Le brancardier Camille
Fabry témoigne du traumatisme issu du « devoir » de tuer
1 – Introduction :
Le texte que nous vous présentons
ci-dessous fut écrit par Fabry Camille. Il figure dans un chapitre de son livre
« Le prix de la paix » publié en 1959 aux Editions Dutilleul à Paris. Camille Fabry est né à Seraing le 26 février 1887 et est décédé à Bressoux en 1960. Brancardier volontaire pendant la
première guerre mondiale, il fut blessé sur l’Yser en 1915. C’est durant la
première guerre mondiale qu’il publia deux recueils de poèmes qui le
firent connaître comme un écrivain
prometteur. Employé après la guerre à l’administration communale de Seraing,
Camille s’attela à promouvoir la culture wallonne en même temps qu’il se
consacrait aux anciens combattants (Il fut président provincial liégeois de
l’œuvre nationale des anciens Combattants). Durant la seconde guerre mondiale,
il rentra dans la résistance et devint chef adjoint du Service SRA Antoine. Sa
famille paya très cher la lutte contre l’occupant puisque son épouse mourut à Ravensbruck et que son fils cadet fut emprisonné à Dachau.
« Un
homme pensait » écrit par Camille Fabry est un texte très dur, à la
limite du supportable, qui raconte le désarroi d’un de ses amis souffrant, sans
aucun doute, de ce que l’on appelle aujourd’hui le syndrome de stress
post-traumatique. Particularité de ce cas, ici, le stress post-traumatique provient non pas
d’avoir été une victime mais d’avoir été l’acteur d’atrocités perpétrées dans
le cadre des deux guerres mondiales. Le soldat et résistant qui témoigne à son
ami Camille Fabry de sa souffrance était certainement un « dur parmi les
durs ». Et pourtant, on s’aperçoit de
l’immense souffrance morale que lui occasionnèrent ses actes de guerre ! Le diagnostic de syndrome de stress post-traumatique fut
d’abord attribué à des victimes ou à des témoins. Aujourd’hui, avec l’expérience des vétérans
rentrés du Viêt-Nam ou d’Irak, il s’avère de plus en plus que
les sujets commettant des actes
extrêmement violents envers leurs semblables, même si c’est dans un
cadre légal, peuvent développer ce fameux syndrome de stress post-traumatique.
Dans la littérature belge des deux guerres mondiales, les témoignages sur le
trauma « d’avoir dû tuer » sont, à ma connaissance, très rares. Une
explication très plausible est qu’il n’était pas de bon ton de décrire un
trouble qui était jugé, à l’époque, comme relevant d’un caractère de
« mauviette », de « faible ». Le cas présenté par Camille Fabry est donc un
témoignage d’époque assez exceptionnel.
Dr Loodts Patrick
2 – « Un homme pensait » (texte de Camille
Fabry)
J'avais
connu cet homme, dès son jeune âge, en rhétorique ; il était fort intelligent
et courageux. La guerre de 1914-1918 s'abattit comme un oiseau de proie sur
notre jeunesse. Surpris et dans l'exaltation du moment, nous saisîmes le fusil
que le plus redoutable honneur nous offrait. Nous partîmes aux combats,
ignorant tout de l'épreuve incommensurable qui nous attendait, un sourire
cynique aux lèvres.
Le 8 mai 1940, sous le coup de fouet de la plus odieuse tyrannie, nous nous
redressâmes, révoltés et déterminés, malgré tout, à reprendre les armes que
nous avions abandonnées, avec cet espoir humain de ne jamais plus les utiliser
!
Je rencontrai, au cours
d'une nuit tragique, dans le maquis, mon ancien copain de classe. Nous eûmes le
temps d'échanger quelques idées, puis de nous embrasser, affectueusement. Je le
vis disparaître dans l’ombre épaisse. Depuis lors, je n'eus plus de ses
nouvelles, pendant la guerre.
Dix ans après la
libération du territoire, je reçus une lettre de l'épouse de cet ami, qui me
peina. Il avait été blessé, à la tête ; l'état de sa santé donnait une
inquiétude justifiée aux siens.
Je me rendis, à Bruxelles,
chez ces braves gens qui m'accueillirent avec un réel contentement. Mon ami
avait souvent cité mon nom, exprimant le désir de me voir et d'entendre ma voix.
De ma vie, je n'oublierai
jamais cette rencontre. Recroquevillé, dans son fauteuil, Charles me lança un
regard qui me procura un embarrassant malaise ; ses yeux étaient étonnamment
brillants. La figure émaciée et ridée, avait une expression indéfinissable,
faite de pitié el de haine. Il se leva, appuyé sur une canne, et me tendit sa
main, d'une maigreur extrême. Restés seuls, dans une pièce où les livres
s'amoncelaient, mon ami me parla de façon désordonnée, arrêtant, parfois, ses
propos ; puis reprenant, brusquement, le cours de sa pensée et abordant un
autre sujet. Ce que cet homme m'a dit, je l'ai compris et je considère comme un
devoir d'écrire cette espèce de confession qu'il me fit, par bribes et
morceaux, dans laquelle toute son âme douloureuse brillait.
« Je t'attendais »,
commença-t-il, « pour me libérer ... » Et plaçant ses mains sur sa poitrine : «
J'ai quelque chose-là qui doit sortir … »
« Tu te souviens de
notre départ ? Ah, nous étions pleins de force et d'illusions ! Qu'en
reste-t-il ? Une ombre, dans laquelle avance vers nous, comme une larve, notre
propre mort qui a l'odeur fétide des milliers de cadavres que nous avons
connus... Il y en aura un de plus, voilà tout !
Quand j'arrivai au front de l'Yser, il faisait froid et c'était en
pleine nuit... Une grande brute nous guidait, comme on conduit les bêtes à
l'abattoir... Et on laissait faire... J'avais à côté de moi un « bleu », un gars
de Bruges, timide, hésitant ; il avait peur et il me parlait de sa sœur... Ha !
Ha ! Ce fut vite fait pour lui... Des balles sifflaient à nos oreilles et il en
reçut une, dans la gorge... Sa tête pencha, puis il tomba... Je le regardai
bien, c'était le premier de la série ; je m'attendris un moment... Ha ! Ha ! La
brute empoigna le corps flasque et le jeta dans une poche de la tranchée. « Ça
ne compte plus ! » ordonna-t-il, « A vos places et face à l'ennemi ! ». On
appelle cela le baptême du feu. C'est le baptême de la malédiction. Une
demi-heure, les poches étaient remplies. »
» Depuis lors, plus rien
ne compta, sinon ma propre carcasse encrassée que je voulais sauver à tout prix
... ».
Après un silence, Charles
se leva et, aidé de sa canne, il venait et allait, dans la pièce, ignorant ma présence.
Il se remit à parler, avec difficulté, d'abord : « C'est drôle, ces figures de
morts que je ne parviens pas à éloigner de moi... Tiens, j'en revois
maintenant, quatre, l'une à côté de l'autre avec leur rictus amer... Des
caricatures, piquées de vers ! Mais la quatrième, celle-là, plus grosse que les
autres, c'est la g... d'un feldwebel à qui j'ai troué le ventre, d'un coup sec
de baïonnette.... Je l'ai vue, me grimaçant, quand le corps s'écroula, devant
moi... Ha ! Ha ! Elle n'a plus ses yeux, ni sa langue... Eh bien, ses yeux
existent toujours et ils me regardent et ils trouent ma paix et mes songes...
Ils sont éternels, pour moi, et ils ne me lâcheront pas ... »
« Il y en a d'autres,
de la même veine. Mais je n'agacerai personne... J'en passe... Toi, pourtant,
le fort gamin de quinze ans que je poignardai, dans la forêt d'Houthulst, tout
à la fin ... Pourquoi avais-tu assassiné notre lieutenant qui t'avait sauvé ?
... Pourquoi, imbécile ? ... Tes yeux d'enfant sont tournés vers moi et quels
regards... Oui, je les revois nettement. Pourtant, ils sont pourris en terre,
tes yeux... Ferme-les ! Ferme-les, je le veux ! … »
Mon ami, exténué, retomba dans le
fauteuil ; pris de rage, il se releva tout de suite :
« Et ceux-là, d'autres
imbéciles, qui étaient tranquillement prisonniers chez nous et qui se
comportèrent stupidement envers nos chefs... « Allez, oust ! ... Déshabillez
ces cinq hommes... » Nus, l'un après l'autre, on les jeta dans le lac, sans
formalité... Et en voici un qui revient et s'accroche au bord... On lui broie
les mains à coups de crosse de fusil… Comme il est tenace, je lui donne le coup
de grâce, sur le crâne... Il ira crever, dans la vase... Oui, j'ai vu son
regard angoissé, avant le définitif plongeon... Le voilà, son regard, là...
L'homme est là, dans le coin de la pièce ... Le vois-tu, exactement là ? »
Et de son index, il me
désignait l'homme qui revenait vivre,
soudain, dans son souvenir. « Je te dis qu’ils me « tiennent ».
C’est moi leur prisonnier et leur souffre-douleur. Ils me feront crever et
c’est leur belle revanche. J’ai beau crier « Oust ! », ils partent un
moment, puis ils reviennent... Ce sont mes frères de cauchemar, d'un cauchemar
qui prend le reste de ma vie en lambeaux. Je suis fini... »
Un rire nerveux le secoua,
puis, il balbutia, restant songeur,
pendant quelques minutes. Je n'aurais pas osé interrompre son silence. Une
immense pitié m'envahissait et je devinais le mal dont mon pauvre ami souffrait
lamentablement.
« Tu vois », reprit-il,
j'ai un film qui se déroule sans cesse dans un des lobes de mon cerveau ; il m'appartient
et je le projette sur un écran tendu devant mes yeux, à moi... C'est un
document implacable qui ne permet aucun oubli... Curieux, n'est-ce pas ? C'est le cinéma gratuit, chez nous... Un
cinéma dont on claque... J'entends aussi la musique des fanfares et je
vois des milliers de morts défiler au pas, sous un beau drapeau, un drapeau qui
sert aussi à couvrir les cercueils... « Et combien de corps furent jetés
dans la boue, sans leur cercueil. »
Charles, de plus en plus
nerveux, tremblait ; ses mâchoires s'agitaient, désordonnément, puis il cria : «
Et cet exploit des gars du 3ème Chasseurs qui avaient pu traverser
le fleuve fameux, pour livrer un impossible combat aux Allemands ? Ceux-ci,
quand le pont d'occasion fut détruit, refoulèrent nos gens dans le fleuve et ce
fut un beau carnage ! ... Ha ! Ha ! Une heure après, plus de neuf cents
blessés étaient amenés à l'Ambulance de l'Océan... Neuf cents, c'est un placard
immense... Il y en avait des centaines étendus dans le sable ; à l'intérieur,
on opérait, à bureau fermé... J'ai vu ce spectacle.
C'était nécessaire de le voir... Des ventres ouverts ; des têtes rouges
en bille de billard ; des poitrines défoncées ; des aveugles qui
imploraient ; d'autres qui s'agrippaient à nous, demandaient à boire et
hurlaient... Les médecins et les brancardiers se hâtaient et se montraient
affairés ; dans le tas, ils désignaient les transportables, ceux qu'on
tenterait de sauver... »
« Ha! Ha ! Ce n'est pas
tout... Le lendemain, on pouvait lire dans le communiqué : « Un détachement du
3ème Chasseurs a traversé
l'Yser, infligeant des pertes sérieuses à l'ennemi ». L'Etat-Major
pouvait se montrer fier ... Ha ! Ha ! On n'écrivait pas qu'on avait dû le
repasser, le fleuve, et comment ! ... C'était un petit voyage aller-retour qui
avait coûté cher... C'est là que j'ai vu d'autres yeux vitreux qui me
regardaient pour l'éternité... Les yeux... les yeux, dans lesquels demeurent
les reflets étranges de l'âme ... »
Mon ami s'affaissa, dans
le fauteuil, puis garda un long silence.
« Toi, fit-il, apaisé, je
sais que tu comprends, tu fus dans le maquis, dès la fin de 1940 ... Là,
d'autres horreurs nous furent proposées ; moi je ne les digère pas et
c’est là mon malheur. As-tu déjà vu la dépouille d'une femme dont les Nazis
abusèrent, avant de l'assassiner ? ... Sans doute ! Quel spectacle
navrant ! Quatorze femmes avaient
subi pareil sort ; leur mari el les gamins avaient été frappés sauvagement, aux
environs de F... , en Ardenne. Nous jurâmes de venger ces victimes. La nuit
suivante, nos hommes ramenèrent, dans le bois où nous nous abritions, huit
types en uniforme vert-de-gris qui furent étranglés et poignardés, en deux
minutes…. Avant d'inhumer celui qu'on m'avait réservé, je lui fermai les yeux,
tout de suite... »
« On devrait écrire l'histoire
des cadavres. S'ils sortaient, soudain, de leur fosse, quelle procession, mes
frères ! Et on les ferait déambuler au son de « la Danse Macabre », de Saint-Saëns...
Les plus pénibles, ce sont les petits, ceux des enfants... En réalité, nous
marchons entre des tombeaux et des fosses... Et au bout de la route
interminable, la Paix, une branche d'olivier à la main, ricanant, s'éloignant
sans cesse, nous appelle... Un leurre de plus... »
S'animant, il
continua : « La vue du sang et des « macchabées me rendit exalté, puis à moitié
fou... Ce que j'en ai abattus des soldats germains et des traîtres ! ... Ha !
Ha ! Les traitres, les faux frères qui essayèrent de nous faire arrêter...
Voici un bout de film qui le montrera comment nous les traitions… A W ... , cinq des nôtres avaient été tués...
Nous apprîmes comment et par qui ce coup avait été préparé. Un cabaretier et sa
femme, de W…, avaient désigné nos amis à l'attention de
l'ennemi, lui indiquant l'endroit précis où il pourrait les atteindre, à la
première heure du matin... Leur sort fut arrêté après un bref entretien, entre
nous. On irait les abattre, chez eux, le lendemain. A l'heure H, nous
pénétrâmes dans le café, revolver au poing. L'homme et sa femme, derrière le
comptoir, tentèrent de nous amadouer... Rien n'y fit ! ... Leur gamin âgé de
quinze ans, entendant nos voix, était venu rejoindre ses parents ... Un coup de
feu partit et l'homme s'écroula ; à mon tour, je tirai sur la mégère qui tomba,
massivement... Je n'eus que le temps de faire dévier la main de mon copain qui
avait visé l'enfant... La balle troua le plafond, mais le gamin put s'enfuir… .Avant de quitter cette
sinistre maison, où les Nazis venaient boire et s'amuser, nous allâmes voir les
dépouilles des deux fripouilles... Pourquoi donc, mais pourquoi le dernier
regard de cette garce fut-il pour moi ? Encore deux yeux dans ma collection... »
« Le dernier que
j'abattis fut un officier, une espèce de géant... Nous guettions, à la lisière
d'un bois ardennais, la fuite éperdue de ceux qui nous avaient écrasé, sous
leur botte, pendant quatre ans. Ils rentraient, honteux, dans leur tanière, ces
loups qui voulaient tout dévorer... Nos mitraillettes étaient braquées sur la
route qu'ils empruntaient, du crépuscule à l'aube... Nous tirions sur les
camions et sur les voitures. Un soir, une automobile noire fut annoncée... A
notre grande stupéfaction, quand elle arriva dans notre champ de tir, elle
ralentit, puis s'arrêta... Un fringant officier ouvrit la portière et
descendit, tout naturellement... Il était à deux mètres de moi...
Tranquillement, je levai mon revolver à hauteur de sa poitrine et poussai sur
la gâchette... L'homme s'écroula, plié en deux à mes pieds... C'était un
colonel, supérieurement imposant. Son corps fut traîné dans le bois, pendant
que quatre de nos hommes poussaient la voiture, dans un chemin de traverse. Ma
lampe de poche allumée, j'examinai la figure ronde de cet humain que je venais
d'arracher à la vie... Ses yeux, d'un bleu clair que la mort n'assombrissait
pas encore, exprimait une douceur
sereine. Je les fermai brutalement, puis je plongeai dans l'obscurité de la
forêt. »
« C'est tout, c'est
fini... Je n'ai plus rien à le dire ... « Autour de moi, j'ai mille paires d’ yeux
dont les regards éteints se rallument toujours dès qu'ils me fixent
inexorablement et ils me condamnent ; ils me poursuivent et ils me
torturent... »
« Je suis fou,
peut-être ? ... C'est possible ! ... Que la providence ferme mes yeux, les
miens et aussi ceux des autres qui me font tant de mal… Et que ce soit pour
jamais ! ... »
Mon ami se tut, puis il me
regarda. Ses yeux avaient l’éclat d'un acier poli. Après un silence, je lui dis
: «Tu n'es pas responsable des actes que le devoir le plus dur te
commanda… » Il m'arrêta d'un geste
brusque, me salua et quitta la pièce.
On me fit promettre ma
seconde visite.
Je n'ai pas eu le courage
de tenir parole.
3 – Conclusions
Camille Fabry, à la fin de son livre
« Le Prix de la Paix » écrit en 1959 en guise de testament spirituel
(il mourra un an plus tard), nous laisse méditer quelques pages rassemblant les
sentences de son cru. A travers la plupart de ses sentences, le lecteur perçoit
que ce grand résistant, qui perdit sa femme tuée à Ravensbruck,
et, qui avait donc suffisamment de motifs pour haïr jusqu’au bout de sa vie,
voulait conclure son dernier livre et son existence par un rêve de
paix :
« La victoire
définitive sera celle qui établira, enfin, la paix entre tous les hommes libres
du monde entier. Ce sera la victoire non pas des armes, mais celle du cœur et
de l’esprit. »
« S’il est un champ
d’honneur, c’est celui du travail
fraternel »
« La guerre jaillit
de la haine et elle est le pire ennemi de l’homme »
« Plus tard, quand les
hommes auront fait la paix définitivement entre eux, ils liront l’Histoire avec
ahurissement et ne comprendront pas »
« Les martyrs oubliés
ou inconnus suffiraient à faire grande la destinée humaine »
Dr Loodts Patrick