Médecins de la Grande Guerre
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Chapitre
II Les
réquisitionnés dans le Nord de la France. Préface La déportation de milliers
de travailleurs belges et Français fut
un véritable fléau pour nos populations. Ce crime de guerre fut
souvent passé sous silence et tomba vite dans un certain oubli
vraisemblablement parce que la
souffrance de nos ouvriers fut considérée comme peu glorieuse en comparaison de
celle endurée par nos soldats, prisonniers de guerre et résistants ! Le récit ci-dessous parut
dans « Dr Loodts et Francis
De Look. Les
réquisitionnés dans le Nord de la France. « Pas de travaux militaires »,
affirmait von Bissing, dans les réponses aux protestations qui lui étaient
adressées. C’était mentir de façon éhontée. Les réquisitionnés furent envoyés dans
trois directions différentes : dans le Nord de la France, en Allemagne et
en certains points de la Flandre. Nous allons les suivre d’abord dans le
Nord de la France : Dès l’année 1916, mais surtout en 1917, après la
retraite de la Somme, que nous décrirons plus loin, une grande quantité
d’ouvrages de défense, de chemin de fer, de routes militaires, de camps, etc.,
devaient être construits, et ces travaux d’intérêt exclusivement militaire
furent confiés aux déportés. On emmena les malheureux jusque dans la ligne de
feu. Ce fait est établi par une foule de
dépositions recueillies au cours d’une enquête officielle. Nous allons en citer quelques-unes, après
quoi nous donnerons des détails plus circonstanciés sur le sort des pauvres
déportés. Pierre
Devaere, de Gand, déclare : « Ayant refusé de souscrire un
contrat de travail, j’ai été envoyé à la gare où le travail était rude et
fiévreux. Par suite de la nourriture insuffisante,
bien souvent des hommes tombaient épuisés ou malades. Aussitôt pleuvaient les
coups de crosses ou de bâton. Jamais un prêtre n’entrait dans cet enfer.
Jamais, sauf une seule fois, je n’ai pu assister à la messe. A l’hôpital de
Stenay, la surveillance des salles semblait assurée par des soldats
déséquilibrés venant du front. L’un d’eux prenait plaisir à arracher les
malades de leur lit. » Voici le texte d’un des contrats de
travail que les Allemands présentaient aux ouvriers au moment de
l’embauchage : « Le soussigné. Monsieur... un
(ajusteur du Hainaut) déclare contracter par la présente un engagement de
travail avec la Maison « Gelsenkircher Bergwerk Ges, Abt. Hochofen,
Gelsenkirchen. » 1.
Il s’engage en qualité d’ajusteur, aux mêmes
taux et conditions que les ouvriers allemands de même catégorie, selon le
travail fourni, à Frs 7.50 en moyenne par jour. 2.
Il reconnaît expressément les lois de travail
de l’empire allemand et le règlement en vigueur dans l’usine, tout en
reconnaissant l’article 5 du présent contrat. 3.
L’ouvrier sera assuré contre la maladie et
les accidents de travail, exactement comme les ouvriers allemands. 4.
Il se soumet à l’obligation d’habiter un logement
qui lui sera désigné, et il lui sera porté en compte, pour le logement et la
nourriture, par jour environ Frs 1.65, d’après les usages locaux. 5.
Ce contrat a une validité de quatre mois, à
partir du premier jour de travail, et ne peut être résilié par aucune des
parties pendant cette période. 6.
L’ouvrier déclare être libre de toute
infirmité. Fait en double
à Charleroi, Boulevard Audent 101. Le
16 août 1916. L’ouvrier : (signature) En franchissant la frontière, il est
strictement défendu d’emporter des lettres, livres, journaux, notes, etc., sauf
des documents d’identité. » Richard
Gurderbecke, domicilié à Gentbrugge, déclara : « Je me trouvais au camp de Romagne.
Un matin, souffrant de la poitrine et de la fièvre, je me plaignis au
sous-officier. Celui-ci m’empoigna par les épaules et me jeta contre un mur.
C’était la règle : dès que la fatigue ou la maladie empêchait un
malheureux civil de travailler, il était battu. Du 1er octobre au 5 mai 1917,
j’ai vu une seule fois un prêtre au camp de Romagne. Une seule fois, j’ai pu
assister à la messe et j’ai pu alors communier. Dans las baraques, nous
disposions d’un matelas bourré de fibres de bois ; ce matelas dut être
jeté, car la vermine y fourmillait. Les hommes couraient affamés sur les
travaux, la rage au cœur et tremblant à chaque moment pour leur existence.
Quand un compagnon d’infortune était parvenu à obtenir un morceau de pain, les
yeux de ses camarades semblaient lancer des flammes. Dans cet enfer, les jurons
et les imprécations se croisaient. Un jour, j’ai payé un franc pour un
rat : j’en ai mangé un tiers et malgré ma faim furieuse, j’en ai jeté le
restant dans un hoquet de dégout. A l’hôpital de Stenay, les soldats,
surveillant les salles, semblaient fous et prenaient plaisir à battre les
malades. Les lits étaient marqués A ou B, suivant que les patients pouvaient se
lever ou devaient rester couchés. Si un patient d’un lit A était trouvé dans
son lit, il en était arraché par les pieds et jeté sur le plancher. Par contre,
si un malade d’un lit B était trouvé debout, il était frappé et jeté sur son
lit avec brutalité. Nous vivions dans une angoisse continuelle. » Firmin Maes,
demeurant à Saffelaere, fit la déclaration suivante : « Je devais enterrer au cimetière de
Montmédy les morts français, russes ou allemands. Personnellement, je n’ai pas
été maltraité, mais je voyais autour de moi que les soldats allemands
frappaient mes compatriotes, quand la besogne n’avançait pas assez vite à leur
gré. La discipline était très sévère. Un jour, un Russe, atteint de surdité, se
rendait au W.C. N’obtempérant pas assez rapidement à l’ordre verbal lancé par
la sentinelle, il fut tué d’un coup de fusil. » Au sujet de
l’hôpital de Stenay, les rapports étaient unanimes. François Boon,
de Gand, dit : « Les soldats surveillant les salles
étaient des brutes, frappant sans raison les malades. Ils prenaient plaisir à
tirer les patients par les pieds, à les arracher de leur lit et à les jeter par
terre. » De nombreux déportés durent se rendre au
camp de Demblay, au nord de Verdun. Cyrille
Vermaille de Thielt, rapporte à ce propos : « Nous étions battus sans raison. Un
jour, je tournai la tête et aussitôt un soldat allemand me lança un coup de
poing dans la figure. Le sang me gicla du nez et de la bouche. » Dans le
voisinage se trouve le village de Villers. « Dans cet enfer sans nom, dit Omer
Carlier de Nederbrakel, on jurait, on blasphémait de faim, de douleur et de
rage. » Alphonse
Mayens se trouvait dans la même région, à Fontaines. « A mes côtés, un homme de mon
village tombe complètement épuisé. A quatre, nous le ramassons et le conduisons
au camp, où le soldat de garde se met à le battre. Le lendemain, mon camarade
était mort. Aloïs
Wellekens, d’Erembodegem, déclare : « Vers le 25 décembre 1916, le camp
de Romagne étant trop exposé au feu des Français, nous avons été dirigés sur
Villers et remplacés à Romagne, par des prisonniers russes. Nous étions constamment battus à coups de
crosse, de bâton, de pied ou de poing. Chaque sentinelle portait un bâton dont
elle usait largement. Le dimanche après-midi, nous étions dispensés de tout
travail, mais pour le plaisir des Allemands, nous étions réunis en rangs dans
la cour. Nous restions là immobiles, exposés au grand froid de l’hiver. » Gustave Samijn
de Courtrai : « A Demblay, nous couchions sur des
nattes maintenues par des bâtons. Les paillasses, au surplus, n’auraient guère
pu servir ; elles étaient remplies de vermine. » Charles
Roelenbosch de Mont-Saint-Amand : « Les chiens sont mieux traités que
nous ne l’étions par les Allemands en France. » Malgré cela la plupart de ces infortunés
firent preuve d’une force d’âme admirable au milieu de leurs souffrances. La déposition
de Jean Dechanet, d’Arlon, est éloquente à cet égard : « Le 30 novembre 1916, les Allemands
nous convoquèrent dans la cour du couvent des Jésuites. Tous les agents du
Chemin de Fer se trouvaient ensemble. Un sous-officier nous lut une note
allemande dont nous ne comprîmes rien ; un machiniste de l’Etat belge,
originaire d’Arlon, fut chargé de nous en donner la traduction. Celle-ci était
à peu près la suivante : « Mes amis, on nous dit que ceux qui
veulent travailler pour les Allemands ne partirons pas. Qu’en
pensez-vous ? Je pense, moi, que nous devons nous défendre et que nous ne
pouvons travailler pour eux ! » L’Allemand nous fit dire que ceux qui
consentaient à travailler pouvaient ne pas bouger. Tous les cheminots levèrent
aussitôt les bras en criant : « Vive la Belgique ! A bas l’Allemagne ! »
Nous passâmes au contrôle. Nous fûmes expédiés à Guben, où nous
arrivâmes le 2 décembre. Les baraques étaient chauffées. On semblait vouloir
nous laisser tranquilles, lorsque vers le 10, je fus invité, avec trente de mes
camarades, à me trouver « sous l’horloge » (c’était l’endroit du
marché). En effet, un industriel ne tarda pas à se présenter et, sans demander
aucune explication, il nous embaucha et nous emmena à Ratibor (frontière de la
Silésie). C’était une fabrique d’accessoires d’électricité. Environ trois mille
femmes y travaillaient déjà, ainsi que quelques rares prisonniers russes. Nous
refusâmes tout travail et nous fîmes remarquer au directeur que nous avions été
enlevés contre notre gré et que nous n’étions nullement chômeurs. Le directeur
fut vexé, déclarant que, d’après des renseignements qu’il avait obtenus, nous avions
été enlevés de Belgique afin d’éviter les émeutes et les conflits avec les
troupes allemandes. Il téléphona au camp en marquant son mécontentement d’avoir
été induit en erreur et d’avoir été exposé à des frais de voyage, séjour, etc.,
pour trente et une personnes. Le camp répondit qu’il pouvait renvoyer les
hommes et que les frais seraient remboursés. Nous fûmes donc renvoyés à Guben,
où on nous visita sur toutes les coutures. On confisqua provisoirement l’argent
que nous possédions. Sur cet argent, on préleva les frais du voyage et de
séjour à Ratibor, lesquels s’élevaient à 18 marks 60 par homme. Celui qui
possédait de l’argent devait payer pour celui qui n’en possédait pas ; ce
dernier délivrait un reçu. Je possède encore cinq de ces documents. On nous
aligna ensuite dans la neige qui nous montait jusqu’aux genoux, avec défense
formelle de nous déplacer. Et la neige et la grêle continuaient à tomber et à
nous couvrir ! Nous sommes restés dans cette position, de 10 heures du
soir à 10 heures et demie du matin, sans boire ni manger. Si l’un de nous avait
le malheur de chercher un abri contre le mur, il était roué de coups de crosse.
A 10 heures et demie, le général vint nous annoncer que nous serions punis et
mi à la demi-ration. En outre, il prit dans notre groupe trois otages qu’il
envoya dans un camp de discipline. Notre ordinaire se composait alors d’une
tasse de thé et de quatre biscuits français. Ceci se passait le 14 décembre
1916. On nous laissa tranquilles jusqu’au début
de février. Alors une nouvelle convocation nous appela « sous
l’horloge ». J’avalai du tabac et du savon et me déclarai malade. Le
médecin qui vint m’ausculter constata une bronchite. Mes camarades furent
emmenés dans un bois de sapins, mais refusèrent de travailler. Ils furent
battus par le patron et par les gardes forestiers. Ces sévices n’étant pas
suffisants, ils durent rester dans le bois pendant quarante huit heures, sans
manger. Environ dix jours plus tard, ils revinrent au camp. Là, ils furent
enfermés dans une baraque non chauffée, n’ayant ni sac, ni paille pour se
coucher, et il leur était interdit de converser entre eux. Après êtres restés
dans cette situation pendant quarante huit heures et avoir été délestés de tout
ce qu’ils possédaient, ils furent renvoyés dans les baraques. Comme j’étais à
l’hôpital, je pouvais, le soir, leur jeter quelques biscuits français. Ceux-ci
furent pris par les sentinelles qui les lancèrent dans les latrines. Vers la fin de février 1917, les Allemands
rassemblèrent environ 1.500 civils et les expédièrent dans la Prusse Orientale.
J’ignore ce qu’ils sont devenus. Quant à moi, je me trouvais toujours à
l’hôpital et j’ai été renvoyé en Belgique le 27 février ; je suis arrivé à
destination le 3 mars. Le 6 mai suivant, je fus convoqué de
nouveau par les Allemands. Je n’étais nullement chômeur ; je l’étais
d’autant moins qu’indépendamment des secours que m’allouait l’Etat, je touchais
la différence de mon salaire au Comité local de Secours et d’Alimentation. Je
fus pris et envoyé à Montmédy, où je dus travailler à la construction d’un
chemin de fer à voie étroite. J’y restai pendant une dizaine de jours sans rien
faire. Puis on groupa 400 hommes qui allaient être utilisés au nivellement de
la voie. Nous recevions le soir, environ 300
grammes de pain et une tasse de café (?). Ce pain devait servir le lendemain
matin et le midi jusque trois heures et demie, moment où nous rentrions du
travail et où l’on nous distribuait un litre de soupe aux betteraves et aux
choux-raves. Voilà à quels moyens les Allemands avaient
recours pour contraindre au travail ceux qui s’y refusaient. Parfois, comme dans le cas présent, ils
envoyèrent les hommes en Allemagne, mais ils avaient aussi des camps de
discipline dans le nord de la France. Il y avait notamment deux centres pour les
ouvriers condamnés aux travaux forcés, celui de Verdun et celui de
Saint-Quentin. Les malheureux y étaient spécialement en
butte aux brutalités de l’oppresseur, comme le montre les témoignages déjà
cités. En Allemagne, il y avait des baraques pour
les abriter, dans le nord de la France rien n’avait été préparé pour les
recevoir. On les enfermait comme des prisonniers dans une usine, une école, une
ferme, le plus souvent dans un édifice déjà ravagé par les bombes ou les obus,
où le vent pénétrait librement par toutes sortes d’ouvertures et où la pluie
tombait parfois jusque sur la couche des déportés. Dans certains cas on les
enfermait comme des animaux dans les écuries des châteaux. Une commission neutre de contrôle se
rendit à nouveau en Allemagne, mais ces enquêtes produisaient peu de résultats,
comme le prouvent les souffrances endurées en pays ennemi dont nous parlerons
en détail. Mais en France, à proximité du front, les
Allemands pouvaient agir sans le moindre contrôle. Des milliers d’hommes étaient partis avec
la ferme résolution qu’ils refuseraient de travailler, et ils persévérèrent
dans leur dessein dès qu’on les eût fait sortir des fourgons à bestiaux. Mais on plaçait les récalcitrants au pied
du mur. Et malheur à ceux qui osaient bouger : on les frappait sans pitié
à coups de crosse et de bâton, on faisait pleuvoir sur eux des coups de pied.
Et on les privait de nourriture. Comment pourraient-ils résister longtemps
à de pareilles tortures, quand la faim les tenaillait, qu’ils étaient engourdis
par le froid, mouillés jusqu’aux os, rompus de fatigue ? Beaucoup s’affaissèrent sur le sol, on les
traînait alors à l’intérieur d’un bâtiment où ils gisaient inanimés. Lorsqu’ils
reprenaient leurs sens on les faisait retourner au mur et les tortures
recommençaient. Pour voir si le châtiment avait produit
ses effets, on conduisait alors le troupeau des infortunés à un endroit où on
leur enjoignait de travailler. S’ils refusaient de prendre la pelle ou le
pioche on les brutalisait horriblement. Et le cœur plein de rage, avec le
sentiment très net de leur douloureuse impuissance, les malheureux déportés
finissaient par obéir. Ils songeaient à leur femme et à leurs enfants, qu’ils
espéraient revoir, ils se cramponnaient à la vie en attendant des temps
meilleurs et c’est dans ce but qu’ils voulaient échapper à la mort. Les déportés furent employés à établir la
ligne Hindenburg. On les obligea à poser des voies ferrées, à construire des
blockhaus, à creuser des tranchées, à charger, à transporter, à décharger, à
trier et à répartir le matériel nécessaire à tous ces travaux. Ils durent
travailler dans les carrières, enlever le matériel des usines, détruire des
machines, transporter la vieille ferraille. Ils étaient du reste nourris et logés dans
des conditions misérables et n’avaient pas de vêtements de rechange. Pendant
des mois entiers les malheureux durent porter les mêmes habits, le même linge,
remplis de vermine. Et la vermine infestait aussi, comme nous venons de le
voir, les baraques et les matelas. Ceux qui tombaient malades recevaient des
coups et des bourrades et subissaient toutes sortes de mauvais traitements. Il
fallait travailler dans la pluie et le vent, par des températures les plus
vigoureuses, à tel point que les jambes, les doigts et les oreilles gelaient.
Un grand nombre d’hommes avait les pieds nus chaussés de sabots, ou les orteils
enveloppés de linges dans des souliers à moitié détruits. Le soir, on les enfermait dans un camp
entouré de fil barbelé. Souvent on se couchait le soir à côté d’un camarade que
l’on trouvait mort le matin. Et le cœur brisé, les larmes aux yeux, les poings
tendus dans un geste de colère, on voyait emporter le pauvre ami vers ce
cimetière tragique où les petites croix se multipliaient constamment. Et comme si tant de souffrances ne
suffisaient pas encore ; les bombes des avions et les obus des canons
alliés vinrent semer la mort et la panique dans les rangs de nos infortunés
concitoyens. Plusieurs tentèrent de prendre la fuite,
mais c’était une entreprise extrêmement périlleuse. Il fallait parcourir des
centaines de kilomètres à travers une région où se trouvaient des soldats qui
pouvaient facilement reconnaître les fugitifs. On avait beaucoup de chance de
retomber aux mains des gardiens, qui maltraitaient les martyrs avec un
véritable sadisme. On étendait les malheureux tout nus sur une table et on les
battait à l’aide d’un fouet, d’une matraque ou d’un bâton. On les affamait dans
d’horribles prisons. On leur peignait une lettre sur le dos, le plus souvent un
F, ce qui signifiait « Flieger », fuyard, comme si l’on voulait les
désigner tout spécialement aux rigueurs des gardiens. Dans son poignant ouvrage
« Vingt-cinq mois de torture chez les Allemands[1] »
Honoré Staes décrit le calvaire d’un habitant de Zele, Raymond Verstraeten, qui
fut déporté en octobre 1916. Cette victime des brutes allemandes tenta, avec un
de ses compagnons d’infortune de s’évader pour mettre un terme à ses
souffrances, mais il fut arrêté. Nous reproduisons ci-après le récit poignant
du martyre qu’il endura : « Nous
arrivâmes à Mangiennes vers midi. -
Raymond, me dit mon camarade, j’ai le
pressentiment que ma fin n’est pas éloignée. Lorsque plus tard tu auras
l’occasion de voir mes parents à Audenarde, dis leur qu’ils ne doivent pas
pleurer ma perte, qu’au ciel j’implorerai le bon Dieu en leur faveur. -
Pas plus que toi je ne pourrai résister à
cette vie de torture, répondis-je en soupirant. Je souffre cruellement à la
pensée de ma femme et de mes enfants. Quelques minutes après les gendarmes nous
poussèrent à l’intérieur de la clôture du camp. Dans la cour j’aperçus de
nombreux déportés que je ne connaissais pas. Je compris aussitôt que des
nouvelles victimes des bourreaux allemands étaient venues grossir notre
compagnie. On nous conduisit au centre de la plaine et on nous obligea à tenir
les mains derrière le dos. Puis un gendarme se dirigea vers la baraque où
résidaient les gardiens. Les déportés se rangèrent autour de nous. Ils
plaignaient notre sort. Quand à nous, nous ne voulions pas révéler aux barbares
les sentiments qui agitaient nos âmes. C’est pourquoi nous partions la tête
haute, en cherchant à prendre un air d’assurance tranquille. Bientôt le chef du
camp arriva avec les hommes de garde. Un simple coup d’œil jeté sur leur
physionomie suffit à nous convaincre que nous pouvions nous attendre à des
tortures effroyables. -
Ah ! Ah ! Messieurs les Belges nous
sont revenus, s’écria le commandant ; tandis qu’il se frottait les mains
en riant. Nous leur souhaitons une cordiale bienvenue. Ils vont expérimenter
maintenant ce qu’il en coûte d’enfreindre nos ordres. J’espère qu’ils
retiendront à l’avenir qu’il ne leur reste plus qu’à danser comme nous
sifflons. Je les condamne à dix jours de travaux forcés. Au cas où ils ne
pourraient supporter ce châtiment, ils ne pourront attribuer leur mort qu’à
eux-mêmes. Gardien enfermez-les chacun dans une cellule et faites d’eux ce
qu’il vous plaira. -
Raymond, si nous ne devons plus nous revoir
ici-bas, au revoir au ciel, dit Adolphe. Je n’eus pas le temps de répondre au brave
garçon. Une poigne d’acier me saisit par l’épaule et me poussa dans la
direction d’une montagne de pierres situées derrières nos baraques. Trois
minutes après environ je me trouvais devant une petite porte. Je vis ouvrir
celle-ci par un gardien. Puis la main qui me tenait me poussa de nouveau. Dès
lors il régnait autour de moi une obscurité pareille à celle des nuits les plu
sombres. Il me serait impossible de vous dire ce que je pensais. Je sais
seulement que j’entendais battre mon cœur et mes genoux heurter l’un contre
l’autre. Au bout de quelques instants je dus m’arrêter. Devant mes yeux apparut
la lueur d’une allumette qu’une main tenait contre la mèche d’une bougie. Puis
il se produit une flamme plus grande, qui répandit une clarté vacillante. Alors
je me vis entouré de cinq Allemands au teint enflammé, aux yeux sauvages, aux
traits grimaçants, et derrière eux j’aperçus des pierres grises. J’ai voulus
réciter un Notre Père, mais je ne le puis. Je me mis à claquer des dents et mes
genoux se dérobèrent. Si la main rude de l’Allemand ne m’avait maintenu, je me
serais effondré. L’un des gardiens m’interpella, mais je ne comprenais pas un
mot de ce qu’il disait. Puis je sentis qu’on me prenait par les oreilles et
qu’on attirait ma tête vers le sol. En même temps mes pieds furent soulevés de
terre et un instant après je m’abattis de toute ma longueur contre le parquet
en pierres. Je ressentis une douleur terrible au front, au nez et au menton :
Devant mes yeux tournoyaient d’innombrables roues colorées. Je me mis à crier.
Aussitôt j’entendis la voix d’un Allemand qui me hurlait à l’oreille. -
Plus vous crierez fort, plus fort nous vous
battrons. Je continuai à crier. Un instant après, je reçus sur le dos un poids
si formidable qu’il me sembla que mes côtes se brisaient et que j’étais
entièrement aplati. Dès lors il me fut impossible de crier encore. Le souffle
entrait et sortait à peine de ma gorge. Et la douleur que cela me causa !
Jamais mes paroles ne pourraient l’exprimer, ni ma plume le décrire. Je croyais
mourir. L’état où je me trouvais dura, d’après l’idée que je pus me faire, des
heures entières. Je me sentais la figure étendue dans une mare de liquide
chaud. Au dessus de ma tête, j’entendais des cris et des rires. On frappait
continuellement mob corps aplati comme avec un marteau. Jusqu’à présent, je ne
comprends pas comment j’ai pu résister à d’aussi horribles souffrances. Enfin,
le poids se détacha de mon corps et les coups cessèrent. J’entendis alors une
voix qui me criait à l’oreille : -
Est-ce assez maintenant,
« schweinhund » belge ? Je
soulevai un peu la tête pour pouvoir respirer plus aisément, mais la force me
manqua de dire quoi que ce soit. Seuls mes yeux aperçurent une lueur rouge où
se mouraient des ombres. -
Est-ce que nous vous avons suffisamment
piétiné le dos ? continuait-on à me crier. Si ce n’est pas encore assez,
nous allons recommencer. Parlez, « schweinhund » ! « Assez » puis-je enfin articuler à
grand’ peine. -
Est-ce que vous essayerez encore de nous
échapper ? -
Non. Alors on me souleva de terre et on me
plaça sur un petit banc. Après quoi la lueur rouge disparut et de nouveau il
fit sombre autour de moi comme dans un enfer. Un moment mes bourreaux échangèrent entre eux
quelques propos. Puis, je me rendis compte par le bruit de leurs semelles
qu’ils quittaient la prison. Je n’avais pas la force de tenir la tête
droite et la laissai retomber sur ma poitrine. La douleur que j’éprouvais dans
tout mon corps persista, bien qu’elle fût moins vive qu’auparavant. Je sentais
que je perdais du sang par le nez et la bouche. Ma respiration s’améliora
progressivement. *** Des milliers d’hommes furent ainsi
arrachés de leurs demeures et condamnés à un véritable travail forcé. Les
souffrances qu’ils eurent à endurer défient toute imagination, comme nous
l’avons vu par les témoignages ci-dessus rapportés. Et quelle était la cause de toutes ces
horreurs ? C’est que l’Allemagne avait occupé notre petit pays par une
basse trahison et qu’elle y abusait de sa force. *** Mais il nous faut décrire de plus près les
horreurs dont nos déportés furent victimes dans le nord de la France. Dans le territoire occupé le régime du
travail forcé fut étendu systématiquement. L’autorité allemande poussa même
l’audace jusqu’à proposer ce système aux yeux de l’étranger comme un bienfait,
comme un moyen de prémunir les Belges contre la paresse et de leur procurer un
gagne-pain. Ce que nous avons vu se produire à Bruges se répéta dans tous le
pays, à savoir les arrestations arbitraires et l’emprisonnement des ouvriers,
et de la déportation des malheureux dans le nord de la France ou en Allemagne.
Des milliers d’entre eux furent transportés comme un vil bétail dans des wagons
fermés. Beaucoup en revinrent malades, la santé minée, les pieds gelés, en
proie à la tuberculose. « Comme preuve de leurs souffrances,
il faut voir ces doigts gelés, dont les ongles sont absents, ces pieds, dont
des orteils tombent en pourriture », écrit A. J. Van Bogaert dans
« Une page du martyre de nos ouvriers pendant la guerre », une petite
brochure qui s’occupe surtout de Hamme, mais que l’on peut appliquer à une
foule d’autres localités. Hamme eut à déplorer la perte de 107
déportés qui ont succombé à leur martyre... Qu’on consulte cette liste
douloureuse ; il y en a qui sont décédés à Hamme... ce sont ceux qui ne
sont rentrés chez eux pour y mourir... et puis ceux qui sont morts à
Bousbecque, donc tout près du front d’Ypres, à Saint-Quentin, à Pitthem, à
Virton, à Longuyon, à Pierrepont, à Mons, à Laon, à Marle, etc. Edmond Cools a succombé pendant le voyage
de retour, c’est-à-dire qu’il a été renvoyé mourant. M. Verstraeten, professeur à l’Université
de Gand, examina 30 déportés et en trouva 28 atteints de tuberculose. Sur 450 hommes de la première équipe de
déportés de Hamme, 164 revinrent malades, tandis que 26 d’entre eux moururent. La seconde équipe fut transportée de
Termonde à Mézières et parquée dans une ferme avec des hommes d’autres
communes. Ils refusèrent de travailler. On ne leur donna pendant quinze jours
que de l’eau et un quart de pain par jour... La plupart résistèrent encore...
Puis on les plaça pendant deux jours et une nuit sur un mur. A 23 heures
presque tous durent se déclarer vaincus. Voilà ce que les Allemands nommaient
« travailler librement ». A 2 heures et ½ un jeune homme, épuisé,
tomba du mur sur un tas de fumier. On l’assomma à demi à coups de crosse. Les soi-disant volontaires furent chargés
alors d’exécuter un travail à un chemin de fer à Lesdrus et plus tard à un tunnel
à Bellenglise. D’autres durent creuser des tranchées près de Saint-Quentin et
après leur dur travail ils trouvèrent un lieu de repos dans les écuries du
château de Neuville-Saint-Amand, où la paille n’était jamais renouvelée. Les souffrances étaient encore plus
grandes durant l’hiver. Les malheureux portent toujours les mêmes
vêtements ; ainsi il y a des chômeurs qui ne peuvent jamais changer de
chemise ; ils sont dévorés par la vermine. Ils n’ont plus de bas ;
ils s’efforcent de protéger leurs pieds avec un morceau de la doublure de leur
veston. Il en est fort peu qui n’ont pas les mains
et les pieds gelés. Des hommes rentrent avec des membres entièrement gelés. Des
jeunes gens, dont les doigts étaient gelés, furent néanmoins obligés de
travailler dans la terre et il arriva qu’on doive leur amputer l’extrémité des
doigts. Le 7 janvier des malades reviennent à
Hamme ; ce ne sont plus que des squelettes. Ils racontent qu’il y en a
neuf autres, encore plus malades qu’eux, mais qui ne peuvent rentrer parce
qu’ils ne sont pas en état d’aller au médecin pour ce faire examiner. Ces neuf
hommes arrivent quand même à Termonde le 13 janvier, plus morts que vifs...
Beaucoup de jeunes gens sont totalement épuisés. Ceux qui meurent n’ont
généralement pas d’agonie : doucement, sans que leur camarade le sache,
ils entrent dans l’éternité... Le soir ces martyrs se couchent, souhaitant la bonne nuit à leur
voisin... et le matin, ils sont morts. Ainsi succomba, parmi tant d’autres
martyrs, Alphonse De Bonte, de Hamme. Il était couché en face de Baptiste De
Messemaker, de Kleinhulst. Le soir, ils se souhaitèrent encore une bonne nuit.
Alphonse déclara qu’il ne se sentait pas bien, mais il crut que le sommeil lui
procurerait de nouvelles forces. Le matin, lorsqu’on vint réveiller Baptiste,
celui-ci se trouva en face d’un cadavre. Les malades recevaient le plus possible
l’aide de leurs compagnons et la mort chrétienne de ces malheureuses victimes
de la barbarie allemande était souvent marquée par des sentiments d’édifiante
piété. Après le décès, les bourreaux fabriquaient un cercueil au moyen de
planches d’emballage, enveloppaient le mort dans sa couverture et ses camarades
le portaient à la petite église de Rougerie. Un vicaire resté au village chantait les
psaumes des morts et récitait les dernières prières. Puis des amis, le cœur
débordant d’émotion, adressaient à leur camarade l’adieu suprême. Le 9 février 1917, Oscar Heerwege rentre
au foyer. Près de sa maison quelqu’un lui demande des nouvelles. C’est son
propre père, mais il ne reconnaissait ni le visage ni la voix de son fils. Le 4 janvier 1917, Joseph Van Haver
revient. On le met en présence de son père qui lui parle tout un temps avant de
reconnaître son enfant... Voilà à quel état le travail forcé réduisait les
déportés. Un grand nombre de réquisitionnés furent
amenés jusque dans la ligne de feu. Gentil Parmentier, de Waereghem,
déclara : « A Gibercy, nos baraquements étaient
exposés au feu des Français ; les obus éclataient autour de nous. De même,
au travail, nous vivions au milieu d’une pluie d’obus. » Achille Verriest, d’Avelghem, fit la
déposition suivante : « A Etraye, j’ai reçu un éclat d’obus
dans l’épaule gauche, tandis que je travaillais à la réfection d’une route.
Trois de mes camarades ont été grièvement blessés. » Astaire Goeminne, de Huysse,
raconta : « Au mois de septembre 1917, je
travaillais avec plusieurs de mes camarades à la construction d’une route à
Etraye. Un obus français est venu éclater dans notre groupe et a tué trois de
mes camarades. » Jules Van Lancker, d’Eyne, dit que lui et
ses compagnons d’infortune furent traités à Jamet comme des bêtes de somme. Ils
devaient à une dizaine transporter de très grands arbres. Un soldat se trouvait
près d’eux, muni d’une cravache dont il frappait les hommes qui semblaient
faiblir et ceux qui, à son sens, ne travaillaient pas assez vite. A Dembley, un de ses camarades, de
Beveren-sur-Lys, tomba un jour au bord de la route. Le soldat du poste le roua
de coups de crosse. Arrivé au baraquement, le malheureux succomba. A Lessy, les ouvriers couchaient sur des
treillis en fil de fer. Près de Saint-Quentin, les martyrs durent
construire des blockhaus en béton et établir des massifs en béton armé pour
l’artillerie lourde, près de Lens et de Verdun, on leur fit tendre des fils de
fer barbelés. Ces malheureux travaillaient donc sur la ligne du front. Souvent
ils devaient se sauver pour échapper aux bombardements. Alphonse Verholen, de Wichelen, déclara au
cours de l’instruction qu’à Le Quesnoy, près de Lille, ils étaient en plein feu
au point qu’ils portaient des masques contre les gaz asphyxiants. Un ballon captif
allemand était suspendu devant leur baraquement. Les alliés savaient
probablement que des déportés se trouvaient dans les hangars car ils les
épargnaient pendant les bombardements. On peut juger par là jusqu’à quel point de
la ligne de feu les Allemands envoyaient les déportés. Arthur Raepsaet, de Coyghem, fit la
déposition ci-après : « Deux de mes frères et deux de mes
beaux-frères ont été déportés en même temps que moi. Mes frères étaient grands
et forts ; ils étaient âgés respectivement de 21 et de 27 ans. Mon frère
cadet et moi-même avons fort maigri. Au moment de son enlèvement, mon frère
pesait 90 kilos ; le 16 mai 1917, il n’en pesait plus que 54 ! Il a
souffert de la diarrhée et un matin, nous l’avons trouvé mort, couché à côté de
mon autre frère. » Guillaume Dedam, de Gand, déclara : « A Dun, j’ai dû construire des abris
souterrains dans lesquels se réfugiaient les soldats quand passaient les
aviateurs. Si ceux-ci passaient alors que nous nous trouvions dans nos baraquements,
les Allemands en fermaient les portes et nous devions rester exposés aux obus
tandis qu’ils allaient se terrer. » Joseph Van den Abeele de Thielt,
dit : « J’ai été réquisitionné le 20 mai
1917 et envoyé à Dembley, où j’ai retrouvé mon frère qui avait été
réquisitionné le 2 novembre 1916. Vers la fin du mois de juillet, alors que
nous nous trouvions à Damvillers, mon frère a été atteint de diarrhée d’abord,
de dysenterie ensuite. Lorsqu’il voulu se présenter à la visite médicale, les
soldats l’ont chassé du rang à coup de bâton. Mon frère ne pouvait plus se
tenir debout ; il marchait en s’accrochant aux murs ou en s’appuyant sur
un camarade, néanmoins il devait travailler constamment ; les Allemands
refusaient même de me permettre de prendre sa place. Le 3 août, il s’est
complètement affaissé et le docteur l’a envoyé à l’hôpital de Pierrepont, où il
n’est resté que quelques jours. Il est mort le 7 ou le 8 août ! » Henri Minne de Gand : « A Stenay, j’ai été occupé au
dragage de la Meuse. Un jour, vers huit heures du matin, par un froid intense,
je suis tombé à l’eau. Mouillé jusqu’aux os, j’ai du continuer à travailler
jusqu’à onze heures et demie : mes vêtements étaient raidis par le gel. Au
lazaret d’Inor, les malades atteints de 38 ou 39° de fièvre devaient
travailler. J’ai vu un malheureux malade forcé de creuser une tombe. Quand la
besogne fut achevée, il est lui-même tombé dans la fosse ; quand on voulut
le retirer, il était mort. » Aloïs Colmant
de Wieze : « Nous avons dû creuser des tranchées
derrière les baraquements de Romagne. Les animaux étaient mieux traités que
nous. » « A Billy, le sous-officier Janssens
frappait les hommes à coups de cravaches ; il mettait à ce jeu un malin
plaisir. Bien souvent, le matin, il nous faisait sortir des baraques à coup de
cravache ; nous devions, dans le froid et dans la pluie, manger notre
maigre morceau de pain. Puis, toujours à coup de cravache, nous étions mis en
rangs. J’ai vu un homme recevoir sur la tête un coup de crosse qui l’étendit
par terre. Le lieutenant et le docteur frappaient. Un jour, je me suis présenté
à la visite médicale, atteint d’un gonflement des membres inférieurs. Le
médecin m’a chassé à coup de bâton. Toujours à Billy, j’ai vu un homme tué par
les coups. » Edmond Hollebosch, d’Ertvelte : « J’ai été enlevé par les Allemands,
alors que je n’étais pas chômeur. A Belval, la vie était intenable. J’ai voulu
m’enfuir, mais j’ai été arrêté à proximité de la frontière belge. J’ai été
conduit à Dun, où plusieurs soldats m’ont entouré et, tout en jouant, m’ont
arraché mes vêtements et m’ont labouré le corps de coup de pied. Lorsque je me
trouvai nu, ils m’ont accablé de coups de bâton, au point que je leur ai
demandé comme une grâce d’être tué. Après ces traitements inhumains, j’ai été
enfermé dans un cachot où je suis resté pendant trois jours sans manger ! » Qu’on s’imagine donc l’état de ces pauvres
martyrs, le corps couvert de blessures et d’ecchymoses, affalés sur la paille
moisie. La fièvre les dévore, tous leurs membres sont étreints par la douleur.
Malgré cela on ne leur accorde pas le moindre adoucissement et les tortures de
la faim viennent encore s’ajouter à leurs effroyables souffrances. Jean D’Heur de Zele, déclare : « Lorsqu’il restait un peu de soupe
dans les récipients, tous les malheureux déportés se hâtaient vers la clôture
en fil de fer et là, s’accrochant aux fils, ils sollicitaient la charité des
soldats. Ceux-ci s’amusaient à leur jeter des seaux
d’eau sur le corps et à leur lancer toutes sortes de détritus. Certains même s’amusaient à lancer des
coups de louche dans le tas de ces malheureux affamés. Tous les soldats
frappaient ; les supérieurs d’ailleurs leur donnaient l’exemple. Lorsque
le poste changeait et que des soldats compatissants remplaçaient les brutes, la
mentalité de ces nouveaux se modifiait bien vite sous la pression exercée par
leurs supérieurs. Il est impossible de détailler toutes les souffrances que
j’ai endurées ou de narrer tous les mauvais traitements qui m’ont été
infligés. » Et Camille Debruycker d’Eeklo: « Les Allemands m’ont employé dans le
lazaret. J’ai dû enterrer des soldats morts depuis de longs jours déjà. Ils
étaient complètement nus ou simplement enveloppés dans un morceau de papier.
J’ai également dû vider les fosses à purin du lazaret et je suis tombé malade
par suite des émanations putrides que je respirais constamment. » Ernest Bruynsteen de Heusden, dut enterrer
des soldats à Ligny : « Nous jetions leurs corps nus,
pêle-mêle dans une fosse commune. Mon bras droit est paralysé ce qui limite
singulièrement une capacité de travail. Par ce fait, j’ai été frappé plus
encore que les autres. » Pierre De Clercq de Gand, dit : « A Stenay, j’ai été battu à tel
point que j’avais le corps couvert d’ecchymoses. J’ai eu plusieurs dents
brisées par des coups de crosse. J’ai dû enterrer des soldats morts, depuis
plusieurs semaines déjà, car ils répandaient une odeur nauséabonde. Ces morts
étaient nus ; la plupart avaient des bras et des jambes arrachés ou
amputés. Tous ces débris de corps gisaient pêle-mêle et étaient jetés dans une
fosse commune. Les soldats nous battaient sans raison et nous traitaient avec
une dureté inimaginable. Pour un motif futile, j’ai été enfermé pendant quatre
jours dans un cachot, n’ayant pour toute nourriture qu’un seul seau
d’eau. » Auguste Masselis de Courtrai : « Nous étions constamment battus. Un
jour, à Lissy, j’ai reçu de violents coups de crosse dans le dos et dans la
nuque, parce que j’avais ramassé une pomme qu’une femme française m’avait
jetée. » Pierre Spiessens de Baesrode : « Les Allemands m’ont forcé à creuser
des tranchées à proximité de Saint-Quentin, Arras, Lille et Verdun. Je devais
aussi ramasser des débris de shrapnells et d’obus. A différentes reprises, j’ai
dû me sauver avec plusieurs de mes camarades parce que les obus pleuvaient
autour de nous. Un de mes compagnons a été atteint par un éclat d’obus et a été
tué. Nous étions roués de coups et insuffisamment nourris, beaucoup de mes
camarades sont morts d’inanition. » Jules Van Lancker, d’Eyne, dont nous avons
déjà parlé, déclare que « à Moirey, il dut travailler comme un esclave
sous le feu des canons français. Nous en étions venus, dit-il, à manger des
rats. Il faut souligner encore la déportation
d’Alphonse Verholen de Wichelen, qui travaillait en plein feu, près de Le
Quesnoy, où les déportés devaient porter des masques contre les gaz, tant ils
étaient exposés à de continuels bombardements. « J’ai vu des bombes tomber autour de
moi et massacrer des soldats allemands. Nous portions constamment des masques
contre les gaz asphyxiants. Dès que nous nous trouvions dans une localité,
celle-ci était abandonnée par la population. Les évacués pouvaient emporter 60
kilogrammes de bagages. Après le départ de la population, les maisons étaient
soumises à un pillage en règle par les Allemands. J’ai vu des trains entiers
remplis de meubles et de bétail se diriger vers l’Allemagne ». Léon
Van Langenhove, de Zele, essaya de fuir cet enfer. « J’ai été repris aux environs de
Tournai et renvoyé à D’Ours. Les soldats allemands m’ont placé dans un bateau,
m’ont dépouillé de mes habits et, à cinq, m’ont alors labouré le corps de coups
de bâton. J’ai perdu connaissance. Après avoir passé quelque temps à D’Ours,
j’ai été envoyé aux environs de Lille, où j’ai dû construire des abris dans
lesquels les Allemands accumulaient les munitions. Enfin, j’ai été expédié aux
environs de Verdun, où j’ai dû travailler à la réfection des routes. » Alphonse Ravier, de Meirelbeke, dut
abattre des fermes à Lens. Lors de sa deuxième déportation les Allemands le
transportèrent à Verdun. Au début de septembre, il était à Amel, qui fut
bombardé par les Français. Le médecin de la campagne y fut tué par un obus. Le
témoin vit encore trente-cinq Allemands et quinze Belges tués par le
bombardement [2]». Ceux qui refusaient d’obéir s’exposaient à
un traitement encore plus sauvage. Il faut à ce propos la déclaration de
François Jansegers, d’Adegem : « Nous avons été réquisitionnés le 15
octobre 1916 et envoyés directement à Sery, où nous avons passé la nuit. Le
lendemain, les Allemands nous ont dirigés sur Selency, où on a voulu nous faire
signer un contrat de travail. Ces instances ont duré huit jours. A ce moment,
nous possédions encore les vivres que nous avions emportés lors de notre
réquisition et, d’autre part, les Allemands nous en remettaient presque à
suffisance. Au bout de huit jours, furieux de notre
résistance, les Allemands nous ont, à 500, alignés contre un mur, par un froid
rigoureux. Il nous était interdit de bouger ; la tête devait rester droite
et les bras collés au corps. Ce supplice a duré quarante et une heures, pendant lesquelles aucunes nourriture ne
nous a été accordée. Cinq des nôtres, complètement abattus, ont fini par signer
un contrat. Les autres ont persisté dans leur refus, mais la faiblesse les a
engagés à travailler sans contrat. Les Allemands nous ont alors utilisés à
démolir des maisons, à abattre des arbres et à creuser des tranchées. Tous ces travaux s’exécutaient sous les
coups de crosse et de bâton. Le matin, nous recevions, vers 7 heures,
de 300 à 400 grammes de pain pour toute la journée ; vers 5 heures de
l’après-midi on nous dispensait ¾ de litre d’une soupe aux choux-raves ou aux
betteraves. Dans le courant de janvier 1917, dix-neuf
d’entre nous ont été envoyés à Hamégicourt, où nous avons dû creuser des
tranchées, tendre des fils de fer barbelés et nous livrer à tous autres travaux
de défense. Nous étions couverts de vermine. Vers le mois d’avril, nous avons été
dirigés sur Itancourt, où les mêmes travaux militaires nous ont été imposés. En
mai, nous sommes arrivés à Courrières, où nous avons dû décharger des wagons de
munitions et réfectionner des routes. Les mêmes soldats nous accompagnaient
toujours, de telle sorte que les mêmes traitements inhumains nous étaient
réservés. De Courrières, nous sommes partis pour
Harnes, où les Allemands nous ont remis des masques contre les gaz asphyxiants.
Trois semaines après notre arrivée, cette localité a été violemment bombardée
par les Français, et nous avons dû nous enfuir ; les obus pleuvaient de
toutes parts autour de nous. Ainsi nos malheureux compatriotes étaient
menés successivement d’un point à l’autre de la ligne du front. Gustave De Wilde de Gijzegem, dit : « A Gibercy, un soldat assénait de
violents coups de crosse dans les reins d’un homme qui ne se levait pas assez
vite à son gré. Voyant que cet homme restait insensible aux coups, le
soldat l’examina de plus près et dut
constater que le malheureux était mort. » Richard De Meyer, de Petegem : « Un jour, à la sortie de
baraquement, je suis tombé épuisé. Le feldwebel s’est mis à me piquer dans mes
jambes et dans mes cuisses au moyen d’épingles, pour me faire relever. J’ai
cherché à me tenir debout et je suis retombé. Malgré tout, les Allemands m’ont
forcé à rester debout pendant toute la journée, par un froid intense, auprès de
la sentinelle. Le lendemain, je dus encore me rendre au travail, puis, comme je
n’en pouvais plus, les Allemands se sont vus dans l’obligation de m’envoyer à
l’ambulance. » Le Bon d’Alost, fut atteint d’épilepsie à
la suite des mauvais traitements qu’il avait endurés. Arthur Staelens, de Gand : « Bien qu’à Amel les obus pleuvaient
de toutes parts, nous étions obligés de continuer notre besogne. Un très grand
nombre de Belges sont morts là-bas, par suite de la dysenterie résultant de la
grande faiblesse, provoquée elle-même par une nourriture absolument
insuffisante et un travail au-dessus de nos forces. » Feeuws, de Gand : Un matin, à Amermont, je voulais ramasser
une pomme de terre qui s’était égarée sur la route. La sentinelle s’en aperçut
s’en aperçut et me donna, par derrière, un violent coup de crosse, qui
m’atteignit à la cuisse et au bas-ventre. Quelques jours plus tard la blessure
s’enflamma et je dus être conduit à l’hôpital, ce qui me valut ma libération. »
Henri Leenaert, de Leupegem, rapporte le
meurtre d’un de ses camarades : « A Lissy, j’avais pour camarade un
nommé Domien Klepkens du village de Leupegem. Ce jeune homme de 20 ans était
maladif et ne pouvait suivre la colonne de travailleurs ; aussi pendant la
marche était-il continuellement battu par la sentinelle. Un jour, ce jeune
homme, arrivé à destination, se trouva dans l’impossibilité de travailler. La
sentinelle s’approcha de lui et lui dit textuellement : « Schwein, si
vous ne travaillez pas, je vous tue. » Mon camarade répondit :
« Faites ce que vous voulez, je n’en puis plus. » Il reçut, sur le
champ, un violent coup de crosse qui l’étendit dans la neige. Il resta couché
pendant une heure environ, ne donnant pas signe de vie. La sentinelle
s’approcha de nouveau, et voulut le forcer à se relever. Mon malheureux
camarade ne put se tenir debout et retomba sur le sol. La sentinelle lui
allongea alors, dans la région du cœur, un violent coup de crosse qui tua mon
ami. Avec d’autres de mes camarades, je le ramenai mort au camp. » Au sujet du travail forcé dans la ligne de
feu, il y a un récit détaillé de Gaston Chauveheid, de Jette-Saint-Pierre, qui
fut arrêté à Vaals, près d’Aix-la-Chapelle, tandis qu’il essayait de franchir
la frontière hollandaise. « Nous avons travaillé en beaucoup
d’endroits. A Wervicq, le mercredi, 26 juin 1918, une bombe d’aéroplane est
tombée au milieu du camp. En éclatant, elle a tué trente civils belges, dont
vingt-deux de Zele ; vingt-huit civils ont été blessés. J’ai pu compter
moi-même les cercueils. A trois reprises, nous avons été
poursuivis par des avions, pendant que nous nous rendions au travail. Chaque
fois, un homme a été tué et plusieurs ont été blessés. A Maubert-Fontaine, en
plein hiver, les Allemands nous ont enlevé nos souliers et nous ont remis des
sabots. Comme je ne possédais pas de chaussettes, je devais travailler nu-pieds
dans la neige et dans la boue. A Hirson, il arrivait plusieurs fois par mois
des envois de biscuits de Holzminden. Les Allemands ne nous les remettaient
pas ; ces biscuits servaient de nourriture aux lapins. Il nous était
cependant permis d’en acheter à raison de 1 franc 25 pièce. » Nous pouvons clore ici la liste de ces
dépositions impressionnantes, extraites parmi des milliers d’autres semblables.
Elles prouvent péremptoirement que ce que nous avons dit de la situation
générale de nos déportés ne peut être taxé d’exagération. Au bout de quelque temps, on renvoya un
certain nombre de nos compatriotes au pays, à savoir ceux qui ne pouvaient plus
servir aux desseins allemands, les malades, les épuisés, les tuberculeux, bref,
de véritables épaves humaines. Quelques mois de cet horrible régime
d’esclavage avaient suffi à miner les plus fortes constitutions. Ils revenaient
en masse, dans les villes et les villages de Flandre et de Wallonie, les jeunes
gens et les hommes, les pères et les fils. On les transportait directement à
l’hôpital, ou bien ils s’alitaient chez eux pour mourir peu après ou dépérir lentement. Alors, des foyers ravagés de la Belgique
martyre une formidable malédiction s’éleva contre le pays parjure qui venait de
restaurer l’esclavage et qui osait néanmoins inscrire sur l’équipement de ses
soldats le hautain « Gott mit uns ! » Un nouveau deuil, une immense tristesse
s’emparèrent du cœur des Belges déjà si éprouvés. Et la situation, au lieu de s’améliorer ne
fit qu’empirer. Le joug o dieux de l’occupant devint ensuite plus
insupportable ! |