Médecins de la Grande Guerre
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La
prise du premier drapeau allemand le 6 août 1914[1] D’après
le récit du major adjoint d’état-major Collyns, du 12ème régiment de
ligne. En quittant Visé, je gagne Milmort, où je
reçois, le 5 août, du général Leman l’ordre de me mettre à la disposition du
commandant de la 11ème brigade (général Bertrand), qui marche de
Jupille vers Wandre et Barchon. Mon bataillon se dirige vers Jupille et se
prépare à franchir la Meuse sur un pont de bateaux, pendant que, prenant de
l’avance à cheval, je rejoins le général Bertrand sur le plateau de Cahorday. J’y
suis à peine de quelques minutes que me parvient un nouvel ordre du général
Leman, m’enjoignant de me diriger immédiatement vers le pont qui relie Herstal
à Wandre, et d’interdire à tout prix aux Allemands l’utilisation de cette voie. Dès mon arrivée, je fais une
reconnaissance sommaire de la position : étant donné le minime effectif de
mon bataillon – quatre cents hommes – la défense consiste principalement dans
la construction de barricades et dans l’utilisation de maisons et de murs,
donnant des feux croisés et obliques sur le pont de la Meuse, sur le pont du
canal, situé à l’ouest, et sur les chemins d’aboutissement. Avec une activité
fiévreuse, les soldats se mettent à la besogne ; dans les maisons
désignées, ils cassent les carreaux et disposent des literies et des sacs de
terre sur les appuis des fenêtres, de façon à abriter parfaitement les
tireurs ; puis ils traînent des chariots, transportent des planches et des
tonneaux, et amoncellent sur le pont de la Meuse des matériaux de tout genre,
ne laissant qu’un étroit passage, à peine suffisant pour une personne. D’autre part, une barricade coupe la route
d’Herstal à Vivegnis, tandis que le cimetière, vaste rectangle placé en marteau
entre la route et le canal, a ses murs percés de meurtrières et se transforme
en véritable redoute. Bientôt, postés derrière les barricades, les lignards
attendent, le mauser prêt, l’œil aux aguets. Ces préparatifs gênent évidemment les
projets des Allemands et leurs espions mettent tout en œuvre pour m’écarter.
Par téléphone, un de leurs agents m’enjoint, au nom de l’état-major, de me
retirer de Herstal. Surpris, puisque j’avais ordre de défendre le pont à
outrance, je demande la communication avec le quartier général – « Jamais,
s’écrie le général Leman, quand on lui transmet ma question, jamais je n’ai
donné pareilles instructions. Croyez-vous que Collyns soit encore là-bas et que
je peux compter sur lui ? » Je fais assurer au général que je ne partirai
que sur son ordre formel. A mon retour au pont, mon étonnement est
extrême : des individus enlèvent les véhicules composant la barricade.
Furieux, je les interpelle ; ils prétendent agir sur l’injonction du
commissaire de police. J’apostrophe ce dernier et lui reproche sa
conduite : « On ne sait plus à quoi s’en tenir, réplique-t-il avec
mauvaise humeur ; le général vient encore de me téléphoner que le pont
doit être débarrassé. » - « Monsieur le commissaire, lui dis-je, je
vais donner l’ordre aux sentinelles de tirer sur tous ceux qui toucheront aux
barricades et je vous rends responsable de ce qui arrivera ». L’obstruction
du pont fut rétablie sur le champ et personne ne tenta plus de la supprimer. La journée du cinq août se passe sans autre
incident. Prévoyant une attaque de nuit, j’inaugure un nouveau système
d’éclairage et fais amonceler, sur plusieurs points, hors de la vue de
l’ennemi, des tas de paille imbibés de goudron, que des sentinelles allumeront
en cas d’alerte. Aucun renseignement ne me parvient, si ce n’est que l’ennemi
bombarde violemment les forts. A proprement parler, ma position du pont de
Wandre constitue une deuxième ligne de défense, car, en avant, à 1200 mètres
environ, des troupes de forteresse occupaient le terrain entre le fort de
Pontisse et la Meuse. Je n’avais qu’une médiocre confiance dans la valeur de
ces soldats, provenant encore de notre ancien système de recrutement, et qui,
après quitté le régiment pendant de longues années, avaient pris les armes
depuis quatre jours. Mon appréciation était juste. A minuit, une fusillade
nourrie éclate à l’avant, et peu après, les troupes de forteresse cherchent à
gagner la ville par les voies que je défends. Je cours à leur rencontre et les
somme de regagner leurs positions, menaçant de mort ceux qui désobéiront. Les
troupes repartent ; l’obscurité m’empêche de vérifier si elles reprennent
leurs postes, et elles en profitent pour se glisser sur le flanc gauche. Vers une heure, mes sentinelles tirent des
coups de feu et, au même instant, les différents bûchers s’allument. Alors
commence une fusillade intense, partant surtout de la route principale
Herstal-Vivegnis, fusillade à laquelle répondent la mousqueterie et les
mitrailleuses allemandes. Au bout de quelques minutes, le feu décroit, se perd
dans l’éloignement ; en effet, l’ennemi est obligé de se retirer ;
mais il ne tarde pas à revenir en plus grande force par des rues parallèles. De
nouveau notre tir l’oblige à la retraite ; alors il se jette dans les
jardins, traverse les maisons et s’avance par le rue qui coupe
perpendiculairement la route Herstal-Vivegnis. Cette rue est balayée dans toute
son étendue par les tireurs cachés dans les maisons bordant la droite de la
place ; après avoir subi des pertes épouvantables, les Allemands sont
contraints de s’enfuir et de s’abriter dans les jardins. Déjà d’autres troupes
paraissent et tentent de forcer le passage. Les attaques se succèdent sans
interruption. Aux commandements, aux appels, aux cris de
« Vorwaerts » se mêlent les détonations de la fusillade et le bruit
sourd des corps qui tombent. Des groupes de fantassins allemands sont étendus
dans les rues, à intervalles égaux, les mains crispées sur la crosse de leurs
fusils, gardant leurs rangs même dans la mort. Ils sont là, étalant leur
poitrine déchirée par les balles, leur éventrement hideux. Du sang gicle sur
les trottoirs, sur les pavés, sur la façade des maisons, du sang partout. Des
bûchers, une belle flambée illumine cette scène de carnage, les flammes
dansent, sautent, s’enlacent en guirlandes d’or, faisant monter et courir le
long des murailles des ombres allongées... Peu à peu, la vigueur de l’adversaire
faiblit, ses efforts s’amoindrissent, ses attaques ne se produisent plus qu’à
de longs intervalles. Dès que les têtes des colonnes d’assaut atteignent le
rayon de notre tir, elles sont fauchées ; le reste se débande, s’éparpille
et court se cacher dans les jardins et les caves. Pendant une accalmie,
quelques-uns de mes braves explorent les alentours et, peu d’instants après, le
soldat Lange me rapporte le drapeau du 89ème régiment de grenadiers
mecklembourgeois, ramassé au pied des maisons faisant face à la route de
Vivegnis. Autour du glorieux trophée, le colonel, l’adjudant-major, le
porte-drapeau, de nombreux officiers gisaient. Je saisis le drapeau et m’avance
vers mes soldats en criant : « Victoire ! Victoire ! »
Un enthousiasme inouï ! Spontanément, tous entonnent la Brabançonne entremêlée de cris de
« Vive le Roi ! Vive la Belgique ! Vive le major ! Des officiers
courent à moi pour me féliciter et, pourquoi ne l’avouerai-je pas, dans une
exaltation qui leur fait oublier toute hiérarchie, des soldats s’élancent sur
moi et m’étreignent les mains. Ah ! Les braves garçons ! La prise du drapeau allemand par le soldat Lange. (collection Musée de Herstal) Le feu se ralentit de plus en plus et,
vers 8 heures du matin, l’ennemi bat définitivement en retraite. Alors commence
dans les jardinets des maisons une étrange chasse à l’homme. Des Boches sont
cachés dans les buissons, tapis derrière des tas de feuilles ; les uns
lèvent les bras en criant : « Kamarad, nicht schiessen ! »
D’autres, au contraire, se défendent jusqu’à la dernière extrémité. Dans un
jardin, une douzaine refusent obstinément de se rendre et sont massacrés. Après
avoir confié le drapeau à l’ingénieur Hiard qui se charge de le porter au
général Leman, je parcours les rues de la ville. Des brancardiers relèvent les
blessés allemands et les pansent. Près de la place, j’assiste à une scène
pénible. Voyant un infirmier s’approcher, un officier allemand lève son
pistolet ; l’autre le lui arrache, mais pendant qu’il appelle un de ses
collègues à son secours, le Boche saisit un canif et se coupe la gorge. Des
casques, des sabres, des fusils, des débris de toutes espèces jonchent le sol
et je ne peux résister à la tentation d’en envoyer un lot à l’Hôtel de Ville de
Liège. A ce moment j’apprends des nouvelles
alarmantes : on m’annonce que le général Leman a été l’objet d’une
tentative d’assassinat ; que les Allemands ont pénétré dans Liège, que
déjà ils occupent Herstal et menacent de me couper. Malgré notre succès, notre
situation est périlleuse. Quoi qu’il en soit, j’ai donné au général Leman
l’assurance formelle que je garderais le pont, je suis décidé à tenir mon
engagement. Je préviens le gouverneur de ma position, je lui annonce que les
Allemands se sont retirés et se tiennent vraisemblablement à une certaine
distance de mes lignes, que je vois la possibilité de me porter en avant et de
les rejeter sous le feu du fort de Pontisse ; mais que je ne peux
entreprendre cette attaque que si j’ai la certitude que les hauteurs de Wandre,
situées sur la rive droite, sont encore au pouvoir de nos troupes, sans quoi je
m’expose à ce que l’ennemi passe le pont et me prenne à revers. Successivement,
j’envoie au quartier général un, deux, trois cyclistes ; à mon grand
dépit, je ne reçois aucune réponse et n’ose quitter ma position. Vers 10 heures, survient le capitaine
Grossman, ancien officier de mon bataillon, passé lors de la mobilisation au 2ème
bataillon du 32ème de ligne : « Mon major, dit-il, j’étais
établi sur la rive droite de la Meuse et j’ai reçu l’ordre de me retirer ;
mais ayant appris en même temps que vous étiez sur l’autre rive, je viens me
mettre à votre disposition. Mon major, ne me remballez pas, utilisez mes 150
hommes. » Ce secours tombait à pic. « Grossman, répliquai-je, je vous
reconnais bien là. Je suis très content de votre démarche. Nous avons réussi à
Visé, ici nous avons pris un drapeau et fait de nombreux prisonniers, je vais
vous donner l’occasion de vous signaler. Voici la situation : L’ennemi est
en pleine retraite devant moi, mais mon flanc gauche et mes derrières sont
menacés et je sais qu’une force allemande assez importante se trouve au
cimetière de Rhées et peut me tourner. Portez-vous par Basse-Préalle vers les
hauteurs, déblayez le terrain des partis qui s’y trouvent, contenez à tout prix
les troupes qui occupent Rhées et cherchez à leur en imposer. J’ai dans l’idée,
Grossman, que vous allez faire un bon coup. » Le commandant partit immédiatement avec sa
compagnie, et, vers une heure de l’après-midi, il repassait le pont, suivi de
260 prisonniers dont 7 officiers, parmi lesquels le lieutenant comte de Moltke,
petit-neveu du célèbre maréchal. « Je vous félicite de tout cœur,
Grossman, lui dis-je, et, pour votre récompense, vous mènerez les prisonniers à
Liège. » Quelques instants plus tard, je reçus avis
que le général Bertrand se transportait avec sa brigade sur la rive gauche, que
je devais couvrir son passage par le pont de Wandre et former ensuite
l’arrière-garde de ses troupes qui se retiraient vers Ans... [1] Récits de Combattants recueillis par le Baron
C. Buffin. Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, Imprimeurs-Editeurs, 8, rue
Garancière, Paris 6ème |