est fier son cœur
Et dont la clarté belle, en ses larmes ; persiste.

       Verhaeren revient dans son 27ème poème sur L’Allemagne exterminatrice qui désire la fin des diversités qui font pourtant la richesse de l’humanité. Verhaeren avait vu juste sur ce désir exterminateur qui trouvera son paroxysme dans la deuxième guerre mondiale avec la shoah.

Tu veux dominer seule, afin que, seule, l'ombre
Que projette ton aigle avec son aile sombre
Obscurcisse l'éclat des races variées
Et des peuples divers qui règnent sous le ciel.
La force belle, en ton cerveau, s'est dévoyée

       Heureusement  l’Angleterre  quitta son isolement

Angleterre !
Que tu dusses sortir de ton isolement,
Tu l'as compris soudainement
A la lueur sinistre et rouge de la guerre ;
Et c'est d'un coup
Que tu te réveillas et te dressas debout,
Plantant ta loyauté au cœur du conflit brusque.
Ta parole n'est point de celles qui s'embusquent
Au coin d'un vieux traité pour en briser un sceau.
Tu es tranquille et digne et tiens l'honneur trop haut
Pour le descendre au ras d'un marché usuraire.
Tu soutins la Belgique ardente et téméraire,
Plaçant ton cœur près de son cœur
Aux temps rouges de son malheur ;
Tu l'accueillis errante en sa fuite cruelle
Et chaque jour tu te portais au- devant d'elle,

……

Et désormais, parmi les eaux,
Tu es aux yeux de l'univers cette Angleterre
Qui aime à se sentir amie et tributaire
D'une Europe nouvelle en un monde nouveau
Et qui déjà victorieusement se taille
Pour les grands jours qui vont venir
Son avenir
Dans le bloc fourmillant et sanglant des batailles.

        Hambourg était une ville symbole du progrès. Hélas, il n’en est plus ainsi, regrette Verhaeren qui visita la ville en 1912.

Des trains illuminés s'engouffraient sous des arches,
Tout n'y était que fièvre, ardeur, vitesse, envol.
On se disait parfois que sur ce coin de sol
Le monde entier vers l'avenir ouvrait la marche.

       Le cri de Verhaeren est un cri de haine qu’il ne peut retenir. Le poète se console en le décrivant comme « juste ». Ce cri a hélas remplacé le cri d’amour que les peuples jadis se renvoyaient entre eux, promesse d’un monde de progrès. Dans ce poème, on perçoit l’immense souffrance de l’idéaliste perdant ses illusions et voué malgré lui à la haine pour trouver en elle la force de se battre.

O cri
Qui retentis, ici,
Monde, l'écoutes-tu à travers tes ruines
Gronder et s'exalter de poitrine en poitrine ?

Ce n'est plus le grand cri d'amour miraculeux
Que les peuples jadis se renvoyaient entre eux;
c’est le cri d'aujourd'hui,
Que fait courir, immensément, de plaine en plaine
la haine

O cri
Qui retentis, ici,
Si tragique, aujourd'hui,
Tu, peux courir, immensément, de plaine en plaine,
car tu es juste, O cri,
Bien que tu sois, la haine.

       Heureusement qu’un lambeau de patrie subsiste et donne l’espoir au peuple belge. Ce poème est aussi une merveilleuse déclaration d’amour à la Flandre.

Ce n'est qu'un haut de sol dans l'infini du monde.
Le nord
y déchaine le vent qui mord.
Ce n'est qu'un peu de terre avec sa mer au bord
Et le déroulement de sa dune inféconde.

O Flandre,
Voilà comment tu vis,
Aprement, aujourd'hui ;
Voilà comment tu vis
Dans la gloire et sa flamme, et le deuil et sa cendre.

Jadis, je t'ai aimée avec un tel amour
Que je ne croyais pas qu'il eût pu croître un jour.
Mais je sais maintenant la ferveur infinie
Qui t'accompagne, ô Flandre, à travers l'agonie
Et t'assiste et te suit jusqu'au bord de la mort.
Et même, il est des jours de démence et de rage,
Où mon cœur te voudrait plus déplorable encor
Pour se pouvoir tuer à t'aimer davantage.

       Prière. Dans ce trente-deuxième poème, Verhaeren explique sa désolation de voir Dieu évoqué par les guerriers des deux camps. Les mots de Verhaeren sont justes et combien actuels en 2017. On veut mettre Dieu de son côté. Dieu n’est pourtant pas avec les guerriers, il est avec les humbles…
       On a l’impression que Verhaeren voulait terminer son recueil par cette prière au Dieu de la paix populaire et profonde. Il n’en fut pas ainsi. Dieu n’aura pas le dernier mot, car c’est aux hommes à modifier leur propre destin. Verhaeren rajoutera donc une dernière supplique au peuple allemand et un hommage aux morts.

Seigneur! Qu’ils étaient beaux les champs dans le soleil,
Quand le soir grandissait l’attitude superbe
D'un travailleur dressant une à une les gerbes
Avec leur ombre longue au ras du sol vermeil.

Seigneur, ton assistance est partout disputée,
Turc ou chrétien, chacun te somme à le servir
Et te jette d'en bas son outrageant désir
sa prière atrocement ensanglantée.

Seigneur, Dieu de la paix populaire cl profonde,
Serais-tu le captif de ces empereurs fous
Et ne comprends-tu pas qu'en pliant leurs genoux
Et t'invoquant ensemble, ils le chassent du monde ?
Ne bénis plus, Seigneur, le vol de leurs drapeaux,
Ni leurs aigles, ni le croissant de leur épée,
Mais simplement, reviens t'asseoir sous la cépée,
Parmi les humbles gens, sous ton humble manteau.

       Verhaeren s’adresse au peuple allemand qu’il supplie de se défaire de sa servilité envers le monarque. Hélas, il faudra une deuxième guerre mondiale pour ce faire, pour que Berlin se débarrasse de la boue…

Comprendras-tu ? – ou bien resteras-tu servile
Et liée à tes rois Jusqu’ à leur déclin,
Avec, sous tes pieds lourds, les pavés immobiles,
Dans la honte et la boue et le sol de Berlin ?


Les tombes est son dernier poème. Verhaeren rend un hommage aux morts de la Grande Guerre tout en voulant que l’on sculpte d’autres traits au visage du monde. Magnifique conclusion de son recueil qui nous parle encore en 2017 après plus de cent ans écoulés.

L’humanité a soif d'une équité profonde ;
L'angoisse du massacre est criante en son sein,
Elle veut que d'après un plus tendre dessin
On sculpte d'autres traits au visage du monde.

O Peuple de héros par la mort transformés,
Vous nous conseillerez ce qu'il nous faudra faire,
Puisqu'au fond de la tombe et de la nuit, sous terre,
Vous êtes la clarté de l'ombre où vous dormez.


Conclusion :

La Grande Guerre brisa l’union en train de se créer de la communauté intellectuelle européenne. En 1919 Romain Rolland fera paraître dans l’Humanité du 26 juin, le jour de la signature du traité de Versailles, « La déclaration d’indépendance de l’esprit », texte prophétique et cosigné par Stephan Zweig, Albert Einstein, Bertrand Russel, Georges Duhamel et beaucoup d’autres intellectuels. Voici ce texte :

Nous avons reçu de notre ami Romain Rolland, la fière déclaration qu'on va lire ci-dessous.

Travailleurs de l'Esprit, compagnons dispersés à travers le monde, séparés depuis cinq ans par les armées, la censure et la haine des nations en guerre, nous vous adressons, à cette heure où les barrières tombent et les frontières se rouvrent, un appel pour reformer notre union fraternelle, - mais une union nouvelle, plus solide et plus sûre que celle qui existait avant.

La guerre a jeté le désarroi dans nos rangs. La plupart des intellectuels ont mis leur science, leur art, leur raison au service des gouvernements. Nous ne voulons accuser personne, adresser aucun reproche. Nous savons la faiblesse des âmes individuelles et la force élémentaire des grands courants collectifs : ceux-ci ont balayé celles-là, en un instant, car rien n'avait été prévu afin d'y résister. Que l'expérience au moins nous serve pour l'avenir !

Et d'abord, constatons les désastres auxquels a conduit l'abdication presque totale de l'intelligence du monde et son asservissement volontaire aux forces déchaînées. Les penseurs, les artistes ont ajouté au fléau qui ronge l'Europe dans sa chair et dans son esprit une somme incalculable de haine empoisonnée ; ils ont cherché dans l'arsenal de leur savoir, de leur mémoire, de leur imagination des raisons anciennes et nouvelles, des raisons historiques, scientifiques, logiques, poétiques de haïr ; ils ont travaillé à détruire la compréhension et l'amour entre les hommes. Et ce faisant, ils ont enlaidi, avili, abaissé, dégradé la pensée, dont ils étaient les représentants. Ils en ont fait l'instrument des passions et (sans le savoir peut-être) des intérêts égoïstes d'un clan politique ou social, d'un Etat, d'une patrie ou d'une classe. Et à présent, de cette mêlée sauvage, d'où toutes les nations aux prises, victorieuses ou vaincues sortent meurtries, appauvries, et dans le fond de leur cœur – bien qu'elles ne se l'avouent pas – honteuses et humiliées de leur crise de folie, la pensée compromise dans leurs luttes sort, avec elles, déchue.

Debout ! Dégageons l'Esprit de ces compromissions, de ces alliances humiliantes, de ces servitudes cachées ! L'Esprit n'est le serviteur de rien, c'est nous qui sommes les serviteurs de l'Esprit. Nous n'avons pas d'autre maître. Nous sommes faits pour porter, pour défendre sa lumière, pour rallier autour d'elle tous les hommes égarés. Notre rôle, notre devoir est de maintenir un point fixe, de montrer l'étoile polaire, au milieu du tourbillon des passions, dans la nuit. Parmi ces passions d'orgueil et de destruction mutuelle, nous ne faisons pas un choix ; nous les rejetons toutes ; Nous honorons la seule vérité libre, sans frontières, sans limites, sans préjugés de races ou de castes. Certes, nous ne nous désintéressons pas de l'Humanité.

Pour elle nous travaillons, mais pour elle tout entière. Nous ne connaissons pas les peuples. Nous connaissons le Peuple – unique, universel, le Peuple qui souffre, qui lutte, qui tombe et se relève, et qui avance toujours sur le rude chemin trempé de sueur et de son sang – le Peuple de tous les hommes, tous également nos frères. Et c'est afin qu'ils prennent, comme nous, conscience de cette fraternité que nous élevons au-dessus de leurs combats aveugles l'Arche d'Alliance – l'Esprit libre, un et multiple, éternel.


Stephan Zweig écrivit une biographie de Verhaeren mais aussi de Romain Rolland.

       En écrivant ce texte, Romain Rolland devait certainement penser à son ami Verhaeren dont l’histoire et l’œuvre sont à redécouvrir absolument en ces années de centenaire de la Grande Guerre. Certes, pour rendre la lecture du poète plus aisé, il importe d’effectuer un effort didactique pour rendre ses œuvres plus abordables mais cela est possible comme le démontra récemment « La comédie Claude Volter » en cette année 2017. Celle-ci réussit à mettre en scène une représentation théâtrale faisant revivre, au travers de leurs correspondances, Verhaeren, Zweig et Romain Rolland. Le succès fut au rendez-vous et le pari réussi de faire réentendre le débat de ces trois intellectuels qui plus que jamais reste d’actualité. Le choix des textes fut réalisé avec rigueur par Jean-Claude Idée. Ce moment de théâtre constitue un émouvant rappel du drame vécu par ces trois écrivains qui croyaient en l’Europe, et qui virent leurs rêves brisés par la guerre. Il est dommage que cette représentation théâtrale n’ait pas été filmée car elle conviendrait merveilleusement à illustrer un cours d’éducation civique en Belgique et même partout en Europe. Puisse cette représentation revenir en 2018 dans nos différents médias !

Dr Loodts P.

Le 50e anniversaire de la mort de Verhaeren



Louange de Marthe Verhaeren

Communication de Mme Marie Gevers, à la séance mensuelle du 12 mars 1966

       Il faut penser à Marthe. Il faut la susciter, en cette année I966, où cinquante ans se sont écoulés depuis qu'elle a perdu celui auquel elle avait noué sa vie.

       Marthe est née le 6 octobre I860, et elle est si bien intégrée à la mémoire de Verhaeren, que nul de nous, qui l'aimions tant, n'a pensé à rappeler le centenaire de sa naissance, cinq ans après celui de Verhaeren.

       Verhaeren est grand, et par son œuvre et par son généreux rayonnement. En ce cinquantième anniversaire de sa mort tragique, nous ne pourrions mieux honorer sa mémoire qu'en évoquant Marthe, et cela avant que cette tendre, sensible, fière et forte personnalité soit si complètement assimilée au sillage lumineux du poète qu'on ne puisse plus distinguer ce que

elle, Marthe, fut en elle-même, ni pourquoi, ni comment elle a su libérer Verhaeren des marécages hantés – Flambeaux noirs, Chansons de fou, Débâcles – où il s'enlisait de plus en plus dangereusement.

       Le poète évoque l'apparition de Marthe, sous les traits d'un Saint Georges. Elle fut la salvatrice, par sa force morale, par le don total d'elle-même. « Saint Georges » reste un des plus émouvants poèmes de Verhaeren. Quel aveu : « J'ai été lâche et je me suis enfui – Du monde ... »

       Marthe, comme le Saint Georges, diamanté de lumière, lui a imposé la vaillance. Ainsi, celui qui gémissait : « Le cadavre de ma raison traîne sur la Tamise ... », a-t-il pu exalter la joie de vivre, jusqu'à s'écrier: « Il fait dimanche sur la mer ! »

       Je voudrais, pour définir Marthe, rendre au mot « magnifique » le sens ancien : donner, répandre, avec magnificence et sans compter, des bienfaits sans nombre. Le charme certain, la séduction féminine de Marthe n'auraient pas suffi à captiver à jamais le violent, l'impulsif poète, si Marthe n'avait été douée, précisément, d'une sensibilité intelligente, généreuse, consciente de sa force, et volontaire, oui, volontaire, car elle voulait que le don d'elle-même fût complet ; ceci, non pour obéir à quelque mystérieux destin, non comme on céderait à un ordre aveugle, plus fort que soi, mais conformément à sa propre décision à elle, Marthe. Elle a pris le poète désespéré en charge, en lui donnant l'amour le plus réel qui soit, dans son inaltérable stabilité. Elle était et se savait douée d'un grand talent de peintre. Une carrière artistique importante s'ouvrait pour elle. Je ne crois pas qu'elle ait considéré l'abandon qu'elle en a fait comme un sacrifice. Dans son jugement si droit, si sûr, elle considérait son travail d'artiste comme moins important que le génie poétique de Verhaeren. Selon elle, il allait de soi que celui-ci primât celui-là.

       Je suis à présent une des seules personnes ayant connu, dans l'intimité, cette Marthe d'avant 1914, et cela dans le pays même de Saint-Amand. Verhaeren, en contact avec le sol natal, y était plus complètement lui-même que partout ailleurs. Les racines de son génie y foisonnaient, y buvaient goulûment à même un suc primordial.

       Pour préciser une louange de Marthe, je tâcherai d'éviter le dithyrambe, les mots d'éloge qui risqueraient de dissoudre dans la facilité ses hautes qualités.

       Je veux interroger honnêtement ma mémoire de fillette, afin qu'elle me restitue Marthe, en 1898 ou 99, à Bornhem. Cette Marthe si efficace. Et de ce plongeon dans un lointain passé,

j'émerge émerveillée en constatant ceci : dans le don complet de sa vie, rien de ses qualités primordiales, personnelles, ne s'est perdu.

       Si, au cours de mes souvenirs concernant Marthe, je retrace des détails de la vie des Verhaeren, qui peuvent sembler puérils, c'est parce que, s'ils se sont établis, pour toujours, dans ma mémoire, j'avais intuitivement compris, qu'ils étaient un signe de l'action continuellement salvatrice de Marthe. Ainsi le rire joyeux, libéré, de Verhaeren à des détails qui plaisaient à son humour amenait sur le visage de Marthe le bonheur d'avoir mené à bien l'établissement dans la joie de vivre de la grande puissance poétique qu'elle avait recueillie en perdition, au moment où Edmond Picard avait dit tristement : « un homme à la mer[3] ».

       Mes souvenirs de Marthe en 1898 et 99 sont semblables à un daguerréotype un peu voilé par le temps. Il faut le prendre en main avec beaucoup de soin, y faire jouer la lumière, en chercher l'inclinaison favorable, pour y retrouver l'image vraie, afin que le négatif, qui est l'oubli, redevienne le positif, qui est la permanence bienfaisante.

       Voici donc la première image précise que je possède de Marthe aux approches de la quarantaine, dans la plénitude de son secret pouvoir sur Verhaeren, le poète, et sur Verhaeren l'homme.

       Je retrouve d'abord une fierté d'attitude native : le port de tête, d'où émanait une vertu de dignité due, je crois, à l'élégante proportion des attaches du cou et des épaules. Elle avait le nez aquilin fortement dessiné, un visage au teint mat et uni, encadré par une abondante chevelure noire coiffée en bandeaux. Comment ce visage aux lignes sévères, inspirait-il une si complète confiance, une telle sécurité, aux grandes fillettes Cranleux, les nièces de Verhaeren, et à moi, leur amie ? Je crois que c'est la force de bonté qui émanait du regard.

       Mon daguerréotype imaginaire, interrogé, ne peut plus me révéler – ô surprise – la nuance de ses yeux, mais il me livre le regard intense – un regard extraordinaire, qui accueillait, et comprenait. Intelligent, calme et calmant, oui, calmant.

       Les paroles de Marthe, jamais volubiles, étaient d'une parfaite précision de termes, la voix, d'un timbre doux, le ton sûr, affirmatif, mais jamais autoritaire ni impératif. Elle savait écouter d'une manière parfaite ; si elle n'approuvait pas ce qu'on lui disait, si c'était quelque propos de fillette étourdie ou oiseuse ou futile, elle penchait un peu la tête : « Penses-tu ? », disait-elle. Alors, on pensait et l'on se mettait à désherber soi-même sa pensée, sans qu'elle eût émis un mot de doute ou de désapprobation.

       Rite Cranleux, la nièce tant aimée des Verhaeren, et moi, nous connaissions par cœur les « Heures claires » : la maison douce, le jardin, le banc sous le pommier, témoins de leur amour. C'était là, chez Mr Charles Cranleux, maître-tisserand, la maison même des « Heures claires ». Une sorte de discrétion instinctive nous interdisait de citer des vers devant les Verhaeren. Or dans le jardin des Cranleux, la journée était scandée par le rythme des métiers à tisser. Le premier vers des « Heures claires » nous rappelait d'une manière saisissante, cette circonstance : « O la splendeur de notre joie – Tissée en or dans l'air de soie... », et le dernier vers de ce court poème venait confirmer notre enchantement : « ... le jardin où le ciel trame – le climat cher à nos deux âmes », Nous comprenions la valeur imagée de ces deux mots « tisser » et « tramer », et la réalité du poème s'établissait.

       A quelques pas de la maison des « Heures claires », nous trouvions les étangs ; et nous disions : « Voici, pareils à des baisers tombés sur terre – De la bouche du frêle azur – deux bleus étangs simples et purs – bordés naïvement de fleurs involontaires ». L'un de mes frères – pour nous taquiner – disait : « Voilà une erreur de termes ! Ce ne sont pas des fleurs involontaires mais bien des fleurs spontanées ». Mais notre divination d'adolescentes nous assurait que c'était, au contraire ce mot « involontaire» qui réunissait symboliquement ces fleurs-là, les bleus étangs, le baiser, et l'amour d'Émile et Marthe.

       Si Verhaeren sortait avec nous, car il aimait les promenades au Vieil-Escaut, aussitôt rentré, il hélait Marthe d'une voix toujours appuyée par la ferveur qui l'animait : « La Mienne » ... et mettait trois lettres n à ce possessif.

       « P'tit Vieux ! », répondait Marthe... Nous n'étions pas étonnées, puisque nous savions qu'il était venu vers elle, « si lourd, si las, si vieux de méfiances ». D'un timbre posé, d'un médium précis, la voix de Marthe était porteuse de sens et de pensée. Ainsi notre intuition d'adolescentes nous faisait-elle trouver, par la présence de ces deux êtres exceptionnels, l'élément vivant, la base vraie des poèmes des « Heures claires », qui sont parmi les plus beaux poèmes de l'amour heureux, et nous restituent, avec Emile, Marthe.

*

*          *

       J'ai gardé aussi précieusement, dans mon souvenir, une image très nette de Marthe à Saint-Cloud, rue Montretout (aujourd'hui, rue Émile Verhaeren). Rite, devenue ma belle-sœur

par son mariage avec mon frère Charles, et moi-même, nous y avons été accueillies plusieurs fois. Quels inoubliables séjours !

       Verhaeren consacrait strictement les heures matinales à son labeur poétique. Marthe, aidée d'une bonne nommée Louise, s'occupait du ménage avec tant d'adresse et d'efficacité, que, sans avoir l'air d'y toucher, tout était toujours fait et prêt.

       Puis : « Tu emmènes les petites, P'tit Vieux ? », et Verhaeren nous emmenait à Paris, au Mercure, chez Valette, ou à l'atelier de Rodin. Il nous montrait les Impressionnistes chez Durand-Ruel et nous entraînait au Louvre, pour admirer ses préférés : les Rubens et les Pélerins d'Emmaüs. Ce chef-d’œuvre de Rembrandt l'émouvait jusqu'aux larmes. Si le temps était ensoleillé nous prenions pour rentrer à Saint-Cloud, le bateau-mouche. Aux heures tardives, le train nous ramenait. – « Plus loin que les gares ... le soir », me soufflait Rite à l'oreille.

       En route : « Regardez, les petites, prenez un point de repère. Quand vous voyez, à gauche, cette enseigne lumineuse, « Le Brillant Belge », on est bientôt rendu... Si vous reveniez sans moi, vous ne risqueriez pas de dépasser Saint-Cloud ». A Saint-Cloud, nous montions rue Montretout. Verhaeren tirait ses clefs. A peine étions-nous entrés, que l'appel de Marthe descendait vers nous : « P'tit Vieux ? » Le poète répondait : « La Mienne ! », et l'on montait vers Marthe. Au palier du troisième, penchée sur la rampe, elle éclairait l'escalier. Elle tenait le globe bleu de la lampe à pétrole, et c'est ainsi que je la revois, que j'offre son image à ceux qui liront ces lignes, porteuse de lumière, de ses deux mains tendues, tranquillement.

       Parfois, les Montald étaient là: Constant et Gabrielle. « Vous avez trouvé Saint-Cloud, grâce au « Brillant Belge ? », Et le rire communicatif, insouciant, heureux de Verhaeren répondait à la plaisanterie coutumière de Montald. Le visage de Marthe s'éclairait alors d'une infinie tendresse ... Oh ! comme Émile était bien délivré de ses marécages empoisonnés !

       Un jour, à Bornhem, je parlais à Madame Cranleux de la beauté et des dons de Gabrielle Montald ; elle crut à une question :

       « Oui, elle était bien belle. Émile l'admirait pour cette beauté et pour ses dons artistiques, mais Marthe n'a jamais craint cette admiration. Rien, jamais, n'a troublé l'amitié de leurs deux

ménages. Si Marthe a eu peur, c'est du côté de Maria van Rijsselberghe. Elle était moins belle que Gabrielle, mais quelle séductrice, et quelle éblouissante intelligence ! »

       Trois ans après la mort de Marthe parut le court roman intitulé « Il y a quarante ans », signé « Saint-Clair[4] », pseudonyme de Madame van Rijsselberghe. Je me suis souvenue alors des paroles de Madame Cranleux, et j'ai compris, mieux encore, à quelle haute qualité devait être parvenue l'union d'Émile et de Marthe, pour avoir pu résister à une aussi brûlante tentation.

       Lors des funérailles de Marthe, décédée le 2 juin 1931, on se rendit à pied depuis l'église de Saint-Amand, jusqu'au cimetière où l'inhumation eut lieu dans le caveau de la famille Verhaeren.

       Une dame me précédait de quelques pas, petite et mince, âgée mais très droite, d'une ligne élégante, drapée dans une cape sombre. Qui donc était-ce ?

       Au moment d'entrer au cimetière, un détour du chemin me montra son visage : c'était Madame van Rijsselberghe, les traits bouleversés d'émotion, les yeux gonflés de larmes. Elle venait de Paris pour honorer la mémoire de celle dont elle avait su comprendre la grandeur d'âme, la force du cœur, la puissance d'amour. Peut-être aussi pensait-elle amèrement aux vers de Verhaeren dans les « Heures du soir » : « Car si j'aimai – le  sais-je encore – quelqu'autre   femme – C'est toujours vers ton cœur que je suis revenu ».

       En écrivant son livre « Il y a quarante ans », Maria van Rijsselberghe a rendu hommage à Marthe : « Celle qui avait su prévaloir sur son indépendance était digne de ce don total et fougueux que l'amour devait provoquer en lui. »

*

*          *

       Une image précise et précieuse aussi, m'est donnée des Verhaeren au mois d'août 1914. On se souvient du moment tragique où le roi Albert quitta Bruxelles pour se retrancher à Anvers, place forte.

       Les Verhaeren logeaient chez les Montald, chaussée de Rodebeeke à Bruxelles. Le roi leur envoya, personnellement, une voiture, pour les conduire où ils voudraient. Ainsi arrivèrent-ils chez Rite, leur nièce tendrement aimée, qui habitait une villa contiguë à la propriété, où moi, jeune femme, j'habitais avec mon mari et mes enfants, chez ma mère, à Edegem.

       L'enthousiasme de résister à une brutale agression soulevait le génie, devenu confiant et constructif, du poète. Cependant la situation de nos demeures, situées entre deux enceintes fortifiées d'Anvers, nous obligeait bientôt à quitter ces lieux si menacés, et nous partions tous pour le littoral, à Wenduyne. Ma mère y possédait une grande villa qui pouvait nous abriter.

       Les Verhaeren nous y ont rejoints. J'ignore où ils avaient habité entre le départ d'Edegem, et leur arrivée au bord de la mer. Malgré les désastres qui se succédaient à un rythme terrible, Verhaeren gardait sa confiance, sans une seule rechute parmi les Débâcles ou les Flambeaux noirs – mais Marthe fut abattue par une des cruelles migraines auxquelles elle était sujette.

       Le deuxième jour, le mal s'atténuait, et, vers la fin de l'après-midi, je lui portai du thé.

       Les Verhaeren étaient logés dans une chambre donnant sur la plaine maritime. Au fond, les tours de Bruges. Verhaeren aimait cette étendue pure et unie. La façade de la villa, bâtie à la digue, regardait la mer.

       Ce jour de la migraine, Marthe, pour prendre la tasse de thé, écarta le bandeau qui lui protégeait les yeux blessés par la lumière et elle me dit :

       – Où est le P'tit Vieux ?

       – A la plage, je crois, Tante Marthe.

       – Va donc dans la chambre du côté de la mer et dis-moi si tu le vois ?

       Je l'aperçus. Il faisait beau, avec un peu de ce vent estival, que je crois n'être nulle part aussi vivifiant que sur les plages de la mer du Nord, à marée haute.

       – Oui, Tante Marthe, il est là ; il se promène sur la plage, à la frange des vagues.

       – Dans quelle direction ?

       – Direction Ostende. Il marche, puis s'arrête et regarde le large. Le vent vient d'ouest.

       – Alors, c'est bien. Il conçoit déjà un poème à la louange de l'Angleterre. Il sait que de ce pays nous viendra l'aide nécessaire : il me l'a dit.

 

       Malgré la migraine encore lancinante, malgré les yeux blessés par la lumière, le visage de Marthe s'éclairait de cette tendresse radieuse, que j'y lisais chaque fois qu'un incident, une parole, une circonstance lui montrait son Verhaeren sauvé des marécages – un poème à l'Angleterre ? Oh ! comme la morte, la Tamise, était loin...

       Marthe, avec un soupir heureux, remit le bandeau sur ses yeux et retomba sur l'oreiller.

       Peu de jours après, les Verhaeren, auxquels on avait écrit dans ce sens, gagnèrent Ostende, puis l'Angleterre d'où ils devaient revenir bientôt à Paris.

       Je ne devais plus revoir Émile Verhaeren. L'après-guerre nous rapprocha de plus en plus de Marthe, car elle savait que nous l'aimions, non seulement comme femme de Verhaeren, mais aussi pour sa valeur personnelle.

       Elle venait en séjour chez Rite, à Edegem, nous allions à Saint-Cloud, puis ce fut Bruxelles, et son travail était de répandre et de servir l'œuvre et la mémoire d'Émile Verhaeren.

       J'arrêterai ici ma louange de Marthe. Bien d'autres l'ont connue alors et appréciée, bien d'autres qui n'ont pas cessé de vivre et de se souvenir d'elle. Marthe, celle à qui le poète a conféré le mythe du Saint Georges salvateur, Marthe répandait le grand chant conquérant de la joie, de la confiance et de l'optimisme.

       Les trois images de Marthe que j'ai tenté de retracer ici, sont sans doute peu de chose en regard de ce qu'elle fut, mais je suis la seule à pouvoir les offrir aujourd'hui, et en toute humilité. Je les crois exemplaires, car l'homme dont Marthe avait pris en charge le génie presque détruit par l'angoisse de vivre, elle l'a guéri, vivifié, illuminé de joie. Elle a démontré ce que peut un calme, intelligent et courageux amour de femme, et cela jusqu'au seuil de la postérité.

EXTRAIT DU

Bulletin de l'Académie royale de Langue et de Littérature françaises

Tome XLIV, n° 3-4; pages 180-187

 

 

 

 

 

 

 



[2] La Belgique sanglante

 Depuis bientôt trente ans
que par une entente libre en un effort constant
S'était comme augmentée
L’humanité !
La guerre
Semblait aux hommes de ce temps
N'être plus guère
Qu’un vieux charnier caché, par les fleurs, sous la terre.

L’Occident était fier de penser sous les cieux
D'après un ordre harmonieux
Pareil au large accord des étoiles tranquilles
Et de voir jour un jour les plus belles idées
S'élucider
Grace au verbe de ceux qui parlaient dans les villes.

Ils affirmaient que désormais
L’ homme à l’ homme s'opposerait
Encore, mais dans la paix ;
Que pareil a la sève enflant l’arbre et l’écorce
Le droit élargirait l’appareil de la force ;
Que la justice était une arme et un besoin;
Qu’il fallait croire en son cerveau plus qu’en son poing ;
Qu’une réalité plus haute et plus sereine
Aurait servi de champ à toute vie humaine
Que déjà s'annonçait un imminent avenir
Où les efforts rivaux devaient enfin s'unir
Tout comme au long des fils des machines nouvelles,
Deux courants opposes font tout à coup jaillir
Grace à leur conflit même, une unique étincelle.

Ainsi s’exaltaient-ils par les beaux soirs d'été,
— Leurs gestes soutenant leurs paroles d'apôtres —
lis se prouvaient fiers d’eux-mêmes et fiers des autres
Et comme heureux de leur témérité.
Et l’Europe par-dessus bois, fleuves, montagnes
Leur envoyait le cri de son assentiment,
Et ce cri répété troublait étrangement,
Au long du Rhin armé, les peuples d'Allemagne.

Pour eux hélas, l’entente humaine était sans charmes
Et nul rêve ne leur semblait vaste et puissant
Que si les armes
Rouges de sang
Ne couvraient de leur bruit, tous les bruits de la terre.

La haine organisée habitait leurs cerveaux,
lis travaillaient dans leurs usines militaires,
Toujours a quelque meurtre effrayant et nouveau.
Ils étaient nets et prompts et durs, et le silence
Couvrait l’œuvre de mort de leur intelligence.
En pleine paix, quand l’homme a l’homme est indulgent
Ils épiaient partout les choses et les gens:
Quand ils savaient, ils se taisaient et attendaient.
Leurs maitres à penser savamment bavardaient,
Mettant leur dogmatisme à la solde des crimes;
De laps en laps, quelque âpre et cruelle maxime
Devenait à leurs yeux la neuve vérité,
Si bien qu’ils s'exerçaient à la férocité
Au nom d'une future et sinistre sagesse.
Ils tuaient la vie ample et, immense ferveur
Et l’essor libre et clair des volontés fécondes
Et telle était leur mécanique et sombre ardeur
Qu’'ils paraissaient vouloir paralyser le monde.

il le traitaient selon leur loi;
Ils le pillaient et le brulaient avec la rage
Qui remplace pour eux l’élan et le courage.
Maisons belles, monuments clairs, nobles beffrois,
Villes par la science et le temps consacrées.
France foulée aux pieds et Belgique éventrée.
Dites, quel deuil vous accablait en ces longs jours
Quel incendie errait à travers vos contrées
Et bondissait de tour en tour !

Tandis que vous, vous vous battiez avec fierté
Pour ceux de vos berceaux, et pour ceux de vos tombes,
Eux ne songeaient qua rassembler des hécatombes
Pour déployer leur cruauté,

En des hameaux perdus et des bourgs solitaires.
Où passait le galop effréné des uhlans
On a trouvé planté, dans la gorge des mères
De longs couteaux couverts et de lait et de sang ;
Des vieillards mis en rang au long d'une chaussée
Ployèrent les genoux pour recevoir la mort
Au bord de fosses qu’eux-mêmes avaient creusées ;
Des filles de seize ans dont l’âme et dont le corps
Etaient vierges et clairs subirent les morsures
Et les baisers sanglants et ivres des soldats,
Et quand leur pauvre chair n’était plus que blessures
On leur tranchait les seins avec des coutelas.

Par tout, du fond des bourgs vers les villes voisines
Les gens fuyaient avec des yeux épouvantés
De voir comme une mer immense de ruines
Crouler sur le pays qu’ils avaient dû quitter.
Derrière eux s'exaltait le tocsin fou des cloches,
Et quand ils rencontraient quelque teuton frappé
Par une balle adroite, au bord d un chemin proche,
Souvent ils découvraient, dans le creux de ses poches,
Avec des colliers d'or et des satins fripes.
Deux petits pieds d’enfant atrocement coupés
.

Oh! Quel triste soleil fut le témoin, en Flandre,
Et des hameaux en feu, et des villes en cendre
Et de la longue horreur, et des crimes soudains
Dont avait faim et soif le sadisme Germain.

[3] Vie de Verhaeren. André MABILLE DE POUCHEVILLE.

[4] N.R.F. décembre 1934-janvier 1935.



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