Médecins de la Grande Guerre

Le soldat Fernand Tonnet, une vie remarquable au service de la Jeunesse Ouvrière.

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Le soldat Fernand Tonnet, une vie remarquable
au service de la Jeunesse Ouvrière.



Fernand Tonnet

Cet article est dédicacé à :

        l’abbé Ernest Michel qui fut aumônier général de la J.O.C. pour les garçons de Wallonie de 1957 à 1967 puis l’avant-gardiste  Directeur du Séminaire Cardyn.

        l’abbé André Michel, fondateur de la maison ouvrière de Quaregnon.

Table des matières

        L’enfance et l’adolescence de Fernand Tonnet

        Fernand Tonnet et la guerre 14-18

a)      L’influence de l’écrivain Emile Montier sur Fernand

b)      Le journal de guerre de Fernand Tonnet

c)      Quelques écrits de Fernand Tonnet

d)      Biographie du lieutenant Louis de Lalieux de la Rock

        De 1925 à 1934, l’aventure de la J.O.C.

        De 1934 à 1943 : au service des adultes du monde ouvrier  

        De 1934 à 1943 : au service des adultes du monde ouvrier  

        Fernand est arrêté par les allemands et meurt à Dachau en février 1945

        Conclusion


1) L’enfance et l’adolescence de Fernand Tonnet

       Fernand naquit à Molenbeek le 18 juillet 1894. Son père Joseph était un ancien élève de Floreffe et de Bonne-Espérance. D’abord instituteur, il rentra ensuite dans l’administration des douanes. 4ème enfant de cinq fils, Fernand fit ses classes primaires à Bruxelles chez les Frères de la Doctrine Chrétienne puis suivit les cours d’humanités modernes à l’Institut Saint-Louis.

       En 1911, son père fut nommé à la tête du poste des douanes de Quiévrain. La famille suivit le papa et Fernand dut quitter son institut et abandonner ainsi ses études. Il va alors entreprendre d’animer le Patronage paroissial où, rapidement, il parfait sa connaissance d’une jeunesse ouvrière parfois très miséreuse. Parallèlement à cette activité sociale, Fernand continue de se cultiver sous la conduite du Curé Abrassart qui lui donna à lire énormément tout en lui faisant visiter, houillères, usines, et les humbles habitations ouvrières. Féru de littérature et de poésie, Fernand eut aussi l’occasion de rencontrer à cette époque le célèbre Verhaeren dans sa maison de campagne du « Caillou qui bique »  qui n’était pas de beaucoup éloignée de Quiévrain. Ce séjour de la famille Tonnet dans le Hainaut ne dura qu’une année car son père fut rappelé à une fonction à Bruxelles. Fernand, de retour à Laeken, devint alors employé de banque et sollicita rapidement son admission dans la conférence Saint-Vincent-de-Paul de Laeken. Il se mit aussi à la disposition du vicaire Sas qui dirigeait le patronage paroissial et fit la connaissance du vicaire Cardijn, nouvellement arrivé, qui lui fit une profonde impression. Les raisons en étaient simples ; l’abbé partageait exactement le même idéal que Fernand en voulant se consacrer à la classe ouvrière pour la défendre, la protéger, l’éduquer. D’une grande culture générale, il ne se contentait pas de vagues appels à l’apostolat, mais documentait les jeunes gens, leur indiquait les études sociales et religieuses qu’ils devaient commencer, puis leur procurait les ouvrages sur les questions sociales à lire avant d’en faire avec eux des sujets de discussion.

       Fernand d’emblée se confia en ami à Cardijn puis pressa son frère Henri de rencontrer à son tour l’abbé. Voici comment, Henri décrivit plus tard cette rencontre. « Avec une ardeur brûlante, une conviction nerveuse, une force d'apostolat singulière, il m'esquissa un vaste programme de rénovation sociale mais que devait précéder une profonde réforme morale. Et longuement, minutieusement, il s'étendit sur les péripéties d'un voyage qu'il avait fait en Angleterre, dans les milieux trade-unionistes. Il avait été frappé par le haut degré de moralité des meneurs travaillistes, et puis il évoqua les grands sociologues, les maîtres, les pionniers dont il avait approfondi les œuvres : « Vogelsang », « Toniolo », « La Tour du Pin », « Léon Harmel »... Et nous parlâmes littérature. Et le vicaire se mit à lire, avec cette admirable expression et ce léger accent flamand qui caractérisent son élocution, quelques passages d'un virtuose de la prose qui créa la belle, l'impeccable langue. Quelque ravi et émerveillé que nous fussions, nous ne pressentions guère que ce jeune prêtre ami des belles lettres, à l'esprit accueillant, ouvert, généreux allait être un jour le guide, le bon génie d'une nouvelle élite sociale, et l'un des plus grands animateurs sociaux de notre temps. »



Le vicaire Cardijn

       Le vicaire Cardijn, à Laeken, est chargé d’animer le patronage des filles. Rapidement, il envisage des réunions pour promouvoir les responsabilités et la formation des ainées. Selon leurs besoins, leurs spécificités, il crée alors différents « Cercles d’Etudes ». Il y avait celui des petites apprenties dont certaines devaient apprendre à écrire, celui des employées de bureau, celui des ouvrières, celui des responsables du patronage, et même une cercle des « Demoiselles », jeunes files de la bourgeoisie. Ces cercles rencontrent un beau succès et c’est à la fin de l’année 1912, que Fernand vient demander au vicaire de pouvoir rassembler le premier Cercle d’étude pour les garçons apprentis. Il parvient à ses fins et les premières réunions se passeront chez l’abbé Cardijn. On y discute de la nouvelle doctrine sociale de l’Eglise « Rerum Novarum » et on y prépare des futures activités. De ce cercle naîtra après la guerre le « Syndicat des apprentis ».

       Fernand, âgé de 20 ans au moment où, le 4 août 1914, la guerre éclate, sous l’influence du jeune vicaire Cardijn, a définitivement opté pour une vie au service de la jeunesse. D’autres jeunes gens suivront cette voie, comme Louis Lalieux de Rocq qui périra malheureusement au début de la guerre ou comme Paul Garcet, qui connaîtra, jusqu’à la mort, le même parcours que Fernand.

2) Fernand Tonnet et la guerre 14-18

1)   L’influence de l’écrivain Montier sur Fernand

La guerre interrompit le sacerdoce de Fernand à Laeken mais la guerre ne le changea pas. La vie de soldat qu’il dût mener ne fut pour lui qu’un moyen de « se rendre meilleur ». On le verra plus loin, son carnet de campagne est à ce titre éloquent. La guerre y tient peu de place mais le souci d’aider ses compagnons d’armes y est prédomine. Fernand, tourmenté par le problème du mal, est souvent triste de constater un laisser aller dans les mœurs des soldats. Il s’efforce de donner des conseils et des encouragements aux jeunes gens qui l’entourent. A 20 ans, il fait preuve d’une maturité exemplaire et continue à l’armée l’action sociale commencée à Laeken en faveur de la jeunesse ouvrière. Fernand profitera de ses longs moments d’inoccupation pour correspondre avec des figures marquantes de son temps dans le domaine de l’aide à la jeunesse et de son encadrement. Une de ces personnalités fut l’écrivain français de gauche, E. Montier. Nous dirons quelques mots sur cet homme qui eut une influence considérable sur Fernand.



En 1910, Montier, écrivain normand, avait fait paraître : « LES ESSAIMS NOUVEAUX  ». C'était l'histoire, en grande partie vécue, des Philippins, jeunes gens, ainsi appelés parce qu’ils fréquentaient à Rouen, le patronage dédié à St-Philippe de Néri. C'était aussi le résumé d’une doctrine sociale pour la promotion d’un patronage qui se voulait le creuset social de la jeunesse chrétienne. Montier avait repris, en 1894, le patronage fondé à Rouen par l’abbé Auvray. Il le développa et, en 1915, quitta même sa toge d’avocat pour se consacrer entièrement aux jeunes « Philippins » dont le mouvement va s’étendre progressivement dans toute la France. Montier devint donc un spécialiste très écouté en matière d’éducation de la jeunesse de par son expérience sur le terrain et de par ses nombreux livres.



Son renom dépasse les frontières de la France mais malgré ce succès, en 1927, Montier connaîtra des critiques virulentes de la part des anciens combattants rouennais et de la part de l’Action française à la suite du discours pacifiste qu’il tint, en août 1926, à de jeunes garçons Allemands venus assister au Congrès de Bierville. Montier est alors obligé de s’éloigner de Rouen. Il ira s’installer à Nice où il continuera à écrire de nombreux livres sur l’éducation chrétienne de la jeunesse. 

Fernand Tonnet fut fortement influencé par l’idéal d’Edward Montier. Durant la guerre, profitant des moments des longs moments d’inactivité de la vie du soldat, il entretint une correspondance avec lui et, durant quelques permissions en France, il parvint même à rencontrer Montier à Rouen au milieu de ses « Philippins ». Revenu à Laeken après la guerre, Fernand parviendra à garder son idéal, à savoir, la défense des jeunes travailleurs. Il retrouva son Cercle d’Etudes des jeunes apprentis qui se transformera en une association militante appelée « La jeunesse syndicaliste ». Il s’inspirera de l’exemple des « Philippins » pour animer ce mouvement. Le succès fut au rendez-vous. Rapidement, son mouvement s’étendra à toute la Belgique et avec l’aide du vicaire Cardijn ; deviendra la base de ce qui deviendra la J.O.C. (Jeunesse ouvrière Chrétienne). Avant de voir avec plus de détails l’aventure de la J.O.C., examinons ensemble le carnet de guerre de Fernand.

2)     Le carnet de guerre de Fernand Tonnet 

Sont repris ci-dessous le parcours et les principales réflexions de Fernand Tonnet durant la Grande Guerre. Les titres sont ajoutés pour faciliter la lecture. Le lecteur qui voudrait lire le carnet de guerre dans son entièreté peut le trouver sur le web à l’adresse suivante :

Premières semaines de guerre

Le 7 août Fernand rejoint Anvers où il est désigné le lendemain pour le 4ème chasseur à cheval. Dans la cohue, on lui vole sa valise. Dans les jours suivants, son instruction a lieu, instruction à cheval et à pied. Le cinq septembre, il commence des gardes de police. Rapidement sur son cahier, il mentionne son premier geste altruiste 

20 septembre. «  Causé avec N..., illettré, anormal, sauvage. Je lui donne 5 francs, car il est à sec. En guise de merci il me dit que si jamais quelqu'un m'embête il me défendra. »

Le 6 octobre, il quitte Beveren-Waes et arrive à Selzaete en pleine nuit (l'officier qui dirigeait la colonne s'étant égaré deux fois). Il arrivera avec son unité le 8 octobre à Ostende et en repartira le 15 pour Nieuport.

« Au loin les dunes. La panique est en ville et les fuyards nous suivent. Toutes, ces villas, abris de bonheurs passés... semblent des fleurs prêtes à se faner... Il flotte du lugubre. A gauche le canon tonne. Un mot est sur toutes les lèvres, mais personne n'ose le lancer : « Nous allons en France ». A Nieuport, un malaise se lit sur les visages. Il semble bien que nous sommes une vague arrière-garde et qu'après nous « les autres » viennent. Adinkerke. Il y a cohue. De ci de là quelques belles toilettes claires.. ».

Le 16 octobre, Fernand quitte Adinkerke pour la côte française. « L'accueil des Français est délirant... Impossible de rester « abstinent total » par ces temps-ci... ». Quelques jours après, il est affecté au 4ème Lancier. Une instruction complémentaire est donnée. « L'instruction finale sera assez dure me raillent les anciens qui me considèrent comme un archi-bleu. Je les laisse dire. Je m'occupe de mon fourbi… Peu à peu, l'amitié viendra. »

Le 6 novembre, de retour à La Panne, l’unité de Fernand est passée en revue par le général De Witte.

« Je suis au premier escadron. J'ai dû ce soir déjà, déployer toute mon initiative en allant chercher des portes et des cloisons de cabines pour construire une écurie pour mon cheval. La mer est démontée. Il fait glacial ».

Le bon cœur de Fernand se manifeste une fois de plus

Le 10 novembre, en exécutant une patrouille de nuit à pied à Oost-Duinkerke, il trouve un sac de pommes de terre. 

« Quelle aubaine. Nous décidons de le porter au curé pour les réfugiés. Je sonne et j'explique. Le brave curé accepte et nous donne en retour deux bouteilles de son plus vieux vin… »

Une nuit passée dans un drôle d’endroit

« Nous passons la nuit dans l'église dont le pavement est couvert d'une épaisse couche de paille ; elle sert de poste de garde, d'ambulance et... de morgue. L'on vient justement d'amener trois cadavres parmi lesquels je reconnais un capitaine français. Ces morts dans cette pénombre (il y avait deux bougies qui éclairaient la scène) cela donne froid. Tout naturellement je me tourne vers ce qui fut l'autel et je récite un Ave pour ces braves. Ensuite je prends six chaises et je m'installe pour dormir deux heures. Au-dessus de moi la voûte transpercée laisse voir des déchiquetures d'obus et le vent de mer s'y engouffre. »

Un accident de cheval qui aurait pu être de conséquence

15 novembre. « J'ai fait une fameuse chute de cheval à Adinkerke. Je regagnais ma ferme après avoir patrouillé toute la journée ; comme il pleuvait, je mets mon cheval au galop. La route était glissante et à un tournant brusque mon cheval fauche et nous roulons au fond d'un fossé, moi sous lui. J'en frissonne encore. Je me suis dégagé tant bien que mal, ensuite j'ai aidé la bête. Résultat : j'ai un peu mal au genou. Je dois une belle chandelle à la bonne Vierge. »

Le 16 décembre, Fernand mentionne qu’il a discuté avec des soldats de son unité sur « les mœurs ». Sans doute essaie-t-il de les convaincre d’avoir une conduite plus morale. Il échoue sans doute car note : « Comme ces garçons sont encrassés dans le vice ! »

Le 19 janvier, c’est le départ aux tranchées. « Un éclat d'obus frôle ma tête. »

Le 20 janvier, Fernand se trouve de piquet dans une ferme au sud-ouest de Pervyse.

« On nous bombarde par obus et non par rafales. Nous couchons sur des cosses de haricots dans le voisinage des rats et des souris. Ce pauvre village de Pervyse est haché par les obus. L'église dresse encore un squelette de clocher semblant vouloir malgré tout défier la rage des hommes et leur montrer que là-haut se trouve Celui qui tôt ou tard exercera toute justice. »

Malade et hospitalisé

Le 27 janvier, il attrape un abcès au pied. Son pied gonfle de plus en plus et il est évacué pour finalement arriver à Calais quelques jours plus tard. Il est hospitalisé d’abord à la maison-mère des Sœurs Franciscaines où il est opéré. On lui apprend l’ordination de son frère Adrien ainsi que l’hospitalisation à Calais de son autre frère, Henri, engagé comme lui et blessé aux deux jambes. Il pourra rendre visite à ce dernier puis est transféré trois jours au bateau-hôpital. « L'on y voit toutes les maladies et tous les genres de blessures. C'est une lamentable foule d'éclopés et de miséreux. Cela me rappelle Lourdes d'Huysmans. » Fernand est ensuite transféré le 11 février à Cherbourg où il est opéré une deuxième fois dans un hôpital de Normandie. Il y restera jusqu’au 5 mars avant de rejoindre Rouen et un dépôt de convalescent.

Rouen résonne en lui car il connait cette ville qui a inspiré son action sociale à Laeken auprès des jeunes. En effet c’est là qu’est née une œuvre encore inédite, celle de réunir les jeunes en des patronages voués au loisir créatif et éducatif (théâtre, sport, causeries, jeux). C’est l’abbé …qui a lancé ce mouvement qui a été ensuite repris par MR Montier, un écrivain catholique prolixe de gauche qu’admire Fernand. Fernand brûle d’envie d’aller visiter le local des Philippins comme se nomment les patronnés dédiés à leur patron Saint Philippe de Néri. Il ne pourra cependant s’y rendre et le 21 mars il a rejoint son régiment cantonné autour de Houthem.

Le roi vient visiter son gourbi dont le nom fait sourire… 

2 mai. Le Roi est venu nous visiter. Figure grave, empreinte de soucis. A le voir on se sent plus confiant. J'avais dénommé notre gourbi : « A l’abri des inspections ». Le général et le colonel l'ont remarqué et ont bien ri.

Fernand refuse le grade de caporal

Vraisemblablement, pour rester au niveau de ses camarades et dans un souci d’humilité, Fernand refuse le grade de Caporal. Le 24 mai, il écrit :

« Assis au bord de l'Yperlée, je contemple les ruines matérielles qui barrent tous les points de l'horizon. Je pense à tant d'autres ravages moraux engendrés par la guerre et qui seront plus difficiles à restaurer que les autres. Pour cela il faudra lutter, travailler, s'user, mais en somme des usures de ce genre donnent à la vie sa plus belle parure. »

A 21 ans, il fait preuve d’une grande maturité en même temps qu’une grande candeur. Son idéal transparaît : la pureté des mœurs à conquérir et à faire partager aux autres !

Le 6 juin, Fernand se confesse à l'abbé Wallerand. Il pense à  ses « bons « fieus » du Patronage qui à cette heure s'agenouillent aussi. »

Fernand, un confident pour les soldats

7  juin. N… m'a raconté sa triste petite vie. À 19 ans que de misères et d'abandon... Quels cris d'angoisse et d'isolement ont jailli de son cœur. Je lui ai offert mon amitié fraternelle et promis, s'il m'écoutait bien, aide et protection après la guerre. Je lui ai détaillé les seuls moyens de se faire une vraie vie. C'est difficile à lui faire comprendre... tout cela est si nouveau pour lui. Je lui ai parlé du Patronage... Je lui ai bien montré ses défauts, et petit à petit il lâchera d'y donner des coups de pioche. Que Dieu m'aide et bénisse mes efforts pour ramener vers Lui cette âme sauvage.»

Volontaire pour les avant-postes

14 juin. Quoique ayant fort mal aux pieds, j'accepte de partir pour les avant-postes comme mitrailleur. La route se fait allègrement et le poids de ma pièce ne me paraît pas lourd tellement je suis absorbé par les souvenirs de Laeken... Heureux sommes-nous qui croyons à la vertu fécondante du sacrifice si léger et si obscur soit-il.

Passons près d'une petite chapelle ébranlée.

15 juin. A 4 heures nous avons été soumis à un violent et furieux bombardement. Il a duré trois quarts d'heure et nous avons reçu 32 obus dans nos ruines. Nous étions tous persuadés que nous étions arrivés à notre dernière heure et nous attendions angoissés mais calmes l'obus meurtrier. Pour ma part mes dernières prières furent bien faites et j'en éprouvai un regain de confiance. Grâces en soient rendues à Dieu, ils ne nous ont pas touchés. Tous les soldats de la première ligne n'en revenaient pas en nous revoyant sains et saufs.

Fernand ne cesse de s’instruire sur l’action sociale auprès des jeunes

20 juin. « Je viens de lire un article de Barrés sur les enfants de l'Assistance publique. Il s'applique fort bien et même d'une manière saisissante à plusieurs de mes petits du Patronage et à mon ami N... en particulier :

« La vie le regarde dès le début d'une fenêtre chargée de neige. Qui sait le chant de ces âmes d'enfants. Quels bruits douteux les font tressaillir s'ils vont à la forêt. Quelles voix de nuit montent de la rivière ? Quels appels, quels souvenirs, quels désirs de tendresse maternelle ? A mesure qu'ils grandissent ces enfants solitaires et s'éloignent des sources de leur vie, les remous du fleuve, le murmure du vent, le tableau des deux rives et surtout le soin de ramer les distraient. Mais que c'est triste d'être une âme errante qui n'a pas un point fixe et ne peut jamais se tourner vers sa maison familiale et vers ses tombes. Un bureau de l'administration, voilà leur berceau. C'est cela qu'ils défendent. »

La division de cavalerie passée en revue par le Roi et la Reine

4 juillet. La D. C. (Division de Cavalerie) a été passée en revue par le Roi et la Reine. Coup d'œil splendide. Dans le cadre majestueux de la plage de Bray Dunes avec comme perspective les maisons de La Panne et tout au loin à droite Dunkerque et son phare... près de 3.000 cavaliers étaient alignés. Ce sont des journées dont on garde à jamais le souvenir. La Reine, campée sur un superbe cheval, a fait sourire plus d'un jass heureux et fier d'avoir une sœur si bien à cheval. 

Que vais-je devenir, j’ai normalement un quart de siècle à vivre

5 juillet. Une sorte de nostalgie m'envahit... Je relis les lettres reçues... Je voudrais me dépenser à faire du bien... A part quelques marques d'amitié données à l'un ou l'autre malheureux, à part quelques services rendus, ma soif de dévouement ne trouve guère d'aliments...

18 juillet. C'est aujourd'hui mon anniversaire. J'ai 21 ans. Dans la vie civile cela s'appelle être homme responsable. Il pleut diantrement fort pour la prise en possession de mes actions... Combien de projets ne couraient pas vers cette année où l'on se retrouve tout ébahi d'avoir passé la vingtaine. La moyenne des vies humaines est de 45 ans. J'ai donc encore un quart de siècle à vivre, c'est-à-dire à lutter, a jeter dans toutes les âmes que je rencontrerai sur ma route les semences du bien et du vrai.. Qu'importe la vitesse des années, si la somme, de bien réalisé augmente sans cesse. Cette dernière année s'est écoulée loin des miens et loin de mes amis. Cela pourrait être une considération déprimante. Heureusement non. Je sais mieux ce qu'est la vie. J'ai appris à tracer dans l'intime de mon âme une ligne de conduite qu'il me faut suivre en dépit de tout et de tous. Etre tous les jours en contact avec le vice, en être éclaboussé, il n'y a pas à dire cela forme, cela trempe. Je songe en ce jour à mes bons et tendres parents, à mes frères, à mes amis, à tous ceux qui m'ont inculqué les grands principes et les grands devoirs.

19 juillet. J'ai été à Adinkerke visiter le cimetière. Une centaine de tombes sous de petites croix noires. J'ai assisté à l'enterrement d'un officier. C'est bref, c'est brutal. Quelques mots d'adieu, quelques pelletées de terre... C'est fini. Il n'y a que la religion pour grandir ces moments-là.

La mort du lieutenant Pire qu’il admire

Cet officier a impressionné Fernand. Malheureusement, il n’explique pas les raisons de son engouement pour cet homme. Une recherche serait à effectuer pour en savoir plus.

22 juillet. J'ai rencontré à Adinkerke un officier et un sergent du 8e. J'ai été très ému en apprenant les circonstances héroïques de la mort du lieutenant Pire. C'était au début de la bataille de l'Yser. Dans la nuit du 22 au 23 octobre, près du célèbre château de Vicognes, il fut frappé de deux balles, l'une à l'épaule, l'autre en plein cœur. Ce vaillant que j'estimais beaucoup car il incarnait pour moi le vrai type de l'officier, repose dans le cimetière d'Oudstuyvenskerke (5e tombe à droite le long du mur). Le sergent N... n'a pas eu le temps d'y placer une indication. Ce qui m'a touché c'est que son souvenir reste encore très vivace parmi ses hommes et bien souvent ils disent entre eux : « Si nous avions encore le lieutenant Pire ». Cela est consolant.

Volontaire cuistot puisque personne ne veut de cette charge

4 août. Triste anniversaire. Je passe cuistot à la section puisque personne ne s'offre. Vive la soupe. Il s'agît d'être à la hauteur et de faire montre d'originalité.

Toujours un désir de perfection

20 août. J'ai reçu une lettre de... Quel réconfort elle m'apporte. Que de radieuses visions d'avenir, elle m'a dévoilées. Ah oui, vivre jusqu'à l'achèvement du rêve, de l'action, de l'idéal. Arrière les soucis de carrière et d'emploi, de vie matérielle. Ne vivons que pour l'idée. Ainsi nous n'aurons pas ces multiples désillusions qu'apportent la vie de plaisir, celle des sports et aussi la bonne petite vie bourgeoise, cigares, pantoufles, foyer...

2 septembre. J'apprends par « L'écho de Belgique » que H. V. W. est chevalier de l'ordre de Léopold II. Cela me fait du bien de lire cela et surtout de me rappeler cette figure jeune, fraîche, respirant la gaieté et la douceur. Ce même dévouement qu'il nous demandait d'exercer dans la vie sociale, il l'a réalisé dans les horrifiantes scènes de la bataille de l'Yser. Voilà bien le type qu'il faut être pour entraîner les autres. Que Dieu le guérisse de ses blessures et nous le garde.

17 septembre. On commence à parler d'offensive. Si cela était vrai. Etre vite, au plus vite délivré de cette vie de tranchées et pouvoir réédifier une patrie plus chrétienne.

24 septembre. Je reçois une longue lettre de Henri ... Combien je me suis senti indigne, faible, lâche en comparant ma vie à la sienne. Et il se dit encore égoïste et mauvais.

8 octobre. J'ai reçu coup sur coup des lettres de la maison, de Jean et de Monsieur le vicaire Stas. J'ai été content d'apprendre que le moral et l'espoir restent fermes au cœur des exilés de l'intérieur. La piété atteint son maximum d'intensité ; s'ils pouvaient m'en passer un peu.

11 octobre. Je voudrais tant pouvoir répondre au désir exprimé par ... qui me demande d'inscrire chaque jour une pensée sur mon carnet. Je crois, vu mon inconstance que cela sera malaisé. Essayons.

5 novembre. Ce jour des morts revêt un sens plus profond en ces années de guerre. Je songe à tant de jeunes cœurs qui sont partis en brisant leurs rêves... leurs fiches projets. Le bonheur des uns se paie maintenant avec les sacrifices des autres. Il sera salutaire de rappeler à ceux qui les suivent de quel prix leur bonheur a été payé.

Refus une deuxième fois de devenir caporal

4 novembre. J'ai refusé une seconde fois mes galons de brigadier.

Et toujours des conversations qui voudraient aider et changer les autres

10 novembre. Conversation avec..., brave cœur que la caserne a laissé intact. Je lui ai raconté ma vie. Je lui ai montré que dans toute vie il faut une large place pour l'idéal. Il ne suffit pas de vouloir être quelqu'un par son intelligence, il faut vouloir mettre au service des autres ses richesses de cœur et d'esprit. Rejetons cette conception utilitariste de la vie qui consiste à travailler pour faire une belle carrière. Arriver c'est bien, mais il faut faire rejaillir sur les autres le bien qu'on a acquis.

11 novembre. J'ai revu mon ami... Il manque de direction. Il faudrait être constamment auprès de lui pour le stimuler dans ses rares bons moments. Je lui ai donné deux francs en lui recommandant de ne pas les jouer. Il se trouve malheureusement logé dans une ferme maudite où la fermière et ses deux filles forment un trio de diablesses.

Fernand, un intellectuel qui lit beaucoup et voudrait partager son savoir

Fernand est un grand lecteur ce qui n’est pas habituel pour la masse des soldats de ce temps. Nul doute aussi qu’il est un soldat modèle et que ces deux facteurs aient attirés le regard des officiers qui voudraient le voir promu. Tout au long des quatre ans de guerre, Fernand s’efforcera de toujours s’instruite et en même temps de promouvoir l’instruction des soldats. Comme on le verra plus loin, cette activité ne fut toujours pas très bien vue par l’Etat-Major qui ne comprenait pas qu’on puisse permettre à un simple homme de la troupe d’instruire ses camarades.

28 novembre. Merckegem. Tous les soirs, réunion : Alphonse, Yvon et moi. Nous étudions l'anglais.

1er décembre. J'ai commencé la lecture de Ruskin. C'est superbe. Que de matières à développer aux humbles, aux laborieux. Oh oui montrer aux ouvriers courbes sur le sol ou sur l'établi, la beauté d'un ciel d'azur, de nuages affolés. Leur faire comprendre l'émouvante voix des tempêtes et des bourrasques, leur faire aimer ce qui est à leur portée et qu'ils ignorent...

Noël en France, souvent un jour de soulerie et pire encore

25 décembre. Noël. Noël, disent dans le lointain de la nuit les cloches de la Flandre française. Comme il serait bien plus doux d'entendre celles de chez nous. J'ai passé la nuit avec Alphonse et Yvon. Nous avons lu, causé et ri. A quatre heures en route pour l'église. Nombreuse assistance. Je songe aux Noëls de ma vie... Ces Noëls sont des jalons. On mesure à eux le chemin parcouru et surtout l'esprit qui nous animait. Alors on se retrouve bien peu de chose. Toujours la même torpeur, les mêmes hésitations devant les camarades. Noël, Noël, vous que le grand vent qui rugit annonce à tous les cœurs, tâchez de me redonner cette force de vaincre le mal chez moi d'abord, chez mes compagnons ensuite. Je suis si malheureux, ils le sont plus encore. Noël pour eux c'est jour de congé, de soûleries et pire encore. C'est le jour de la bête humaine. Je veux en cette nuit divine, en cette nuit où tout homme est sauvé par un petit enfant, je veux vous promettre, ô Jésus, d'être plus patient, plus doux, plus serviable que par le passé. Je veux qu'ils puissent se dire : « C'est un bon type parce qu'il est croyant. » Vous qui avez apporté la bonté et la force sur la terre, faites passer en moi un peu de cette bonté et surtout un peu de cette force de résistance obstinée envers le mal qui m'entoure. Que cette nuit soit pour moi la lueur qui attire et qui sauve.

27 décembre. Je viens de terminer les « Confessions » de Musset. C'est maladif. Il s'emporte contre les infidélités de ses maîtresses successives lui le libertin et le débauché.

Fernand oublie la guerre en assistant à ses premières vêpres depuis six mois

2 janvier. J'ai assisté aux Vêpres et au salut. C'est la première fois depuis six mois. J'ai pu revivre mes bons et mystiques moments de jadis. En écoutant le chant des psaumes dans cette petite église si paisible j'ai presque oublié la guerre...

Pendant le salut, à la lueur d'une courte méditation K je me suis senti médiocre. Ah misère... pourvu que je ne recommence pas ma série de résolutions prises fermement le matin et que la brise de midi emporte loin de mon cœur comme le vent d'automne emporte loin de l'arbre les feuilles qui firent sa parure. Prier et méditer : tout est là. J'en suis archi-convaincu. Mais arriver à méditer chaque jour...

15-16-17-18 janvier. Journées mouvementées aux tranchées de Dixmude.

Fernand correspond avec Edward Montier, célèbre écrivain chrétien et fondateur du patronage de Rouen

10 février. Je viens d'écrire à Edward Montier une lettre dans laquelle je lui demande de bien vouloir m'indiquer de quelle façon je parviendrai à déraciner et à extirper tout ce que j'ai de crasseux dans l'âme. Ensuite, après ce nettoyage comment je pourrai méditer. J'attends sa réponse avec impatience car je suis énervé au superlatif de constater que ma tiédeur va bientôt se changer en glace. Mon Dieu donnez-moi la sincérité et l'humilité.

12 février. J'ai reçu une bonne lettre de Monsieur Montier. Quelle affection touchante et quelle franche sympathie. Il m'invite à lui écrire souvent. Je compte lui raconter l'histoire de ma jeunesse avec ses éclaircies et ses nuages, ses faiblesses et ses efforts, ses projets et ses rêves.

Patrouille sur les plages et chasse aux lapins

22 février. Nous avons changé de cantonnement. Tous les deux jours garde à la côte. La mer... la grande gueuse... Nous bâtissons notre abri à ses pieds et à marée haute elle vient nous bercer et border d'écume notre lit... Elle nous apporte des coquillages en guise de flocons.

28 février. Si le temps était plus chic, j'irais me promener au bord de l'eau et je lui dirais mes chagrins, mes joies, mon espoir invincible... Mail il fait un temps de vaurien. Le vent prend votre nez comme pelote et y enfonce ses épingles. Il neige ferme et mes bottes prennent l'eau. Nous partons à la chasse aux lapins, la pelle sur l'épaule. Nous creusons de profondes tranchées pour y acculer maître Jeannot. Souvent nous sommes « brouette ». Mais aujourd'hui nous en avons deux.

Moralité : Faute de boches on prend des lapins.

Fernand ne peut plus refuser sa nomination de caporal

6 avril. Je suis nommé brigadier aux mitrailleurs. J'accepte ce modeste galon parce que c'est le désir de mon père. Je ne pouvais d'ailleurs pas refuser une troisième fois et priver mes parents d'un bonheur fait d'humble fierté.

Pâques pour donner du courage et épurer les mœurs

23 avril. Pâques. J'ai prié ce matin en union avec mes parents et mes amis. Que la résurrection se fasse aussi dans les cœurs. Que la pensée du Christ ressuscité soit un puissant moyen pour remédier au découragement qui envahit les soldats en considérant la durée de cette guerre ; qu'elle épure leurs mœurs. Songeons aux apôtres désemparés, sceptiques... Et voilà que soudain le Christ revient à eux.

Fernand en ce premier mai pense à la classe ouvrière

1er mai. Fête du travail. Les disputes sociales semblent lointaines quand on y songe après deux années de guerre. Il faudra satisfaire les légitimes revendications de la classe ouvrière qui aura tant souffert pendant cette guerre : souffrances des envahis et souffrances des gueux aux armées courbés sous tant de misères, de privations et...

Vie de soldat

17 mai. Retour aux tranchées. Nous assistons à un bombardement en règle. C'est un roulement de tambour. Quand les « gros noirs » éclatent l'on voit les abris voler en l'air à des hauteurs fantastiques. Nous avons dû aller aux vivres au moment où les Boches attaquaient. Leurs batteries tiraient sur les nôtres. Quelques « trains-blocs » sont venus éclater à droite dans l'inondation. C'était beau comme jets d'eau.

19 mai. Nous quittons le secteur.

20 mai. Nous arrivons près d'une ferme perdue dans l'immensité des dunes. Air vif et sec. On soigne son cheval, l'on va se baigner et l'on revient disposer la cuisine et le dortoir. Comme le tapissier n'arrive pas avec les matelas, l'on roupille sur trois bottes de paille disposées avec art. Les uns prient, les autres s'endorment comme les veaux de l'étable d'à côté.

22 mai. J'ai été méditer au bord de l'eau. J'ai compris à voir le mouvement des vaguelettes essayant de se pousser chaque fois plus loin qu'ainsi devra être demain la vie d'efforts de l'homme d'action : pousser plus avant la clarté de la foi dans un monde qui s'enfonce dans la nuit.

25 mai. Je reçois une belle lettre de T. Elle traite du patriotisme chez les incroyants. Il trouve que l'idée de patrie est plus riche chez ceux qui ont le goût artistique plus développé.

1er juin. Je suis toujours de garde. C'est l'Ascension. Je ne sais pourquoi, mais je songe intensément au retour... au cher retour. J'éprouve une joie folle à la pensée de revoir un jour les miens après avoir été sevré pendant si longtemps de leur chaude affection. Je songe à ces fortes étreintes maternelles et paternelles, à l'ivresse pure des baisers du fils à ses parents et je bénis Dieu de pouvoir puiser dans ces pensées espoir, confiance et sérénité.

17 juin. Le commandant N... vient me gourmander parce que je permets à mes hommes de lire au lieu de leur faire la théorie. Nous sommes cependant en repos du service de nuit.

20 juin. Garde. La mer est calme et divinement belle avec sa robe azurée à taches vertes. Au loin, le canon gronde. Cette nuit, je me suis promène autour du poste en songeant... au retour.

Encore des livres pour réfléchir

10 juillet. Pas moyen d'avoir un jour de beau temps. Mais j'ai des livres. Je viens de terminer le « Voyage du Centurion », de Psichari. Lutte âpre et violente dans l'âme pour la vie de l'âme.

12 juillet. Je viens de finir la lecture d'une remarquable étude de psychologie enfantine « La Maternelle », de Léon Frapié. C'est profond, vécu, réel, palpitant. Le rôle de l'éducation préscolaire y est défini. Toutes les tares de l'éducation et de l'élevage dans les milieux populaires y sont décrites.

Mission à Gravelines et conseils donnés à une petite et délicieuse française

16 juillet. Je vais à Gravelines chercher de la quinine et de l'aspirine pour G. et L., malades. J'ai rencontré la nièce du propriétaire de mon ancien logement. C'est une délicieuse petite Française de 17 ans et demi, intelligente et très instruite. Elle est placée dans un milieu infect. Elle se débat courageusement contre le mal qui provient de soldats logés chez elle. Je lui ai dit de ne pas broncher et de ne se fier en rien aux paroles et aux promesses des soldats. Gardez-vous pour l'avenir, lui ai-je dit. Evitez des remords qui vous seraient cruels.

18 juillet. L'horloge du temps vient d'abattre sur mon crâne son vingt-deuxième coup de marteau.

27 juillet. Belle lettre de Montier. I1 y joint deux vues représentant le cadre où fut écrit « L'Education du Sentiments ». M'engage à continuer d'être bon et tendre avec les hommes.

Garde à la mer et conversation avec les pêcheurs

10 août. Garde à la mer. Journée splendide. Ciel profond et très bleu. La mer semble refléter le ciel ; elle est adorablement bleue ; les mouettes sont milliers et donnent l'illusion de flocons de licite ou de petits nuages détachés descendant sur les eaux.

Au loin les navires patrouillent. Le panache de fumée donne confiance aux pécheurs. Ils vous accostent en disant : « Au début ce n'était pas comme cela, mais maintenant nous sommes bien gardés » et de leurs yeux couleur d'eau profonde et claire ils me regardent...

Métier rude certes quand on voit ces hommes et ces femmes de 50-60 ans, couverts de loques, lutter contre le courant en tirant leur filet...

S’empêcher de broyer du noir n’est pas facile

15 août. Fête de ma bonne mère. Encore un jour de famille passé sans avoir la grande joie du baiser filial. J'ai été à communion ce matin demander à ma maman du ciel de protéger ma pauvre mère et surtout de me préserver du mal matériel et moral. Que je reste intact afin que je puisse au retour (si j'échappe à la guerre) embrasser sans honte mes chers parents.

Ce qu'il en faut de la volonté pour éviter de broyer du noir les soirs de garde pendant les longues factions. Songer à ses parents, à ses frères avec qui on a vécu tant de bonnes heures calmes et chaudes et ne pas pouvoir envisager de les revoir bientôt. L'on sent alors le prix du foyer. J'écris ces pensées émues sur un coffre à avoine entre deux chevaux qui broient leurs picotins avec volupté.

24 août. Reçois « L'Education du sentiment ».

27 août. Je me suis installé, ma foi, très confortablement dans un coin du grenier. Ma paille se trouve à deux mètres des planches qui me servent de bureau. La nuit, les sommations des rats me réveillent parfois, mais à la longue on s'y habitue. Je travaille assez bien. Je prépare une composition pour le concours de Londres.

28 août. Jouons à la balle. J'ai arrangé deux parties. Excellent moyen pour éloigner les hommes des cafés et des femmes.

1er septembre. Je suis ennuyé à cause de la langueur de ma vie intérieure.

Fernand veut organiser des cours pour les hommes pour lutter contre l’abrutissement

9 octobre. Salut à toi, ô mon dernier matin... Visite aux chantiers. Ensuite nous prenons le train pour Hollywood. Là nous suivons de beaux et larges chemins couverts à cette saison de puissantes frondaisons. On sent à l'air vif que la mer est proche. Tout à coup la route fait un coude et au bout d'une nef d'arbres, on jouit d'une échappée sur la baie. Minute précieuse à qui sait admirer et tressaillir. En espiègle qui cherche à employer au maximum les heures ultimes de mon congé je flâne en m'extasiant devant le panorama. Monsieur De Meulemeester me rappelle à la réalité en me confiant que les gens chez qui nous allons en visite ont une fille qui est une de ses élèves. Je retombe des cimes esthétiques et je redeviens un peu gavroche. La villa de nos hôtes est basse, en style anglais pur, encadrée de fleurs. Sommes introduits dans un coquet petit salon rouge d'où l'on jouit d'une vue merveilleuse. J'étais à nouveau parti bien loin dans mes contemplations quand la porte s'ouvre et une jeune fille entre... Ah ! ce qu'elle est belle ! Après quelques timides regards... je me persuade que j'ai là devant moi la plus ravissante jeune girl que j'aie jamais vue.

A table, le sort... le destin... le hasard..., appelons ça comme on voudra, me place à côté de l'exquise créature.

J'étais dépité de ne pas mieux parler anglais...

Je n'avais guère faim... mais comment refuser à l'invitation de deux si beaux yeux ?

Le départ. Je dois dire que j'emporte un très doux souvenir de cette visite. Forte impression de beauté comme celle ressentie devant une œuvre grandiose. Le soir à 6 heures je prenais le chemin du retour, le cœur assez gros de quitter les De Meulemeester. Fortes et saines journées qui rehaussent l'âme et la placent au-dessus des vulgarités de notre vie. En songeant au dévouement de Madame De Meulemeester pour les œuvres belges je me disais combien l'on devait bénir cette femme mère de huit enfants qui trouve dans son cœur des trésors d'affection pour les exilés. C'est une vraie mère que j'ai rencontrée là et je l'associe dans mon cœur à l'image bénie de la mienne. Puisse mon absence peser moins à ma pauvre mère quand elle apprendra les bontés dont j'ai été l'objet à Belfast. Retour. Nous parlons peu. Nous venons de vivre des jours si heureux et maintenant nous roulons... vers quoi ?

Hommage au lieutenant Pire, à Verhaeren et au Dr Barbier de Furnes

17 octobre. Je reprends mes démarches pour l'organisation de notre cercle de Conférences.

2 novembre. J'ai dit un chapelet à la mémoire du lieutenant Pire dont le souvenir me reste très cher.

11 décembre. J'apprends la mort d'Emile Verhaeren. Une de nos gloires qui s'en va. Je me rappelle ces après-midi du Caillou-qui-bique pendant mon séjour à Quiévrain en compagnie de l'excellent vicaire Abrassart...

25 décembre. En nous rendant à La Panne avons causé avec le vieux docteur Barbier de Furnes. Octogénaire il continue de soigner les malades en parcourant les villages dans sa vieille voiture. Il n'a pas voulu quitter sa maison qui pourtant a déjà encaissé huit obus. Il nous tient un petit discours en français : « Furnes a subi 82 bombardements. Je n'ai pas voulu la quitter parce qu'un Belge ne fuit pas. Vous les jeunes qui avez la vie ouverte devant vous, luttez, soyez prudents, mais toujours vaillants et aux heures de détresse songez au vieux docteur qui n'en a plus pour longtemps. » Je l'ai remercié du bel exemple de vigueur qu'il nous donnait.

A La Panne j'ai entendu Botrel.

30 décembre. J'ai eu une deuxième conversation avec W. Pauvre petit égaré dans la soldatesque. Ignorant tout en s'engageant. La vie avec ses abjectes réalités lui fut révélée par de tristes compagnons. C'est tout un travail que je veux accomplir car l'œuvre est trop belle. Que Dieu m'aide.

31 décembre. Dernière journée de l'année. Cela est dur, affreusement dur, surtout lorsque dans le crépuscule de l'année qui meurt l'on n'entrevoit pas l'étoile, la clarté, l'aube nouvelle. Salut à 1917. Que sera-t-il ? En verrai-je la fin ? Et si je la vois devrai-je constater un bilan de faiblesses, de manques du ferveur, de charité ? La chétive flamme de ma vie intérieure fumera-t-elle encore dans un an ?

Fernand discute sur l’amour, la question flamande et prie pour Cardijn

1er janvier 1917. Entretien avec W. sur l'amour et la question flamande. Après-midi bonne visite d'H.

8 janvier. Décidément je crois que j'aurais fait un excellent infirmier, moi le sensible de jadis. Voilà le quatrième bonhomme dont je soigne les abcès et les furoncles, et cela en un mois de temps. Je pourrai bientôt poser ma candidature d'aide-major dans une ambulance furonculeuse.

10 janvier. Discussion animée avec... sur les femmes. Il est abruti, mais je l'ai mis au pied du mur en public.

12 janvier. Je pars comme volontaire aux tranchées. La section M n'y va pas, mais comme Alphonse marche, je l'accompagne.

16 janvier. Repos, Lu le livre de Vandervelde contenant ses principaux discours et articles de guerre.

21 janvier. Messe à Eggewaerts-Cappelle. Excellent petit sermon sur le respect humain. Le soir je vais à la salle de lecture. Lu « L'avant-guerre » de Daudet.

2 février. J'apprends par un court billet d'H. l'emprisonnement à Bruxelles de l'abbé Cardijn. Cela me remplit de tristesse. Je dis mon chapelet pour lui. Je communierai pour lui après-demain.

Toujours une passion pour l’éducation dans une vocation d’apôtre social

19 février. Je reçois une lettre de ma marraine. Très affectueusement elle s'informe de ma santé car les temps affreux que nous venons de traverser l'inquiètent.

J'ai vu Monsieur l'aumônier. Il m'a demandé ce que je comptais faire après la guerre. J'ai répondu : « apôtre social ». La route est droite mais hérissée d'obstacles, tant mieux. Il m'a fait remarquer que cela ne rapportait guère... J'ai répondu : « Je ne suis pas un lèche-veau-d'or ». Il a ri et m'a félicité.

20 février. Causerie sur la vie mystique avec V. Comme nous avions causé de Montier j'ai songé à l'amour en revenant. Rien des idées d'avant-guerre n'est sorti de mon esprit. Comme alors je crois que je ne trouverai pas dans l'amour l'accomplissement intégral de mon idéal de vie. J'ai depuis quelque temps toujours à l'esprit cette idée vieille comme notre Sainte Religion que toutes nos forces, nos idées, nos actes doivent tendre vers un seul grand but : la vie éternelle. Est-ce la vocation religieuse ? Je ne le crois pas. Et ce n'est pas dans un cœur tiède comme le mien que j'en découvrirai l'indice. Je vis dans l'incertitude pour l'arrangement de ma vie. Il m'arrive certains jours de croire que je me lancerai plus entièrement dans l'action religieuse et sociale avec le secret mais violent désir de trouver dans la mêlée la voix qui me dictera la route à suivre.

21 février. J'ai été à la clôture de l'Adoration à C. Excellent sermon sur la famille, l'enfant, son éducation dans l'après-guerre. En revenant j'ai songé à l'influence de la parole. Ah ! savoir dire de belles et saines choses. Quel important apostolat. Mais gare à l'orgueil qui s'insinue clans tout et surtout dans nos intentions les plus pures parfois. Je crois que si plus tard je suis appelé à parler souvent en public je déviai me convaincre chaque fois que le « moi » doit s'effacer. Je ne me vois pas en chaire... non, mais dans dos causeries intimes que je compte faire, lorsque je me serai recueilli et que je me serai remis à l'étude. Aujourd'hui j'ai demandé à Jésus-Hostie de me rendre plus fervent, plus aimant, moins puéril.

22 février. Soirée chez V. Avons causé de l'action religieuse à l'armée.

25 février. Ma communion de ce matin a été plus fervente. Elle diffère de celle des autres dimanches. Je crois que j'ai mieux compris ce matin la nécessité d'aller au Christ avec un cœur très humble..

27 février. Service à la côte. J'ai demandé à Dieu de rester fidèle à ma méditation du soir.

Méditations d’un jeune chrétien au front

1er mars. J'ai la fièvre. J'assure mon service et le soir je vais au bord de la mer. Pendant mes factions j'ai médité sur l'humilité. Le curé d'Ars a dit qu'elle était la chaîne du chapelet de toutes les vertus.

3 mars. J'écris à V. pour mieux nous unir en prières. Lu « Les ailes rouges de la guerre » de Verhaeren. C'est fougueux.

4 mars. Lu les Actes des Apôtres. Saint Paul m'a saisi. C'est l'Apôtre qui crie sa foi aux grands comme aux petits. Que de vicissitudes sur sa route. La foi l'a soutenu. J'ai été dire mon rosaire au bord de l'eau. Au loin les cloches sonnaient la messe. J'ai prié pour la conversion des pécheurs.

5 mars. Je reçois une longue lettre du père R. Il me décrit lumineusement les conditions d'un apostolat salutaire. Vie intérieure. Les moyens d'y parvenir. Méditation. Comment je dois m'y préparer. Je vais tâcher ces jours-ci d'être moins « extérieur », plus humble... J'ai dit ce soir mon chapelet à l'intention de mon frère Adrien dont c'est aujourd'hui la fête.

8 mars. J'ai été a la recherche d'un logement pour Y. qui est malade et très faible. J'ai trouvé une bonne chambre avec un bon lit pour dix sous par jour. Il peut se chauffer toute la journée.

9 mars. Reçois lettre d'un petit Philippin. Je l'ai reçue en rentrant d'une longue manœuvre à pied dans les dunes par un temps de bourrasque : pluie, neige, grêle, colonnes de sable gelé. La mer à gauche était blanche d'écume et charriait des épaves. Le soir j'ai pesté contre ma mauvaise humeur car ait lieu d'offrir mes souffrances à Dieu puisque nous sommes en carême je n'ai su que maugréer.

12 mars. Soirée chez V. Causons d'apologétique. Reçu le « Trait d'union ». Bel article de Montier sur la manière d'offrir ses misères quotidiennes de soldat comme mortifications de carême.

18 mars. Retour au front. Lu une brochure de Goyau sur l'humanitarisme. Reçu le deuxième numéro de « L'idéal sous les armes ».

19 mars. Que de pensées la fête de Saint Joseph évoque en moi... Je pense à mon père. J'ai été le soir à l'église réciter le rosaire à son intention. J'ai demandé au grand saint de protéger mon père et de le garder au foyer. J'ai scruté ma vie et j'ai été profondément remué au souvenir de tout ce que je lui dois. Au moment où je constate en moi un chétif progrès vers Dieu, il m'est doux de tourner ma pensée vers mon père qui a placé sur ma route tant d'exemples de droiture, d'honneur, de dévouement, d'esprit profondément chrétien. Comme Saint Joseph était une fête de famille, j'associe dans mes prières ma bonne et pieuse mère qui doit se demander souvent quand son grand » reviendra.

Deuxième congé en Irlande et retour chez la déesse

22 mars. Je pars en congé en Irlande avec Phonske.

24 mars. Belfast. Monsieur De Meulemeester nous attend. Embrassades. Le soir, veillée près d'un bon feu.

27 mars. Après déjeuner sommes descendus dire un rapide bonjour à la déesse. J'ai ressenti en la revoyant un trouble profond... Serait-ce l'amour ?... Je m'ausculterai. Elle nous invite pour jeudi. Belle promenade dans la vallée du L. Soirée chez S.

28 mars. Dunleer. En chemin conversation sur l'amour chrétien. Monsieur De M. m'a raconté sa vie sentimentale. Le soir thé luxueux chez S. Le pudding national nous fut servi. Réunion musicale.

29 mars. Départ pour M. Nous longeons la mer. L'inoubliable villa... Nous sommes reçus par…, elle. Je suis forcé de m'avouer ma défaite. Rien ne transpire de ma tragédie intime. Au dîner, même, place que jadis. L'après-midi se passe sur la terrasse. Site Lamartinien. Au départ je prie Monsieur de M. de traduire mon speech français ; ce qu'il fait avec éloquence.

Au retour nous avons repris notre entretien d'hier sur l'amour. Monsieur De M. m'a posé cette question : « Refuseriez-vous d'épouser même sans aucun amour, une jeune fille catholique, pieuse et bonne, pour la sauver d'un mariage mixte ? » Je lui ai dit que je réfléchirais à cette question et que je lui écrirais ma réponse.

Retour au front et reprise des lectures

4 avril. Front. Courrier volumineux.

5 avril. Jeudi-Saint. — Le soir je vais à l'église.

7 avril. Je lis la Passion selon saint Jean.

8 avril. Pâques 1917. Dans ma communion j'ai demandé de faire de réels progrès dans la vie intérieure.

11 avril. Je rédige un long exposé de mes idées sur l'amour et je l'envoie à Monsieur De Meulemeester.

15 avril. L'abbé Wallerand me demande des articles pour la Revue de Saint Louis. Visite d'H, qui me fait beaucoup de bien.

21 avril. Reçois deux volumes de Gratry. Les Commentaires de saint Matthieu.

Alerte au gaz !

23 avril. A 4 1/2 h. du matin mon factionnaire vient me réveiller : « Brigadier, vite... les gaz... Je bondis sur mon masque, réveille mes autres hommes, me botte, puis ordonne au trompette de sonner l'alarme. Je cours à l'E. M. de la brigade pour avoir les clefs de l'église. Tout le monde est épouvanté. Les officiers en caleçon viennent aux nouvelles... Le curé bon vieux pacifique est horrifié. Je m'empare du trousseau de clefs, puis au galop à l'église. Je grimpe au clocher... j'enlève mon masque et je commence «ding ding ding ding »... Au loin par les embrasures de la chambre des cloches je vois distinctement d'autres mappes de gaz qui s'avancent formant une vapeur bleuâtre se mêlant à la rosée. Et toujours « Ding Ding Ding ». Un homme T. vient me remplacer ; mais ému et n'ayant jamais sonné il obtient comme résultat un vrai carillon de Pâques. Je dois rire malgré le tragique du moment. Je descends. Mon trompette est malade ayant dû sonner neuf fois l'alerte au gaz. Je lui donne du lait en vomitif ; puis je fais préparer du café pour les hommes.

A 6 h. nouvelle alerte. Je vais résonner. Mais cette fois les gaz n'arrivent pas jusqu'à nous. Je fais relever mon trompette, un borain qui sera cité à l'ordre du jour du régiment.

Repos et pensées sur la déesse irlandaise

22 mai. Repos au bord de la mer. Je me suis demandé si la joie que j'éprouvais maintenant à prier ne provenait pas d'une trop grande confiance en mes moyens et en mes efforts. Et cependant abandonné à mes seules forces de quoi suis-je capable ? En congé, il y a deux mois, j'ai pu m'apercevoir combien j'étais vain, puéril, romanesque : j'ai vu la déesse... et vlan me voilà parti sur l'esquif de rêves idiots... Mais je ne veux plus songer à cette faiblesse cardiaque. Je dois m'appuyer sur Dieu.

Troisième congé en Irlande et rencontre avec un père belge endeuillé

2 juillet. Arrivée à Belfast. Effusions enthousiastes.

4 juillet. Visite des ruines du monastère de B. d'où partirent en Belgique au début du Moyen-âge tant de moines évangélisateurs.

5-6-7-8 juillet. Randonnées en auto et en canot-automobile.

10 juillet. Recevons en ce jour de départ la nouvelle de la mort du fils de Monsieur... tué au front. Nous allons présenter nos condoléances à ce malheureux père. Il nous reçoit à la cour de Cassation. Il nous conte les circonstances de la mort de son fils et il ajoute : « Il est parti au début de la guerre. C'était toute ma radieuse espérance qui s'en allait avec lui, mais j'étais heureux de le voir partir pour défendre une grande cause sur le sol de la France d'où nous est venu le fondateur de notre lignée. Mon nom s'éteint et meurt. Vous savez : l'adoration que ma femme avait pour lui. Quand elle a su qu'il était tué, elle a dit : j'aime mieux le savoir mort glorieusement que de l'avoir, pu garder vivant près de moi, mais déshonoré par une absence honteuse ».

De grosses larmes jaillirent de nos yeux.

Le départ le soir a été très triste, assombri par le souvenir du deuil de monsieur ….

Visite de la cathédrale d’Amiens

27 juillet. Suis chargé d'aller chercher des chevaux abandonnés par des déserteurs. Visite d'Amiens. Devant Notre Dame on se sent poussière. Quelle foule de statues. Beaucoup sont déjà protégées par des sacs de terre. Les verrières où les tons mauves et pourpres dominent sont admirables. Surtout les rosaces. Cette longue visite de la cathédrale d'Amiens m'enchante.

Fernand refuse de devenir officier

22 août. Reçois la visite du lieutenant S. Il tâche lui aussi de me décider d'aller à l'école de sous-lieutenance. Je refuse encore parce que je désire rester avec les humbles sur lesquels j'ai un peu d'influence.

23 août. J'apprends par l'aumônier des grenadiers la belle mort de mon cousin Georges Dom. Encore un cœur de chrétien qui ne bat plus. Dans trois jours j'irai à la messe et à communion pour lui.

28 août. Je finis de lire « l'Evangile du Pauvre » de Baunard.

Quand un simple soldat donne des causeries aux sous-officiers

26 septembre. Ai été donner une conférence au mess de sous-officiers. Nous jetons les bases d'une organisation de cours pour les hommes.

3 octobre. Deuxième causerie aux sous-officiers. Je leur parle du mouvement littéraire en Belgique au XIXe siècle. Je termine ma conférence en récitant du Verhaeren.

9 octobre. Je reçois avec quelle joie une carte d'Adrien. Il me donne des nouvelles de la famille.

10 octobre. Troisième causerie aux sous-officiers : sur l'effort intellectuel que nous pouvons produire môme au milieu de la vie oisive et intolérable que nous menons.

14 octobre. Ai été chez le père R. à qui j'ai exposé mes difficultés spirituelles.

18 octobre. Réunion avec les sous-officiers. Le chef a parlé de la valeur morale du soldat belge. J'ai terminé par quelques récitations.

Leçons de français aux soldats

19 octobre. J'ai donné ma première leçon de français aux soldats. 42 auditeurs. Ils sont contents.

Quel dommage qu'on ait attendu si longtemps avant de prendre de pareilles initiatives.

22 octobre. Deuxième leçon de français. La classe est une salle de cabaret de pêcheurs. C'est vieux mais intime.

29 octobre. Troisième leçon.

Un rêve réalisé ; la visite du patronage des philippins à Rouen

30 octobre. Départ pour Rouen. Je passe par Amiens et visite la cathédrale. Quel poème de pierre.

31 octobre. Arrivée à Rouen. Avec quelle affection je suis reçu chez les Montier. Je suis embrassé avec tendresse. Je dois raconter ma jeunesse, ma vie au front.

1er novembre. Je vais au Patronage des Philippins, Je suis présenté à tous. J'assiste aux offices matin et soir dans la chapelle décrite dans les « Essaims nouveaux ».

2 novembre. Je communie pour Georges Dom, le lieutenant Pire et le comm. N.  Je visite ensuite les églises de Rouen. E. Montier m'en fait saisir la beauté.

3 novembre. Je parle le soir aux grands qui sont clairsemés puisque 117 Philippins sont aux armées.

Je reçois l'insigne philippin.

4 novembre. Je communie aux intentions de l'abbé G. à qui je songe longuement dans la petite chapelle des Philippins.

5 novembre. Je quitte Rouen pour Lyon.

6 novembre. Je suis reçu par mes marraines. Ce sont deux vieilles dames dirigeant un lycée de jeunes filles.

7 novembre. Je vais communier à Notre-Dame de Fourvières et visite les églises de Lyon.

8 novembre. Retour à Paris. Cousine Tilou m'attendait. Visite de Paris.

14 novembre. Retour à l'escadron. Alphonse me raconte son congé à Belfast.

17 novembre. Reprise des cours de français aux soldats.

Encore un retour au front

10 décembre. Retour au front.

12 décembre. Messe et communion à Beveren, Peu de soldats, hélas ! Je pars aux tranchées pour plusieurs semaines.

Arrivée à Reninghe. Tout est pulvérisé.

Driegrachten. Nous entrons dans un secteur abandonne par les Allemands. Que de balles nous avons tirées en 1915 contre ces blockhaus que nous dépassons aujourd'hui.

Luyghem. Encore des fortins, des blockhaus. II gèle fort depuis plusieurs jours. Il y a un brouillard humide et froid. Les postes sont espacés par de longues étendues flanquées de-ci delà de barbelés. Plus de tranchées continues. Le soir on ne peut rien allumer dans les abris. Nous restons deux jours sans ravitaillement chaud. On ne peut pas circuler pendant la journée. Le soir corvées ; mais de nombreux carrefours ou passages de passerelles sont repérés et mitraillés. Nous perdons des hommes chaque nuit. Un train blindé arrose le secteur. Il gèle toujours.

21 décembre. C'est mon 9e jour ici. Le jour on reste sous ses couvertures. J'ai heureusement reçu beaucoup de courrier... Mais que les nuits sont terribles... Je regrette parfois d'avoir accepté, en volontaire, de rester ici 12 jours sans relève. Le froid est un triste compagnon.

On bombarde notre blockhaus.

24 décembre. Nuit aux avant-postes. Nous occupons deux entonnoirs avec les carabiniers cyclistes : 15 hommes et deux mitrailleuses. Huit sentinelles. Vers 11 heures du soir nous arrêtons un pauvre boche, ordonnance d'un officier devant lui porter son ravitaillement pour la fête de Noël. Ne connaissant pas le secteur il s'était trompé de chemin et avait fait route sur notre poste.

25 décembre. Noël. Je songe longuement à mes parents, à mes frères, à mes amis. Je lis l'Evangile. La journée se passe morne. Le soir retour aux avant-postes. Bombardements nombreux. Le poste voisin est littéralement écrasé. Nous vivons une nuit d'angoisses.

27 décembre. J'ai chanté du Botrel à mes camarades. Il gèle encore très fort.

29 décembre. Journée de repos à la redoute. Mais on bombarde et nous avons plusieurs tués et grands blessés. Il neige depuis deux jours.

30 décembre. Je reste encore 4 jours en volontaire car mon remplaçant D. est en congé. Bombardement carabiné de notre redoute. Je suis dégoûtant car voilà 14 jours que je n'ai pas changé de linge. Plusieurs obus tombent près de l'entrée de notre abri, mais il n'éclatent pas. Nous avons eu une « petite » émotion. Quelques mètres plus loin il y a des tués.

Les nuits ont été splendides à cause de la lune donnant des effets de gel et de neige de toute beauté.

31 décembre. Cette nuit les boches lancent de nombreuses fusées multicolores. Sans doute pour fêter l'an neuf. Que sera-t-il pour eux ?

Nous devons vaincre.

1er janvier 1918. Pendant toute cette longue nuit nous sommes restes alertés à notre avant-poste, les pieds gelés, le corps tout engourdi. Nous pensions être attaqués car des prisonniers nous avaient annoncé une action nocturne par surprise sur plusieurs postes. A 4 h. du matin tout notre secteur a été copieusement marmité. Il y a des tués et des blessés à notre droite chez les piottes. Mais aucune attaque d'infanterie. A l'aube nous nous retirons dans notre blockhaus.

4 janvier. Le soir on vient me relever. Je suis littéralement rongé de vermine. Il y a près de trois semaines que je n'ai pas quitté le secteur. Au moment d'abandonner la redoute, nous sommes violemment bombardés par des 105 et des 150. Nous attendons tapis le long des ruines. Ce serait « fichant » d'être tué à ce moment.

Retour à Noordschoote. Je suis reçu avec enthousiasme par les amis qui s'étonnaient de ma longue absence.

11 janvier. Journée de repli. La nuit se passe dehors en alerte. Le poste essuie des rafales de mitrailleuses. J'égrène mon chapelet à l'intention de mes chers parents.

6 février. Heure d'adoration à l'église.

En mission à Fécamp

24 février. Départ pour Fécamp où je suis envoyé en mission pour les feuillets matricules,

25 février. Arrivée à Amiens. Je vais vite revoir la cathédrale. Rouen. Deux heures chez Montier.

La nuit, arrivée à Fécamp. Quelle vision. Il fait un clair de lune lumineux. J'aperçois la forêt blanche des voiles dans le port. C'est inoubliable.

6 mars. Recevons des nouvelles alarmantes du régiment. Notre secteur a été violemment attaqué. Et dire que je n'étais pas auprès de mes copains. J'écris pour avoir d'urgence des nouvelles.

17 mars. Je vais à Saint-Jouin dont parlent le, « Essaims Nouveaux ». Je visite en passant Etretat : quelle vision de la digue... ce ne sont que des chaises longues et civières ou reposent de grands blessés anglais.

J'ai vu Saint-Jouin, le Veghel, la plage, les falaises, la maison des Montier. Comme je suis ému en parcourant ces lieux dont j'ai lu tant de fois la description.

19 mars. Communion pour Père, l'abbé C. Et J. R.

20 mars. J'envoie aux P. une poésie sur Dominique tué où front.

24 mars. Aujourd'hui communion pascale.

La mort de la maman de Hon…

18 avril. Hon. m'annonce la mort de sa mère. Je songe à la violente douleur que j'éprouverais si cette terrible épreuve devait m'arriver. Oh ! comme Je voudrais revoir ma mère !

24 avril. Je vais à la messe et à la communion pour la maman d'Hon.

27 avril. Saint Fernand. Je songe aux embrassades maternelles et paternelles.

28 avril. Messe et communion à S. Je demande à la Sainte Vierge de m'aider à passer un fervent mois de mai.

20 avril. Longue lettre de T. C. Il souffre beaucoup. Je tâche de lui répondre par du réconfort. Je prie beaucoup pour lui et pour d'autres que j'ai croisés durant ces années et qui sont des désemparés ou des sceptiques.

Conférencier  sur l’histoire de la Belgique et foudres du général D.

10 juillet. Je suis désigné pour faire des causeries aux soldats sur l'histoire de Belgique.

12 août. Le général D. a écrit au colonel L. pour lui faire observer qu'il ne croyait pas qu'un gradé subalterne puisse donner avec compétence de semblables leçons... On ne me les retire pas cependant.

24 août. Lu ce mois-ci « Poètes catholiques » de Valléry-Radot et deux tomes de Pirenne.

8 septembre. Départ aux tranchées.

20 septembre. Au soir sommes relevés par le 6e de ligne. Un affreux orage survient. Les routes et les passerelles disparaissent sous les torrents.

L’offensive finale

21 au 26 septembre. Préparatifs d'offensive.

29 septembre. Bois de Bischoote. Le levée du jour est tragique sur ce bois déchiqueté. Le bombardement se fait au-dessus de nos têtes. Poelcapelle est pris. On bivouaque dans une boue épaisse. La ligne d'attaque est à 600 mètres. Nous souffrons surtout de la soif.

30 septembre. Des artilleurs français nous donnent des pommes de terre. Les braves cœurs. Nuit lugubre. Tués et blessés. On mange du cheval rôti. Sommes trempés. Je parviens à faire un peu de thé pour mon escouade.

Le bivouac est bombardé de quart d'heure en quart d'heure. Sommes à 1800 mètres des avancés.

1er octobre. Forêt d'Houthulst. Nous mangeons toujours du cheval.

2 octobre. Départ pour Savele. Route interminable car tout est bloqué. Huit heures à cheval. Enfin nous recevons les vivres.

Fernand est atterré par la mort de sa maman

3 octobre. Je reçois une lettre de Tilou m'annonçant que mère est opérée. Pas d'autres détails. J'ai pleuré et j'ai le cœur serré. Que le bon Dieu me garde ma mère pour le retour.

4 octobre. Repos. Je passe la soirée à l'église.

5 octobre. L'aumônier me dit avoir reçu une lettre de Tilou lui demandant de me préparer à une triste nouvelle. Je pressens le malheur qui m'attend. Mère chérie seras-tu là à mon retour ?

J'ai été au salut et à confesse.

6 octobre. Fervente communion pour ma mère. Que Dieu me la garde. J'ai été trouver l'aumônier pour qu'il me montre la lettre de Tilou. Il prétend l'avoir égarée.

Cela me trouble.

On parle de bruits d'armistice demandé par l'Allemagne.

7 octobre. L'aumônier m'annonce qu'il célébrerait la messe pour ma mère. J'y assiste et je communie.

8 octobre. Un mot pressant d'Hon. m'a fait aller chez lui cet après-midi. J'y ai trouvé Théo, Hon. m'a annoncé très délicatement et avec une affection sublime que ma mère était morte... Nous sommes allés tous trois à la petite chapelle et nous avons prié.

Le fiât a été bien dur à prononcer.

J'ai demandé au Bon Dieu de me fortifier et de m'accorder la grâce de mener une vie de plus en plus chrétienne et vouée à l'apostolat.

Je suis sorti plus fort. Cependant à chaque pas le cœur voulait se briser.

10 octobre. Je reçois une lettre de Tilou qui me donne quelques détails sur la mort de mère. Pendant toute la guerre jusqu'au jour où elle s'est alitée elle était allée à l'église chaque jour. Elle est morte très pieusement à la clinique de la rue des Cendres le 2 septembre de cette année. Adrien a dit la messe pendant son agonie et a recueilli ses dernières recommandations. Elle lui a dit quelques instants avant de mourir que sa première demande en arrivant près du Bon Dieu serait de pouvoir me ramener sain et sauf.

Somergen : l’embuscade avant la libération finale

16 octobre. Départ pour Lichtervelde. A l'escadron dix hommes sont blessés. 17 chevaux ont été tués.

17 octobre. Tourliout. Grand enthousiasme. Le 1er escadron marche en tête. Le régiment fait de nombreux prisonniers.

20 octobre.  Réveil à 4 h. Je suis désigné comme éclaireur. J'appelle mes hommes et explique notre mission : nous devons dépasser le 5e Lanciers à Knesselaere. A Ursel nous filons. Nous sommes seuls. Des paysans nous signalent la fuite de trois boches qui ont jeté leurs armes. J'active la marche, mais les flancs-gardes ne savent pas suivre. A Somergen-Baven une quarantaine de cadavres de chevaux jonchent le sol, tués hier par nos avions. Nos bêtes ne veulent pas passer près de leurs frères. Passons par les prairies. A l'entrée de Somergen nous mettons pied à terre et nous pénétrons dans le village à cinq. Un silence de mort y règne. Les volets sont baissés. Nos pas résonnent lugubrement. Nous heurtons de nos crosses quelques portes en criant : « De Belgen zijn hier ». Les portes s'ouvrent et on veut nous embrasser. L'on nous acclame. Vite nous interrogeons. Nous nous engageons dans la grand' rue qui mène au canal. A l'église nous sommes accueillis par des rafales de mitrailleuses. Nous nous flanquons dans les encoignures et nous ripostons à feu rapide dans la direction d'un wagon de vicinal d'où partent les balles. Je vais aux renseignements chez le notaire de Somergen, je rédige et j'envoie S. porter ma note à l'arrière. L'embuscade boche s'est retirée et nous la talonnons prudemment car nous ne sommes plus que trois. Arrivons à un carrefour vis-à-vis d'une drève qui mène à une ferme-château qui parait abandonnée. D'arbre en arbre nous progressons et arrivons à la ferme-château. B. qui est monté aux combles redescend en me disant qu'il a aperçu 4 boches qui installaient une pièce. Je lui dis que nous allons tirer dessus ; mais trop impatient il commence à tirer avec H.

La réponse est subite : nous sommes arrosés copieusement. Les paysans terrés dans la cave de la ferme nous disent que l'embuscade boche vient de passer : elle est composée de 25 hommes avec deux mitrailleuses. Je place S. et D, en sentinelle. Pendant qu'ils visitent les dépendances de la ferme ils sont repérés. D, atteint de deux balles au cœur est foudroyé. S. veut s'élancer ; il reçoit quatre balles. Je vais le chercher avec les paysans et je le panse. Je demande à H. qui nous a rejoints de s'assurer si D. est bien tué. En rampant il s'approche et me fait signe que c'est bien fini. S. hurle de douleur et puis tombe sans connaissance. Pendant ce temps-là les boches bombardent furieusement le village qui disparaît sous un nuage de poussière. J'envoie J. et B. chercher une civière. 0n l'emmène. Je reste seul en action en attendant qu'on vienne chercher D. pour l'enterrer. Le village encaisse toujours. Deux gros obusiers causent d'affreux ravages. Personne à l'horizon. J'égrène furieusement mon chapelet, puis subitement je me décide à bondir jusqu'au village. Une mitrailleuse tire dans ma direction. Je cours et près de la villa du docteur je retrouve J. et S. Je leur expose mes craintes d'une contre-attaque et nous filons. J. attrape un éclat d'obus dans la fesse. Nous le pansons puis repartons. Au sortir du village, plus de chevaux. J'aperçois deux officiers dans un fossé. Le commandant me dît que l'ordre de retraite vient d'arriver et qu'il s'agit de se hâter. Sommes à bout. J'aperçois seulement que j'ai du sang sur mes manches. La crainte d'être prisonniers nous fortifie. Près d'Ursel rencontrons le 4e de ligne. Sommes sauvés. Nous nous restaurons. Le soir arrivons à Maldeghem où nous tombons de faiblesse. Les officiers m'appellent, me serrent la main.

21 octobre. L. a rejoint avec mon cheval. Le brave garçon a attendu dans une cave.

26 octobre. Nous sommes touchés de l'enthousiasme des villes libérées. Pourvu que l'on n'oublie jamais, de combien de sang de belles et jeunes vies cette libération est achetée. II importe que nous refrénions la folie des plaisirs qui régnera après stagnation sinon tous nos morts sembleront morts en vain, et nous, les survivants nous nous sentirions au cœur comme un regret d'avoir survécu...

29 octobre. Je ne puis aller à Somergem pour m'enquérir du corps de X. La permission m'est refusée pour la deuxième fois.

1er novembre. Impossible d'entendre la sainte messe. C'est bien dur aujourd'hui.

2 novembre. Départ. Passons par Somergem. Je vais à la ferme-château. Les paysans sont effarés en me voyant, car ils me croyaient prisonnier. Quatre minutes après mon départ de chez eux 12 boches entraient dans la ferme. Ils ont dépouillé le cadavre de D.

4 novembre. Partons dans la direction de la Hollande.

9 novembre. Watervliet, près de la frontière hollandaise. Messe et communion.

11 novembre. Armistice.

3)    Quelques écrits de Fernand durant la Grande Guerre

Revue de Saint-Louis en campagne. Juin 1917.

       Lorsque l'image de l'Institut se présente à nous, pourquoi, inconsciemment notre souvenir se porte- t-il vers les bonnes farces, les chahuts, les amusements du bon vieux temps ?... Et pourquoi avons-nous une sorte de honte à nous rappeler les heures les meilleures et les plus douces ?

       Revenons faire une visite d'ami à notre splendide-chapelle, un pèlerinage d'ancien fidèle, désireux de revivre les saines et nobles émotions de jadis.

       Avant d'entrer, ayons soin de nous dépouiller, de notre morgue et de notre « expérience »... Entrons, agenouillons-nous et méditons. Egrenons, une par une, les heures passées dans cette bonne chapelle, rappelons-nous la ferveur de nos communions, les serments qui les ont suivies, écoutons les échos attardés des sermons pleins de flamme que parfois nous qualifiâmes irrévérencieusement. Puis comparons notre vie depuis. Qu'avons-nous réalisé de nos désirs de bien faire, de mieux faire ?

       Soupesons nos efforts, mesurons nos actes et si nous les trouvons minimes, mesquins, sachons nous ressaisir à la lueur de cet examen loyal et sincère.

       Ne disons pas : à quoi bon remuer ces rêves de gosses ? Non, n'oublions jamais que la foi reçue nous devons la faire fructifier, la dilater et qu'il nous est interdit, à n'importe quelle heure de la vie, de tolérer son émiettement, sa diminution, sa stagnation. Ne cessons pas parce que soldats de continuer les traditions de l'Institut, c'est-à-dire d'être des chrétiens d'action.

       Ayons une foi de soldat, lumineuse et débordante. Ne soyons pas de ces jeunes gens qui en s'abordant disent avec un soupir : « Trois ans, mon cher, comme l'on devient vieux... » Quelle résignation honteuse et quelle détresse n'est-ce pas ? Se sentir vieux alors que nous pouvons rester jeunes, forts, ardents, en venant boire à pleines lèvres aux sources intarissables de la Foi. N'ayons pas à notre âge des paroles de blasés qui sont « finis », et si nous sommes meurtris, accablés, lassés, si nous regrettons de ne plus sentir briller en nous la flamme de l'apostolat, si nous voulons enfin devenir ce que nous promettions d'être, sachons ouvrir l'Evangile. Laissons là nos romans de dix-neuf sous et ouvrons ce livre ou le clinquant fait place au tangible, au réel.

       Nous y trouverons notre modèle, des exemples à suivre, les moyens efficaces de supprimer tout découragement, d'augmenter notre foi, notre piété, notre ferveur.

       Si nous agissons ainsi, nous retrouverons chaque dimanche à la sainte messe la foi qui nous embrasait, lorsque nous priions dans notre radieuse chapelle de Saint-Louis.

       L'honneur de se dire ancien de Saint-Louis ne consiste pas à faire miroiter aux yeux des autres l'éclat d'un établissement renommé pour sa gloire et sa valeur, mais il réside dans la continuation d'un passé que nos prédécesseurs ont irradié de foi, et dans l'entier accomplissement de nos devoirs de croyants.

       Que la vie nous soit accueillante ou cruelle, nous aurons tous nos heures de réminiscence... Sachons éviter qu'elles soient assombries et empoisonnées par la vision de notre infidélité et de notre ingratitude.

       Epargnons à nos bons et dévoués « profs » dont nous aimons à rappeler le zèle, les « manies » et même les sévérités, l'amertume de dire un jour : « Un tel... c'était un bon garçon... dommage qu'il ait flanché... »

Revue de Saint-Louis en campagne. Juillet 1917.

       Ce temps pascal de 1917 nous a-t-il apporté ce que nous étions en droit d'attendre de lui ? Nous sommes-nous interrogés dans le secret de l'âme, afin de nous assurer si nous nous sommes mis à l'unisson de la Résurrection du Christ ? Avons-nous répondu aux pressantes supplications de la Liturgie, incitant les fidèles à s'amender, à s'ausculter la conscience, à ressusciter à une vie meilleure et plus chrétienne ? Nous nous plaignons tous de l'abrutissement et de la torpeur de nos intelligences ; certains redoutent même d'affronter la lutte pour l'existence qui reprendra aiguë et violente dans des demains incertains. Nous sommes « anémiés » intellectuellement : de là les rancœurs, les plaintes... Secouons-nous et demandons-nous en toute humilité si nous n'avons pas trop négligé de recourir aux sources de régénération, d'espérance, de confiance que la Foi offre à tous les cœurs sincères.

       Que de lacunes dans notre vie religieuse depuis la guerre. Nous connaissons trop peu notre religion pour la vivre avec l'intensité désirable. Nous ignorons la beauté de notre doctrine, sa grandeur, sa puissance, sa rigueur. Comment dès lors pourrait-elle être pour nous ce principe de vie qui doit diriger toutes nos actions ? Nous n'avons trop souvent du chrétien que le nom, l'étiquette, le vernis.

       Ne l'oublions pas. Ce temps de guerre peut et doit être un temps de préparation, un relais où chacun doit entreprendre son examen de conscience et celui de sa patrie pour qu'à la tragique lumière des événements, il puisse s'arranger une nouvelle vie qui soit profitable à la religion et à la Belgique.

       Sachons donc nous mettre dés maintenant à la tâche avec générosité et enthousiasme. Songeons aux rêves d'apostolat d'avant-guerre, discutons nos projets dans nos correspondances, afin d'être prêts aux moissons abondantes d'après-guerre. Il est de notre devoir de ne pas les laisser pourrir sur place. El puis méditons quelquefois une des belles pages de l'Evangile : appliquons-nous ces mots du P. Sertillanges :

       « Faire de la vie du matin au soir et du soir au matin, du sommeil, du repos, du jeu, de la conversation aussi bien que du labeur et de la prière, un événement religieux, un rite d'éternité dans le temps provisoire, c'est la pensée chrétienne. Et c'est l'effort de tous ceux qui la comprennent vraiment, nul n'est chrétien que dans la mesure où il s'y adapte. »

       Vie de séminariste, de moine, que cela ?

       Non. C'est le programme de ceux qui ne veulent pas garder de leurs années de guerre le triste souvenir d'années de dissipation, de négligence et d'oubli de leur foi.

Revue de Saint-Louis en campagne. Septembre-octobre 1918.

       L'effrayante longueur de cette guerre entraîne les jeunes du front à négliger leur vie chrétienne et n tolérer le dépérissement de leur foi. A force de redire la fameuse ritournelle « C'est la guerre » nous en sommes arrivés à excuser trop facilement nos faiblesses, nos défaillances, nos fautes. Cette mentalité d'insouciance religieuse amène des heures longues de dégoût où le souvenir des temps où nous étions d'ardents pratiquants vient nous relancer...

       Révolte tardive de tout ce que nous regrettons : enthousiasme pour le bien, passion pour le beau, force contre le mal. Il est temps de nous arrêter en si mauvaise route parce que ce n'est pas impunément que l'on abandonne ce qui captivait nos âmes de vingt ans. Nous vivons d'un minimum de foi, d'une parcelle de religion et, ce qui est pire, nous nous en contentons.

       Pourtant ni les exemples ni les enseignements ne nous manquent pour réagir et j'en veux citer quelques-uns. Témoignages irrécusables puisqu'ils nous sont transmis par des combattants de cette guerre, et, si nous devons les pleurer comme des frères d'une même génération, nous devons nous hausser jusqu'aux splendeurs de leur idéalisme et acquérir le degré de vie chrétienne qu'ils possédèrent. A cette condition nous serons dignes de faire leur relevé.

       C'est d'abord Latil, cité par Massis dans le « Sacrifice », livre que je recommande à ceux qui se sentent lassés, et, disons le mot abrutis. « Jamais, malgré tant de choses affreuses et décourageantes, je n'ai perdu de vue l'élément spirituel qui domine tous les autres dans cette guerre, qui rend belles et bonnes les pires souffrances et permet toutes les espérances. » Comme nous la sentons vraie cette pensée d'un soldat et d'un chrétien et comme l'on découvre soudain la cause de nos abattements, de nos regrets. Il ne permettait pas à la guerre d'éteindre la flamme de sa Foi, et que la journée fût attristante ou animée, elle restait pour lui une page de vie chrétienne.

       Lotte, le vaillant lutteur catholique, qui devait mourir face aux boches, l'avait dit catégoriquement : « Ce que les catholiques doivent produire en ces temps d'incroyance et de stérilité, c'est l'enrichissement de leur vie spirituelle. » Il ne voulait pas, lui, l'incroyant de naguère, d'un christianisme étroit, mais il le comprenait emplissant toute la vie.

Psichari, le regretté Psichari, converti à la veille de la guerre, avait prévu le rôle dévolu aux générations d'aujourd'hui pourvu qu'elles reviennent à Dieu.

        « Une, deux générations peuvent oublier la Loi, se rendre coupables de toutes les ingratitudes, de tous les abandons, mais il faut bien à l'heure marquée que la chaîne soit reprise et que la petite lampe vacillante brille de nouveau dans la maison. »

       Et pour hâter ce retour des prodigues, pour asseoir solidement l'ouvrage de ces ouvriers de la onzième heure, il dictait à tous cette parole que nous devrions buriner dans nos volontés : « Je crois bien que c'est lorsqu'on est le plus abattu que l'on doit désirer avec le plus d'amour l'Eucharistie ».

       Ainsi parlaient des soldats qui se sont sacrifies. Afin de ne pas démériter d'eux, écoutons leurs conseils, écartons le camouflage que nous avons échafaudé pour y abriter nos chutes, nos faux-pas, nos paresses, puis regardons la guerre en face.

       Oui regarder la guerre en face, parce qu’après quatre ans, notre vie reste aussi fragile, aussi précaire qu'au premier jour... Mais notre âme, c'est- à-dire le talent qu'à travers toutes les difficultés et en dépit de toutes les circonstances, nous devons faire fructifier, notre âme, l'avons-nous purifiée préparée pour le départ toujours imminent ?

       Que nous réserve cette cinquième année de guerre ? Nul ne le sait. Du moins soyons assez prévoyants pour être prêts, partout et toujours, à toutes les éventualités. Demandons au Seigneur de nous soutenir dans nos heures de souffrance, d'avoir pitié de notre pusillanimité. Prions-le avec l'irrésistible sincérité de soldat qui animait Psichari, avec l'inlassable ténacité qui faisait dire à Lotte : « Tu auras des moments de sécheresse et de doute, tiens plus fort ; c'est au moment où on est le plus sec que la prière porte le mieux. »

       Oui, à nous de commencer l'étape ; le Christ d'Emmaüs viendra à notre rencontre.

       Alors, mais rien qu'au prix de cet alors, nous coopérerons aux moissons d'avenir dont leurs pauvres corps ouverts ont été les premières semailles. Jeunes de Belgique, songez à vos aînés, préparez-vous par la noblesse et la pureté de votre jeunesse à ce rôle d'héritiers. Ne désertez pas le sillon pour courir au marais.

       Rescapés d'hier, survivants étonnés et désemparés, songeons ceux qui furent nos amis, nos conseillers, nos confidents et qui ne sont pas revenus. Vous, les « Bruyère », les « Taymans », les « Mois », les « Attout », les « de Wouters »... en qui nous pleurons tous les tombés sous un ciel d'offensive ou dans l'horreur des bombardements et dont les ainés ont passé de l'héroïsme à l'éternité : Vous pour qui nous prions, désolés, sur la terre.

       Priez au ciel pour nous.

       Et toi, Louis de Lalieux, pauvre et douloureux blessé, souffrant isolé dans une ambulance, offrant tes maux au Christ, semant malgré tout l'espoir et la confiance, charitable jusque dans l'agonie... mort le chapelet aux doigts à l'heure où le jour s'endeuille, que ton âme était belle et comme Dieu a eu pitié de nous, les faibles, les embourbés, les « rivés au sol », en nous laissant cette consolante vision de la voir s'envoler sur un essaim d'Ave.

4)    Louis de Lalieux de la Rocq, l’ami héroïque de Fernand Tonnet

       Fernand Tonnet écrivit en 1920 un opuscule décrivant la vie trop courte de son grand  ami Louis de Lalieux, mort de ses blessures de guerre en septembre 1917. Ce livret de nonante pages est  intitulé « Un Belge de vingt ans » et est  paru aux éditions Vroman. Il est disponible sur le site de la (bibliothèque royale). J’ai résumé ci-dessous à votre intention  cette  biographie de Louis de Lalieux.



Louis de Lalieux de la Rocq

       Louis de Lalieux de la Rocq est né le 16 janvier 1894. En octobre 1905, il est élève au collège de Nivelles et y remportera d e nombreux prix pendant ses humanités. Très tôt, à l’image de son père, bourgmestre de Nivelles, ce jeune homme s’engage dans la lutte pour obtenir plus de justice social. Au début du vingtième siècle le P.O. B. (Parti Ouvrier Belge) réussit à rassembler le monde ouvrier pour revendiquer plus de justice sociale et un suffrage universel. Des intellectuels catholiques veulent se joindre à cette lutte. Louis de Lalieux choisit d’effectuer des études de droit pour se faire défenseur du monde ouvrier. Ses premières années universitaire, il les fera à Namur où il s’inscrit à la Conférence de Saint-Vincent dont les membres visitent les foyers des miséreux pour y apporter un peu de réconfort. Durant les vacances, Louis, dans le cadre de son « Cercle d’études et étudiantines en vacances » anime à Nivelles le patronage local. Un abbé, mandaté par le cardinal Mercier, l’abbé Brohée, >est chargé de réunir tous ces assemblées de jeunes qui se réunissent dans les paroisses belges. Sa tache est facilitée par la création, en 1910, d’une revue « le Blé qui lève » qui se veut un organe de liaison au service des différents patronages. Cette revue obtient d’emblée 5.000 abonnés. En 1912, il fait part de ce projet à quelques étudiants de Louvain et réunit un congrès ( 300 étudiants) à Gilly. L’année suivante a lieu un deuxième congrès à Nivelles que préside Louis de Lalieux. En souhaitant le bienvenue aux congressistes, transparaît son idéal :

       « Que Dieu continue à seconder nos efforts et qu’il continue d’abaisser un regard favorable sur cette jeune armée prête pour de magnifiques conquêtes, qu’il transforme en riche moisson le blé qu’il a fait germer et qui lève déjà si fertile en promesses. »

       A Louvain, 1913, Louis suit les discussions du cercle d’études sociales de Mgr Deploigne. Sa vocation d’être un tribun du peuple est manifeste. Il n’est pas le seul à partager cet idéal. Il en sera aussi de même pour son ami Guy de Wouters qui, malheureusement, périra dans les premiers jours de la Grande Guerre.    

       Quand les Allemands pénètrent dans Nivelles, son père qui occupe la fonction de bourgmestre à Nivelles, a juste le temps de faire conduire Louis en zone libre où il peut s’engager. N’ayant aucune formation militaire, ces recrues de la dernière heure seront regroupées et envoyées en France, à Fécamp, pour leur instruction. Rapidement Louis se distingue et devient caporal. Le 14 février, il quitte Fécamp pour rejoindre le front où il ne reste pas longtemps. Il est en effet choisi pour suivre une préparation à la sous-lieutenance dans l’école militaire belge qui vient de s’ouvrir à Gaillon. Il y restera jusqu’au 17 novembre 1915, date à laquelle il sort premier de sa promotion avec l’étoile d’argent d’adjudant candidat sous-lieutenant. Il rejoint alors comme chef de peloton le 22ème de Ligne.

       Louis encourage ses hommes à l’endurance. C’est un chef modèle mais à qui l’on peut se confier. Il écrira sa manière d’être au front par ces lignes :

       « Trop de gens disent : j’ai fait assez, mon tour est venu d’aller me reposer. C’est l’hiver, on ne fait rien au front durant ce temps. Le vrai devoir consiste précisément non dans le devoir accompli pendant un certain laps de temps, mais dans la persévérance jusqu’au bout. Et l’héroïsme consiste moins à commander les assauts qu’à rester toute la mauvaise saison le compagnon encourageant des soldats qui eux, bien qu’il n’y ait rien à faire, sont cependant obligés de subir le froid, l’humidité et les mille ennemis plus véritables que la mêlée ou l’agitation de l’offensive. »

       « Prière, travail, service fait consciencieusement, moral toujours calme, voilà dit-il les seules consolations ! »

       Le 14 juillet 1916, les Allemands viennent d’enlever un avant-poste et la compagnie de Louis est désignée pour reprendre le poste perdu. Louis s’enrôle comme volontaire pour cette mission.

       « Vers 21 heures, embarquement sur deux immenses autos. Les hommes chantent (…). Nous arrivons en première ligne, traversons l’Yser 4 par 4 et vers 2 heures nous voilà réunis dans le redan du 11ème de Ligne sur la rive est. 3h00, fusée verte, chacun s’élance.

       Rapidement, sans courir, à moitié courbés, nous parvenons à la tête de sape allemande par un petit boyau. J’ai mon chapelet et mon browning à la main. (…). Dès que nous arrivons devant le précipice, le lieutenant se met à hurler, nous crions et nous lançons nos grenades.

       Je suis touché à la cuisse par un éclat de grenade boche. Nous sautons dans le boyau, nos hommes vont travailler rapidement bien, je suis fort calme. Six boches sortent des abris, ils crient « Kamerad » et font le geste classique. Nous les élevons comme des paquets au-dessus du parapet. Dans le corps à corps, nos hommes tuent une quinzaine de boches.

       J’apprends que le lieutenant L. est blessé au bras et à la tête, mais il reste cependant jusqu’à la fin. Je l’emmène puis je reviens siffler le signal du retour. R tombe foudroyé à mes côtés. Je le ramène à côté du lieutenant D. Entre les deux fusées vertes, il s’est écoulé exactement 30 minutes. Mais le tire de représailles a commencé : obus et bombes pleuvent sur nos lignes. Le lieutenant D. et moi passons au radeau naturellement les derniers. (…). Ouf, nous voici sur l’autre rive. »

       Le 20 juillet, Louis, sur l’ordre de ses supérieurs, est finalement évacué sur l’Océan pour des éclats au bras et à la cuisse. Il y reste un mois puis part en convalescence 12 jours à Lourdes où il va remercier la Vierge. A son retour au front, l’attend sa nomination de sous-lieutenant.

       Un an, après, le 18 juillet 1917, un violent bombardement surprend Louis et ses hommes dans un avant-poste de Dixmude. Le lieutenant se met à égrainer son chapelet. Les obus se rapprochent, deux hommes sont blessés puis il est atteint à son tour. Par signalisation, le commandant de compagnie est averti de la détresse du poste. L’aumônier De J. et le brancardier S. vont relever Louis qui, revenu dans les lignes belges, est alors évacué vers l’hôpital l’Océan. Commence alors une longue hospitalisation pour Louis, entrecoupée de visites Royales. Certains jours, la reine s’arrête à son lit et refait son pansement. « J’ai eu dit-il, l’assistance de la plus auguste infirmière. C’est un bienfaisant dictame pour les plaies. Elle s’est penchée vers moi avec bienveillance, m’apportant le rayon de son sourire et la caresse de sa voix. »

       Le 5 septembre 1917, la plupart des blessés de l’Océan sont évacués vers les hôpitaux belges se trouvant en France car on prévoit une offensive allemande. Louis est donc transféré à Virval près de Calais.

       Le 14 septembre, il reçoit la visite d’hommes de son peloton. Ses hommes diront qu’il avait l’air radieux. Il leur distribua de belles petites sommes pour les aider à profiter de leur congé puis ces derniers le quittèrent joyeux. Louis reprit alors sa petite croix et son chapelet puis, comme d’habitude, se mit à dire ses prières. Personne ne parlait dans la salle. Vers 5h1/2, Louis demanda que le docteur vint desserrer le bandage de la jambe gauche, disant qu’il était mal placé et le gênait. Finalement l’infirmière et deux brancardiers refirent le pansement. Louis les remercia en leur disant : « A la bonne heure, c’est tout-à-fait bien maintenant, je suis comme un pacha ». Il reprit son chapelet, fit un large signe de croix lorsque tout à coup, il poussa un cri imperceptible. Le docteur arriva étonné. Louis avait perdu connaissance. On pratiqua la respiration artificielle, il sembla un instant revenir à vie. Hélas tout était fini. C’est ainsi que le jeune Louis de Lalieux ; à l’âge de 23 ans, vit s’allumer l’aube de l’éternité.

       De nombreux soldats témoignèrent de la grandeur d’âme de Louis.

       Un de ses compagnons témoigne :

       « Louis, avait forcé l’admiration des plus sectaires par la conviction simple, touchante, loyale, pure, irrésistible de ses sentiments chrétiens. X…me disait le vendredi 13, au moment où je sortais du pavillon où sans m’en douter, je l’avais embrassé pour la dernière fois : « J’ai rarement vu un plus charmant garçon et plus délicieux compagnon : lorsqu’il se met à prier sans se soucier de nous, sans forfanterie, avec une conviction qui impose le respect aux incroyants comme moi, j’envie sa foi et j’admire sa vertu. »

       Un autre, le sergent B. dira :

       « Malgré ses 13 plaies béantes que ses soldats s’efforçaient de panser, il continuait à exercer son commandement et à encourager ses hommes. »

       Un an après le décès de son fils Louis, son père, Emile, qu’il adorait le suivit dans la tombe. Bourgmestre de Nivelles, Émile de Lalieux fut un modèle pour son fils. Il fut le fondateur en Brabant wallon de la Ligue Démocratique qui regroupait les différentes œuvres sociales catholiques à tendances démocratiques. Il milita pour le vote plural et réclame l’intervention de l’État en matière sociale ainsi que l’élaboration d’une législation du travail.

       Un militantisme qui le mènera au sein de la Chambre des Représentants. Pour avoir distribué des secours aux ouvriers du chemin de fer refusant de travailler pour l’occupant et ne pas avoir livré aux Allemands la liste des chômeurs de la ville, il sera emprisonné pendant quatre mois à Nivelles avant d’être déporté en Allemagne comme « indésirable ». Il y tombe gravement malade et est transféré en Suisse, à Ouchy-Lausanne, où il décédera le 7 septembre 1918. Emile Lalieux fut enterré en grande pompe le 24 avril 1920.



Le souvenir mortuaire d’Emile Lalieux, papa de Louis et bourgmestre de Nivelles

3)   L’œuvre de Fernand Tonnet après la Grande Guerre jusqu’en 1925

       Après avoir fait partie de l’armée d’occupation en Allemagne pendant six mois, Fernand put revenir à Laeken. Il retrouva au patronage, son Cercle d’Etude des apprentis, devenu en 1915, « syndicat d’apprentis ». Il y milita aussitôt. Il retrouve Cardijn, devenu entretemps, « Directeur des Œuvres Sociales de la région Bruxelloise qui lui offre de devenir son secrétaire et son collaborateur de confiance… Fernand se fit alors l’ardent propagandiste du syndicat d’apprentis créé à Laeken. Il rassembla des jeunes apprentis issus des paroisses bruxelloises et les réunit dans l’immeuble de la Place Fontainas qui abrite le bureau de l’abbé Cardijn. L’abbé lit l’évangile de la pêche miraculeuse signifiant que tous doivent être des pêcheurs d’hommes. Fernand invite alors les participants à raconter leurs conditions de travail. Puis on se demande ce que l’on peut y faire. Tonnet explique alors comment créer un groupe local. Bientôt des sections sont créées dans toute l’agglomération bruxelloise et le mouvement gagne toute la Wallonie. Les plus mordus se réunissent dans deux mansardes de la rue Plétinckx et organise un petit secrétariat. Le lundi soir, ils s’y réunissent. Fernand préside et l’abbé manque rarement d’assister aux réunions. C’est ainsi qu’est née la « Jeunesse syndicaliste ».  En 1920, une première journée d’étude rassemble sous la présidence du jeune plafonneur Jan Schellekens, une quarantaine de jeunes syndicalistes et à la fin de l’été on publie un bulletin mensuel dans lequel Fernand écrira des centaines d’article.. Lors d’une journée d’études, en 1922, Fernand résuma devant des auditeurs enthousiasmés ce qu’il entendait par un esprit syndical.

       « L'esprit syndical se manifeste par l’idéal professionnel et par l'honnêteté professionnelle. Ces points ont été traités dans les leçons de ce matin. L'esprit syndical se manifeste ensuit par notre camaraderie, votre 'obligeance, votre serviabilité. Camaraderie à l'atelier, mais camaraderie élevée, supérieure, qui veut atteindre le cœur de son compagnon en lui montrant la beauté d'une vie d'ouvrier, auréolée par la vie chrétienne. Pour donner une affection comme celle-là, il faut que l'on soit irréprochable et intact de tout soupçon, de toute souillure, de tout vice. L'esprit syndical doit se manifester par la volonté énergique que vous mettrez à lutter contre les passions qui tuent dans le cœur de tant de vos compagnons toute idée de pureté, de beauté, de bonté, de joie. Et ici j'ai surtout tout en vue l'influence que vous devez acquérir pour montrer à vos camarades que les rapports entre jeunes gens et jeunes filles tels qu'ils sont compris maintenant par la plupart de vos compagnons de travail ne sont qu'une caricature de l'amour, A vous de leur montrer que les fiançailles, que le mariage ne sont pas ce que des compagnons vicieux ou tarés, vous représentent. Il faut que par la correction et la beauté de votre vie privée, vous ayez le droit de vous adresser très fraternellement, mais aussi très vigoureusement à vos camarades en leur disant : «Ne continuez pas à gaspiller votre jeune cœur, en courant après trente-six jeunes filles », en les entraînant au mal. Cessez de voir dans la jeune ouvrière un objet de plaisir. Voyez en elle la mère de demain qui ressemblera à celle qui vous a donné le jour. » Une classe ouvrière dont on pervertira toujours les jeunes filles ne pourrait devenir une classe respectée dans la société ; son relèvement deviendrait impossible, puisque ce sont les mères qui font les caractères de leurs fils. Redevenez de beaux jeunes hommes sachant vous maîtriser.

       A côté de cette éducation sentimentale, de ce respect de la chasteté, vous aurez à stimuler vos compagnons dans la lutte contre certaines laideurs. Qu'ils veillent à leur maintien en rue, en train, en tramway. Qu'ils soient sobres. Combattez en eux l'usage des boissons fortes, l'usage abusif du tabac. Donnez-leur quelques conseils d'hygiène, de propreté corporelle ... Combattez aussi chez vos camarades, cette abrutissante passion sportive, cette folie de la danse : les deux occupations exclusives du dimanche pour des milliers de vos compagnons. Resterons-nous indifférents en voyant vivre à nos côtés tant de frères pour qui la vie se limite à l'horizon d'un terrain de football ou à l'orchestrions d'une salle de danse ?

       Enfin l'esprit syndical se manifeste dans votre exactitude à payer vos cotisations, dans l'assistance régulière aux réunions, dans votre propagande individuelle, dans voire désir acharné d'étudier les questions qui intéressent la jeunesse ouvrière. Lisez beaucoup, étudiez. Parcourez l’histoire du mouvement ouvrier anglais, vous y verrez le courage déployé par de pauvres ouvriers sans instruction, qui se mirent à étudier pour mener leurs frères vers plus de bonheur.

       Notre esprit syndical s'inspire de notre christianisme. Nous ne serons jamais des violents, des haineux, des envieux. Nous ne croyons pas à la violence comme vertu sociale. La pratique de la vie chrétienne nous permettra, nous obligera même à ne plus vivre que pour nous dévouer au Christ et à nos jeunes frères des ateliers et des usines. Ce grand travail qui se fera pendant des années, loin des Congrès retentissants, sans bluff, sans tam-tam, exigera le don entier de nous-mêmes. « Les uns sèment et les autres moissonnent » a dit Notre-Seigneur ; acceptons d'être les semeurs perdus dans la clarté incertaine du matin, semant avec patience, en recommençant un sillon après un autre sillon, nous fatiguant, usant nos santés dans les soirées de propagande, dans des visites à domicile, dans des réunions, mais songeant avec une immense joie au bonheur de ceux qui viendront après nous. Il en est tant parmi les jeunes ouvriers qui continuent de vivre sans savoir qu'un jour a vécu un pauvre comme eux, qui, après avoir travaillé de ses mains, s'est mis à prêcher le long des routes et sur les places des villages, guérissant les malades d'alors comme il guérirait aujourd'hui les tuberculeux et, tuberculeuses de nos taudis ouvriers, puis s'offrant aux bourreaux pour que de sa grande mort jaillisse une vie meilleure pour les hommes. Il faut que nous continuions notre travail pour conquérir plus de camarades ; il faut que cette pensée : « Le Christ n'est pas encore né dans des milliers d'âmes de jeunes ouvriers » nous tourmente, nous inquiète et nous pousse à partir à la recherche de nos frères et à travailler à la guérison de leurs misères morales et matérielles. « Ce n'est pas tout de faire vos prières avant de vous coucher, jeunes gens, disait, il y a trente ans, un des chefs du syndicalisme anglais, vous avez encore d'autres obligations religieuses, vous devez adoucir la vie des plus faibles. »

       Mes amis, j'ai confiance en votre apostolat de demain. Lorsque les difficultés s'amoncelleront sur votre route, lorsque vous douterez du succès de notre petit mouvement, lorsque vous aurez échoué dans certains de vos efforts, lorsque vous serez près d'être découragés, relisez la vie de l’apôtre saint Paul.

       L'Eglise, ce matin, nous rappelait dans l'épître de la messe, une des plus sublimes pages de sa doctrine. Saint Paul y célèbre la charité fraternelle en des termes que nous devons redire comme une prière. N'oubliez jamais ce que fut la vie de Saint-Paul, ses dangers, ses supplices, ses fatigues, ses audaces, et par-dessus tout, celle tenaillante angoisse du salut des âmes qui dévorait son cœur. Songez à cet exemple, à cette vie, lorsqu'il fera « noir » en voire âme, relisez son testament, lorsque parvenu au terme de sa vie si active, à la veille d'être mis à mort, il déclare, «J'ai combattu le bon combat, j'ai fini ma course, j'ai gardé la foi.

       Maintenant Dieu me tient en réserve la couronne de justice que le Seigneur, le juste Juge, me décernera en ce jour-là, ainsi qu'à tous ceux qui attendent avec amour son avènement glorieux. » Je souhaite qu'au soir de votre vie, vous puissiez redire ces paroles de saint Paul.

« La Jeunesse Syndicaliste »,
(numéros de mars et avril 1922)

4)   De 1925 à 1934, l’aventure de la J.O.C.



       L’œuvre de Fernand et de Cardijn rencontrèrent de nombreux opposants. Les milieux catholiques traditionnels ne veulent pas comprendre l’encyclique « Rerum novarum » base de la nouvelle doctrine sociale de l’Eglise. Les patrons, subissent les syndicats socialistes et ne veulent pas d’un syndicat chrétien. Les socialistes, de leurs côtés veulent maintenir leur monopole et rester le seul parti du monde ouvrier. Malgré ce contexte très difficile, Cardijn et Fernand Tonnet tiennent bon. Le conflit est particulièrement dur avec les aumôniers de l’Action Catholique de la Jeunesse Belge (A.C.J.B.) qui désirent une direction unique de tous les mouvements de jeunes aux mains des aumôniers et des intellectuels. Ils accusent « la jeunesse syndicaliste » de vouloir diviser la jeunesse chrétienne. Pour « La jeunesse syndicaliste », il n’est pas question d’abandonner ses responsabilités et surtout sa propre direction autonome. En avril 1925, elle change son appellation et devient désormais la Jeunesse ouvrière Chrétienne. Finalement, après d’âpres combats qui s’étendirent jusqu’au Vatican, en 1927, la J.O.C. obtient d’être une branche tout-à-fait autonome de l’A.C.J.B.

       C’est une victoire pour le monde ouvrier chrétien.       

       On laissa donc, au sein de l’Action Catholique de la Jeunesse belge, des groupes homogènes se former en fonction des exigences de vie et des différents milieux. On vit donc à côté des patronages, des scouts, la J.O.C. et ses mouvements apparentés comme la J.E.C (Jeunesse Etudiante Chrétienne), la J.A.C. (Jeunesse Agricole Belge) et encore la J.U.C. et la J.I.C. Tous ces mouvements vivaient fraternellement et s’entraidaient sous la direction du comité général de l’A.C.J.B.

       Les moyens employés par Fernand Tonnet pour animer la J.O.C furent la prière, les visites des secteurs, l’apostat de l’amitié et surtout la rédaction du journal de la J.O.C. De 1924 à 1934, Fernand parcourut toutes les routes de Wallonie pour animer les réunions des sections. Fernand, bien évidemment, accordait beaucoup d’importance à la formation morale et religieuse mais il tenait que l’on ne néglige pas les problèmes soulevés par la vie professionnelle des jocistes. Voici un article de Fernand publié le 17 janvier 1933 et qui résume bien sa conception de la J.O.C.

       « CE QU'ON FAIT A LA J.O.C. » : L'on y prépare les écoliers de dernière année à leur vie de travail par toute une série de conseils et de petites conférences ainsi que par des visites d'ateliers et d’usines. Ensuite on les aide à choisir un métier correspondant à leurs aptitudes physiques et intellectuelles. La J.O.C. se préoccupe également de l'apprentissage, du salaire des jeunes, ainsi que des conditions dans lesquelles se trouvent l’atelier où ils gagnent leur vie. C'est ainsi que nous cherchons sans nous lasser, à améliorer au situation hygiénique des locaux de travail, et que nous luttons également pour diminuer tous les risques d'accidents de travail qui surviennent en si grand nombre dans nos ateliers et nos usines. Les septante mille jeunes ouvriers et ouvrières qui sont dans la J.O.C. belge y reçoivent également une solide éducation parce que l'école est insuffisante pour faire face à toutes les nouvelles conditions de vie dans lesquelles sont placés les Jeunes ouvriers et les jeunes travailleuses de notre époque. Dans la J.O.C. on donne de fréquentes conférences sur l'épargne, et toute une organisation de Caisse d’épargne y fonctionne. On engage aussi les jeunes ouvriers à s'inscrire dans des syndicats professionnels sérieusement dirigés, comme le sont les syndicats chrétiens. On demande aux jocistes de faire partie, dès leur jeunesse d'une mutualité afin d'être assurés de secours financiers en cas de maladie. De plus, la J.O.C. met périodiquement ses membres au (courant des conditions d'affiliation à des sociétés d'habitations à bon marché, parce que les jeunes ouvriers et les jeunes ouvrières qui sont dans nos rangs, constitueront demain des foyers et nous devons éviter pour ces jeunes foyers le mauvais logement et le taudis qui vicient matériellement et moralement. Le mouvement jociste donne à ses membres une éducation morale très active, en leur recommandant d'être des fils aimants, respectueux et dévoués, des fiancés dignes et plus lard des époux honnêtes et courageux. La J.O.C. donne à ses membres le désir et le moyen d'être apôtres au milieu de leurs compagnons de travail. Les Jocistes ont compris toute la profonde transformation populaire que nous voulons opérer ; et innombrables sont déjà les actes émouvants d’apostolat héroïque qui ont été accomplis par des jeunes gens de la J.O.C. dans les usines, les fabriques, les ateliers et les bureaux.



Pour prévenir les accidents du travail

       Placé à la direction du « journal jociste », Fernand apporta pendant toutes ces années une importante énergie à écrire des articles pour le journal jociste. Des centaines d’articles consacrés à la formation religieuse, le service des malades, la prévention des accidents, la propagande, l’éducation, la bonne chanson, le choix du métier, l’hygiène, l’éducation sentimentale… L’histoire de son apostat, de son dévouement se retrouve dans les pages de ce périodique qu’il voulait le plus attrayant possible.



       Tout a une fin, et il faut savoir s’arrêter à temps. Trois pionniers des premiers temps, maintenant au milieu de l’âge adulte, vont quitter en 1934 la Jeunesse Ouvrière Chrétienne pour continuer leur combat autrement. Fernand, est du nombre et regrette de voir la J.O.C. perdre son caractère revendicatif d’antan. Il quitte donc la présidence de la J.O.C. pour devenir le permanent syndical au profit des œuvres sociales chrétiennes de Charleroi. Le départ des pionniers bouleversera Cardijn qui écrira à Fernand : « Je prie ardemment pour que la bénédiction du Bon Dieu nous soutienne dans ces heures décisives. Personne ne soupçonnera jamais ce que je souffre de tous ces départs. (…) Je crains que tout cela ne me vieillisse de 25 ans. Enfin, à la grâce de Dieu… »



5)   De 1934 à 1943 : au service des adultes du monde ouvrier  

       Cette période dura quatre ans et sur ce court laps de temps, Fernand réussit à créer l’œuvre « Pour nos enfants » au profit des enfants malnutris et négligés. Il s’agissait d’offrir à ces derniers des périodes de grand air dans des foyers plus aisés. Il dut quitter cette nouvelle œuvre et son travail syndical en 1938 car il fut appelé par Monseigneur Picard à l’organisation de l’Action Catholique des Hommes (A.C.H.) à Bruxelles et en Wallonie. Il se fixa au secrétariat de l’A.C.H. où il disposa d’un appartement au premier étage. Avec ses collègues, il seconda le clergé des paroisses pour organiser des A.C.H. qui se révélaient comme des sortes de conseils paroissiaux groupant des hommes de tous les milieux sociaux. Fernand à nouveau se fit rédacteur pour faire vivre, la publication « les Feuilles Documentaires » qui devait unit tous les sections des A.C.H. Il organisa aussi pendant la dure période de guerre plus de 200 récollections (retraites) dominicales qui réunissaient employés, ouvriers, commerçants dans un esprit de dialogue. Pour Fernand, il fallait absolument façonner dans la société une autre image du monde des travailleurs. Les A.C.H étaient les organes privilégiés pour obtenir cette transformation. Voici ce qu’il écrivait en 1943, juste avant d’être arrêté par les allemands.

       « Voici sans le moindre souci de classification, quelques-unes des réformes radicales à apporter dans notre milieu professionnel :

A)    Le choix sévère du personnel de maîtrise. Ne plus avoir en vue que la compétence technique, veiller à ne nommer aux divers échelons de l'autorité que des hommes foncièrement moraux dans leur vie privée comme dans leur vie d'atelier, des hommes immunisés contre toute idée de haine sociale. Il faudra leur donner par des causeries, par des entretiens, par des conseils, les principales notions de l'art de commander. Que de firmes catholiques, dirigées au sommet par des catholiques, ont des ouvriers ou employés qui sont habituellement traités avec brutalité, grossièreté, insolence et injustice par des sous-ordres nommés avec irréflexion. Ce sont ces sous-ordres qui alimentent l'esprit de mécontentement, de méfiance, que l'on déplore chez beaucoup de travailleurs. Il faut donc les choisir avec plus de prudence et les former sans se lasser à leur fonction si importante. Il serait ! Souhaitable que les griefs personnels des ouvriers fussent examinés rapidement par les responsables de manière à prévenir les rancunes et les mécontentements latents…

B)    Nul ne peut prévoir aujourd’hui (en 1943) le genre d’idéologie économique, sociale ou même politique qui se présentera demain aux regards du travailleur mais l’on peut avancer qu’il faudra coûte que coûte en venir à une méthode plus humainement compréhensive des ouvriers. (….)

       En dehors de ces activités de son activité normale, Fernand continue à prendre des initiatives. C’est ainsi qu’il entreprit la publication des « Feuilles familiales » qui avait pour objectif d’être un organe de liaison entre les foyers des anciens jocistes. En mai 1943, 4.400 familles recevaient cette publication.

       Fernand vivait aussi une vie religieuse très active. Il était grand admirateur de Saint Paul dont il connaissait tous les épitres. Trois fois par semaine, il dorait le Saint Sacrement pendant une heure et jamais il ne terminait sa journée sans réciter un chapelet. Dans ses notes du 1er avril 1943, on retrouve la même exigence de s’améliorer que dans les notes du jeune homme de 20 ans se trouvant derrière l’Yser : « Pardon Seigneur, d’avoir gaspillé tant de bienfaits et d’avoir écouté si distraitement vos appels. Demain je reprendrai la lutte contre mes défauts. Je tâcherai d’être plus charitable et plus patient. J’accepterai les contradictions, les critiques, les incompréhensions dont je suis l’objet dans mon action, en me répétant que ces épreuves, si je les accepte sans me cabrer, seront un pain spirituel pour mon âme. Jamais, je ne veux me décourager. L’heure du découragement est celle du Prince des Ténèbres. Je vous remercie, Seigneur, de ces journées. Je vous remercie de votre résurrection en moi. »

6)   Fernand est arrêté par les allemands et meurt à Dachau en février 1945

       Fernand ne fit jamais partie d’un réseau de résistance mais il rédigea les bulletins de l’A.C.H. et les feuilles Familiales sans jamais les soumettre à la censure. De plus, il eut une abondante correspondance avec des prisonniers militaires. Il fut arrêté le 10 aout 1943, un mois après un premier interrogatoire, pour avoir reçu dans son bureau deux fois un Monsieur N., parachuté en Belgique. Il fut d’abord enfermé dans la cellule 128 de la prison de Saint-Gilles puis fut transféré au camp d’Esterwegen où il arriva à la fin du mois du mois… Il fut mis au travail pour trier d’anciens condensateurs électriques. Avec ses compagnons d’infortune, il souffrit de la faim. Une de ses rares joies fut celle de la nuit de Noel 1943. Avec des déchets de vieux condensateurs, le réfectoire de sa baraque N° 3 reçut un décor rappelant les neuf provinces belges et abrita même un petit sanctuaire. Pendant la cérémonie de Noël, des gardes chiourmes entrèrent dans la baraque mais devant les prisonniers recueillis pour une fois se retirèrent sans avoir vociféré. Le 21 mars, Fernand fut expédié dans le camp de Bayreuth en Bavière. Là Fernand fut remis au travail dans un atelier de découpe de vieux cuirs où l’on défaisait les coutures de veux uniformes de tués ou de pendus. Quand Fernand avait une pensée qu’il voulait mettre par écrit, il l’écrivait sur des bouts de papier qu’il cachait ensuite dans sa boite à lunettes avant de le glisser le soir dans les pages du missel qu’il avait pu conserver. Il écrivait aussi des bulletins liturgiques qu’il faisait parvenir à ceux qui désiraient une aide spirituelle. Fernand écrivit aussi dans les marges des pages de son missel. C’est ainsi que nous sommes renseignés de la mort édifiante de Henri Noël le 3 avril 1944, le froid rigoureux jusqu’au 25 mai 1944, l’insuffisance de la nourriture, les cérémonies religieuses du 28 mai 1944…. Le 1er décembre, Fernand Tonnet quitta Bayreult, dans une colonne de prisonniers enchaînés deux par deux, pour Dachau. Il fut enfermé dans le block 17 où se trouvaient des prisonniers de toutes les nations mais ou se trouvaient aussi une chambre de quarante prêtres. Fernand y souffrit de dysenterie et fut transféré au block 29, chambre 2. Il ne fréquenta alors plus que quelques amis et après avoir recueilli les derniers soupirs de son ami Paul Garcet, lui aussi militant de la première heure du mouvement jociste dont il était devenu le trésorier, Fernand se prépara lui-même à la mort. Fin janvier, tandis que l’on désinfectait le block 29, leurs occupants durent patienter une journée sans vêtements dans la salle de douche. Le soir, leurs hardes désinfectées mais encore humides leur furent remises et ils purent rejoindre leur block et se coucher sur les lattes des couchettes sans les paillasses qui avaient été enlevées. Les jours suivants son état de santé s’empira considérablement et le 1er février 1945, il refusa d’avaler la cuillère de soupe donnée fraternellement par son ami Maurice Jamnée. Et lui demanda de conserver précieusement ses étuis à lunettes dans lesquels il conservait ses ultimes messages. Le deux février 1945, il s’éteignit.

       Petit miracle, Fernand avait pu conserver son missel depuis la prison de Saint Gilles. Après la libération de Dachau par les américains, ce missel fut retrouvé dans l’ « Effektkammer » du camp et remis au Père Riquet, un Jésuite. Finalement le précieux souvenir fut remis à un des frères de Fernand. Sur les marges des pages et sur dix feuilles insérées dans la reliure, sont conservées beaucoup de notes de Fernand. Sur une des premières pages, on retrouve cette phrase émouvante :

       - « Je possède un secret pour me conduire en chaque état, dans la satiété et dans la faim, dans l’abondance et dans l’indigence : j’ai force pour tout en Celui qui me fortifie. » Bien d’autres parsèment le missel comme celle-ci : « Chaque matin, la même question devrait se poser : « A qui aujourd’hui vais-je témoigner de la sympathie ? ». J’aime aussi par d’autres ces deux prières de Fernand :

       « O Dieu, qui êtes source des saints désirs, des bons desseins et des actions justes, accordez à vos serviteurs cette paix que le monde ne peut donner, afin que nos cœurs s’attachent à vos préceptes, et que, délivrés de la crainte de nos ennemis, nous vivions des jours tranquilles sous votre protection. »

       « Vierge sainte, au milieu de vos jours glorieux, n’oubliez pas les tristesses de la terre. Daignez jeter un regard de bonté sur ceux qui sont dans la souffrance, qui luttent contre les difficultés, et qui ne cessent de tremper leurs lèvres aux amertumes de cette vie. Ayez pitié de l’isolement de notre cœur ; ayez pitié de la faiblesse de notre foi, ayez pitié de ceux qui s’aiment et qui sont séparés ; ayez pitié des objets de notre tendresse : ayez pitié de ceux qui pleurent, de ceux qui prient, de ceux qui tremblent. Donnez à tous l’espérance et la paix. »

       Mais le plus émouvant, pour le modeste auteur de cet article, sont les feuilles qui reprennent des listes de noms avec un « Memento des Vivants » et un « Memento des Morts ». Fernand associaient dans ses prières les personnes à qui il devait beaucoup ou qu’il admirait profondément. Parmi ces noms, figurent en bonne place les soldats qu’il avait admiré dans sa jeunesse de soldat : les frères Collard, Louis de Lalieux, le lieutenant Pire, le cardinal Mercier, monsieur et madame De Meulemeester, G. de Hemptinne, le Dr Glibert etc. 

7)   Conclusion

       Fernand Tonnet s’il avait vécu plus longtemps aurait vu la J.O.C. se propager dans le monde entier mais cela est une autre histoire. Mon désir était de vous parler du simple soldat (cavalier devrait-on dire pour ce Chasseur à Cheval !) de 14-18 qu’il avait été mais, en réalité, c’est d’un militant que je vous ai surtout parlé. Un militant, hélas trop oublié aujourd’hui, qui avait réussi l’exploit de rassembler toute la jeunesse chrétienne dans le but de façonner un monde de solidarité, de justice et d’espérance. Vous me pardonnerez donc cette longue digression sur Fernand dont le parcours ressemble, à n’en pas douter, à celle d’un véritable saint. Puisse « Saint Tonnet » ne pas être oublié et se pencher encore aujourd’hui sur le sort de notre jeunesse ! 




Dr P. Loodts
19 mars 2019

 

 

Sources :

1)     Adrien Tonnet, curé de  Genval, « Fernand Tonnet  mort à Dachau », L. De Lannoy (Editeurs), Genval, 1945

2)     Marguerite Fievez et Jacques Meert, « Cardijn », EVO asbl, Bruxelles,1969

  

 



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