Les Réquisitions de Civils en Belgique.
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S.E. Mgr le cardinal Mercier, Archevêque de Malines.
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Une convocation adressée le 13 octobre 1916 aux civils de la région de Courtrai.
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Ordre de comparaitre adressé aux civils de la région de Deynze.
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Une convocation fut adressée par l’administration communale sur ordre de la kommandantur.
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Attestation délivrée par le Comité local de Secours et d’Alimentation de Nevele.
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Assis de gauche P. G. de Wareghem, de droite C. P. de Cherscamp et debout de G. à D., V. J. de Oostkker, B. P. de Gand et P. C. de Termonde.
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Billet de permission daté du 11 mai 1918.
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Convocation datée du 25 juillet 1918.
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Convocation aux civils de Bruxelles. Tous les malheureux qui se rendirent à cette convocation furent envoyés à Straimont.
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Les
Réquisitions de Civils en Belgique
Préface
La déportation de milliers
de travailleurs belges et Français fut
un véritable fléau pour nos populations. Ce crime de guerre fut
souvent passé sous silence et tomba vite dans un certain oubli vraisemblablement parce que la souffrance de nos ouvriers fut
considérée comme peu glorieuse en comparaison de celle endurée par nos soldats,
prisonniers de guerre et résistants !
Le récit ci-dessous parut
dans « La Grande
Guerre », monumental œuvre de synthèse, parue juste
après la guerre en deux volumes comprenant chacun plus de 960 pages aux
Editions L. Opdebeek, Anvers. Cette synthèse fut-elle
réalisée par une seule personne ou une équipe d’historiens ? Il nous est
impossible de le savoir car cet ouvrage parut sans mentionner aucun nom
d’auteur. Pour la facilité de la lecture
nous avons divisé l’histoire des
déportés parue dans « La Grande Guerre » en trois
chapitres : le premier concerne « Les réquisitions de civils en
Belgique », le deuxième chapitre concerne « Les réquisitionnés dans
le nord de la France »
et le troisième « Les déportés en Allemagne ».
Dr Loodts et Francis De Look.
Le
prologue. – Le décret du 3 octobre 1916
Les
déportations
Nous avons signalé déjà les
violations successives du droit des gens commises par l’ennemi sur divers
points de la Belgique
en vue de contraindre nos ouvriers à travailler dans l’intérêt de l’armée
allemande.
On se rappelle notamment la résistance héroïque
et victorieuse des ouvriers de l’arsenal de Malines, qui souleva partout une
profonde et légitime émotion.
L’autorité occupante adopta, dès l’année
1915, une attitude analogue dans plusieurs autres localités.
Des industriels refusèrent de mettre leurs
usines à la disposition de l’ennemi, ce qui eut le don de mettre les Allemands
en fureur. C’est alors que parut à Gand la proclamation suivante :
Avis
« Par ordre de Son Excellence M.
l’Inspecteur de l’Etape, je porte à la connaissance des communes ce qui
suit :
L’attitude de quelques fabriques qui, sous
prétexte de patriotisme et en s’appuyant sur la Convention de La Haye, ont refusé de
travailler pour l’armée allemande, prouve que, parmi la population, il y a des
tendances ayant pour but de susciter des difficultés à l’administration de
l’armée allemande.
A ce propos je fais savoir que je
réprimerai, par tous les moyens à ma disposition, de pareilles menées qui ne
peuvent que troubler le bon accord existant jusqu’ici entre l’administration de
l’armée allemande et la population.
Je rends responsables, en premier lieu,
les autorités communales de l’extension de pareilles tendances, et je fais
remarquer que la population elle-même sera cause que les libertés accordées
jusqu’ici de la façon la plus large lui seront enlevées et remplacées par des
mesures restrictives rendues nécessaires par sa propre faute ».
Gand, le 10
juin 1915.
Lieutenant-général
Graf
von Westarp
Le Commandant de l’Etape
L’occupant ne se borna pas d’ailleurs à
des menaces, ainsi qu’on le verra par des faits que nous allons rapporter
ci-après.
Les ouvriers de la fabrique Bekaert, à Zwevegem, avaient refusé de fabriquer du fil de
fer pour les Allemands. Ceux-ci avaient arrêté comme otages trois notables,
dont deux furent peu après remis en liberté.
Pour forcer les ouvriers à se remettre au
travail, l’autorité allemande résolut d’isoler la commune. On voulait interdire
toute circulation par véhicule et par vélo et empêcher même le transport des
vivres. Mais comme les ouvriers persistaient opiniâtrement dans leur refus de
se livrer à une fabrication de l’armée allemande et qui était dirigée contre
leurs frères et leurs fils qui défendaient
avec tant de vaillance le front sacré de l’Yser, soixante et un hommes
furent conduits en prison. Les autres se hâtèrent de quitter le village.
Les Allemands poursuivaient la lutte avec
une méthode infernale, s’emparèrent alors des femmes, les enfermèrent dans de
grands fourgons et les amenèrent à Courtrai. En même temps ils affichèrent les
noms des fugitifs en leur conseillant de rentrer au village. Devant la menace
de voir leurs femmes rester en prison tandis que les enfants devaient périr
dans les maisons abandonnées, les ouvriers furent obligés de céder à l’ennemi,
la mort dans l’âme.
Dans le Brabant, les Allemands avaient
demandé à M. Cousin de fabriquer du fil de fer pour eux dans son usine de
Ruysbroeck. L’industriel ayant refusé, les Allemands réquisitionnèrent les
ateliers, s’installèrent dans l’usine et se mirent en devoir de fabriquer le
fil de fer eux-mêmes. Mais la machine est mue par le courant électrique qui est
lui-même fourni par une centrale située à Oisquercq.
Les Allemands arrêtèrent M. Lucien Beckers,
administrateur-délégué, qu’ils retinrent prisonnier pendant plusieurs semaines.
L’occupant avait encore à sa disposition
une autre arme, dont il usa d’une façon despotique : l’assistance
publique.
Il s’en servit dès 1915, mais en 1916, il
l’appliqua d’une façon générale. Il voulait réduire les Belges à travailler
pour lui grâce à la famine.
Un des documents le plus caractéristique à
cet égard est l’affiche placardée à Menin en juillet 1915 sur l’ordre du
commandant Schmidt, et par laquelle les Allemands ordonnent de laisser mourir
de faim « les ménages qui ne travaillent pas régulièrement à des travaux
militaires ».
ORDRE
« A partir d’aujourd’hui, la ville ne
peut plus accorder de secours – quel qu’il soit, même pour les familles, femmes
et enfants – qu’aux seuls ouvriers qui travaillent régulièrement à des travaux
militaires et aux autres ouvrages imposés.
Tous les autres ouvriers et leurs familles
ne pourront plus désormais être secourus en aucune façon ».
A Eecloo et aux
environs, des artisans, qui refusaient de se présenter volontairement, furent extraits de leurs
demeures « manu militari ». Cela se passa en 1915, donc avant les
réquisitions générales des hommes.
En face de Menin en France, se trouve la
ville Halluin, où un grand nombre de Belges ont leur domicile et leur
occupation. Là aussi les Allemands ordonnèrent de travailler dans leur intérêt.
L’administration communale en appela à la
convention de La Haye.
Le 30 juin 1915 à 23 heures 30, le
commandant allemand fit lire à l’administration communale et aux notables de la
ville d’Halluin la déclaration suivante :
Messieurs,
« Les événements qui se passent sont
connus de tous ces messieurs. C’est la conception et l’interprétation de
l’article 52 de la
Convention de La
Haye qui a créé les différends entre vous et l’autorité
militaire allemande. De quel côté est le droit ? Ce n’est pas à nous de le
discuter, parce que nous ne sommes pas compétents, et nous n’arriverons jamais
à nous entendre sur ce point là. Ce sera l’affaire des diplomates et des
représentants des différents Etats après la guerre.
Aujourd’hui, c’est exclusivement
l’interprétation de l’autorité militaire allemande qui est valable et, en
raison de cela, nous entendons que tout
ce que nous aurons besoin pour l’entretien de nos troupes soit fabriqué par les
ouvriers du territoire occupé. Je puis vous assurer que l’autorité
allemande ne se départira sous aucune condition de ses demandes à ses droits,
même si une ville de 15.000 habitants en devait périr. »
Le Commandant de la
Place.
(S) Schranck
Dans la ville voisine de Roubaix et aux
environs les Allemands rencontrèrent la même résistance contre le système du
travail forcé. On y pouvait lire notamment les menaces dont voici le texte
officiel :
Nouvelles
punitions pour la ville par suite du refus de travailler dans les usines
dirigées par l’administration allemande.
« Si pour mercredi 7
juillet 1915, au plus tard, le travail n’a pas repris complètement dans touts
les usines dirigées par l’administration allemande, les punitions suivantes
seront mises en vigueur pour les villes de Roubaix, Croix, Hem, Lannoy, Lys,
Leers, Mouvaux, Toufflers, Wasquehal, Wattrelos :
- De
6 heures du soir à 6 heures du matin tous les habitants doivent être chez
eux excepté ceux qui, pour un cas urgent, auront obtenu une permission de la Kommandantur. Pendant
le même temps, tous les magasins seront fermés à l’exception de ceux qui
auront reçu la même faveur.
- Tous
les estaminets, cafés et restaurants doivent être fermés toute la journée
et toute la nuit à l’exception de ceux qui ont une permission spéciale.
Toute vente de boissons et de comestibles est interdite dans ces
établissements.
- Toutes
les personnes qui tourmentent ou menacent des employés occupés dans les
usines dirigées par les autorités allemandes ou qui veulent les forcer à
cesser le travail ou les empêcher à le reprendre seront punies suivant les
lois et déportées en Allemagne.
De plus
tous les ouvriers qui refusent obstinément d’exécuter le travail commandé
seront punis jusqu’à trois mois de prison et envoyés en Allemagne. D’autres
déportations d’otages appartenant à toutes les classes de la population sont en
projet.
- Si
ces mesures ne suffisent pas pour forcer la population à obéir, d’autres
mesures plus graves très préjudiciables au bien-être de toute la
population seront ordonnées, par exemple : Toute circulation avec les
communes voisines sera suspendue en supprimant les tramways. »
Roubaix, le 6 juillet
1915
Kommandantur de l’Etape
HOFMANN, Major et Commandant
Puis, vers Pâques, eurent lieu les
déportations des hommes, des femmes, des jeunes gens et des jeunes filles de
Lille.
En décembre 1915 des incidents se
produisent à Ledeberg. Il s’agissait une fois de plus
des chemins de fer. Les Allemands, aux prises avec de sérieuses difficultés de
personnel, étaient obligés d’entretenir sur leur réseau ferré une armée de
fonctionnaires et d’ouvriers, qui auraient fort bien pu être employés au front.
Nous avons vu précédemment qu’à Schaerbeek les Allemands eux-mêmes avaient
excité les Belges à résister aux menaces des autorités parce qu’ils craignaient
d’être envoyés eux-mêmes dans les tranchées.
A la fin de l’année 1915, d’importantes
réparations de matériel devaient être effectuées à l’arsenal de Ledeberg et le commandant d’Etapes von Wick
voulait recourir dans ce but aux services des Belges.
Mais les ouvriers refusèrent de se
présenter, fidèles en cela aux ordres donnés et aux inspirations de leur
patriotisme.
Les Allemands placardèrent l’avis suivant :
AVIS
Gand,
le 16 décembre 1915.
« Au
bourgmestre de Ledeberg.
Comme suite au paragraphe 4 de la
prescription du 12 octobre 1915, il est défendu aux habitants de la commune de Ledeberg de circuler sur la voie publique entre 7 heures du
soir et 8 heures du matin à partir du 17 décembre 1915 jusqu’au 24 décembre
1915 y compris.
Le soin d’aviser immédiatement le public
de la présente défense vous incombe. D’autre part, il est porté à votre
connaissance que des mesures de police ainsi que des amendes suivront si les
ouvriers réquisitionnés pour l’atelier des chemins de fer de Ledeberg persistent à refuser de reprendre le travail dans
l’intérêt de l’autorité militaire allemande. »
Le
Commandant d’Etapes
(S) von Wick.
Traduction libre. Ledeberg,
16 décembre 1915
Par ordre :
Pour copie conforme :
Ledeberg, 17
décembre 1915
Le secrétaire communal,
. Le
Bourgmestre
J. Van Meuter.
A. Latour.
Comme la plupart des ouvriers maintinrent
leur refus, un grand nombre d’entre eux furent arrêtés et déportés en
Allemagne.
A Ostende, à Bruges et dans d’autres
localités de la
Flandre Occidentale on vit se produire des faits identiques.
On peut les considérer comme le prologue du sombre drame des réquisitions, qui
produisit une si formidable émotion dans tous les pays
civilisés.
En août 1916 le gouverneur général poussa
l’hypocrisie jusqu’à tranquilliser les Belges, par une proclamation.
Des bruits étrangers circulaient alors au
sujet de déportations imminentes. Or, on pouvait lire sur les murs cet
avis :
« La déclaration formelle du
gouverneur von Bissing, disant qu’on n’a pas l’intention de transporter en
Allemagne des Belges en âge de milice a apaisé les craintes de bien de
personnes, tant en territoire occupé qu’en Hollande, où résident de nombreux
réfugiés belges, qui voudraient bien rentrer dans leur pays.
Cependant de temps en temps un doute
surgit sur le point de savoir si cette déclaration s’étend également aux
anciens membres de la garde civique ; naturellement, ces hommes n’ont, de
leur côté, rien à craindre, pour autant qu’ils n’ont pas activement participé à
la guerre et qu’ils prennent l’engagement formel de ne plus prendre les armes
contre l’Allemagne. »
Mais, malgré ces paroles doucereuses on
apprit qu’en différents endroits les Allemands avaient réclamé des listes de
chômeurs. Que signifiaient ces demandes ?
A Bruges, l’occupant réclama quatre
groupes de cent ouvriers. Les échevins et le bourgmestre, qui refusèrent de
satisfaire à cette demande, furent démis de leurs fonctions et consignés dans
leur demeure.
Les Allemands s’emparèrent des listes des
personnes secourues et arrêtèrent toutes sortes de civils qu’ils réunirent dans
une caserne, d’où ils furent transportés dans le Nord de la France.
Un certain oberleutnant
Rogge, qui était en temps de paix bourgmestre de Schwerin, se trouvait alors à
la tête de l’administration de la ville de Bruges.
Lorsque tout fut terminé, les échevins
purent reprendre leurs fonctions, mais la démission du bourgmestre Visart de Bocarmé, un vieillard
octogénaire, fut confirmée.
Partout le désarroi régnait dans les
esprits, on sentait qu’il y avait quelque chose dans l’air, qu’une nouvelle
calamité menaçait la
Belgique.
On se réunissait en groupes pour commenter
tous les bruits, et les Allemands interdirent les rassemblements de plus de
cinq personnes.
L’occupant se mit alors à faire appel aux
volontaires. Il créa des bureaux d’enrôlement et placarda des affiches. Nous
reproduisons ici à titre documentaire un avis destiné aux cultivateurs :
« Pour des ouvriers et ouvrières
agricoles, seuls ou chargés de famille, il se présente une occasion favorable
d’un travail rémunérateur dans le Nord de l’Allemagne.
Le déménagement de familles entières est
payé.
Outre une habitation gratuite et
spacieuse, ainsi qu’une écurie pour le bétail, la terre, le champ, le jardin et
la prairie, la ferme sont mises à la disposition (des émigrés).
De même on pourra se procurer à de bonnes
conditions du grain pour faire du pain, des pommes de terre, des aliments pour
le bétail, du charbon etc. Suivant la nature du travail comme journalier,
ouvrier des bois, valet d’écurie, charron, on paiera des salaires élevés.
Les femmes recevront également des
salaires élevés, si elles veulent travailler.
Pour tous renseignements s’adresser à la
section agricole à Gand, courte Meire, 8, ou à la
maison agricole près de la
Kommandantur à Termonde. »
Le
commandant d’Etapes
Freiherr von Maerken
Voilà ce qu’on lisait en Flandre.
En Wallonie on voyait de grandes
pancartes, qui représentaient le bonheur d’une famille : l’abondance au
foyer, grâce au travail du père ! On s’efforçait ainsi d’enrôler des
métallurgistes, des mineurs, etc.
Ces appels ne restèrent pas absolument
inutiles, au moins pour l’industrie ; mais le résultat fut plutôt maigre.
Aussi l’occupant eut-il recours à de nouvelles mesures.
Comme il faisait toutes sortes de
réquisitions, s’emparant de fabriques, enlevant des machines etc., il accrut le
chômage général.
Les soi-disant « Zentralen »,
c’est-à-dire les bureaux où se distinguaient particulièrement les Allemands qui
avaient résidé dans notre pays avant la guerre et qui le connaissaient bien,
concentraient les réquisitions de toute sorte de matériel.
Il est évident que dans ces conditions le
chômage ne pouvait que s’étendre constamment.
Les communes se virent enlever le droit de
mettre les chômeurs au travail (2 mai 1916, décret de von Bissing). Le 3
octobre 1916 parut un arrêté du grand quartier général, dont voici les passages
essentiels :
« Les personnes capables de
travailler peuvent être contraintes de force au travail, même en dehors de leur
domicile, dans le cas où, pour cause de jeu, d’ivrognerie, d’oisiveté, de
manque d’ouvrage ou de paresse, elles seraient forcées de recourir à
l’assistance d’autrui pour leur entretien ou pour l’entretien des personnes qui
sont à leur charge.
Quiconque étant appelé au travail, selon
l’article I ou II, refusera l’ouvrage ou la continuation du travail qui lui est
assigné, sera puni de peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à trois ans et
d’une amende jusqu’à concurrence de 10.000 marks ou d’une de ces peines, à
moins que les lois en vigueur ne prévoient l’application d’une peine plus sévère.
Sont compétents les administrations
militaires et les tribunaux militaires allemands. »
Ce décret fut affiché dans la région des
Etapes, en Flandre occidentale et en Flandre orientale, ainsi que dans
l’arrondissement de Tournai.
Dès lors les Allemands avaient jeté le
masque. Car l’arrêté en question était appliqué à tous les chômeurs sans
exception.
En même temps les journaux allemands et
les feuilles soi-disant belges qui doivent être mises sur le même pied menèrent
une campagne de presse sur cette question.
On y soulignait la sollicitude de
l’autorité allemande à l’égard des populations belges qu’elle voulait prémunir
contre la misère et contre les conséquences morales de l’oisiveté. Peut-on
imaginer une hypocrisie plus raffinée ?
En outre on publiait des témoignages
émanant de travailleurs volontaires. D’après eux l’Allemagne était un
paradis ; les Belges y étaient véritablement gâtés ; le travail y
était agréable, les salaires élevés et la nourriture excellente.
Bientôt commencèrent les scandaleuses
réquisitions par lesquelles les Allemands appliquèrent l’odieux système de
l’esclavage moderne.
A Gand et dans les environs un grand
nombre d’hommes et de jeunes gens reçurent le billet suivant :
« Vous devez vous présenter le 12
octobre 1916 à la Plezantevest, n.5, à 3 heures de
l’après-midi, étant muni de :
1 couvre-chef ; 1 foulard ; 1
costume civil ou de travail ; 1 paire de souliers ; 2 chemises ;
1 paire de chaussettes ; 1 caleçon ; 1 pardessus ; 1 pantalon de
drap ; 1 couverture imperméable ; 1 essuie-mains ; 1
gamelle ; 1 couvert, cuiller, couteau et fourchette ; 2 couvertures
de nuit – il est permis de se munir d’argent. »
La Kommandantur des
Etapes
(Nous copions textuellement ce billet
infâme).
Les civils se présentèrent à la
« Gantoise », Plezantevest, et furent
enfermés. On en compta bientôt jusqu’à 3000. Les Allemands voulaient leur faire
signer un contrat de travail, après quoi ils pouvaient aller en Allemagne. En
cas de refus, leur sort, assuraient les bourreaux, seraient plus dur. Il n’y en
eut pas vingt qui cédèrent. Tous les autres refusèrent avec énergie.
Nous allons décrire en résumé la suite des
événements sans y ajouter de commentaires.
D’abord ce fut l’emprisonnement dans la
fabrique pendant huit jours. Chaque jour une courte sortie le long du
Boulevard. A une certaine distance on apercevait des mères, des femmes et des enfants,
qui revenaient toujours au même endroit. On entendait des cris et des pleurs.
Lorsque les membres de la famille se risquaient trop loin, les hussards les
refoulaient.
Au bout de huit jours, départ pour une
destination inconnue. Le train chargé d’un millier de déportés partit à trois
heures du matin de la gare de Rabot. Les voyageurs chantaient des hymnes
patriotiques.
Les sentinelles qui les surveillaient ne
parvinrent pas à leur imposer silence. Le voyage dura un jour et une nuit, et
le convoi, après avoir traversé le Nord de la France, s’arrêta au sud de Laon. Les exilés
furent enfermés dans un château. Là, plusieurs chambres avaient été aménagées
en salle commune, où l’on avait étendu des copeaux et de la paille et où les
Gantois purent se loger. Après quelques jours de repos l’ordre fut donné de se
rendre au travail ; les uns furent désignés pour arracher des betteraves
dans les champs, les autres pour construire un nouveau chemin de fer. Aux
champs, les Gantois refusèrent d’obéir. Un officier fit avancer un peloton,
charger les fusils et mettre en joue. Les hommes durent céder devant cette
menace. Mais on s’imagine facilement comment le travail fut exécuté ! A
l’avenir ceux qui montraient de la mauvaise volonté devaient séjourner pendant
huit jours dans une cave, et c’était la punition la plus bénigne.
Une ferme inhabitée servait d’hôpital.
Lorsque les travaux des champs furent
terminés, tout le monde dut aller travailler à un chemin de fer.
Et ceux qui ne se présentaient pas ?
Voici à ce sujet des témoignages tristement authentiques.
Un Gantois, ayant été convoqué, n’avait
pas répondu à l’appel. A 2 heures du matin, on sonne à sa porte. L’homme
habitait chez un ami. Celui-ci se réveille le premier, mit le premier le nez à
la fenêtre et aperçut en bas plusieurs hommes.
« Ouvrir, ouvrir, tout de
suite », cria un officier allemand.
L’homme obéit.
« Sind sie
N.N. » (Etes-vous N.N.), demanda l’Allemand.
« Non », répondit l’ami.
« Wo ist er ? » (Où est-il ?)
« Il dort encore. »
« Non », hurla l’officier,
« nicht schlafen, mitkommen, sofort. » (Pas
dormir, nous accompagner tout de suite).
L’homme eut à peine le temps de
s’habiller. Il fut emmené immédiatement et poussé auprès d’un groupe d’autres
civils, qui attendaient dans la rue sous escorte militaire.
Tous ces prisonniers se rendirent d’abord
à un bureau du marché au Lin. A 3 heures (en pleine nuit) ils furent
concentrés, avec de nouveaux groupes, à la gare Saint-Pierre.
A 10 heures on les conduisit tous à la
fabrique « La Gantoise »,
près du Rabot. N. n’était pas chômeur.
C’est ce que prouve notamment la lettre
que nous reproduisons ci-après. Voici ce qu’il écrit à l’ami cité plus
haut :
« Je te remercie pour les tartines
que tu m’as envoyées : Elles me sont venues à point, car la ration de pain
est très minime ici. Si cela t’est possible, envoie-moi du pain tous les deux
jours. Je t’envoie mon certificat de travail. Fais-le parapher à la kommandantur ;
peut-être pourra-t-il me délivrer. Ce matin, nous avons pu nous promener un
petit laps de temps le long de l’eau. Nous chantâmes le « Lion de
Flandres ». Les soldats allemands étaient furibonds. Cet après-dîner, 500
civils devaient aller travailler à Port-Arthur (Gand). Ils y furent menés par
la force militaire. Demain, peut-être après demain, notre groupe devra
travailler. Je t’assure que je n’en ferai rien. J’ai été soumis à l’examen
médical, et le docteur a trouvé que je n’étais pas malade. »
Un
autre raconte qu’il a pris une drogue pour avoir des palpitations de cœur au
moment de l’examen. « C’est de la nervosité », déclara le médecin.
« J’ai été admis. Je n’ai pas de chance. Je n’ai plus d’espoir de rentrer
à la maison. »
On pourrait multiplier ces citations à
l’infini.
Le 14 octobre on annonça à Hamme que 460
jeunes gens avaient été réquisitionnés. Ils devaient être présents le lundi
matin à 10 heures à la caserne d’artillerie.
Les gardes champêtres distribuèrent le
billet, rédigé dans le même genre que celui que nous avons cité tantôt.
Les estaminets devaient rester fermés.
Plusieurs hommes convoqués allèrent mendier quelques vêtements et de l’argent.
Ils partirent sous une pluie fine. A
Termonde on les enferma dans la caserne. Là ils trouvèrent des compagnons
d’infortune venant d’autres localités, soit en tout 2500 hommes.
Des soldats allemands les surveillaient et
ne permettaient à personne de sortir, pas même pour satisfaire leurs besoins
naturels.
Des femmes et des enfants s’attroupèrent,
devant la caserne, mais personne ne pouvait approcher des prisonniers. On
pleurait, on se lamentait, mais les soldats repoussaient les malheureux.
Les réquisitionnés, mal nourris, restèrent
à Termonde jusqu’au jeudi. Puis on les conduisit à la gare et on les jeta dans
des fourgons à bestiaux.
Chez eux nul ne savait où on les menait.
Le soir à 10 heures les trains arrivèrent à Maubeuge. Pendant le trajet un de
ces infortunés, frappé de démence, avait voulu se jeter sur un soldat allemand,
d’autres soldats étaient accourus, avaient assommé le malheureux et jeté son
cadavre le long de la voie.
La nuit les hommes durent rester dans les
wagons obscurs, où régnait une odeur insupportable.
On avait encore distribué ni aliments, ni
boisson. De Maubeuge les trains revinrent à Mons, où les exilés reçurent un peu
de soupe. Puis rentrée à Maubeuge. Nouveau retour à Mons, d’où par Charleroi et
Namur on pénétra en France, où l’on atteignit enfin Saint-Gobert après un
voyage de 43 heures.
Pendant tout ce temps on avait reçu deux
fois un peu de soupe.
Comme des malfaiteurs nos compatriotes
furent parqués dans une fabrique de papier. C’était au milieu de la nuit. Le
matin on divisa les 2500 hommes en cinq compagnies de 500 hommes chacune.
La 1ère dut se rendre à Laon,
la 2ème et la 4ème allèrent à Saint-Gobert, la 3ème
fut placée à Rogerie ; quant à la 5ème on n’en savait rien.
Nous parlerons plus loin du travail en
France et des tortures que les déportés y endurèrent.
Le 24 octobre une deuxième réquisition eut
lieu à Hamme. A 5 heures du matin il y eut un nouveau départ de 260 malheureux.
Cette fois on comptait parmi eux plusieurs pères de famille. Qu’on se figure
les scènes déchirantes qui se produisirent au moment où ils durent se séparer
de leur femme et de leurs enfants. Nombre d’entre eux accompagnèrent le triste
cortège pendant un certain temps.
Le 29 novembre troisième réquisition à
Hamme de 174 ouvriers, des hommes de 34 à 40 ans pour la plupart, 10 seulement
se présentèrent. Les autres refusèrent. Aucun d’eux n’osa coucher chez lui, de
peur d’être enlevé de son lit.
Mais le 2 décembre des uhlans pénétrèrent
dans le village, tandis que d’autres occupaient les issues du village. Hamme
fut cerné comme pour une chasse aux esclaves.
Les perquisitions commencèrent. Les
soldats envahirent les maisons et fouillèrent toutes les pièces, mais ne
trouvèrent que vingt civils. Ceux-ci furent emmenés entre des uhlans, tandis
que les enfants pleuraient à fendre l’âme. Les uhlans annoncèrent alors qu’ils
emmèneraient les femmes et les enfants si les hommes ne se présentaient pas, et
que quiconque offrait l’hospitalité aux réquisitionnés serait puni de peines
sévères.
Et joignant l’acte à la parole, ils conduisirent
des femmes et des vieillards au poste.
Dès lors un grand nombre de ceux qui se
cachaient furent obligés de se laisser arrêter.
Mais ce n’était pas encore tout. Le soir
le bourgmestre et le secrétaire de la commune durent se rendre à Termonde comme
otages.
Le lendemain ils purent rentrer, moyennant
1000 marks d’amende.
Entretemps, les uhlans continuèrent à
fouiller les maisons et le 4 décembre, ils emmenèrent les trois derniers
ouvriers.
Si l’on veut remplacer Hamme par quantité
d’autres localités, on aura une idée approximative de ce que souffrit la région
des Etapes à cette époque sinistre.
Nombre de bourgmestres refusèrent de
remettre les listes de chômeurs.
Ainsi en fut-il notamment à Tournai. Le
conseil communal de cette ville vota à la date du 20 octobre 1917 la motion
suivante :
« Le
Conseil communal,
Vu la réquisition en date du 19 courant
adressée à la Ville
de Tournai par M. le Général Commandant l’Etape et la lettre de ce dernier en
date du 2 octobre 1916 ainsi conçue : « Vous avez refusé de mettre à
notre disposition des ouvriers pour des travaux d’ordre militaire ».
Se déclare obligé de persévérer dans la
même attitude.
Il croit devoir déclarer ce qui suit :
La Ville de Tournai est prête à se soumettre sans
résistance à toutes les exigences que les lois et les usages de la guerre
autorisent. Et sa sincérité ne peut être mise en doute, car, depuis plus de
deux ans qu’elle subit l’occupation, loge et coudoie les troupes allemandes,
elle a témoigné d’une loyauté parfaite et s’est interdit tout acte d’hostilité.
Mais elle ne peut fournir des armes contre
ses propres enfants, sachant que le droit naturel et le droit des gens, qui en
est l’expression, le lui interdisent.
Dans sa proclamation du 2 septembre 1914,
Son Excellence M. le Feldmaréchal baron von der
Goltz, Gouverneur Général en Belgique, déclarait : « Je ne demande à
personne de renier ses sentiments patriotiques ». La Ville de Tournai reste
confiante dans cette déclaration qu’elle doit considérer comme le sentiment de
S.M. l’Empereur d’Allemagne au nom duquel parlait M. le Gouverneur Général.
En s’inspirant ainsi de l’honneur et du
patriotisme, elle est fidèle à un devoir fondamental dont un officier supérieur
allemand comprendra la noblesse.
Elle est confiante aussi que la loyauté et
la clarté de cette attitude éviteront tout malentendu entre elle et l’armée
allemande : »
Le général-major allemand répondit par la
lettre suivante datée du 23 octobre :
« Il y a une prétention sans exemple
et une parfaite méconnaissance de la situation créée par l’état de guerre quand
la Ville se
permet – par décision du Conseil communal – de s’opposer aux ordres de
l’Autorité militaire du pays occupé.
L’état de choses simple et clair est
plutôt celui-ci : « L’Autorité militaire ordonne et la Ville obéit ».
Autrement, elle doit supporter les plus lourdes conséquences, comme je l’ai
déjà dit dans mes explications antérieures.
M. le Commandant en chef de l’armée a
infligé à la Ville,
à cause de son refus jusque maintenant de présenter les listes ordonnées, une
contribution-punition de 200.000 marks, qui doit être payée à partir
d’aujourd’hui en 6 jours. Et de plus, j’ajoute que jusqu’au moment où ces
listes ordonnées seront entre ses mains, pour chaque jour suivant : en
premier lieu jusqu’au 31-12-1916, une somme de 20.000 marks devra être payée
par la Ville. »
(signé) HOPFFER
Général-major et Etappen-Kommandant
L’autorité militaire ordonne à la ville
d’obéir. Cela est décisif. N’est-ce pas comme si on lisait la fameuse lettre du
commandant allemand au conseil communal d’Halluin ? « Il n’y a pas de
convention, pas de gouvernement, pas de préfecture, il n’y a qu’une volonté,
celle de l’autorité allemande. »
Voici un témoignage de Bruges :
Von Schroeder y était le grand maître.
Nous le connaissons déjà ! Songeons seulement au capitaine Fryatt.
L’occupant avait à nouveau besoin de main
d’œuvre. Il mit ses gendarmes en campagne. Ceux-ci enrôlaient les passants dans
les rues et lorsqu’il jugeait un homme apte au travail, ils lui demandaient sa
carte d’identité.
« Bien », disaient-ils alors,
« il faudra aller reprendre votre carte à la kommandantur. »
Ceux qui étaient sans carte encouraient
une punition. L’homme était donc bien obligé de se rendre à l’endroit indiqué.
Là il trouvait des concitoyens qui avaient eu le même sort que lui.
Les Allemands retinrent les hommes
prisonniers, les conduisirent à la caserne et se procurèrent ainsi de nouveaux
travailleurs. De cette façon ils réquisitionnèrent des ouvriers manuels, des
architectes, des fonctionnaires, des employés, des hommes de toutes sortes de
professions.
Afin de faire ressortir plus vivement
encore le côté inhumain de ces mesures, nous allons rapporter les aventures
d’un Brugeois, que nous appellerons Doorink. Ceux qui
ont été victimes de l’odieux esclavage allemand, reconnaîtront immédiatement
l’authenticité de son rapport.
Avant la guerre Doorink
possédait un commerce qui lui procurait des ressources assez considérables.
Mais ses économies avaient été épuisées d’autant plus vite que sa femme était
malade et que ses enfants avaient également besoin d’une nourriture fortifiante.
Le brave homme ayant appris que les
Allemands réquisitionnaient les civils et les arrêtaient même dans la rue,
n’osait plus sortir qu’une fois l’obscurité tombée et il usait du court
intervalle qui lui restait avant l’heure de la fermeture pour faire quelques
courses pressantes.
Parfois l’extrême faiblesse le faisait
chanceler, car Doorink prenait encore sa maigre
ration de pain pour soutenir ses enfants.
Certain soir il était sorti comme de
coutume, lorsque soudain il se trouva en face d’un gendarme.
« Suivez-moi » commanda
l’Allemand.
Doorink se
disposait à demander des explications, mais il fut brutalement rabroué.
Le gendarme l’amena à la kommandantur. Là
se trouvaient d’autres Brugeois, tous aussi inquiets que Doorink
lui-même. Parmi les officiers et les feldwebels nul ne fit connaître le motif
des arrestations, mais tous les civils avaient la même idée : « le
travail forcé ! »
Doorink demanda
à parler à un officier.
« Tais-toi ! » lui
cria-t-on d’une voix rauque.
Une patrouille arriva qui conduisit le
groupe à la caserne, où les prisonniers durent passer la nuit, Doorink, étendu sur sa misérable couche de paille, ne put
fermer l’œil. Que penserait-on chez lui ? Qu’allait devenir se femme
malade, ses quatre malheureux enfants, dont l’aîné n’avait que quatorze
ans ? Et que serait la journée du lendemain ? Dieu ! Est-ce
qu’on allait le déporter, lui aussi, l’arracher à sa famille, qui avait tant
besoin de lui ? Le pauvre homme se sentit envahi par une sombre tristesse.
Et lui qui avait toujours su garder à la maison un joyeux sourire, se mit à
verser des larmes amères. Il n’était d’ailleurs pas seul à pleurer.
Un pauvre ouvrier raconta que les
gendarmes l’avaient saisi au moment où il sortait afin d’aller chercher une
sage-femme pour son épouse qui venait d’accoucher.
« Et maintenant elle est là toute
seule ! » répétait-il sans cesse, et quelquefois, mû par son
désespoir, il s’élançait jusqu’à la porte, mais aussitôt un soldat le
repoussait avec violence. Et le malheureux s’affaissait brisé, pleurant à
chaudes larmes.
Quelle nuit horrible. Le froid faisait
frissonner les prisonniers. La plupart étaient vêtus misérablement, d’autres
cachaient leurs habits usés sous un mince pardessus remontant à des temps
meilleurs.
L’aube se leva et les soldats apportèrent
un morceau de pain avec du café sans saveur.
Doorink ne put
manger. Qu’allait-on faire de lui ?
Les prisonniers durent former les rangs et
se mettre en marche vers le Bourg.
C’est là qu’on concentrait toujours les
réquisitionnés. Von Schroeder pouvait les voir de son bureau et jouir de ses
exploits.
Doorink apprit
alors que tous devaient aller exécuter un ouvrage pour les Allemands au front.
Il demanda à dire quelques mots, mais pour toute réponse il reçut cet ordre
brutal : « Schweigen ! »
Des femmes et des enfants, des jeunes
filles, des vieillards se réunirent auprès des prisonniers.
Doorink vit
soudain deux de ses petits enfants. Ils se tenaient par la main et cherchaient
leur père du regard. On avait pris l’habitude à Bruges, lorsque le soir le mari
ou le fils n’était pas rentré à la maison, de se rentre au Bourg le matin
suivant pour s’assurer si le disparu ne se trouvait pas parmi les
réquisitionnés.
Doorink s’avança
vers ses chers petits.
« Papa ! » crièrent-ils.
« Accompagnez-nous à la maison. Maman est beaucoup plus malade. »
« Dites à maman que je dois partir,
mais que je reviendrai vite ! »
A ce moment un soldat lui donna un coup de
la crosse de son fusil.
Les enfants, témoins ce cet acte de brutalité,
pleurèrent encore plus fort.
Un moment Doorink
tressaillit de colère et on put croire qu’il allait se jeter sur le soldat,
mais il put se maîtriser. A quoi servirait, en effet, un geste de
résistance ? On l’aurait peut-être abattu comme un chien. Il fallait, bon
gré mal gré, s’incliner devant la force.
Hélas ! Combien étaient en train de
gémir et de se lamenter parmi les femmes. Un prisonnier s’effondra comme une
masse. C’était l’ouvrier dont la femme devait devenir mère. On l’emporta.
« En avant ! » cria-t-on.
Les malheureux furent emmenés entre une
double haie de soldats.
Doorink courbait
la tête. Les larmes traçaient un sillon brûlant le long de ses joues. Est-ce
qu’il n’entendit pas encore la voix de ses enfants ? Et il se traînait
comme un esclave à travers les rues de sa propre ville. Combien ce joug
étranger était odieux !
Les soldats poussèrent les civils dans un
train, qui se mit en route vers Leffinghe.
Nous parlerons bientôt des scènes qui se
déroulèrent au front.
Doorink resta
occupé pendant deux mois à ce travail forcé. L’aîné de ses enfants dut se
charger du ménage. La femme malade se dépensa également. Au bout de deux mois
le père revint, malade. Quatre semaines plus tard la femme succomba. Elle avait
trop préjugé de ses forces. Et le mari est maintenant lui-même un homme épuisé.
L’histoire que nous venons de raconter est
celle de beaucoup de civils.
La terreur qui régnait à Bruges fût
instaurée aussi dans d’autres villes. Malheur à ceux qui osaient y résister,
même en paroles. Les tyrans ne souffraient aucune contradiction et leur
attitude devint de plus en plus insolente.
Comment décrire les scènes écœurantes qui
se produisirent en beaucoup d’endroits ? Notre malheureux pays était rempli
de pleurs et de gémissements. On aurait voulu fuir, mais à quoi bon ?
On l’essaya dans de nombreuses localités,
notamment à Oordegem. Les Allemands y avaient fixé la convocation des
réquisitionnés au 28 octobre 1916.
Les chômeurs appelés à se présenter au
contrôle se cachèrent dans les environs.
Des uhlans arrivèrent et emmenèrent le
nombre de personnes déterminées, sans examiner s’ils étaient chômeurs ou non.
Bien que des gens se virent aussi arracher leur père ou un frère plus débile
qu’eux-mêmes. Que faire dans ces conditions sinon se soumettre ?
Les réquisitionnés firent preuve de
courage et ils cherchèrent surtout à montrer à l’occupant qu’ils ne cédaient
que sous la contrainte. Des wagons à bestiaux, on entendit retentir le
« Vlaamsche Leeuw », le « Brabançonne » et la
« Marseillaise ». On jetait sur la voie des billets contenant ces
mots : « Nous ne signerons jamais », ou « Wallons, fuyez si
vous le pouvez, car en Flandre les Allemands réquisitionnent les civils et ils
le feront également ici ».
Et, en effet, peu de temps après, le décret
du 3 octobre 1916 fut étendu au gouvernement général.
Voici comment les choses se passèrent à
Mons et dans la région.
Le 28 l’affiche suivante y fut placardée.
ORDRE
« Par ordre de son Excellence
Monsieur le gouverneur général, tous les habitants mâles de la commune de Mons
ayant passé la 17ème année, devront se présenter le 16 novembre à 10
heures du matin (heure allemande) à Nimy, maison communale.
Se munir des certificats d’identité et des
cartes de contrôle.
Les personnes qui ne donneront pas suite à
cet ordre devront s’attendre à une punition sévère.
Toute personne ne se présentant pas sera
tout simplement traitée comme chômeur. »
Mons, le 24 octobre 1916.
Der Kreischef,
V. QUAST
Oberst
A côté de cet ordre, il y avait encore un
avis adressé aux ouvriers. On recommandait à ceux-ci de se faire engager comme
ouvriers libres, pour éviter d’être transportés par la force.
Le 16 novembre tous les hôtels, cafés et
restaurants durent rester fermés.
La veille du jour attendu avec tant
d’angoisse, le bourgmestre fit savoir que ne devaient pas se présenter à
Nimy : les médecins, pharmaciens, instituteurs, professeurs, prêtres,
ecclésiastiques, avocats, notaires, magistrats ; tous les hommes au-dessus
de 55 ans et les malades qui n’étaient pas en état de se déplacer, ce qui
devait être constaté par certificat médical.
Une atmosphère de deuil et de tristesse
régnait dans la ville. On était sous l’impression qu’une catastrophe venait de
s’appesantir sur Mons, qui allait coûter beaucoup de larmes et de tortures.
« Finalement, le jour fatal s’affirma
à l’horizon », écrit M. Hadelin Desguin dans son ouvrage « La prise des déportés à Mons
et dans la région ».
« J’étais debout dès six heures, car
je devais accompagner mon jeune fils âgé de vingt ans, étudiant, arraché à ses
études universitaires par la brutalité sanguinaire de l’invasion allemande.
Celui-ci était aussi découché dès mon
premier appel et s’était rapidement habillé. Enfin sonna l’heure du départ et
de la séparation. J’assistai alors à la scène de larmes et de désolation des
adieux entre l’enfant qui partait ferme et résolu et la mère, la grand-mère et
les sœurs. Quelques instants après nous étions dans la rue, nous dirigeant vers
Nimy. Mon fils était allé rejoindre ses compagnons d’études au Collège
Saint-Stanislas, d’où ils devaient partir en groupe, conduits par le P.
Recteur.
Je portais la valise refermant le trousseau
que les mains maternelles avaient préparé. Il faisait une magnifique journée
d’hiver, claire et froide, après la série de jours pluvieux et sombres que nous
avions eu à subir. Le ciel était pur et bleu et un rayon de soleil levant
filtrait dans les arbres des boulevards.
Chemin faisant, je réfléchissais aux
scènes tragiques qui s’étaient produites au lendemain du jour dans des milliers
de familles qui avaient vu leurs enfants partir, peut-être pour ne plus
revenir !
Dès mon arrivée sur la Grand’ Place, j’aperçus des
groupes qui hâtaient le pas vers l’avenue de Nimy, portant sur le dos le sac
aux provisions et aux vêtements.
En vue de la plaine du Champ de Mars, des
soldats barraient la route et empêchaient les femmes de passer ; le chemin
n’était plus libre que pour ceux qui se rendaient au contrôle et leurs parents.
Il en venait de tous côtés par
groupes ; il en dévalait du faubourg d’Havré, il
en arrivait de la ville par le boulevard, par le chemin de ronde de la Plaine et par le chemin de la Procession ;
toutes ces avenues étaient occupées militairement aux deux extrémités.
Deux camions stationnaient à l’entrée de
l’Avenue de Nimy et les gens de la
Malette du Prisonnier recueillaient les sacs
qui s’amoncelaient en montagnes pour être conduits en dépôt dans la cour du
« Bon Grain », proche de la gare de Nimy.
Au fur et à mesure qu’on avançait, on
avait l’impression pénible que la liberté personnelle était enchaînée et que la
lourde poigne des soudards allemands pesait sur nous.
Les officiers allaient et venaient à
travers l’artère principale et donnaient leurs ordres sur un ton strident de
crécelle rouillée. J’en vis un qui avait les allures d’un fou furieux et
courait vers les groupes, une baguette à la main ; il bousculait tout le
monde, ses soldats et les passants qui fuyaient devant lui comme devant un
cheval qui a pris le mors aux dents et menaces de tout renverser.
La Grand’ Place, entourée d’arbres, au fond de
laquelle se dresse l’hôtel de ville, était encombrée de soldats qui reçurent
l’ordre de charger leurs armes, ce qui fut fait en présence des milliers
d’hommes rassemblés pour aller au contrôle.
J’appris peu après de spectateurs qu’ils
avaient vu amener à la gare de Nimy deux mitrailleuses et leurs munitions,
comme si l’allure rébarbative et agressive des chefs ne suffisait pas pour
intimider les victimes préparées pour le sacrifice.
A la vue, il y avait sept à huit mille
Montois, massés à proximité de la
Place de Nimy. Les soldats les firent se ranger le long des
maisons, à gauche, et bientôt on put voir une grappe humaine qui s’étendait
compacte depuis l’hôtel de ville jusqu’au canal du Centre où cette foule se
divisait en deux branches, l’une se continuant jusqu’au Moulin de Nimy, l’autre
se perdant le long de la rive, vers Maizières.
Le pont du canal avait été tourné si bien
qu’il était impossible de continuer la route sans tomber dans l’eau.
Les Montois, installés le long des rives
du canal, se gelaient sous la bise qui soufflait de l’Est et arrivait toute
glacée des hauteurs de Casteau. C’est là que je
retrouvai le groupe des jeunes étudiants de Saint-Stanislas. Je les avais
reconnus à la haute stature du P. Godschalk qui les
accompagnait et qui demeura auprès de ses élèves, pour les protéger, jusqu’au
moment où il put enfin les conduire au contrôle.
Il était alors une heure de l’après-midi.
Je les suivis à distance, car mon fils faisait partie de ce groupe, je les vis
franchir le grillage des écoles et j’attendis anxieux de les voir repasser au
grillage de l’autre côté de la
Maison communale, ce qui devait m’indiquer qu’ils étaient
échappés à l’appétit des Allemands et qu’ils étaient enfin libres.
Ce fut, je l’avoue, un instant poignant, plein
de cruelle inquiétude et d’émotion indignée. Autour de moi, il y avait des
pères qui attendaient et qui interrogeaient d’une voix incertaine :
pensez-vous qu’on ne les prendra pas ? Nous nous encouragions les uns les
autres. Que voulez-vous qu’ils fassent avec des étudiants nullement accoutumés
au travail manuel et dont la plupart, pour ne pas dire tous, étaient dans la
période périlleuse de l’adolescence et de la formation physique ? Pourtant
ailleurs on en avait pris de jeunes manifestement impropres à tout effort
matériel continu !
Tandis que nous échangions ainsi nos vues
et que nous affirmions nos appréhensions, le P. Recteur apparut au milieu de
ses élèves qu’il ramenait tous.
Le bourgmestre de Mons, Jean Lescarts, les échevins Maistriau
et Save, le secrétaire Talaupe étaient arrivés de
Mons en voiture un peu avant neuf heures ; ils venaient assister aux
opérations du contrôle, le vice-président de la Chambre des Représentants,
M. Alphonse Harmignie était également sur les lieux,
ainsi que les autres députés et sénateurs.
Les opérations du contrôle étaient fixées
à 9 heures. Elles commencèrent aussitôt. Les hommes avaient à subir deux
examens. Lorsqu’il s’agit de chevaux, on les inspecte dans toutes et chacune de
leurs parties, on les rejette – pour le moindre défaut – comme impropres ou
inaptes. La traite des Blancs ne comporte pas ces attentions de la part des
enleveurs. Ils appliquent les procédés de Tipo Tip, le célèbre et rapace
marchand d’esclaves du continent africain. A droite ! A gauche ! Sans
examen, au petit bonheur, suivant l’appréciation imbécile d’un officier bourru
qui d’un simple coup d’œil décide et vous parque parmi les réprouvés ou les
élus.
Ceux qui étaient rejetés à gauche
passaient devant de nouveaux pourvoyeurs des tombereaux du Kaiser.
Ils étaient de nouveau rejetés à gauche ou
relégués à droite et l’affaire était faite ! Tous ceux qui étaient
désignés pour la gauche étaient « ramassés » ! Ceux qui avaient
été classés à droite étaient libérés dès qu’il s’en trouvait un groupe de
quelques centaines. Des soldats encadraient le groupe et le conduisaient
militairement jusqu’en vue de l’église de Nimy ; là un sergent
criait : « en route pour Mons ! Vous pas traîner ici, sinon le
train est là et vous partir ! » Bien entendu, les libérés ne se le
faisaient pas dire deux fois. C’était des gens bien mis, couverts du chapeau
mou ou du chapeau boule et vêtus de bons pardessus, des gens de tous les rangs
de la bourgeoisie.
Un peu avant dix heures, je vis passer le
premier groupe de Montois condamnés par le contrôle – un nom inexact puisqu’en
fait on ne contrôlait pas ! Ici le groupe avait une tout autre allure que
le précédent, c’était des hommes en casquettes, vêtus pauvrement et chaussés de
gros souliers à clous.
Les soldats les faisaient aligner par
rangs de quatre, les entouraient, un sous-officier se mettait à leur tête,
puis, en route pour la gare ! Je les regardais partir le cœur navré ;
eux s’en allaient affaissés, quelques-uns agitaient leurs casquettes ou nous
faisaient de la main un dernier adieu ; ils avaient l’attitude de la
résignation devant la force menaçante.
Arrivés à la gare, on les enfermait dans
les wagons d’un train que la prévoyance des barbares avait garé devant le
bâtiment de la station. Aussitôt pris, aussitôt expédiés ! Il était deux
heures de l’après-midi quand fut donné le signal du départ du premier
contingent capturé.
Tandis que nos jeunes compatriotes qu’on
emmenait pour aller travailler de force sur la terre étrangère, inconnue d’eux,
des racoleurs d’adhésion circulaient le long des compartiments pour solliciter
ces forçats condamnés sans avoir commis la moindre infraction, à signer un
engagement au travail ; mais ces perfides et honteux recruteurs de
l’esclavage recevaient partout un refus catégorique ; ce dont les simples
soldats allemands se réjouissaient intérieurement. Bon nombre de ceux-ci, en
effet, avaient circulé devant les groupes tandis qu’ils attendaient le moment
fatal du contrôle ; ces soldats disaient : « surtout pas signer,
surtout pas signer ! »
Par les soins de l’administration
communale il fut distribué à chacun des partants en exil cinq marks, une paire
de chaussettes, un paquet de biscuits militaires. Des personnes charitables de
la ville avaient fait préparer des vivres qui permirent à ces malheureux de
faire un repas avant le départ.
Les femmes s’en étaient allées jusqu’à
l’entrée de l’avenue de Nimy où des gendarmes à cheval barraient la route et
maintenant la foule.
Ces femmes étaient là exposées à la gelée,
attendant, résignées et anxieuses le retour des leurs, soumis au contrôle et
lorsque quelqu’un revenait de Nimy, il était assailli de questions :
n’avez-vous pas rencontré mon mari, mon fils, mon frère ?
Le dur Teuton faisait circuler ses chevaux
dans cette foule de femmes et la repoussait vers la ville.
Mais ce n’était là qu’un début. Nous
allons nous en convaincre en jetant un nouveau coup d’œil dans la malheureuse
ville de Mons, où M. Desguin nous servira encore une fois
de guide.
« Le dimanche 15 avril 1917, à quatre
heures du matin », écrit-il, « je recevais la visite d’un agent de
police, il venait de la part du bourgmestre, M. Lescarts,
me convoquer à une assemblée du Conseil communal qui devait se tenir d’urgence
chez lui, à 4 h.½.
Le bourgmestre paraissait très inquiet et
était très agité. Il nous exposa la situation : il avait reçu le jour même
à 3 h.½, la réquisition suivante :
« La Ville doit fournir, pour le lundi 16-4-17 à 12
heures, midi (heure d’été) six
cents ouvriers à la caserne de cavalerie. Ceux-ci peuvent appartenir à
toutes les professions. En première ligne des écoliers, à partir de la 17ème
année, propriétaire de petits magasins et d’estaminets, garçons de café,
employés, domestiques. Ceux-ci doivent se munir de vêtements chauds, de fortes
chaussures. Il est recommandé de prendre des approvisionnements. »
On comprendra aisément l’anxiété de M. le
bourgmestre : il ne voulait pas prendre sur lui la responsabilité d’une
décision et il désirait obtenir l’avis des membres du Conseil communal. Il
s’agissait d’une amende éventuelle pour la Ville de 180.000 marks ; il s’agissait
aussi, ce qui était plus grave, de livrer à l’ogre qui trône à Berlin, six
cents Montois pour en faire des travailleurs forcés des Barbares.
L’affaire fut examinée longuement sur
toutes ses faces. Nous fûmes finalement d’accord pour décider que nous étions
toujours des magistrats belges soumis à la Constitution et aux
lois de notre pays, que dès lors ce que l’on nous demandait était contraire à
ces lois et que nous ne pouvions livrer nos concitoyens sans nous exposer aux
représailles des lois belges tant au point de vue répressif qu’au point de vue
des dommages et intérêts et de la morale.
Nous apprîmes que le major Zeschau allait faire placarder des affiches conçues dans
les termes suivants :
« Pour tout manquant, la Ville sera taxée d’une
amende pouvant aller jusqu’à 300 marks et, en plus l’homme qui n’exécutera pas
le commandement sera puni d’une amende pouvant aller jusqu’à 200 marks ou d’un
emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq mois.
(S.) ZESCHAU, major. »
Ce fut une véritable consternation dans
toute la ville, un émoi et un désarroi émouvants. On sentait que la jeunesse
étudiante était menacée. Les mères s’émurent à juste titre et la soirée se
passa, dans les familles, à faire les préparatifs, à aller acheter en ville
victuailles et vêtements et à emplir le temps dans les sacs, valises etc.
Le lendemain, mardi se leva par un jour
sombre et froid, surchargé de nuages. Dès 7 heures et demie, les victimes de ce
contrôle se mirent en route. Je partis avec mon fils qui transportait ses
paquets et qui se courbait comme les autres sous le poids. Chemin faisant, une
bruine s’était mise à tomber et en arrivant à la caserne, la pluie sévissait,
tandis que la foule se massait autour des rues donnant accès à la caserne.
Les jeunes gens convoqués au contrôle se
dirigeaient vers la caserne de cavalerie accompagnés de leurs proches :
père, frères, sœurs. J’examinais, chemin faisant l’allure de la ville où tout
était effarement et inquiétude. Les officiers allemands installés dans les
maisons des particuliers étaient à leurs fenêtres en compagnie de femmes. La
ville restait plongée dans une atmosphère de tristesse et de deuil mais eux
étaient joyeux et affectaient de rire en compagnie des catins qui les
entouraient et faisaient des manières de petites folles ayant un verre dans le
nez ; c’étaient de parfaites délurées qui s’amusaient par avance du tour
que les Barbares allaient jouer à la jeunesse montoise et du guet-apens qu’ils
lui préparaient.
Rue des Tuileries, la foule s’entassait,
foule mélangée où coulaient déjà bien des larmes et où se produisait la scène
de la séparation et des adieux. Toutes les artères donnant accès à la caserne
étaient barrées par des soldats baïonnette au canon, qui faisaient reculer les
curieux par de furieuses poussées, la baïonnette du fusil en avant. Parfois
c’étaient des cavaliers qui fonçaient dans la foule, renversant, sans souci et
sans scrupules, femmes et enfants.
A huit heures et demie, toutes les
victimes étaient entrées à la caserne et séparée du reste de la Ville. Les Montois ne
pouvaient approcher, ni voir, car ils étaient tenus à distance.
Les opérations du contrôle
commencèrent : on le sut en voyant revenir les premiers échappés. Le temps
continuait à être mauvais, il faisait très froid et la
neige tombait, alternant avec la pluie et la grêle. Les Montois attendaient les
pieds dans la boue, patiemment, sans pouvoir obtenir de personne un
renseignement précis.
De longues et douloureuses heures se
passèrent ainsi pour les parents qui attendaient alarmés d’être fixés sur le sort de leurs jeunes gens.
Les curieux dont j’étais étaient transis
de froid et tout mouillés.
On annonça que les opérations étaient
suspendues, il était midi, heure centrale, et c’était le moment de diner, que
ces gaillards n’oublient jamais, même quand ils n’ont pas de montres.
Je rentrai chez moi inquiet, avec le
pressentiment que tous les étudiants seraient retenus, sentiment d’autant plus
vif que le major à réquisition aurait écrit : Choisir en premier lieu les
écoliers à partir de la dix-septième année !
A une heure, j’étais revenu avec quantité
de pères aux abords de la caserne. Il nous fallut encore attendre jusque trois
heures. C’est alors qu’on annonça que les opérations se terminaient et qu’on
était au dernier triage.
Bientôt après nous vîmes les soldats se
réunir et rompre les barrières. La foule se retira lentement. Nos enfants
n’étaient pas revenus ; ils étaient désormais les esclaves des Barbares,
pour combien de temps, pour quelle destination et pour que travail ?
Il fallut retourner au logis pour y
reporter cette fatale nouvelle. Dans toutes les familles ce furent des scènes
de désespoir, des imprécations indignées de la part des mères frappées au cœur
par des bourreaux.
Le deuil s’appesantit sur toute la ville
et le soir on eut l’impression d’un enterrement collectif. Les petites
Allemandes employées par la police secrète exerçant le métier d’espion et de
dénonciateur, jubilaient.
On jugera par ce qui précède quelle fut la
nuit dans les familles atteintes par l’arbitraire, nuit d’angoisses, de douleur
physique et morale qui atteignit particulièrement les personnes âgées, les
pères, les mères et les épouses.
Dès l’aube, le lendemain, quantité de gens
se dirigeaient vers la caserne portant des paquets à remettre aux prisonniers.
Les abords de la prison improvisée étaient gardés par des soldats armés,
faisant bonne garde, néanmoins bon nombre de personnes parvinrent à rompre la
consigne qui était de ne laisser entrer nul étranger. Certains avaient obtenu
des permissions, d’autres avaient fait fléchir la règle par l’argument sonnant
ou plutôt par le sale papier monnaie que l’on connaît. Un tas de femmes
échappées on ne sait d’où, ou plus exactement on le sait trop bien,
assiégeaient l’entrée de la caserne, criaient, riaient, agaçaient les soldats
et souriaient aux officiers qui se trouvaient à l’aise comme dans le milieu qui
leur convenait le mieux. Il se produisit là durant les trois jours qui
précédèrent le départ de véritables scandales.
Les prisonniers furent conduits aux étages
de la caserne, dans les chambrées où dorment d’ordinaire les soldats. On avait
étendu de la paille où les captifs s’étendirent pour passer la nuit.
La majeure partie était composée
d’étudiants des Universités, de l’Ecole des mines, des Instituts commerciaux,
consulaires et industriels, de l’école Saint-Luc, des Jésuites, des Frères, de
l’Athénée et de l’Ecole moyenne.
La plupart étaient âgés de 17 à 21 ou 22
ans. Il y avait aussi des hommes mariés dont l’âge variait entre 30 et 45
ans ; des négociants établis, cafetiers, coiffeurs, tailleurs,
cordonniers, etc., des employés de bureau et de commerce. Tout ce monde choisit
la place où il irait se reposer et il se forma des groupes d’après les
professions.
Ils dormirent sans se déshabiller, gardés
par des cerbères baïonnette au canon.
Il s’était fait un calme relatif aux
abords de la caserne, les personnes qui avaient stationné là depuis 8 heures du
matin jusqu’à 3 heures de l’après-midi avaient regagné leurs demeures pour
aller y porter en larmes la lamentable nouvelle de l’internement ou plus
exactement de l’emprisonnement. Mais des amis fidèles des détenus continuaient
à rôder autour de la caserne ; par les fenêtres ils parlaient aux victimes
et celles-ci purent jeter des billets par lesquels ils réclamaient des vivres
ou des vêtements.
Toutes ces correspondances parvinrent
avant la soirée à destination et bientôt recommencèrent les courses des mamans
vars la caserne où elles allaient porter les paquets d’objets réclamés que des
soldats transmettaient à leur adresse. Nul n’était fixé sur le jour du départ,
encore moins sur la destination ; mais les détenus annonçaient qu’ils
seraient retenus plusieurs jours à la caserne.
Cependant le soir commençait à tomber. La
ville avait un aspect de consternation, on sentait qu’un deuil douloureux
s’était appesanti sur quantité de familles et que l’anxiété étreignait tous les
cœurs. Ce fut dans les familles une soirée douloureuse, mêlée de lamentations,
de larmes et d’imprécations. Seuls, les officiers allemands passaient par
groupes causant bruyamment et riant avec affectation comme s’ils étaient
heureux et fiers du mauvais coup que leurs compères venaient de commettre.
Les prisonniers à la caserne chantaient
les chants du pays, la « Brabançonne », « Vers l’avenir »,
le « Doudou », à ces chants, se joignait la
« Marseillaise » entraînante et vigoureuse.
Des pères et des mères restaient des
heures entières devant la caserne. M. Desguin put
s’introduire auprès de son fils grâce à un stratagème.
Deux vastes salles étaient occupées par
six cents jeunes gens.
Les sacs étaient installés sur le parquet.
C’était l’aspect d’une vaste foire faite des objets les plus hétéroclites. Les
salles étaient pleines de fumée de tabac. Des prisonniers, les uns allaient et
venaient, d’autres, étendus sur la paille, lisaient les journaux, d’autres,
assis, prenaient leur soupe ou mangeaient un morceau, d’autres buvaient qui de bière,
qui du café, qui du vin.
On parlait, on criait, on s’appelait, on
riait. Mon fils me dit, en me montrant un coin de la salle : voici mon lit
et il me montra deux bottes de paille sur lesquelles il avait installé ses
paquets et des vêtements.
Nous
eûmes le temps d’échanger nos impressions. Je songeai à encourager mon
garçon ; mais je vis que les conseils de vaillance, d’énergie et de
prudence n’étaient pas nécessaires, tous les détenus avaient l’âme haute, fière
et déterminée ; leur moral était excellent, résigné, ferme et ils
prenaient l’aventure par les beaux côtés.
Des officiers, plus raides et plus
inspectant, passaient flanqués de filles complaisantes à qui ils avaient
facilité l’entrée sans autre motif que la camaraderie louche des
bouis-bouis ; elles venaient agacer les jeunes gens et leur adressaient la
parole en les tutoyant et en faisant des manières de délurées qui n’avaient
plus soif.
A la porte d’honnêtes mères de familles,
de braves et dignes mamans attendaient vainement le moment où elles pourraient
voir leur fils et devaient se résigner à regagner le logis après être demeurées
debout devant la prison durant des heures.
Cependant l’heure vint où il me fallut
dire adieu à mon fils. Le soldat qui me gardait attendait pour me reconduire et
craignait qu’on lui reproche d’avoir toléré trop longtemps.
J’embrassai mon garçon et je partis en lui
disant : « Nous ne savons ni quand tu pars, ni où tu vas ;
j’essaierai de revenir, mais si je ne te revois plus, que Dieu te conduise et
te ramène ! »
Je ne le revis plus. Le lendemain, jeudi,
ce fut le même scandale devant la caserne et les mêmes petites femmes cherchant
la faveur des chefs et interpellant les soldats. Les mères de famille se
tenaient modestement à distance et ne parvenaient pas jusqu’à la grille ;
elles étaient là anxieuses, timorées et humiliées dans le milieu de soudards et
de donzelles de casernes.
D’honnêtes parents, firent des efforts
inutiles pour parvenir jusqu’à leurs fils où leur présence s’imposait ;
mais les officiers n’y prenaient garde, ils ne voyaient ni ne comprenaient.
Ce fut un écœurant et répugnant spectacle.
Le soir nous apprîmes que le départ des
forçats était fixé au lendemain à 8 heures du matin.
Les prisonniers avaient été éveillés à 3
heures du matin. A 3 h.½, ils sortaient de la caserne par la grande porte
donnant sur le manège de cavalerie, tournèrent à gauche, prirent la rue des
Arquebusiers pour de là gagner la place Régnier-au-long-Col et le boulevard.
Le cortège s’avançait lentement. Les plus
jeunes (17 ans) ouvraient la marche ; ils étaient précédés de soldats
armés de piques et de baïonnettes. Ces enfants succombaient sous le poids de
leurs sacs et de leurs paquets ; un second groupe composé des plus âgés,
suivait et se courbait aussi, mais plus résistant, sous le poids du fardeau. La
population regardait au loin sur les hauteurs du Mont du Parc, du
Grand-Quiévroy et du Cras Moncieau. La rampe était chargée de grappes humaines
agitées comme des épis sous le vent qui souffle en tempête.
Mais les forçats marchaient fièrement et
leur passage fut triomphal. Le sentiment national éclata ; ce fut une
vigoureuse ovation pour les victimes tandis que les bourreaux étaient conspués
et maltraités verbalement de toute la vigueur des poumons, de tout le dégoût
des âmes. Vive le Roi ! Vivent les Belges ! Vivent les Montois !
Honneur et gloire à eux ! Honte à l’Allemagne ! A bas
l’Empereur ! Toute la série des imprécations était accompagnée de chants
patriotiques où vibrait le cœur du pays natal.
Les officiers étaient blêmes comme des
criminels pris le poignard à la main ; ils ricanaient mais riaient comme
s’ils étaient atteint de la jaunisse.
La haine populaire, cette haine sacrée qui
se développera au jour de la délivrance et qui entretiendra pour les
générations futures la sainte vengeance les écrasait.
La justice, l’exécration et la malédiction
de Dieu et des hommes sévissait sur eux, précurseur des châtiments et du mépris
du droit des gens.
Ce fut une apothéose des victimes
innocentes et une honte renforcée pour les fourbes et les malfaisants venimeux.
Les cavaliers continuaient à foncer dans
la foule, mais les protestations et les acclamations continuaient plus
bruyantes. Les soldats étaient troublés et comme honteux de leur rôle
obligé ; les officiers ne rougissaient pas, n’ayant pas la notion de
l’honneur.
Les étudiants et les autres réquisitionnés partirent. Où allaient-ils ?
Les parents éprouvaient à ce sujet les plus vives inquiétudes. Des bruits de
toute sorte circulaient, mais on était sans nouvelles sûres.
Des mères inquiètes se rendirent à la
kommandantur pour s’informer du sort des malheureux déportés, mais les
Allemands les chassèrent avec une insigne brutalité.
On savait dans quelles conditions les
infortunés étaient partis. Le train avait démarré à 10 heures ; il
comprenait des wagons convenables et chauffés. Le public agita des mouchoirs et
des cris s’échangèrent de « Vive le Roi ! A bas les
Boches ! »
La foule répéta ces cris sans se lasser.
Les mêmes scènes se répétèrent tout le
long de la voie jusqu’à Quiévrain.
Des prisonniers rentrés au pays
rapportèrent que les déportés avaient été conduits à Douai, d’où ils furent
expédiés sur divers points, logeant dans les baraques et exécutant de pénibles
travaux.
Ce travail forcé sera traité d’une façon
spéciale et plus étendue dans la suite de ce récit, mais pour le moment nous nous
occupons des réquisitions proprement dites.
Constatons que l’occupant ne se bornait
plus à la catégorie des chômeurs, mais qu’il enlevait des jeunes gens et des
hommes de toutes conditions.
A Binche notamment il se produisit des
scènes d’une rare violence. On y déporta des cordonniers, des tailleurs et
d’autres artisans.
Le départ fut signalé par de pénibles
accidents. Des femmes allèrent même jusqu’à s’élancer au-devant du train,
s’accrochant aux wagons, et se défendant à coup de poing et à coup de pied
contre les soldats chargés de la surveillance. On finit par les écarter et le
train se mit en marche. Alors les femmes et les enfants rentrèrent à la maison
en pleurant et dès lors une profonde tristesse et une terrible incertitude régna
dans la petite ville.
Une preuve péremptoire qu’il ne s’agissait
pas seulement de faire travailler les chômeurs fut donnée par les Allemands à La Louvière, où ils
enlevèrent 150 ouvriers occupés à l’usine B.
A
Quiévrain, il y eut également des échauffourées. Des informations analogues
arrivèrent de toutes parts, de Frameries, de Pâturages, de Dour, d’Ecaussines
et de quantité de villages du sud de la Belgique. Le transfert des déportés se fit
principalement dans des fourgons à bestiaux.
Il n’est nullement exagéré de dire que la
tristesse et le désespoir du peuple belge furent très profonds et qu’il ne
s’éleva de la nation qu’une seule plainte unanime que l’on peut formuler
ainsi :
« Puissent les nations alliées et
neutres dénoncer cette scandaleuse injustice et protester hautement contre elle
afin que l’Amérique use de son influence pour y mettre fin. »
Le cardinal Mercier avait déjà fait
entendre une protestation indignée contre cet odieux abus de pouvoir.
Après le gouverneur général von Bissing,
la principale autorité allemande en Belgique, à ce moment, était le baron von
der Lancken, chef du département politique à
Bruxelles. Aussi le cardinal Mercier lui fit-il parvenir une copie de la
protestation qu’il avait adressée au gouverneur général, ainsi que cette lettre
d’envoi :
Archevêché de Malines.
Malines, le 19 octobre 1916.
Monsieur le Baron,
J’ai l’honneur d’envoyer à S. Exc. M. le
baron von Bissing une lettre dont je joins ici une copie.
M. le Gouverneur général a exprimé tant de
fois, même publiquement, sa volonté de réserver une large part de sa
sollicitude aux intérêts du pays occupé ; vous-même, Monsieur le Baron,
avez si souvent affirmé le désir des autorités allemandes, de ne pas perpétuer,
sous le régime d’occupation, l’état de guerre des premiers jours, que je ne
puis croire à la mise à exécution des mesures dont votre Gouvernement menace
les ouvriers réduits, bien malgré eux, au chômage.
J’espère que vous userez de toute votre
influence auprès des autorités supérieures afin de prévenir un pareil attentat.
Et ne nous parlez pas, je vous prie, du
besoin de protéger l’ordre extérieur ou d’alléger les charges de la
bienfaisance publique. Epargnez-nous cette amère ironie. Vous savez bien que
l’ordre n’est pas menacé et que toutes les influences morales et civiles vous
prêteraient spontanément main-forte s’il était en danger. Les chômeurs ne sont
pas à la charge de la bienfaisance officielle ; ce n’est pas de vos
finances que leur vient le secours.
Jugez s’il n’y va pas de l’intérêt de
l’Allemagne autant que du nôtre, de respecter les engagements souscrits par
deux hautes personnalités de votre Empire.
J’ai confiance que mes efforts auprès de
M. le Gouverneur général et auprès de vous ne seront ni mal interprétés, ni
méconnus, et je vous prie d’agréer, Monsieur le Baron, l’assurance de mes
sentiments les plus distingués.
(S.)
D. J. Cardinal MERCIER.
Archevêque de Malines.
Voici le texte de la lettre du cardinal
Mercier :
Monsieur le Gouverneur général,
Au lendemain de la capitulation d’Anvers,
la population affolée se demandait ce qu’il adviendrait des Belges en âge de
porter les armes ou qui arriveraient à cet âge avant la fin de l’occupation.
Les supplications des pères et mères de famille me déterminèrent à interroger
M. le gouverneur d’Anvers, le baron von Huene, qui
eut l’obligeance de me rassurer et de m’autoriser à rassurer les parents
angoissés. Le bruit s’était répandu à Anvers, cependant qu’à Liège, à Namur, 0
Charleroi, des jeunes gens avaient été saisis et emmenés de force en Allemagne.
Je priai donc M. le gouverneur von Huene de vouloir
me confirmer par écrit la garantie, qu’il m’avait déjà donnée verbalement, que
rien de pareil ne s’effectuerait à Anvers. Il me répondit tout de suite que les
bruits relatifs aux déportations étaient sans fondement et, sans hésiter, me
remit par écrit, entre autres déclarations, la suivante : « Les
jeunes gens n’ont point à craindre d’être emmenés en Allemagne, soit pour y
être enrôlés dans l’armée, soit pour y être employés à des travaux
forcés. »
Cette déclaration écrite et signée fut
communiquée publiquement au clergé et aux fidèles de la province d’Anvers,
ainsi que Votre Excellence pourra s’en assurer par le document ci-inclus, en
date du 16 octobre 1914, qui fut lu dans toutes les églises.
Des l’arrivée de votre prédécesseur, feu
le baron von der Goltz, à Bruxelles, j’eus l’honneur de me présenter chez lui
et lui demandai de vouloir ratifier pour la généralité du pays, sans limite de
temps, les garanties que le gouverneur von Huene
m’avait données pour la province d’Anvers. M. le Gouverneur général retint dans
ses mains ma requête, afin de l’examiner à loisir. Le lendemain, il voulut bien
venir en personne à Malines m’apporter son approbation et me confirmer, en
présence de deux aides de camp et de mos secrétaire particulier, la promesse
que la liberté des citoyens belges serait respectée.
Douter de l’autorité de pareils
engagements, c’eût été faire injure aux personnalités qui les avaient
souscrits, et je m’employai donc à raffermir, par tous les moyens de persuasion
en mon pouvoir, les inquiétudes persistantes des familles intéressées.
Or, voici que votre Gouvernement arrache à
leurs foyers des ouvriers réduits, malgré eux au chômage, les sépare violemment
de leur femmes et de leurs enfants et les déporte en pays ennemi. Nombreux sont
les ouvriers qui ont déjà subi ce malheureux sort ; plus nombreux ceux que
menacent les mêmes violences.
Au nom de la liberté de domicile et de la
liberté des citoyens belges ; au nom de l’inviolabilité des
familles ; au nom des intérêts moraux que compromettrait gravement le
régime de la déportation ; au nom de la parole donnée par le gouverneur de
la province d’Anvers et par le Gouverneur général, représentant immédiat de la
plus haute autorité de l’Empire Allemand, je prie respectueusement Votre
Excellence de vouloir retirer les mesures de travail forcé et de déportation
intimées aux ouvriers belges et de vouloir réintégrer dans leurs foyers ceux
qui ont été déportés.
Votre Excellence appréciera combien me
serait pénible le poids de la responsabilité que j’aurais à porter vis-à-vis
des familles, si la confiance qu’elles vous ont accordée par mon entremise et
sur mes instances était lamentablement déçue.
Je m’obstine à croire qu’il n’en sera pas
ainsi.
Agréez, Monsieur le Gouverneur général,
l’assurance de ma très haute considération.
(s) D. J. Cardinal MERCIER,
Archevêque
de Malines
Son Excellence M. le baron von Bissing,
gouverneur général, Bruxelles.
Mais le même von Huene
était encore à Anvers et là il signa une affiche par laquelle il fit savoir que
les ouvriers qui ne se présenteraient pas volontairement au travail seraient
déportés.
Ils devaient se rendre au contrôle à la
gare du Sud.
Des députés et des sénateurs d’Anvers
envoyèrent également une protestation à von Huene.
Ils y faisaient ressortir la violation de la convention de La Haye, puis ils rappelaient
aussi les déclarations faites par lui en octobre 1914, et le document destiné
au général Terwisga, commandant en chef de l’armée
néerlandaise, où l’autorité allemande déclarait que les réfugiés pouvaient
rentrer sans crainte.
M. Magnette,
sénateur de Liège et grand-maître de la Franc-maçonnerie
belge, adressa une lettre aux francs-maçons allemands pour dénoncer les
déportations.
Le 9 novembre, 45 ministres d’Etat,
sénateurs et députés, ainsi que M. Janssen, au nom de la députation permanente
du Brabant, envoyèrent une lettre de protestation identique à von Bissing.
Le collège échevinal de Bruxelles demanda
un exposé juridique au sujet de ces événements à M. Nijs,
célèbre pour sa connaissance approfondie des questions de droit, des traités,
etc. M. Nijs prouva par le texte de la convention et
par les conférences de La Haye
qu’un pouvoir occupant doit respecter les droits de la population occupée.
Cette pièce fut jointe à la protestation
des ministres d’Etat.
Les industriels belges ne demeurèrent pas
non plus en arrière et envoyèrent à leur tour une lettre de protestation à
l’adresse du gouverneur général.
Le document rappelait les promesses faites
par le pouvoir occupant au sujet du rétablissement de la vie normale et
déclarant entre autres choses :
« Les Belges qui avaient fui devant
l’invasion étaient sollicités de rentrer chez eux par d’autres proclamations,
contenant également les promesses les plus formelles de respect et de sécurité
pour leurs biens. On se plaisait à y faire confiance.
Bientôt ces illusions se dissipèrent. Des
arrangements conclus dans les bureaux du grand quartier maître de l’armée,
permettaient à des trafiquants d’entrer en maîtres dans nos usines pour s’emparer
de leur outillage. La réquisition ou la saisie des matières premières et des
produits finis ne tardèrent pas à suivre.
Plusieurs des principaux d’entre nous en
entretinrent Votre Excellence, Elle tint à calmer leurs inquiétudes, et à les
assurer qu’il n’y avait là que des pratiques exceptionnelles et qu’il serait
mis un terme aux excès signalés.
Force fut bien pourtant de constater à
quelque temps de là, que des volontés supérieures à celle de Votre Excellence
poursuivaient d’autres desseins que les siens. Ce n’est pas la reprise des
affaires, c’est l’anéantissement économique de la Belgique que nous vîmes
s’accomplir sans merci. Industrie, commerce, agriculture, subirent le même sort
et partagèrent les mêmes épreuves.
Enlèvement continu des machines, matières
et produits, limitation et épuisement des approvisionnements indispensables,
obligations de révoquer les clauses et d’exhausser les prix des contrats
conclus, même avant la guerre, avec la clientèle étrangère, imposition de taxes
de sortie chez nous inconnues, défenses d’exporter, injonction de concourir à
l’exécution de travaux manifestement destinés aux services des armées
allemandes, mises sous séquestre, voilà, depuis près de deux ans, les coups
répétés dont on nous a frappés et sous lesquels nous succombons.
Telle fut l’origine du chômage. »
La protestation montre ensuite que
l’assistance aux chômeurs est une affaire privée et que l’autorité allemande
veut s’en emparer pour imposer le travail forcé.
« Mais est-ce vraiment de réfréner le
chômage qu’il s’agit maintenant ? » demandent les signataires.
Les affiches placardées dans tant de
localités des territoires d’étape par l’autorité militaire ne permettent plus
de le croire ni de le dire. Elles font entendre que l’on veut avant tout
fournir de la main-d’œuvre à la production allemande ; elles établissent
une démarcation radicale entre ceux qui consentent à s’embaucher volontairement
et ceux qui sont arrachés à leurs foyers ; elles menacent les derniers de
châtiments inhumains s’ils se refusent à aider par leur travail aux œuvres de
l’ennemi. Et s’il est des industriels qui semblent échapper jusqu’ici à ce
recrutement, il est certain qu’il s’exerce pour les autres, sans distinction ni
considération d’âge, de rang, de famille et presque d’aptitudes. Travailleurs
ou chômeurs sont également déportés, il est même des cas, que nous pourrions
citer, de chômages provoqués artificiellement. »
La magistrature belge disait dans sa
protestation transmise au gouverneur général :
« Cette mesure nous reporte aux temps
où le vainqueur emmenait en servitude les populations vaincues et les réduisait
à l’esclavage.
Les travaux forcés sont une peine réservée
aux grands crimes. »
Mais von Bissing ne se souciait guère de
toutes ces lettres. Il répondit au cardinal Mercier que la déportation était un
bienfait pour la Belgique,
que l’occupation avait duré plus longtemps que von Huene
ou von der Goltz n’avaient pu le prévoir. Puis il soulignait l’attitude des
Français et des Anglais qui avaient enlevé des bateaux neutres tous les sujets
allemands âgés de dix-sept à cinquante ans, pour les interner dans des camps de
concentration.
Des jeunes gens avaient émigré en masse,
ce qui eût déjà été une raison suffisante pour concentrer dans des camps tous
les hommes en état de porter les armes, prétendait le gouverneur.
L’Allemagne ne le fit pas et les
déportations n’avaient en réalité aucun rapport avec la conduite de la guerre
proprement dite, mais elles étaient motivées par des causes sociales et
économiques.
Tels sont les arguments par lesquels von
Bissing s’efforçait de justifier ces mesures scandaleuses.
Il assurait que « dès 1915 des Belges
clairvoyants lui avaient démontré les périls du système des subventions et de
la paresse qu’elles favorisent, en disant que les allocations retomberaient en
fin de compte à la charge des forces vives de la Belgique. Particulièrement
les ouvriers qualifiés perdraient leurs habitudes techniques par suite de
manque de travail. La contrainte n’était exercée, que sur ceux qui refusaient
d’accepter au travail approprié à leurs aptitudes. »
Il n’était absolument pas question de collaborer
à des buts militaires, affirmait effrontément von Bissing. Ceux qui se
rendaient volontairement en Allemagne y gagnaient des salaires élevés qu’ils
n’avaient jamais connus en Belgique. Au lieu de tomber dans la misère, ils se
relevaient aussi bien eux-mêmes que leurs familles. Un grand nombre d’autres
voudraient suivre leur exemple, mais ils n’osaient pas parce que des influences
exercées sur eux systématiquement les faisaient hésiter. La responsabilité des
rigueurs devait donc retomber sur ceux qui empêchaient ces hommes de
travailler.
Le blocus de l’Angleterre isolait
l’Allemagne et la
Belgique. Ces pays devaient unir leurs intérêts et équilibrer
les éléments de la vie économique. En Belgique des centaines de milliers de
personnes étaient sans travail, tandis qu’en Allemagne on manquait de bras. Il
était donc nécessaire dans l’intérêt commun d’employer les chômeurs belges à un
travail productif en Allemagne. Les objections doivent être adressées à
l’Allemagne.
Telle était la réponse du gouverneur
général au cardinal qui envoya la réplique suivante :
Malines, le 10 novembre 1916
Monsieur le
gouverneur général,
Je me retiens d’exprimer à Votre
Excellence les sentiments que m’a fait éprouver sa lettre (1.10051), en réponse
à celle que j’avais eu l’honneur de lui adresser, le
19 octobre, au sujet de la déportation des « chômeurs ».
Je me suis rappelé mélancoliquement la parole
que Votre Excellence, martelant ses syllabes, prononça devant moi, à son
arrivée à Bruxelles : « J’espère que nos relations seront loyales...
J’ai reçu mission de panser les plaies de la Belgique. »
Ma lettre du 19 octobre rappelait à Votre
Excellence l’engagement pris par le baron von Huene,
gouverneur militaire d’Anvers, et ratifié, quelques jours plus tard, par le
baron von der Goltz, votre prédécesseur au gouvernement général à Bruxelles.
L’engagement étaie explicite, absolu, sans limite de durée : « Les
jeunes gens n’ont point à craindre d’être emmenés en Allemagne, soit pour y
être enrôlés dans l’armée, soit pour y être employés à des travaux
forcés. »
Cet engagement est violé, tous les jours,
des milliers de fois, depuis quinze jours.
Le
baron von Huene et feu le baron von der Goltz n’ont
pas dit conditionnellement, ainsi que le voudrait faire entendre votre dépêche
du 26 octobre : « Si l’occupation ne dure pas plus de deux ans, les
hommes aptes ne seront pas mis en captivité. » Ils ont dit
catégoriquement : « Les jeunes gens, et à plus forte raison les
hommes arrivés à l’âge mur, ne seront à aucun moment de la durée de
l’occupation, ni emprisonnés, ni employés à des travaux forcés. »
Pour se justifier, Votre excellence
invoque « la conduite de l’Angleterre et de la France qui ont, dit-elle,
enlevé sur des bateaux neutres tous les Allemands de dix-sept à cinquante ans,
pour les interner dans des camps de concentration. »
Si l’Angleterre et la France avaient commis une
injustice, c’est sur les Anglais et les Français qu’il faudrait vous venger et
non sur un peuple inoffensif et désarmé.
Mais y a-t-il eut injustice ? Nous
sommes mal informés de ce qui se passe au-delà des murs de notre prison, mais
je suis fort tenté de croire que les Allemands saisis et internés appartenaient
à la réserve de l’armée impériale ; ils étaient donc des militaires que
l’Angleterre et la France
avaient le droit d’envoyer dans des camps de concentration. La Belgique, elle, n’avait
inauguré chez elle, que depuis le mois d’août 1913, le service personnel
général.
Les Belges de dix-sept à cinquante ans,
résidant en Belgique occupée, sont donc des civils, des non-combattants. C’est
jouer sur les mots que de les assimiler aux réservistes allemands, en leur
appliquant l’appellation équivoque : « hommes aptes au service
militaire ».
Les arrêtés, les affiches, les
commentaires de la presse qui devaient préparer l’opinion publique aux mesures
mises, en ce moment, à exécution invoquaient surtout deux considérations. Les
chômeurs, affirmait-on, sont un danger pour la sécurité publique ; ils
sont une charge pour la bienfaisance officielle.
Il n’est pas vrai, disait déjà ma lettre
du 19 octobre, que nos ouvriers aient troublé, ou simplement menacé, nulle
part, l’ordre extérieur. Cinq millions de Belges, des centaines d’Américains
sont les témoins émerveillés de la dignité et de la patience impeccable de
notre classe ouvrière.
Il n’est pas vrai que des ouvriers privés
de travail soient à la charge ni du pouvoir occupant ni du pouvoir de la
bienfaisance à laquelle préside son administration. Le Comité national, auquel
l’occupant n’a aucune part active, est le seul pourvoyeur de la subsistance des
victimes du chômage forcé.
von Bissing ne
répondit plus.
Entretemps, les évêques belges avaient
poussé le cri d’alarme que nous reproduisons ci-après :
Le cardinal Mercier adressa en leur nom
cette lettre éloquente à la population :
Malines, 7 novembre 1916.
« Chaque jour les autorités militaires
déportent de Belgique en Allemagne des milliers de citoyens inoffensifs, pour
les y vouer à des travaux forcés.
Dès le 19 octobre, nous envoyâmes au
Gouverneur général une protestation, dont une copie fut remise aux représentants
du Saint-Siège, de l’Espagne, des Etats-Unis, de la Hollande à Bruxelles,
mais le Gouverneur général nous répondit par une fin de non-recevoir.
A la date de notre protestation, les
ordonnances du Pouvoir occupant ne menaçaient que les chômeurs ;
aujourd’hui, tous les hommes valides sont emmenés pêle-mêle, parqués dans des
fourgons et déportés l’on ne sait où, comme un troupeau d’esclaves.
L’ennemi procède par régions. Il nous
était revenu vaguement que des arrestations avaient été faites dans les étapes,
à Tournai, à Gand, à Alost, mais nous ignorions dans quelles conditions. Entre
le 24 octobre et le 2 novembre, il opéra dans la région de Mons, Quiévrain,
Saint-Ghislain, Jemappes, par rafles de 800 à 1.200 hommes par jour. Demain et
les jours suivants, c’est sur l’arrondissement de Nivelles qu’il va s’abattre.
Voici un échantillon d’affiche qui annonce
l’attentat :
« Par ordre du Kreischef,
toutes les personnes du sexe mâle, âgées de plus de 17 ans, sont tenues de se
trouver, place Saint-Paul, à Nivelles, le 8 novembre 1916, à 8 heures (H.B.), 9
heures (H.C.) munies de leur carte d’identité et éventuellement de leur carte Meldeamt.
Ø Il
n’est permis de se munir que d’un petit bagage à main.
Ø Celui
qui ne se présentera pas sera déporté de force en Allemagne et sera passible,
en outre, d’une forte amende et d’un long emprisonnement.
Ø Les
ecclésiastiques, médecins, avocats et instituteurs ne devront pas se présenter.
Ø Les
bourgmestres seront rendus responsables de la bonne exécution de cet ordre, qui
devra être porté immédiatement à la connaissance des habitants. »
Il y a un intervalle de 24 heures entre
l’affichage et la déportation.
Sous prétexte de travaux publics à
exécuter sur le sol belge, le Pouvoir occupant avait essayé de se faire
délivrer par les communes les listes des ouvriers sans travail. Fièrement, la
plupart des communes les refusèrent.
Trois arrêtés du Gouvernement général
devaient préparer le coup qui nous frappe aujourd’hui.
Le 15 août 1915, un premier arrêté impose,
sous peine d’emprisonnement et d’amende, le travail forcé aux chômeurs, mais
déclare qu’il ne s’agira que de travaux à exécuter en Belgique, et que les
infractions seront jugées par les tribunaux belges.
Un second arrêté, en date du 2 mai 1916,
réserve aux autorités allemandes le droit de fournir du travail aux chômeurs et
menace d’une peine de 3 ans de prison et de 20.000 marks d’amende quiconque
fera exécuter des travaux non autorisé par le Gouvernement général.
En vertu du même arrêté, la compétence qui
avait été reconnue aux tribunaux belges passe aux tribunaux allemands.
Un troisième arrêté daté du 13 mai 1916,
« autorise les gouverneurs, les commandants militaires et les chefs
d’arrondissement à ordonner que les chômeurs soient conduits de force aux
endroits où ils doivent travailler ». C’était déjà les travaux forcés,
mais en Belgique.
Aujourd’hui, il ne s’agit plus de travaux
forcés en Belgique, mais en Allemagne, au profit des Allemands.
Pour donner à ces mesures violentes des
dehors de plausibilité, le Pouvoir occupant alléguait dans la presse allemande,
tant d’Allemagne que de Belgique, surtout ces deux prétextes : « Les
chômeurs sont un danger pour l’ordre public, une charge pour la bienfaisance
officielle. »
Et le cardinal rappelle sa lettre adressée
au gouverneur général et la réponse de von Bissing au sujet « des charges
financières de l’assistance et du danger que courent les ouvriers de perdre
leurs habitudes techniques. »
Et le cardinal ajoute :
« Il y avait d’autres moyens, il est
vrai, de protéger nos finances, c’était de nous épargner des contributions de
guerre qui ont, à l’heure présente, atteint le milliard et se poursuivent à
raison de 40 millions par mois ; c’était de nous épargner les réquisitions
en nature qui se chiffrent par plusieurs milliards et nous épuisent.
Il y avait d’autres moyens de pourvoir à
l’entretien des aptitudes professionnelles de nos ouvriers, c’était de laisser
à l’industrie belge ses machines et leurs accessoires, les matières premières
et les produits fabriqués qui ont passé de Belgique en Allemagne ; et ce
n’est ni dans les carrières, ni dans les fours à chaux où les Allemands
eux-mêmes déclarent qu’ils enverront les sans travail, que nos spécialistes
iront parfaire leur éducation professionnelle.
La vérité toute nue est que chaque ouvrier
déporté est un soldat de plus pour l’armée allemande. Il prendra la place d’un
ouvrier allemand dont on fera un soldat.
De sorte que la situation que nous
dénonçons au monde civilisé se réduit à ces termes : Quatre cent mille
ouvriers se trouvent, malgré eux et en grande partie à cause du régime
d’occupation, réduits au chômage. Fils, époux, pères de famille, ils supportent
sans murmure, respectueux de l’ordre public leur sort malheureux ; la
solidarité nationale pourvoit à leurs plus pressants besoins ; à force de
parcimonie et de privations généreuses, ils échappent à la misère extrême et
attendent, avec dignité, dans une intimité que le deuil national resserre, la
fin de notre commune épreuve.
Des équipes de soldats pénètrent de force
dans ces foyers paisibles, arrachent les jeunes gens à leurs parents, le mari à
sa femme, le père à ses enfants ; gardent, à la baïonnette, les issues par
lesquelles veulent se précipiter les épouses et les mères pour dire aux
partants un dernier adieu ; rangent les captifs par groupe de quarante ou
cinquante, les hissent de force dans des fourgons : la locomotive est sous
pression ; dès que le train est fourni, un officier supérieur donne le
signal du départ. Voilà un nouveau millier de Belges réduits en esclavage et,
sans jugement préalable, condamnés à la peine la plus forte du Code pénal,
après la peine de mort, à la déportation. Ils ne savent ni où ils vont, ni pour
combien de temps. Tout ce que savent, c’est que leur travail ne profitera qu’à
l’ennemi. A plusieurs, par des appâts ou sous la menace, on a extorqué un
engagement qu’on ose appeler « volontaire ».
Au reste, on enrôle des chômeurs, certes,
mais on recrute aussi, en grand nombre – dans la proportion d’un quart, pour
l’arrondissement de Mons – des hommes qui n’ont jamais chômé et appartiennent
aux professions les plus diverses : bouchers, boulangers,
patrons-tailleurs, ouvriers brasseurs, électriciens, cultivateurs ; on
prend même de tout jeunes gens élèves de collèges, d’universités ou d’autres
écoles supérieures.
Cependant, deux hautes autorités de
l’empire allemand nous avaient formellement garanti la liberté de nos
compatriotes.
Le cardinal rappelle ensuite les
pourparlers avec le baron von Huene, gouverneur
militaire d’Anvers, telles que nous les retrouvons reproduites dans sa première
lettre à von Bissing. Il cite aussi la réponse du gouverneur général, où
celui-ci disait :
« L’emploi des chômeurs belges en
Allemagne inauguré seulement après deux années de guerre, diffère essentiellement
de la mise en captivité des hommes aptes au service militaire. Le mesure n’est
pas non plus en rapport avec la conduite de la guerre proprement dite, mais est
motivée par des causes sociales et économiques. »
Et le cardinal conclut :
« Comme si la parole d’un honnête homme
était résiliable au bout d’une ou de deux années, comme un bail
d’officier !
Comme si la déclaration consentie en 1914
n’excluait pas expressément et les opérations de guerre et les travaux forcés.
Comme si, enfin, chaque ouvrier belge qui
prend la place d’un ouvrier allemand ne lui permettait pas de remplir un vide
de l’armée allemande !
Nous, pasteurs de ces ouailles que la
force brutale nous arrache, angoissés à l’idée de l’isolement moral et religieux
où elles vont languir, témoins impuissants des douleurs et de l’épouvante de
tant de foyers brisés ou menacés, nous nous tournons vers les âmes, croyantes
ou non-croyantes, qui dans les pays neutres, même dans les pays ennemis, ont le
respect de la dignité humaine.
Lorsque le cardinal Lavigerie entreprit sa
campagne antiesclavagiste, le Pape Léon XIII, bénissant sa mission, lui
dit : « L’opinion est plus que jamais la reine du monde ; c’est
sur elle qu’il faut agir. Vous ne vaincrez que par l’opinion. »
Daigne la divine Providence inspirer, à
quiconque a une autorité, une parole, une plume, de se rallier autour de notre
humble drapeau belge, pour l’abolition de l’esclavage européen !
Puisse la conscience humaine triompher de
tous les sophismes et demeurer obstinément fidèle à la grande parole de Saint-Ambroise :
L’honneur au-dessus de tout ! Nihil proeferendum honestati !
Au nom des évêques belges (1)
†
D. J. MERCIER,
Archevêque de Malines.
Le 9 novembre le cardinal adressa une
troisième lettre au gouverneur général :
« En plusieurs milieux, que j’avais
lieu de croire exactement renseignés, il se disait que Votre Excellence s’était
fait un devoir de protester devant les plus hautes autorités de l’Empire contre
les mesures qu’Elle est contrainte d’appliquer à la Belgique. J’escomptais
donc, pour le moins, un délai dans l’application de ces mesures, en attendant
qu’elles fussent soumises à un examen nouveau, et un adoucissement aux procédés
qui les mettent à exécution.
Or, voici que, sans répondre un mot à
aucun des arguments par lesquels j’établissais, dans mes lettres du 19 octobre
et du 10 novembre, le caractère anti juridique et antisocial de la condamnation
de la classe ouvrière belge aux travaux forcés et à la déportation, Votre
Excellence se borne à reprendre, dans sa dépêche du 23 novembre, le texte même
de sa lettre du 26 octobre. Ses deux lettres di 23 novembre et du 26 octobre
sont, en effet, identiques dans le fond et presque dans la forme.
D’autre part, le recrutement des prétendus
chômeurs se fait, la plupart du temps, sans aucun égard aux observations des
autorités locales. Plusieurs rapports que j’ai en mains attestent que le clergé
est brutalement écarté, les bourgmestres et conseillers communaux réduits au
silence ; les recruteurs se trouvent donc en face d’inconnus parmi
lesquels ils font arbitrairement leur choix.
Les exemples de ce que j’avance
abondent ; en voici deux très récents parmi une quantité d’autres que je
tiens à la disposition de Votre Excellence. Le 21 novembre, le recrutement se
fit dans la commune de Kersbeek-Miscom.
Sur les 10323 habitants que compte la commune, les recruteurs en enlevèrent 94,
en bloc, sans distinction de condition sociale ou de profession, fils de
fermiers, soutiens de parents âgés et infirmes, père de famille laissant femme
et enfants dans la misère, tous nécessaires à leur famille comme le pain de
chaque jour. Deux familles se voient ravir chacune quatre fils à la fois. Sur
les 94 déportés, il y avait deux chômeurs.
Dans la région d’Aerschot, le recrutement
se fit le 23 novembre : à Rillaer, à Gelrode, à Rotselaer, des jeunes gens soutiens d’une mère veuve ;
des fermiers à la tête d’une nombreuse famille – l’un d’entre eux, qui a passé
les cinquante ans, a dix enfants – cultivant des terres, possédant plusieurs
bêtes à cornes, n’ayant jamais touché un sou de la charité publique, furent
emmenés, de force, en dépit de toutes les protestations. Dans la petite commune
de Rillaer on a pris jusque vingt-cinq jeunes garçons de dix-sept ans.
Votre Excellence eût voulu que les
administrations communales se fissent complices de ces recrutements odieux. De
par leur situation légale et en conséquence, elles ne le pouvaient pas. Mais
elles pouvaient éclairer les recruteurs et ont qualité pour cela. Les prêtres,
qui connaissaient mieux que personne le petit peuple, seraient pour les
recruteurs des auxiliaires précieux. Pourquoi refus-t-on leur concours ?
***
Pendant ce temps, les déportations
continuaient d’une façon de plus en plus éhontée.
Des députés et sénateurs de Mons avaient
également fait parvenir à von Bissing une lettre de protestation, suivie
bientôt d’une seconde. Cette dernière contenait des renseignements relatifs aux
enlèvements accomplis dans le Borinage avec une sauvagerie inouïe.
A Quaregnon, sur 1.000 ouvriers appelés au
contrôle, 304 ont été déportés. Parmi ceux-ci, il y a 227 non chômeurs (parmi
lesquels 4 cultivateurs, 5 patrons boulangers, 1 patron boucher, 1 ingénieur
brasseur, directeur d’une grande brasserie, 1 gros négociant, le fils d’un
maître de forges, 1 patron imprimeur).
Il est à noter que le nombre des hommes
appelés au contrôle est relativement peu élevé en égard à la population totale,
mais il ne faut pas perdre de vue que nous sommes au centre du bassin houiller
et que tous les ouvriers mineurs ont été exemptés.
L’observation s’applique à toutes les communes.
A Dour, sur 137 déportés, l’on compte 117
travailleurs dont 9 cultivateurs, 4 étudiants et nombre de petits patrons
travaillant chez eux.
A Wasmes, sur 186 déportés, 130 non
chômeurs. A Frameries, sur 200 déportés, 187 non chômeurs. A Hornu, sur 140
déportés, 87 non chômeurs. A Ghlin, sur 155 déportés,
109 non chômeurs.
On réquisitionna surtout dans cette région
les ouvriers qualifiés de toutes sortes d’usines.
Aux forges et Laminoirs de Baume, à
Haine-Saint-Pierre, on déporta 72 ouvriers, 50 aux usines Gilson à La Croyère,
56 à la société La Brugeoise
et Nicaise et Delcuve.
Aux Hauts Fourneaux et Fonderies de La Louvière, 70 % du
personnel fut déporté, ce qui mit l’usine dans l’impossibilité de continuer sa
fabrication ; aux usines Boël à La Louvière, on enleva 249 hommes, dont un chef de
bureau, 10 employés, 21 contremaîtres et 217 ouvriers. Tous étaient au travail.
A la verrerie de Jemappes le travail avait
été repris le 4 décembre 1915 ; il continua sans interruption jusqu’au 1er
septembre 1916. L’usine dut chômer à cette date jusqu’au 10 novembre, pour
réparer certains fours, avec le projet d’élargir encore le cercle de son
activité. Mais l’occupant enleva plus de la moitié du personnel d’élite.
A Moorsel près
d’Alost, les chômeurs déclarèrent qu’ils ne partiraient pas si tous les hommes
en âge de milice ne les accompagnaient. On convoqua alors toute la population
mâle, mais au moment du départ on sépara les chômeurs des autres. Les premiers
se livrèrent alors à des voies de fait, mais on les enferma dans une fabrique,
où des soldats vinrent les chercher ensuite, pour les déporter. Le député Daens, d’Alost, conseilla aux hommes de ne pas signer.
Des trains de déportés traversèrent
Bruxelles en grand nombre et stationnèrent en différents endroits. Les
malheureux se trouvaient le plus souvent dans des wagons fermés. On les
entendait chanter et pousser des cris.
A Jemappes un soldat frappa de la crosse
de son fusil une femme qui tenait son fils enlacé. Une jeune femme alla se
placer entre cette femme et l’Allemand et, montrant sa poitrine, elle
cria :
« Frappez-moi si vous l’osez, mais
respectez cette mère ! »
D’autres soldats accoururent et séparèrent
les déportés du groupe des femmes.
Le 8 novembre, le premier contingent
d’Anvers partit de la gare du sud : il y avait 800 ouvriers. Les parents
devaient rester à une certaine distance. Des troupes barraient l’avenue du Sud.
Des scènes douloureuses se produisirent parmi les femmes et les enfants. Une
partie des déportés furent transportés en wagons ouverts, exposés au vent et
aux intempéries.
A Ecaussines, les civils furent convoqués a la Maison
du Peuple. Les officiers qui devaient procéder à l’enquête avaient pris place
sur une estrade. Parmi les convoqués se trouvaient beaucoup d’ouvriers qui
avaient du travail. Plusieurs exhibèrent comme preuve leur livret de salaires.
M. Max Gilson, fils de l’administrateur des usines de La Croyère,
accompagnait 18 de ses ouvriers et affirma qu’ils étaient tous au travail. On
en réquisitionna 14.
A Tubize, le train chargé des esclaves
modernes stationna pendant tris heures près de la gare en face, dans une
prairie ; des femmes pleuraient, criaient et se lamentaient. Quelques-unes
d’entre elles s’évanouirent de désespoir. Les soldats allemands eux-mêmes
eurent pitié des malheureuses et transmirent des paquets et des lettres. Un
officier avait les larmes aux yeux.
Mais qu’importait cette pitié ! Les
troupes devaient obéir. Et lorsque le train s’ébranla, il s’éleva de la foule
comme une clameur de désespoir.
A Nivelles, des officiers vinrent examiner
les déportés, le cigare aux lèvres, le geste nonchalant, comme des marchands
qui trafiquent une vache ou d’un cheval. A une certaine distance les femmes
suivaient ce triage avec angoisse. Ceux qui étaient désignés n’étaient même pas
autorisés à faire leurs adieux à leurs proches. Des soldats emmenèrent les
infortunés et les poussèrent dans les wagons.
***
Jetons maintenant un regard vers le sud du
pays. Là aussi l’odieux système des déportations était en vigueur. Nous citons
ici quelques détails empruntés à « Pourquoi pas ? Pendant la
guerre », le journal de guerre bien connu :
« Yvoir, 4 décembre – Les
« ordonnances » convoquant tous les hommes sans distinction, de 17 à
55 ans, pour aujourd’hui lundi à Dinant, ont été apposées avant-hier soir à
Yvoir. Dix-sept communes sont ainsi convoquées.
Tout le monde s’équipe depuis plusieurs
jours. Les femmes confectionnent des sacs de toile que l’on s’attache au dos
avec des bretelles ; les marchands de chaussures et de linge de corps font
des affaires d’or : on vend 40 à 45 francs une grossière paire de souliers
cloués et 12 francs des caleçons et gilet de flanelle qui ne valent pas la
moitié.
Le bourgmestre déclare que la commune
donnera 20 marks à chaque homme retenu et qu’on cuira pour les prisonniers 300
galettes.
Le vieil ami, chez qui, depuis tant
d’années, j’ai passé tant d’heureuses journées de vacances, m’a prié hier soir
d’accompagner jusqu’à Dinant le jardinier Thomas et le cocher Albert ; on
prendra la voiture, les sacs étant lourds à porter.
Thomas est un jardinier paisible et
taciturne. Depuis dix ans je le vois brouetter de la terre, marqueter les
corbeilles, égrener le raisin ou tondre la pelouse. C’est le mari de la
cuisinière Marie. Il est un peu poltron, Thomas ; ce n’est pas de sa
faute, et puis un jardinier n’est fait pour le danger et l’aventure. Marie,
c’est tout autre chose : courte, massive, une crinière de cheveux noirs
plantés dru, le regard ferme. Le 22 août 1914, étant seule à la villa, elle a
si bien tenu tête à des soldats pillards qu’ils s’en sont allés en respectant
la maison. Thomas et Marie vivent dans la maison à la façon des sages : le
temps passe sans qu’ils s’en soucient ; ils sont heureux d’exister, comme
les plantes du jardin.
Albert, fils d’un proscrit français de la Commune, est un enfant de
Bruxelles, maigre, souple de corps et d’esprit, nerveux. C’est un ancien
typographe que le souci de ne pas s’adresser à la bienfaisance publique a
décidé à accepter, pendant la guerre, une situation subalterne.
Tous deux sont munis de certificats en
bonne et due forme, établissant qu’ils n’ont jamais été chômeurs ; l’un à
42 ans, l’autre 39 ; tous deux sont pères de famille ; au reste,
puisque ce sont des ouvriers d’industrie qu’il faut aux Allemands, un jardinier
et un cocher ne peuvent pas leur être bons à grand’ chose. On est donc tranquille
sur leur sort.
Il est à peine 7 heures quand on monte en
voiture. Il fait encore à peu près nuit.
-
Au revoir, Marie...
-
Au revoir, Thomas...
Les deux époux se donnent une poignée de
mains et la voiture roule le long de la Meuse.
Dans la pénombre, nous dépassons des
groupes silencieux, tous en marche vers Dinant. Et on commence à distinguer,
sur l’autre rive, d’autres groupes qui passent, escortant des chariots de ferme
où s’empilent les sacs à bretelles, multicolores, bourrés de couvertures et de
pains.
-
On dirait des corbillards avec la famille,
remarque en souriant Albert.
Thomas
dit :
-
J’en ai vu passer des chariots comme ça, a la
fin d’août 1914. Mais il y avait dedans des femmes et des enfants qui
pleuraient. On entendait le canon et tout le monde fuyait... Vous savez bien...
Thomas à des yeux clairs et fixes, qui se
rappellent...
Nous sommes maintenant dans l’unique rie
de Houx, bordée toute entière de ruines croulantes. Le jour, venu peu à peu,
n’éclaire que des visages fatigués et terreux, des visages fiévreux de gens qui
n’ont pas dormi. Les groupes que nous dépassons deviennent plus nombreux et
plus compacts et l’on s’aperçoit que, sur l’autre rive, ils ne sont ni moins
pressés, ni moins nombreux : ce sont deux flots qui roulent, silencieux et
parallèles, vers le même déversoir.
Nous laissons sur la droite Bouvignes, frileux et recroquevillé dans son couloir de
rochers, avec son église et son hôtel de ville écornés et troués par le canon
et, tout à coup, un coup de vent ayant dissipé les flocons de brouillard, nous
voyons sur cette rive un étrange spectacle : depuis le passage à niveau
avant la gare de Dinant, toute la route qui monte à flanc-coteau au collège de
Belle-Vue où siègent les officiers qui procèderont à la razzia, charrie des hommes. Les sacs et
les couvertures de couleur font un violent bariolage dans la lumière grise. Ce
kilomètre de route à l’air de vivre d’une vie propre, multipliée, grouillante,
souffrante, muette ; cela s’enfle, respire, piétine, s’abaisse, obéit. C’est
la migration d’un troupeau poussé en tas vers les destins suspects.
Nous pénétrons dans les décombres de
Dinant, plus désolés, ce matin, de tout malaise ambiant ; les petites
boutiques de planches adossées aux débris de murs, les « cafés »
logés dans l’anfractuosité des ruelles détruites, les logis blottis dans le
creux de coûtes qui ont résisté à l’incendie de 1914, sont déserts : les
hommes de Dinant sont partis vers Belle-Vue ; les femmes et les enfants
les ont suivis jusqu’à la place de la Station barrée par un cordon de capotes grises et
de casques à pointe.
Albert et Thomas se passent et s’ajustent
mutuellement les bretelles des sacs qu’ils tirent de la voiture. Albert a une
figure de bravade et de gouaille ; le paisible Thomas regarde autour de
lui avec des yeux troubles et consternés. Nous nous serrons les mains.
-
Faites-moi le plaisir de répéter à monsieur
ce que je lui ai dit avant de partir : je jure que si je suis pris, je ne
signerai rien, dit Albert.
-
Au revoir, monsieur, gémit le bon Thomas
d’une voix épaissie par des larmes intérieures.
Je
le regarde : sur sa face figée, aux yeux ternes, on lit comme la certitude
hébétée de la catastrophe prochaine.
Je
recommande à Albert :
-
N’oubliez pas la phrase : « Ma
mauvaise santé m’a toujours empêché d’apprendre un métier annuel ». C’est
court et ça dit beaucoup.
-
Soyez tranquille, ils ne m’ont pas encore.
Et il fait une grimace joyeuse, une
grimace de gamin de Bruxelles.
Nous sommes au barrage. Un énorme
Prussien, hercule pesant et joyeux, tire des bouffées de sa pipe de porcelaine
et domine de toute la tête la foule craintive et dolente qui s’y heurte. Je
vois alors, au-dessus du mur de pierres qui soutient le quai de manœuvres de la
station et surplombe à pic la chaussée bien connue, menant au passage à niveau
vers Bouvignes, de longues rames de wagons alignant
systématiquement leurs cubes sombres : dans deux heures, trois heures au
plus, ces trains emplis de chair humaine, prendront la direction de Cologne.
***
Car
l’examen, par trois officiers, des hommes de dix-sept communes convoquées – on
évalue qu’ils sont de 3.000 à 4.000 – n’a pas duré plus de deux heures. Ce fut
d’une brutalité féroce et goguenarde. Le bétail pénétrait par trois guichets
dans une salle où se tenaient les recruteurs. Ils regardaient les arrivants.
-
Vous, à gauche... Vous, à droite...
A
droite, c’est la liberté ; à gauche, c’est l’esclave et les travaux forcés
Chaque
fois que la rapidité du choix le permet, les bourgmestres interviennent.
-
Ne prenez pas celui-ci, il est père de 7
enfants, c’est un infirme.
Droite !
-
Celui-ci est un ouvrier maçon qui n’a jamais
chômé...
-
Il ne chômera pas non plus en Allemagne...
Gauche !
Dix
hommes passent librement à droite ; le onzième écope :
-
Qu’est-ce que vous faites ? Votre carte
porte : menuisier. Etes-vous patron ou ouvrier ?
L’homme
hésite : qu’est-ce qu’il faut dire pour aller à droite ? Il répond au
hasard :
-
Patron.
-
Gauche !
Des chômeurs avérés, qui vivent
effrontément de la bienfaisance publique depuis le début de a guerre, refusant
tout travail, sont libérés au petit bonheur. La qualité de chômeur n’entre pour
rien dans les raisons qui décident les recruteurs. Ils piquent dans le tas, au
hasard. Les des réquisitions des chevaux, ils examinent les qualités ou les
défauts des bêtes qu’on leur présentait. Pour les réquisitions d’hommes, pas
besoin de s’embarrasser de cela : il y a tant de bêtes à livrer ; ce
n’est qu’un chiffre à atteindre. D’Evrehailles, on ne
fait que quelques prisonniers ; par contre, le hameau uniquement agricole
de Haut-le-Wastia voit enlever presque toute sa
jeunesse : 32 sur 78 convoqués ; 32 cultivateurs presque tous mariés
et pères de famille ; d’un autre village, on ne prend que des hommes de 40
ans ; de Bioul, la famille P... compte cinq
garçons : trois sont au front belge ; on rafle les deux autres :
ici on libère tous les chauffeurs, là on les déporte sans exception : on
dirait que l’arbitraire du soldat triomphant a sa mollie mauvaise, sa
perversité spéciale ; il semble que ce gâchage de vies humaines soit une
occasion nouvelle et joyeuse d’affirmer le bon plaisir du conquérant, la prise
de possession du territoire occupé, le mépris de la race inférieure asservie.
On envoie un lot de Belges à ses amis d’Allemagne comme on leur enverrait un
lot de plantes ou du gibier.
Vous étiez un homme libre menant parmi vos
pareils une existence digne et honorée ; vous n’êtes plus qu’une pauvre
machine à souffrir. Vous étiez un citoyen heureux dans l’ombre du clocher
natal, respirant sous le vaste ciel, réunissant autour de vous, le soir, près
de la lampe amie, votre femme et vos enfants ; voici que brusquement, vous
n’avez plus ni clocher, ni lampe, ni femme, ni enfants. Vous n’êtes plus, et
par l’inexorable et tout puissant caprice d’un maître venu de l’étranger, qu’un
infime rouage de la formidable usine qui pompe sans une seconde utile de
relâche le sang, la vie, l’argent et le travail utile de l’Allemagne pour les
transformer en énergie militaire et pour dévorer le monde. Vous aimez
profondément votre pays ; vous voilà tout à coup obligé, par une
contrainte dont l’hypocrisie est plus exécrable peut-être la violence même, de fournir
indirectement des armes qui seront tournées contre la patrie ou contre ceux en
qui elle a réfugié ses espoirs suprêmes...
Voilà ce que chacun pensait pendant ces
heures terribles ; voilà ce qui ne s’effacera jamais du souvenir de
personne.
Pour la foule, de femmes, d’enfants et de
vieillards qui maintenant piétine, angoissée, aux alentours du pont et de la
gare, l’attente, la terrible attente a commencé. On lève les yeux vers le
collège de Belle-Vue où se décide le sort du père, du frère, du fils... Aucun
cri, aucune plainte. Des larmes furtives. Un tic tout à coup fait grimacer une
figure. Une mère énervée gifle son gamin. L’hercule prussien rit avec ses
camarades de piquet, en tirant toujours des bouffées de sa pipe de porcelaine.
Je vais faire un tour dans les ruines de
la ville abandonnée. Les boutiques et les cafés ne pourront pas s’ouvrir
aujourd’hui. Dinant est aussi mort qu’il le fut au lendemain du sac et des
fusillades, quand sa population avait fini saoule d’épouvante, au hasard des
routes et que les troupes, leur œuvre accomplie, cuvaient dans les faubourgs le
vin et les liqueurs des maisons pillées. De ci de là, dans le dédale des
décombres, une silhouette grise, errant fusil au dos, paraît et disparaît
derrière un pan de mur déchiqueté et noirci.
Il
est 11 heures. Les premiers rescapés commencent à descendre de la montagne.
Ceux qui habitent les villages riverains filent au plus vite pour rassurer leur
famille. On les interpelle : « Savez-vous si un tel... un tel... un
tel ? – Il a été pris. Il me suit. Il n’avait pas encore passé... »
On a le cœur étreint rien qu’à voir la détresse qui se peint sur les visages de
ceux et de celles qui attendent en vain. Des mains séniles, des voix
tremblantes implorent les arrivants.
-
Papa, papa ! Pleure une petite fille,
éperdue surtout de voir pleurer sa mère.
L’hercule prussien rit toujours, d’un rire
bon enfant, dispersant sans brutalité les groupes qui s’agglomèrent ; il
apporte à exécuter sa consigne une tranquille confiance dans sa force, une
autorité condescendante et supérieure de maître d’école mettant de l’ordre dans
sa classe.
Pour certains, qui ne voient pas revenir
leurs proches ; l’inquiétude devient de l’angoisse. Des nouveaux
s’esquivent sans leur répondre, détournent la tête – et, brusquement la
certitude éclate : « Il est déjà dans le train ! » Alors,
ce sont des paumes jointes dans un geste de supplication et d’effroi, des yeux
dilatés, des bouches ouvertes d’où ne sortent aucun son, des rires douloureux
qui nous ravagent les nerfs.
Cela dure une demi-heure.
Maintenant, le barrage est levé par
moments ; beaucoup de gens se répandent sur la chaussée vers le passage à
niveau de Bouvignes, se précipitant au pied du mur de
soutènement, sur la crête duquel les wagons s’alignent, emplis de leur
cargaison vivante. Des soldats allemands veillent aux portières.
Et, tout à coup, un long hurlement s’élève
qui, jusqu’au départ du train, se gonflera, décroîtra, mourra, renaîtra, un
hurlement dont le seul souvenir donne froid aux os, un hurlement comme la Meuse n’en entendait jamais
à travers les âges, un long hurlement qui emplit la vallée – la vallée sur
laquelle un clair soleil d’hiver verse maintenant une lumière d’or et de
cristal. Ce n’est pas une bête blessée qui crie ainsi, c’est tout le troupeau.
Des clameurs insultantes ou désespérées répondent à d’autres clameurs désespérées
ou insultantes ; des coups de sifflet stridents traversent cet ouragan de
sons à la façon des coups de fusil traversant la nuit ; puis, brusquement,
des chants de déments, où l’on distingue des bribes de
« Brabançonne » et de « Marseillaise ».
On voit des poings fermés, des faces
blêmes tendues vers le ciel inflexible, beaucoup d’rescapés jettent aux
prisonniers leur pain, leurs couvertures, leurs souliers, on lance des
cigarettes, du chocolat, des biscuits que les soldats de garde ramassent et passent
dans les wagons ; des collectes s’organisent ; des bourgmestres, des
médecins, des fermiers puisent dans leurs portefeuilles ; les plus pauvres
vident leurs poches ; un prisonnier signalé comme n’ayant encore rien
reçu, se trouve à la tête, en quelques minutes, de 75 francs.
Des bâches ont été placées les unes sur
les autres, au pied du mur et forment un tas sur lequel on se hisse pour jeter
des marks enfermés dans une gazette avec une pierre ; des gens demeurent
longtemps indifférents, hébétées, bousculés par la foule et, tout à coup, comme
s’il venait d’être galvanisé d’extériorisent en lamentations, en blasphèmes, en
injures terrifiantes et ridicules. Un père de famille crie à son fils :
« Ne signe pas surtout et si tu trouves un fusil là-bas, tire
dessus ! » ; il est aussitôt appréhendé et conduit à la
kommandantur, baïonnette au canon. C’est une scène sans nom, si terrible que
tous ceux qui l’ont vue commencent par dire, quand on leur en parle :
« Je ne voudrais plus jamais voir ça ».
***
Thomas et Albert ne sont pas redescendus
de Belle-Vue ; je suis rentré seul à Yvoir.
L’officier a dit à Thomas :
-
« Etes-vous jardinier ou patron
jardinier ? »
L’autre
est demeuré bouche bée...
-
« A Gauche ! »
Il s’est éloigné avec l’inconscience d’un
somnambule et la passivité d’un mouton qu’on pousse à l’abattoir. Il s’est
assis dans un coin du wagon et, pendant que les autres chantent, vociféraient
et insultaient au vainqueur, il a pleuré, la tête dans les mains, en silence,
longuement. Depuis huit jours, il vivait dans la certitude de son malheur.
Albert a essayé de s’expliquer ; on
l’a fait taire :
-
« A Gauche. »
Dans le wagon, il a sifflé, chanté, fait
jurer aux autres que personne ne signerait.
Marie savait à peu près la vérité quand je
suis rentré. Elle ne pleurait pas ; c’est une âme vaillante ; elle a
ce que le peuple a de meilleur : le force de faire face tout de suite au
malheur, si immérité qu’il soit. Nous lui disons de bonnes paroles
d’espoir : on écrira au gouverneur... On fera des démarches auprès du Kreischef... Puisqu’on ne doit prendre que les chômeurs, on
admettra qu’on ne devait pas prendre Thomas... Il y a une commission de
révision à Cologne... Elle reconnaîtra qu’un homme
âgé, qu’un père de famille... Nous lui disons ce que nous pouvons, par bribes
et par paquets, nous ne savons pas bien quoi nous-mêmes. Elle a de temps en
temps un pauvre sourire d’acquiescement, comme pour nous faire croire qu’elle
nous écoute.
Comme le nuit
tombait, un train est passé dans la tranchée du chemin de fer au fond du
jardin. Des cris et des chansons l’annonçaient de loin. Nous avons couru. Nous
l’avons vu passer. C’était le premier train de prisonniers filant vers Namur,
vers l’Allemagne... Les hommes criaient : « Vive la Belgique !
Yvoir ! Yvoir ! Vive le Roi... A bas le Kaiser ! » Des
lambeaux de « Brabançonne » s’écrasaient dans le bruit des roues. A
une portière du troisième wagon, Thomas est apparu, le buste hors de la
portière :
-
Adieu, Marie !
-
Au revoir, Thomas !
Ce fut tout, le train était passé.
Deux minutes après, les larmes essuyées,
je suis allé dans la cuisine : Marie frottait les couteaux du déjeuner sur
la pierre. Elle ne disait rien ; elle n’est pas de celles qui montrent
leurs larmes. Sans doute songeait-elle que les mères belges doivent apprendre à
leurs enfants à haïr l’Allemagne d’une haine immortelle.
Et cette femme du peuple, forte et muette,
humblement occupée à sa besogne domestique, m’a semblé tout à coup d’une
grandeur et d’une dignité symboliques : elle incarnait la Belgique vaillante,
innocente, dépouillée, pantelante – mais indomptable !
***
Parmi ces dix-neuf prisonniers razziés à
Yvoir, il y a un jeune garçon dont le père et la sœur ont été fusillés par les
Allemands en août 1914, lui-même a été atteint d’une balle au genou, blessure
qui a déterminé un épanchement de synovie dont il souffre toujours. Un autre
est père de sept enfants en bas-âge. Un troisième est le seul soutien de son
oncle paralytique et de sa mère infirme. Aucun des trois n’était chômeur.
Chose typique : « Aucun chômeur,
inscrit sur les listes de secours, n’a été déporté ». La plupart des
chômeurs avaient trouvé le moyen de se faire inscrire comme ouvriers de la
carrière Dapsens qui, depuis le début de la guerre, fournit régulièrement aux
Allemands – chose triste à dire et dont en reparlera quand nous nous
retrouverons chez nous, entre nous – des trains entiers de pierrailles qui
prennent la direction du front.
Mardi, 5 décembre – Yvoir – Trois trains
de prisonniers sont passés, allant vers Dinant. Le premier vers 4 heures, le
deuxième au petit jour, le troisième vers 8 heures du matin. Les hommes, au
passage, jetaient le nom de leur village et chantaient, d’une voix éraillée par
la fatigue. Depuis combien de temps étaient-ils encaqués dans ces wagons ?
Ils ont jeté des billets gauchement écrits au crayon sur des chiffons de
papier. En voici deux textuellement recopiés ;
1000 Gantois parti pour l’Allemagne pour refus de signature. C’est le
troisième train.
Tous les environs de Gand ont refusé de travailler et ils sont pris
prisonniers. Donc, en souvenir d’un Gentbrugge, Dekeyser,
Van Driessche.
Mercredi, 6 décembre – Yvoir – De pauvres
femmes malades causent dans la salle d’attente d’un médecin de village. L’une
d’elles, venue de Warnant, qui n’est plus qu’un
paquet d’os secoué de toux dans un châle de laine, dit :
-
Mon fils aîné a deux doigts de la main
broyés. Ils me l’ont pris ; le second est tuberculeux ; ils me l’ont
pris ; ils m’ont laissé le troisième qui n’a pas la force de se traiter.
Une
autre :
-
Mes deux fils travaillaient à des coupes de
bois ; ils avaient de la besogne jusqu’à la fin de l’hiver ; ils ont
été pris. Ils ne signeront pas. Ils ont dit qu’ils se coucheraient par terre,
qu’ils n’écouteraient même pas si on leur parle de travailler.
Ses
yeux, fatigués de pleurer, semblent mesurer le fond de sa détresse et de son
abandon. Elle ajoute :
-
Depuis quinze jours, ils s’habituent à manger
des betteraves. Ils tripotent ça avec du sel dans un pot ; ils ont dit
qu’ils commençaient à s’y faire, que cela leur tenait sur l’estomac, qu’ils
trouveraient toujours bien des betteraves en Allemagne.
Une
autre :
-
Ils ont pris un de mes fils ; il ne reste
plus rien chez nous ; on avait déjà presque tout dépensé pour faire les
sacs. Nous avions encore 50 francs, qu’on gardait de la mort du père. Quand le
fils a été pris, son frère est venu chercher les 50 francs et les lui a portés.
***
A Bruxelles et dans les environs on vit
également apparaître les odieuses affiches. Les Conseils communaux furent
invités à remettre les listes des chômeurs avant le 27 octobre. L’ordre était
signé par von Soden. Von Bissing n’était pas d’accord
avec l’instauration de ce moderne esclavage et envoya un délégué à Berlin pour
tenter d’obtenir la suppression du système tout entier.
Mais le 23 octobre le délégué était déjà
rentré à Bruxelles. Le plan émanait du Grand Etat-major allemand et devait être
strictement observé.
L’échevin
Lemonnier envoya au gouverneur général la réponse de la ville de
Bruxelles relative à la demande de transmission des listes de chômeurs.
La ville déclarait que ces listes ne lui
appartenaient pas et que d’ailleurs on ne les réclamait que pour en faire un
emploi abusif, en forçant les ouvriers belges à travailler contre leur patrie.
Bruxelles ne pouvait se prêter à une action de ce genre.
Les quinze communes de l’agglomération
refusèrent également et leurs lettres furent jointes à celle de Bruxelles.
M. Lemonnier envoya également une
protestation aux ministres étrangers qui résidaient à Bruxelles. Il y exposait
la situation et affirmait que, quoi qu’il arrivât, on persisterait dans le
refus initial.
Le 13 novembre à 4 heures de l’après-midi,
les seize bourgmestres (le faisant fonctions de Bruxelles et ceux des
faubourgs) furent convoqués au gouvernement général.
M. von Bülow, secrétaire de von Bissing,
leur lut une note du gouverneur général.
On y répétait que la déportation se
faisait dans l’intérêt des ouvriers eux-mêmes et que ceux-ci gagneraient de
gros salaires en Allemagne.
Toutes les administrations communales
avaient le devoir de prêter leur concours dans ce but. Les bourgmestres
devaient remettre les listes et préparer leurs chômeurs au départ.
Là où les listes ne seraient pas livrées,
l’autorité allemande désignerait elle-même les hommes à transporter, mais sans
avoir le temps ni l’occasion d’ouvrir une enquête sur la situation de chacun.
La responsabilité d’erreurs pénibles et
regrettables retomberait sur les bourgmestres qui auraient refusé leur
concours.
Le gouverneur soulignait ensuite la
stipulation selon laquelle les ouvriers déportés ne pourraient rentrer en
Belgique que pour des cas exceptionnels et urgents.
Il annonçait aussi qu’il agirait avec la
dernière rigueur contre les bourgmestres qui ne dresseraient pas les listes ou
le feraient avec négligence, et cela non seulement – osait ajouter le tyran –
parce qu’ils n’obéissent pas aux ordres de l’autorité allemande, mais aussi
parce qu’ils manquent à leur devoir envers la population confiée à leurs soins.
Le gouverneur réclamait les listes avec au
moins un tiers des noms pour le jeudi soir 16 novembre, et le reste au plus
tard pour le 20 novembre.
Entretemps arriva la date du 15 novembre,
fête du Roi.
A 10 heures l’église Sainte Gudule était
bondée : à 10 heures devait avoir lieu une messe suivie de Te Deum.
A la gauche de l’autel, les dignitaires de
la maison du Roi occupent les places bien en vue. Le comte Jean de Mérode,
grand maréchal de la Cour,
le baron de Woelmont, grand maître de la maison de la Reine, le comte d’Aerschot,
le général baron de Moor, Mgr Pieraerts, MM. Bosmans et Godefroid représentent
nos souverains.
Au-delà, dans le chœur, de nombreuses
personnalités du monde politique, de la magistrature, du clergé, de l’armée, de
l’administration. Aux premiers rangs je remarque M. de Favereau, président du
Sénat ; les ministres d’Etat Woeste et Devolder ; des sénateurs et
députés ; M. Lemonnier, ff. de bourgmestre de
Bruxelles, des échevins, des généraux ; M. Janssens, président de la Députation
permanente ; Beco, gouverneur de Brabant, etc.
Après le Te Deum un invalide monta sur une
chaise et entonna l’hymne national. La foule l’écouta en silence et reprit le
refrain en chœur.
Des cris retentirent : « Vive le
Roi ! Vive la Liberté !
Vive la Belgique !
Vive l’armée ! »
On agitait mouchoirs et chapeaux.
A Saint-Jacques sur Coudenberg, fut
également célébrée une messe solennelle. L’assistance chanta l’hymne national
jusqu’au dehors de l’église. Un agent de police allemand en bourgeois voulut
arrêter une dame, mais reçut de son mari un camouflet si retentissant qu’il
roula par terre. Le public applaudit, mais d’autres policiers accoururent et
emmenèrent le courageux citoyen.
Le général Hurt publia un avis le 20
novembre au sujet des incidents. Il appela la cérémonie une formidable
manifestation politique et déclara que les Allemands avaient été insultés par
la foule.
En conséquence, il prit quelques mesures.
A partir du 21 novembre, jusqu’à nouvel
ordre, tous les hôtels, lieux de réjouissance, restaurants, cafés et magasins
devaient être fermés à 8 heures du soir dans toute l’agglomération.
De 8 heures 30 à 4 heures du matin ne
pouvaient sortir dans la rue que ceux qui étaient en possession d’une
autorisation écrite de la kommandantur.
Aucune amende n’était prévue. Cela parut
extraordinaire.
Mais le 22 novembre, la contribution de
guerre mensuelle à payer par la
Belgique (depuis deux ans déjà) fut portée de 40 à 50 millions.
Le traitement inouï infligé à la
population, la déportation des milliers d’ouvriers fut évidemment une occasion
de fêter un jour tel que le 15 novembre avec encore plus d’éclat qu’autrement.
Mais la situation prit un caractère de
plus en plus aigu. Dans les quartiers populaires on placardait des affiches
pendant la nuit pour exciter les hommes à ne pas se rendre au contrôle pour les
réquisitions.
« Imitez, y lisait-on l’exemple des
hommes de Ninove et d’ailleurs, qu’il a fallu arracher un à un de leurs
foyers... N’allons donc pas, sur une simple sommation, faciliter la sale
besogne des Allemands en nous présentant comme des moutons à la
boucherie. »
Le 17 novembre arriva. Dès l’aube l’hôtel
de ville de Bruxelles et de chacun des faubourgs furent entourés de soldats.
Dans la matinée, le prince von Ratibor
accompagné d’un autre officier se rendit auprès de M. Lemonnier. Il insista
pour qu’on lui remette les listes des chômeurs.
Le ff. de bourgmestre rappela sa
réponse :
Ø Vous
prenez donc la responsabilité de ce refus ? », demanda le prince de
Ratibor.
Ø J’assure
l’entière responsabilité de mes actes.
Ø Dans
ce cas vous êtes arrêté, et je vais ordonner que l’on interdise à vos employés
de sortir. Vous resterez arrêté jusqu’à ce que les listes nous aient été
remises.
Ø C’est
une question de principe, je le répète, et dussiez-vous me garder un an, deux
ans, dix ans, vous n’aurez pas les listes.
Les Allemands se retirèrent alors et M.
Lemonnier réunit les deux cents membres du personnel dans la salle gothique de
l’hôtel de ville.
Il leur adressa un petit discours en
présence des Allemands et leur annonça qu’agissant selon sa conscience, il
avait refusé de fournir les listes.
Le personnel applaudit, mais M. Lemonnier
les invita à s’abstenir de toute manifestation.
A 1 heure, le prince de Ratibor rentra et
annonça que l’autorité allemande avait renoncé à l’arrêter et que le personnel
pouvait partir également.
Les mêmes scènes se déroulèrent dans les
autres communes.
Les
Allemands saisirent alors les listes des contribuables.
Dans l’après-midi, le Collège échevinal de
Bruxelles rédigea une nouvelle lettre de protestation au gouverneur :
Excellence,
« Un avis de M. le gouverneur
allemand, lieutenant général Hurt, aux bourgmestres du Grand-Bruxelles et du
Brabant, publié aujourd’hui, annonce que l’autorité allemande a décidé la
déportation en Allemagne des ouvriers chômeurs.
Cet avis cause une profonde émotion parmi
nos concitoyens.
Le
sentiment public considère cette déportation comme l’établissement en Belgique
d’un régime d’esclavage. »
Puis les auteurs de la lettre insistent
sur l’injustice et l’illégalité de cette mesure et rappellent les causes du
chômage.
Le collège montre ensuite que le pouvoir
occupant ne doit pas intervenir pour soutenir les chômeurs. C’est le Comité
national de secours et d’alimentation et l’initiative privée qui les aident.
« On ne peut qu’éprouver le plus
profond respect pour un refus de travail qu’inspire uniquement un noble
patriotisme et spécialement la volonté de ne pas fournir directement ou
indirectement une aide à l’ennemi. »
La lettre prouve aussi que la déportation
suivie du travail forcé, a pour but de fortifier l’Allemagne militairement.
Elle rappelle les déclarations faites le 2
septembre 1914 par von der Goltz, qui invitait alors la population à vaquer
paisiblement à leurs occupations ordinaires, et la promesse que personne ne
serait déporté, promesse si souvent réitérée dans toutes sortes de
proclamations.
(La lettre cite l’avis relatif à
l’arrestation de civils en âge de milice, l’arrêté au sujet de la garde
civique, etc.)
Le 23 novembre, on resta dans l’attente.
Des bruits circulaient selon lesquels les Allemands hésiteraient finalement à
exécuter leur menace à Bruxelles. Une réelle émotion régnait, en effet dans tous
les pays. Les Etats-Unis demandaient des explications plus détaillées. Une
interpellation était annoncée à la
Chambre néerlandaise. La Hollande sentait, elle aussi, une certaine
responsabilité dans cette affaire, parce qu’en 1914 des communications
officielles avaient été affichées dans ce pays pour tranquilliser les réfugiés
au sujet de leur retour en Belgique. Même des journaux hongrois critiquèrent la
façon d’agir des Allemands.
Cependant à Bruxelles, on prenait des
précautions. Les chômeurs furent dispensés de venir en personne pour toucher
leurs secours, de crainte que les Allemands n’opérassent une razzia. Un autre
membre de la famille fut invité à aller chercher l’argent.
On conseilla également aux hommes de ne
plus aller personnellement chercher leur soupe et leur pain dans les locaux de
ravitaillement.
Des circulaires rédigées en français et en
flamand furent distribuées clandestinement. Elles disaient :
« Ils ont cru germaniser le sol, mais
montre leur que ton cœur encore, bat dans une poitrine libre.
Ouvrier ou bourgeois ! Qui que tu
sois ! Frère de ceux qui, là-bas luttent, souffrent et meurent pour notre
Pays avec notre Roi.
Songe aux femmes, songe aux enfants, songe
aux vieux parents de nos soldats, car si tu pars et si, sans résistance, tu
acceptes l’exil, tous ceux-là dont le cœur vit dans un glorieux exil te
maudiront pour ta passivité.
Résiste donc ! Que le Prussien
vienne, dans ton foyer t’arracher à tes enfants !
Les
lâches seuls accepteront l’exil !
Les lâches seuls se soumettront à la mesure odieuse !
Les lâches seuls se présenteront pour la déportation !
Mais toi, ô Belge ! Résiste ! Résiste encore et
pense à la devise nationale : L’Union fait la Force !
Rester chez soi ! Ne pas se montrer à
la rue le jour de la convocation ! Pas de foire aux hommes !
Quoiqu’il
advienne, ne jamais signer ! »
Le 26 novembre, le cardinal Mercier se rendit à
l’improviste à la collégiale Sainte-Gudule. Une foule empressée y accourut. Des
officiers et des soldats allemands convoqués en hâte, se mirent en devoir de la
refouler.
Malgré cette intervention, l’église était
bondée lorsque le cardinal monta en chaire. Il prit pour texte de son
allocution ces paroles de l’évangile de Saint-Jean : « Mes disciples
doivent prendre connaissance de la vérité, car dans la vérité est la
liberté. »
Il déclara que les quatre ou cinq
dernières semaines qu’il venait de passer étaient les plus douloureuses de sa
carrière épiscopale. « Les pères et les mères qui se pressent ici, dit-il,
me comprendront. »
Puis il annonça qu’il avait vu des
centaines de ses ouailles en péril et dans les larmes.
« Durant trois jours, dimanche, lundi
et mardi derniers, matin et soir, j’ai parcouru les régions d’où les premiers
ouvriers et artisans de mon diocèse furent emmenés, de force, en terre d’exil.
A Wavre, à Court-Saint-Etienne, à Nivelles, à Tubize, à Braine-l’Alleud, je
pénétrais en plus de cent foyers à moitié vides. Le mari était absent, les
enfants étaient orphelins, les sœurs étaient assises, l’œil mort, les bras
inertes, à côté de leur machine à coudre ; un morne silence régnait dans
les chaumières. On eût dit qu’il y avait un cadavre dans la maison.
Mais, à peine avions-nous adressé à la
mère une parole de sympathie que les sanglots faisaient explosion, et les
lamentations, et les accents de colère, avec des sursauts de fierté
magnifiques.
Le souvenir de ces scènes navrantes ne me
quitte plus.
Je voudrais courir à Anvers, à Tirlemont,
à Aerschot, à Diest, partout où elles se renouvellent, où il y a des douleurs à
soulager, des larmes à sécher, des cœurs à apaiser.
Mais, je ne le puis : mes forces et
mes loisirs trahissent ma bonne volonté.
Alors, mes biens chers Frères, j’ai pensé
que je viendrais vers vous au centre de mon diocèse et de notre pays. Vous vous
ferez les propagateurs de ma pensée, les interprètes de mes sentiments.
Fidèle à la salutation qui est familière
aux évêques : Pax vobis, « Due la paix soit avec vous », je
vous apporte une parole de paix.
Mais il n’y a de paix possible que dans
l’ordre, et l’ordre repose sur la justice et sur la charité.
Nous voulons l’ordre, et c’est pour ce
motif que nous vous avons demandé, dès le premier jour, de ne pas opposer de
résistance active au pouvoir d’occupation et de subir, sans révolte, les
régiments qui ne violent ni notre conscience chrétienne ni notre dignité
patriotique. Mais le pouvoir occupant, aussi, doit vouloir l’ordre,
c’est-à-dire le respect de nos droits et de ses engagements.
L’homme, en pays civilisé, a droit à la
liberté de son travail. Il a droit à son foyer. Il a le droit de réserver ses
services à sa patrie.
Les règlements qui violent ces droits ne
lient point la conscience.
Je vous dis cela, mes frères, sans haine
ni esprit de représailles.
Puis la cardinal insiste sur ce point que
son devoir épiscopal l’oblige à exposer ces choses selon la vérité.
« Courage, mes Frères », dit-il
en terminant, « soyez respectueux des enseignements du Christ, soyez
fidèles à la Patrie
belge. »
Cette allocution fut répandue et lue
partout.
Le gouvernement reçut aussi des
protestations de la commission médicale socialiste et indépendante, dont la
lettre est datée du 30 octobre 1916.
« Les secrétaires et les
représentants des grands syndicats socialistes et indépendants estiment qu’ils
manqueraient à leurs devoirs s’ils ne portaient pas à votre connaissance les
sentiments douloureux qui agitent les ouvriers et l’écho de leur plainte émue.
Ils ont vu enlever les machines de leurs
usines, réquisitionner les matières premières les plus diverses, s’amonceler
les obstacles pour la reprise d’un travail régulier, disparaître les unes après
les autres les libertés publiques dont ils étaient fiers. »
Puis la lettre soulignait l’attitude des
ouvriers qui depuis deux ans supportaient leur triste sort avec calme et
résignation et, qui étaient maintenant condamnés aux travaux forcés de la
manière la plus injuste.
« Au nom des familles d’ouvriers où
règne à l’heure présente la plus grande inquiétude et où seront encore versées
tant de larmes de mères, de fiancées et de petits enfants, nous venons demander
à Votre Excellence de vouloir empêcher l’accomplissement de ces actes
vexatoires, contraires au droit des gens, contraires à tout ce qui constitue la
dignité et la grandeur de la personnalité humaine. »
Le gouverneur répondit par les arguments
que l’on connaît comme il l’avait fait pour la lettre du cardinal.
Donc la déportation, selon von Bissing,
était en réalité un bienfait pour notre pays.
Les syndicats exprimèrent la pénible
déception que leur causait cette réponse et établirent que l’occupant lui-même
avait paralysé l’activité du pays par le pillage des usines et la réquisition
des matières premières.
Ils protestèrent fièrement contre
l’accusation suivant laquelle les ouvriers belges seraient opposés au travail.
« Où est » demandent-ils,
« dans le monde entier, la classe ouvrière qui a fait d’un si petit pays,
une si grande puissance commerciale et industrielle ? »
Ils rappelaient la violation de la convention
de La Haye. Bref,
les différents points que nous avons déjà vu traiter dans d’autres lettres,
étaient cités également par les syndicats.
Ceux-ci rappelaient ensuite divers
exemples de déportation.
« A Lessines, le 6 de ce mois, 2.100
personnes ont été déportées, tous les ouvriers jusqu’à l’âge de cinquante
ans ! On cite divers cas de vieillards qui sont exilés de force avec cinq
ou six de leurs fils ! »
La Confédération
générale des syndicats chrétiens de Belgique ne voulut pas non plus rester en
arrière.
« Tous les jours »,
écrivaient-ils, « les Allemands enlèvent des milliers d’ouvriers, chômeurs ou non, sans jugement, pour les déporter à l’étranger et pour les y
contraindre aux travaux forcés.
Cinq cent mille de nos ouvriers sont
menacés du même sort. »
Les syndicats chrétiens rappellent que le
chômage a été provoqué par les mesures du pouvoir occupant.
Ils repoussent le reproche de mauvais
vouloir de la part des ouvriers.
« S’il y a des exceptions, elles sont
rares, très rares. Pourquoi punir du fait de ces quelques exceptions plus de
cinq cent mille chômeurs involontaires innocents ? »
Cette lettre, fort longue, éloquente et
bien documentée, montre ensuite le côté injuste, illégal, antichrétien de cet odieux
système.
Les députés er sénateurs du Luxembourg
écrivirent notamment :
« Une chose est incontestable, c’est
qu’en ce qui concerne la province de Luxembourg le chômage n’existait point.
Notre province est très étendue, la population y est très dense.
Pendant la guerre, il a été exécuté 750 kilomètres de
chemins vicinaux, établis ou améliorés, desservant 16.000 hectares de
forêts et 23.000
hectares de terrain de culture.
Des milliers d’hectares de terrain fangeux
ont été assainis ; les études sont faites pour 275 hectares. Il a été
effectué 1.100
hectares de plantations nouvelles. Il a été construit
3.000 fosses à fumier et citernes à purin pour le plus grand profit de
l’hygiène publique et du progrès agricole. Il a été exécuté des aménagements de
cimetières, des distributions d’eau, des améliorations d’étables et toute une
série d’entreprises du même intérêt.
Les travaux réalisés à ce jour ont
nécessité une dépense totale de 9.540.000 francs, représentant presque
exclusivement des salaires et dans laquelle les pouvoirs publics, Province,
Communes et Etat n’ont eu à intervenir qu’à concurrence de 1.790.000 francs.
Et voilà que la plupart des travaux
approuvés, entamés, subsidiés par la Province et par l’Etat lui-même, sont brusquement
condamnés et interrompus.
C’est ainsi qu’on a créé le
chômage. »
Mais à quoi servaient toutes ces
protestations alors qu’il n’y avait en Belgique qu’une seule volonté, celle de
l’occupant ? Aussi les déportations continuèrent de plus belle.
Mgr Heylen, évêque de Namur, fut témoin
des déportations de Gembloux et écrivit à ce sujet à von Bissing.
« J’ai été informé dans la journée de
mardi que l’enlèvement des hommes de la région de Gembloux était annoncée pour
le lendemain, 22 novembre.
Comme mon diocèse se trouvait, cette fois,
atteint, je résolus aussitôt d’aller sur place, afin de me renseigner, de façon
directe et certaine, sur la manière dont s’exécute la mesure que nous
déplorons. Je voulais en même temps porter à mes diocésains, avec ma
bénédiction, un témoignage d’affectueuse compassion dans leur malheur.
Enfin, il me semblait que dans une heure
aussi grave, la cause de la
Justice et du Droit exigeait de moi que je renouvelle et que
je confirme, personnellement et de vive voix, la protestation que j’ai déjà
transmise à Votre Excellence.
Je
me suis donc rendu hier à Gembloux. Après quelques difficultés, j’ai été admis
à assister au défilé des hommes, me tenant à peu de distance des opérations,
dont j’ai pu suivre le développement.
Je dois à la vérité de vous dire,
Excellence, sans exagération ni réticence, l’impression que m’a causée ce spectacle,
le plus lamentable que j’ai vu en ma vie et qui m’a fait penser – ainsi que je
n’ai pas craint de la dire à un officier allemand – aux anciens marchés
d’esclaves de l’Afrique. J’en ai été affligé jusqu’à verser des larmes ;
et il n’y a personne au monde qui soit assez dur ou indifférent pour échapper
aux impressions que j’ai éprouvées.
J’ai constaté moi-même, Excellence, avec
quel arbitraire s’opérait cette horrible sélection qui nous a ravi plus d’un millier d’hommes, dissociant les familles et
les villages, désorganisant jusque dans ses fondements l’activité agricole,
commerciale et industrielle de cette région.
Il ne faudra plus essayer désormais de
persuader au peuple belge ou à l’étranger qu’il est simplement question de
fournir du travail aux désœuvrés. »
L’évêque montre alors que la plupart des
déportés n’étaient pas chômeurs.
« J’ai entendu, hier, »
poursuit-il, « ces cris éplorés de la foule impuissante devant ces abus de
force. En vérité, c’est trop cruel ! Pourquoi persévérer et s’obstiner
dans ces pratiques de guerre qui déchaînent contre l’Allemagne l’univers entier
et qui, chez nous, creusent toujours plus profondément un abîme de réprobation
et de haine ? »
Mais
toutes ces interventions furent vaines et le cardinal Mercier put écrire avec
raison à la date du 19 décembre dans une lettre à son clergé :
« En dépit des protestations
adressées à l’Allemagne par le Souverain Pontife et par plusieurs Etats neutres,
les déportations de notre population civile ne cessent pas. »
Le cardinal adresse ensuite quelques
recommandations aux pasteurs pour les inviter à soulager le plus possible ces
souffrances et à accorder aux martyrs leur aide tant matérielle que
spirituelle.
Les Légations des Etats-Unis, d’Espagne et
des Pays-Bas créèrent à Bruxelles un bureau, où l’on recueillait les plaintes
des parents des Belges déportés.
Le gouverneur reconnut que des erreurs
avaient été commises, mais en attribua la cause aux administrations communales
qui refusaient de remettre les listes des chômeurs. Les légations s’efforcèrent
de réparer ces erreurs.
Naturellement un grand nombre de nos
concitoyens essayèrent de quitter le pays, afin de se soustraire au travail
forcé. Des centaines d’hommes et de jeunes gens arrivèrent à cette époque en
Flandre Zélandaise, à Flessingue, à Roosendaal, à Breda, à Tilburg, à
Bois-le-Duc, à Maëstricht et dans d’autres localités du sud de la Hollande. Ils
semblaient apporter avec eux comme une idée tangible de la résistance de notre
population ouvrière au régime d’esclavage des Allemands. Cette impression
ressort d’une interview qu’un journaliste publia à cette époque :
« Un homme en sabot, vêtu d’un sarrau
et d’un pantalon de velours, débarqua du bateau faisant le service en Flandre
Zélandaise. Il jeta autour de lui un regard un peu étonné.
Je reconnus l’ouvrier.
« Oh oui », répondit-il, à ma
demande de renseignement « maintenant j’ose parler. Je suis dans un pays libre.
Et je me suis enfui pour être libre. J’ai franchi le fil de fer cette
nuit. »
« Est-ce que vous craigniez d’être
fait prisonnier ? »
« J’ai craint pis que cela, car j’ai
déjà été en prison pendant trois mois en Allemagne. »
« Et pourquoi ? »
« Pour avoir exprimé mon opinion avec
trop de franchise. On peut réprimer ses sentiments pendant quatorze jours, mais
le quinzième jour on finit quand même par dire ce qu’on a sur le cœur. Ils sont
venus – les Allemands naturellement – m’arracher de ma maison. La femme et les
enfants pleuraient, mais cela n’a servit à rien. Je dus me rendre à la
kommandantur, et de là dans un camp en Allemagne, à Holzminden. Ils me
relâchèrent au bout de trois mois. Et lorsqu’on songe à la soupe aux betteraves
et au pain noir, et à ces tristes baraques et à cette clôture en fil barbelé,
on est bien obligé de se taire. »
« Et aviez-vous commis quelque
nouveau méfait ? »
« Non... Mais les Allemands réclament
partout des ouvriers qui doivent aller travailler derrière le front ou au
front, je préfère comme maçons ou charpentiers. Si on doit m’envoyer au front,
je préfère y aller librement et plutôt à notre propre front, à l’Yser. Dimanche
matin j’ai fait mes adieux à ma femme et donné la bénédiction à mes enfants.
Dieu sait si je les reverrai encore. Que va-t-il se passer en Belgique ?
Dans les villes, il y a des consuls, il y a un contrôle, mais dans les villages
nous sommes sans protection.
La semaine dernière, nous devions
construire une rampe dans la gare de notre village (en Flandre Orientale). Les
Allemands en construisent partout, afin de pouvoir faire des chargements
rapides, ou plutôt les civils doivent les construire, sous la surveillance de
soldats. Et savez-vous ce qu’un de ces Allemands me déclara ? J’ose vous
jurer que c’est la vérité... « Si nous partons, dit-il, « les hommes
de 17 à 31 ans nous accompagnerons... Nous ne voulons pas les laisser ici pour
les Français et les Anglais... car alors ils tireraient sur nous. Ils doivent
partir avec nous en Allemagne et apprendre à tirer, pour tirer sur les
Russes. »
Telles furent ses déclarations ; je
ne crois pas précisément qu’ils voudraient que nous allions combattre les
Russes, mais nous devrons les suivre certainement, et s’ils osent nous employer
déjà pour construire leurs baraques, ils n’hésiteront pas à nous faire creuser
des tranchées, même contre les Russes, et peut-être même contre nos propres
concitoyens. Est-ce qu’ils n’emploient pas aussi maintenant ces maçons et ces
menuisiers contre notre propre peuple. Il y en a qui sont partis de Lokeren,
d’Eeklo, de Saint-Laurent d’Aeltre, d’Harlebeke et d’autres villages. Et il ne faut
pas songer à résister.
Ils se rendent d’abord auprès de
bourgmestre, et il y a des bourgmestres qui cèdent. C’est une honte, car ils
devraient nous donner l’exemple. Mais d’autres refusent. Sans utilité
d’ailleurs. C’est le régime de la contrainte. Ils punissent d’abord les
communes en leur infligeant des peines d’amende et de diverses autres manières,
et en cas d’insuccès ils emmènent la population. Voilà comment ils font régner
la terreur. Je ne veux plus travailler pour les Allemands.
Je suis parti dimanche dernier ; j’ai
rencontré encore d’autres réfugiés, qui étaient en route depuis quinze jours,
qui se cachaient depuis quinze jours dans les bois comme des bêtes traquées.
Voilà ce qui se passe chez nous !
Nous avons franchi la frontière en suivant
toutes sortes de sentiers ou à travers champs. Le soir était tombé lorsque nous
arrivâmes aux canaux. Le premier pont existait encore, le second avait été
dynamité, mais les Allemands y ont construit un pont de fortune à l’aide de planches
et d’échelles. Il n’y avait pas de poste et on le franchit vivement. Puis passé
Stroobrugge il y avait un poste de garde. Je tenais mes sabots à la main. Nous
restâmes alors pendant six heures dans les taillis. Ah ! s’ils nous avaient découverts !
Non loin de là, il y avait une sentinelle.
Nous aurions pu évidemment nous unir pour massacrer, mais nous y renonçâmes en
songeant aux innocents que l’on punit pour les autres, aux habitants de la
commune sur le territoire de laquelle nous nous trouvions.
Il était 1 heure ½ lorsque la sentinelle
se retira. On relevait les postes. C’était le moment de tenter l’aventure. Nous
étions en possession d’bâton en forme de fourche muni de caoutchouc. Nous
l’enfonçâmes dans le sol de sorte que le fil électrique était maintenu dans la
fourche et soulevé. Dès lors nous avions la place nécessaire pour passer. Mais
le cœur n’en bat pas moins lorsque l’on rampe sous ce courant de mort. Le
moindre petit accroc est mortel. Chacun réussit à passer... Oui, nous préférions
risquer notre vie que de vivre dans une pareille angoisse et de servir les
Allemands. Mais nous étions libres. Notre joie était telle que chacun se mit à
danser...
Ce fut un soulagement extraordinaire. Nous
pénétrâmes dans une grange pour y passer la nuit. Mais avant de dormir, ma
pensée se reporta auprès de ma femme et de mes enfants. Dieu les protège..
A Kieldrecht toute une troupe de jeunes
gens prit la fuite. Ils longèrent les sables de Saaftinge dans l’Escaut.
Quelques guides, qui connaissaient le chemin, les conduisirent à travers les
passes et les canaux.
Le lendemain les Allemands placèrent une
mitrailleuse sur la digue, pour ouvrir le feu sur les fuyards à la moindre
alerte.
Des jeunes gens qui soupiraient après la
liberté venaient depuis Comines, sur la
Lys, pour se rendre en Hollande ; deux d’entre eux
trouvèrent la mort au fil électrique aux environs de Turnhout.
On rencontra en Flandre Zélandaise des
jeunes gens de la côte flamande. Les Allemands les avaient forcés de travailler
à bord des bateaux dragueurs au port de Zeebrugge, sous les ordres d’un
entrepreneur allemand.
Mais le soir, le patron quittait le bateau
parce qu’il craignait les attaques nocturnes des aviateurs.
Des Belges étaient alors chargés de monter
la garde à bord. Plusieurs profitèrent de l’occasion pour fuir dans la
chaloupe... par voie de mer, en longeant les mines entre les navires
patrouilleurs et les torpilleurs.
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