Tiré du livre « Pages de Gloires ». Ecrit par Pierre l’Ermite. Dessin de Raphaël Clédina.
« le petit Belge ».
Pourquoi l’avait-on appelé le « petit Belge »…. ? Assez grand, élancé, très blond, avec des yeux très bleus, portant bien droit et bien fier
son uniforme d’adjudant, ce jeune homme de vingt et un ans ne donnait pas
l’impression « petit ». Pourtant, ce fut « le petit Belge », tout de suite, c'est-à-dire l’enfant, le benjamin
de l’ambulance militaire 92, chez les Filles de la Charité de la rue Caulaincourt.
Chez les filles de la Charité de la rue Caulaincourt avec vue sur le Sacré Coeur
Il arriva un
soir, à bout de forces, mais très excité. Il s’était battu
partout où cela avait chauffé : à Malines, à Namur, à Liège ; il
était resté huit jours dans les tranchées inondées d’eau glaciale, ne se
nourrissant que de betteraves qu’il pouvait attraper sans passer la tête. Et
dans cette calme salle d’hôpital, tout le fracas de la bataille retentissait
encore en lui. Il installa aussitôt son petit paquetage, la photo de son Roi et de sa Reine, son képi, une
carte postale où les Boches étaient copieusement passés à tabac ; puis il
dit aux religieuses : Faites de moi ce que vous voudrez !
Mais, quand il fut couché, on s’aperçut que le
petit Belge s’était donné à sa patrie jusqu’à la corde. Ce ne fut pas la
descente, ce fut l’effondrement ; la lame ardente avait consumé le
fourreau. Pied à pied, on
le défendit contre la camarde. Lui aussi ne voulait pas mourir…Oh ! Pas
pour lui, mais à cause de sa mère qu’il avait laissée à Boitfort, près de
Bruxelles, et dont il restait sans nouvelles depuis deux mois. Sa
mère !....Sa maman !....Ce soldat en parlait sans cesse à ses
infirmières, et surtout à la petite Sœur Marie, sa confidente, à laquelle il
obéissait comme un enfant. J’allais le voir
tous les jours ; je lui portais des images, des fruits, des fleurs, des
choses claires et gaies ; je lui racontais la guerre. Et lui me disait son
espoir de retrouver ses amis de l’Avant-garde catholique, à laquelle il
appartenait. Et quand je m’en
allais, il me faisait de la main le petit signe amical si joli, si humain,
qu’on fait à ceux qui s’en vont loin…bien loin… Je lui répondis
de même. Mais, en
descendant l’escalier, je me disais : Où sera-t-il
demain… ? Sur la terre ou là-bas… ? Ce petit Belge,
il m’a fait toucher du doigt l’horrible responsabilité de ceux qui déchaînent
la guerre. Le soir, quand
tombait la triste nuit d’hiver et que la pluie pleurait aux carreaux noirs, sa
souffrance s’exaspérait. Alors, les yeux
dilatés, la bouche ouverte, pour aspirer un air dont ses poumons perdus ne
pouvaient profiter, il mettait sa main sur son côté meurtri, en
s’écriant :Il n’y a donc rien à faire… ? A certains
moments, on voudrait posséder le don des miracles ! Et je
pensais : Si le Kaiser était là, dans un coin de cette chambre où agonise
ce pauvre enfant, il pourrait multiplier cette souffrance par celle de deux
millions d’autres soldats, et dire : Voici mon
œuvre…mon œuvre rouge !... Et encore
celui-ci était soigné, visité par ses camarades d’ambulance, mais combien
d’autres qui tombent, inconnus, au fond d’une tranchée d’avant-garde, loin de
toute main apaisante, et qui, sans une parole berceuse, meurent dans la
souffrance, et dans le froid, et dans la nuit !
Dimanche soir,
tout se termina. Très en règle
avec Dieu et avec son Roi, le petit adjudant s’étendit sur son lit de fer, et,
comme les paladins de jadis tendaient leur gant à Saint Michel, il rendit son
âme à son Créateur. Chose qui étonnera, c’était, depuis la guerre, le premier Belge qui mourait à
Paris. Montmartre, au cœur si vibrant, lui a fait spontanément des funérailles d’honneur et d’amour.
La garde républicaine, les agents, les soldats belges et tout le quartier suivirent son
cercueil, où, sur la tunique sombre, brillait la croix des braves. A l’église, après
les prières liturgiques, on chanta au grand orgue les émouvantes paroles de
Victor Hugo :
Ceux qui, pieusement, sont morts pour la patrie
Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie !
Entre les plus beaux noms, leur nom est le plus beau.
Toute gloire, près d’eux, tombe et passe éphémère.
Et comme ferait une mère
La voix d’un peuple entier les berce en leur tombeau.
Oui, c’était bien
cela !...la voix de tout un peuple le berçait, ce petit, en son tombeau.
Et maintenant, son
pauvre corps repose au milieu de tant d’autres dans le cimetière parisien. Mais son âme nous
fait encore tous frissonner de patriotisme et de foi ! Puissance suprême
de la mort !...Elle déchaîne, elle exalte la vie, et l’âme délivrée bat
des ailes, et palpite, et chante sur ceux qui restent. Nous la
soignerons, ta tombe, petit adjudant Charles Berger !... Elle ne manquera
ni de prières ni de fleurs… Et, à la fin,
quand l’Allemand sera chassé de ta chère Belgique, nous irons la chercher, ta
maman, si les Barbares ne l’ont pas fusillée…Nous l’amènerons auprès de toi, et
nous lui dirons : « Pouvions-nous faire mieux… ? »
L’homme est
chargé de sculpter, chaque jour, sa statue pour son tombeau. Peu importe que ce
soit celle d’un adolescent, d’un homme mûr ou d’un vieillard. Ce que Dieu
exige, c’est qu’elle soit belle et digne de son éternité. La tienne est
celle d’un brave de vingt trois ans, mort pour la cause sainte de la patrie. Et comme tes
camarades de l’ambulance…comme tant de mères et tant de sœurs…comme je vis, au
cimetière, les soldats belges se partager les fleurs de leur couronne et les
jeter, une à une, sur ta tombe…Moi aussi, qui fus ton aumônier, je jette une
fleur à ta mémoire… Regarde-la bien…,
tu y verras, comme une rosée, quelques-unes de ces larmes que tu nous fis
verser.(1)
Pierre l’Ermite.
(1) Le lendemain de la mort,
sa mère télégraphiait de Hollande :
« Courage, mon cher enfant, je suis en route, j’arrive ! »
Elle fut très courageuse, très chrétienne ; elle alla prier sur la
tombe et repartit ensuite au front comme infirmière volontaire.
|