Médecins de la Grande Guerre
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Le
père Aucler durant son séjour à l’hôpital de Poperinghe[1] 5
février 1915. – Vous savez que, depuis quelques jours, on m’a transféré, de
la salle commune des « grands opérés », où je me trouvais avec nos
blessés, dans une chambre particulière, où je suis installé à merveille. C’est
une petite pièce bien saine et bien propre aux murs blanchis à la chaux. J’y ai
une toilette, ce qui facilite les soins d’hygiène, et surtout j’y ai l’avantage
d’un voisinage tout à fait agréable et intéressant. Ma cellule communique en
effet avec une vaste chambre où se trouve installée une famille de réfugiés
d’Ypres, qui sont aux petits soins pour moi, et dont le fils aîné, Antoine,
s’est constitué spontanément mon infirmier. Je dis « le fils aîné ».
Hélas ! Ce garçon de seize ans l’est aujourd’hui. Il n’était, il y a trois
mois, que le cinquième enfant d’une admirable famille de sept, dont les parents
étaient parmi les plus considérés de la ville d’Ypres. Le père M. N..., qui
avait refusé d’être échevin, tenait rue de Menin une importante maison de
commerce de cuirs. Après la fille aînée, Maria, âgée de vingt-trois ans, venait
un fils, Albert, âgé de vingt, beau et grand jeune homme – à en juger par la
photographie que m’a montrée Antoine. Il avait fait toutes ses études au
collège diocésain de Bruges, et, depuis qu’il les avait terminées, aidait son
père dans les affaires. La série se continuait par une fille, Gabrielle, âgée
de dix-neuf ans ; une autre, Anna, âgée de dix-huit ; mon ami
Antoine, âgé de seize ; une autre fille, Antoinette, âgée de quatorze, un
dernier fils, Joseph, âgé de onze ans. Quand le bombardement – pendant cette
première semaine de novembre où nous vivions jour et nuit sous une pluie d’obus
– rendit la ville intenable à la population civile, la famille N... se mit
comme les autres en devoir de partir. Les trains ne circulaient plus. Chacun
prit sur son dos ce qu’il put du mobilier le plus indispensable, et le père, la
mère, les six enfants (Maria, l’aînée, était absente) prirent à pied la route
de Poperinghe. Ils étaient à peine sur la place de la Halle-aux-Draps que des
soldats de l’armée anglaise, par je ne sais quelle fatalité, les obligèrent à
rentrer chez eux, leur affirmant qu’il suffisait de s’abriter dans les caves
pour ne courir aucun danger. Cependant les énormes
« marmites » allemandes tombaient de plus en plus dru sur la ville,
faisant sauter les maisons, tuant les rares promeneurs... La famille N...,
quittant sa maison, dont les caves ne paraissaient pas assez bien voûtées, se
rendit, du même côté de la rue, dans les caves du Cercle catholique. C’était un
bel édifice, où d’autres familles avaient aussi cherché refuge. Elles
s’entassaient la nuit dans les diverses caves. Pendant la nuit du jeudi 5
novembre, le père et la mère dormaient au milieu de leurs six enfants, quand
soudain un obus de gros calibre fait sauter toute la construction, la réduit en
miettes, et, défonçant les caves, achève d’éclater juste au milieu de celle
qu’occupait la famille N... Quand la fumée et la poussière se dissipèrent, la
mère, qui n’avait aucune blessure, chercha les siens à tâtons pendant cinq à
dix minutes dans une obscurité complète, au milieu des cris et des
gémissements ; ayant pu enfin se procurer de la lumière, elle vit son fils
Albert, l’aîné des garçons, et sa fille Gabrielle, tués l’un à côté de
l’autre ; sa troisième fille, Anna, profondément blessée à la tête ;
Antoine et Joseph, blessés eux aussi ; le premier avait le dos déchiré par
un éclat d’obus, le dernier avait la cuisse cassée. Le père ne gémissait pas,
mais c’était par force d’âme, pour ne pas attrister ceux qui restaient des
siens : il était affreusement mutilé ; il vécut encore un jour et
demi dans les plus vives souffrances, et expira après avoir pieusement reçu les
derniers sacrements. Cette famille – la plus éprouvée de toutes
celles qu’a mise en deuil le bombardement d’Ypres – était précisément, de
l’aveu de tous, la plus méritante et la plus chrétienne de la ville. Les
prêtres du pays ne tarissent pas en éloges sur la manière dont les parents
avaient élevé leurs nombreux enfants. Chaque matin, le père allait communier à
sa paroisse, l’église Saint-Jacques, et le soir, quand la maison de commerce
était fermée, il retournait à l’église faire, en compagnie de tous les siens,
le chemin de la Croix : c’était me disait un témoin, comme une procession
quotidienne. « Qu’aurions-nous pu faire pour le service de Dieu que nous
n’ayons tâché de faire ? » dit parfois, maintenant, la pauvre mère
quand elle songe à son mari. Et les gens que je vois venir lui faire visite
pour la consoler me disent : « Elle a raison. Elle et son mari
avaient fait de leur famille un modèle pour toute la ville. » Il semble, en vérité, que, dans cette
épouvantable guerre, Dieu, par une vue mystérieuse de sa providence, laisse
fondre les épreuves les plus douloureuses sur les familles les plus
généreusement chrétiennes. Il en est de mainte famille française comme cette
pauvre famille belge. Que dites-vous de cette lettre que m’écrivait, ces
jours-ci, une mère dont les deux fils – anciens membres de la conférence Olivaint,
jeunes gens accomplis, devant lesquels s’ouvrait un brillant avenir – ont été
portés, à quelques jours de distance, vers la fin d’août, comme disparus au
combat : « Notre angoisse n’a pas encore pris fin et, tout en
espérant que Dieu et la Sainte Vierge protègent nos enfants, nous nous
soumettons par avance à ce que la Providence nous demandera. Si nos épreuves et
nos sacrifices sauvent des âmes et contribuent à la régénération de notre cher
pays, il faut nous pour honorés d’avoir
été appelés à cette mission ; mais, à de certaines heures, le
sacrifice est bien douloureux, l’angoisse bien grande. » En vérité,
trouve-t-on quelque chose de plus beau dans la vie des saints ? Que dites-vous encore de cette lettre
écrite par une jeune femme qui avait épousé, en juin dernier, un charmant
garçon, d’un caractère délicieux, d’une piété profonde, avec qui, sous l’œil de
leurs communs parents, elle s’était liée depuis son enfance ? Apprenant
qu’il vient de mourir prisonnier en Allemagne : « Tout ce que je
demande à Dieu, c’est de me donner le courage, en attendant le jour où nous
serons réunis pour toujours. Je prie mon L... de m’obtenir la force de dire
pleinement le Fiat, alors que Dieu
m’a tout repris, le bonheur de toute ma vie. Je veux être digne de mon mari,
dont l’âme si pure, si belle, était ma force et mon soutien. Avec lui, j’ai eu
deux mois d’un bonheur tel que c’était un bonheur du ciel. Bien souvent, je lui
disais : « Je ne mérite pas le bonheur que Dieu me donne : voilà
le rêve de toute ma vie réalisé », et toujours nous terminions par un
merci bien fervent à Dieu. Maintenant qu’il m’attend là-haut, il me fortifiera
par ses prières et aidera mon pauvre cœur brisé. Je vais m’occuper des blessés,
faire à ces chers soldats ce que je n’ai pu faire à mon bien-aimé mari. » Et le père du même jeune marié – père
d’une famille de sept enfants, lui aussi, dont le second, garçon de très grande
espérance, avait été tué, deux mois auparavant, à la bataille de Reims, et dont
le quatrième et le cinquième avaient été emportés par un accident – en
apprenant cette nouvelle et si douloureuse perte, m’écrivait de son côté :
« Hélas ! (mon fils aîné) s’en est retourné vers le Seigneur, où il
jouit du bonheur des élus... Que le nom de Dieu soit béni ! Mais qu’il est
dur de se trouver privé d’un enfant qui ne nous avait donné que des
consolations ! Nous savons du moins où son corps a été déposé...(Quant à
l’autre), je commence à craindre de n’avoir pas la consolation de le ramener
dormir son dernier sommeil dans notre cimetière de paroisse, auprès de sa mère
chérie et de ses trois frères. C’est encore un grand sacrifice que le bon Dieu
nous impose, demandez-lui de nous accorder la force, le courage et la résignation
dont nous avons tant besoin. » Quelles pages édifiantes nous aurons à
garder au livre d’or de la conférence Olivaint ! Devant pareils spectacles de générosité
dans le sacrifice, je me redis souvent ce que me disait l’autre jour un prêtre
flamand, à propos de cette famille N..., la plus édifiante et la plus éprouvée
de la ville d’Ypres ; « Cette guerre, si elle enfante sous nos yeux
une multitude d’horreurs telles qu’on n’en vit jamais, produit, en proportion
plus large encore, des fruits de sainteté dont nous ne pourrons apprécier qu’au
ciel l’incomparable saveur. » Je reviens à la famille qui, par son
voisinage, me rend tant de services. Malgré l’affreux deuil qui pèse sur elle
et dont chaque enfant garde en son âme la plaie, je constate que leurs
blessures du corps, encore à peine cicatrisées, n’ont pas tari chez eux cette
gaieté expansive et douce qui semble un privilège de la race flamande. Tout
comme les deux sœurs yproises dont je parlais récemment – celles qui emploient
les loisirs de leur ruineux exil à nous soigner gratuitement avec les dames de
la Croix-Rouge – les enfants N... ont spontanément sur les lèvres le chant et
le sourire. Le plus gai de tous est le dernier, le
petit Joseph, celui qui a eu la cuisse cassée : avec une mémoire
prodigieuse, il chante à cœur joie, d’une voix très juste, les chants
patriotiques flamands auxquels la guerre a donné naissance, à moins qu’il ne se
retire dans un coin de la chambre avec sa petite sœur Antoinette pour jouer bien
sagement sur un damier qui représente la carte des pays belligérants et qu’on
appelle « le jeu de la guerre ». La grande sœur Anna, celle qui a eu
le crâne entamé par un obus et dont la plaie profonde achève heureusement de se
cicatriser, passe le temps à tricoter ; son visage, tout pâli par de
longues souffrances, sourit doucement chaque fois que les autres l’y provoquent
par leurs ébats. Quant à Antoine, mon ami, qui porte gaillardement sa blessure
au dos, c’est le plus aimable compagnon qu’on puisse trouver et le plus
charitablement attentif. Quand il m’eut vu transporter sur un brancard, il y a
huit jours, dans la chambre voisine, il s’arrangea, sans me le dire, pour
coucher la nuit suivante tout près de ma porte entr’ ouverte, afin de venir à
mon aide si besoin était. Chaque soir, avant de s’endormir, il vient voir si
j’ai tout ce qu’il me faut, et chaque matin il revient, avant l’heure où l’on
m’apporte la sainte communion, préparer ma chambre pour la réception du bon
Dieu. Quand je puis me lever et sortir en ville, il m’accompagne, prêt à me
donner le bras si ma canne ne suffit pas, et pendant la promenade sa
conversation ne tarit point : devant chaque église, devant chaque vieille
maison, il a quelque légende édifiante du pays à me raconter. En rentrant, il
se met à travailler son grec et son latin ; vous pensez si jz me fais un
plaisir de l’aider à mon tour. Puis, quand sa mère a besoin de lui pour faire
les comptes de la famille, il s’y met avec elle et rédige les cahiers de
chiffres avec la netteté d’un commerçant déjà initié aux affaires. Ajoutez à
ces qualités sérieuses un entrain joyeux qui se fait jour à la moindre
occasion : qu’une scène drôle se passe dans la rue, qu’un amusant
quiproquo se produise dans la conversation de famille, son rire éclate franc et
sonore. Et de ma chambre, à écouter le perpétuel gazouillement de ce petit
monde, je ne croirais jamais que j’ai pour voisins des enfants qui ont tant
souffert. Au milieu de toutes ces natures joyeuses
malgré elles, il y a quelqu’un qui ne sourit jamais, c’est la mère. Elle a les
traits allongés des femmes qui ont eu une vie fatigante et le regard voilé de
celles qui ont connu les grandes douleurs. Les larmes semblent toujours prêtes
à jaillir de ses yeux. Qu’on lui rapporte une couverture où sont visibles les
traces de l’obus qui a tué son mari et ses aînés, qu’un mot soit dit en passant
qui évoque de loin la terrible nuit du 6 novembre, ses joues se mouillent
aussitôt. Mais elle fait effort pour retenir ses larmes, afin de ne pas
empêcher la gaité spontanée de ses enfants. Elle emploie son temps à sauver les
débris de la fortune nécessaire pour les faire vivre. L’autre jour, malgré le
bombardement qui continue toujours, elle est rentrée à Ypres pour y chercher
dans sa maison ce qui restait encore de tiges de cuir ; et comme les cuirs
ont doublé de valeur, elle a été bien heureuse de trouver là une importante
ressource. Mais au cours de ce pénible voyage, elle tomba deux fois sur des
chemins boueux encombrés de convois, et le soir, quand elle rentra dans la
chambre avec ses vêtements tachés, un seul cri :
« Maman ! » jaillit de toutes les poitrines, cri dont je
n’oublierai jamais l’accent, tant il contenait d’affection, d’inquiétude
filiale, de respect douloureux et aussi de joie pour le retour anxieusement
attendu. Lorsque la digne femme a réglé les
affaires et achevé ses comptes avec l’aide d’Antoine, elle prend sur ses genoux
le coussin chargé de petits fuseaux qui lui sert à faire de la dentelle
d’Ypres. Il y a quelques jours seulement qu’elle s’est remise à ce genre de
travail. A côté d’elle est une ouvrière, employée et amie de la famille,
hospitalisée dans la même chambre, qui s’y livre à longueur de journée. Aussi
est-ce à longueur de journée qu’à travers les joyeux ébats des enfants, j’entends
le paisible cliquetis des petits fuseaux qui, au nombre de soixante, cent, cinq
cents, un millier parfois, s’agitent sous les doigts des dentellières. Et je me
dis que si ma mère et mes sœurs étaient là, la vue de ce travail les
intéresserait bien plus encore qu’elle ne peut m’intéresser. Vers 6 heures et demie du soir cessent et
les jeux des enfants et le travail des femmes. Tout le monde récite en commun
le chapelet et les litanies de la sainte Vierge : si « M. l’Aumônier
opéré » est encore là, dans le fauteuil que l’on s’est fait un plaisir de
lui offrir pour qu’il rédige sa correspondance, on lui demande d’indiquer quels
mystère du Rosaire il faut méditer cette fois. Puis vers 7 heures, quand il
s’est retiré dans sa chambrette, toute la famille soupe, et après une longue
prière du soir, elle s’endort sur les lits et les matelas entassés dans la
grande chambre. Plus je vis dans cette pauvre Flandre
occidentale si cruellement éprouvée, plus j’admire ces populations flamandes.
Leur foi profonde se traduit par une piété tendre, qui aime à prodiguer de
toutes parts les statues pieuses : elle a créé, dans les ateliers de
Bruges, de Roulers, d’Ypres, une école d’art chrétien, trop peu connue au loin,
mais très remarquable par le sentiment avec lequel elle a su industrialiser
l’imagerie religieuse sans la rendre vulgaire. Cette petite ville de Poperinghe
– sans atteindre, tant s’en faut, la splendeur d’Ypres, qui était incomparable
il y a quatre mois encore – possède cependant trois bien jolies églises
médiévales, où plus d’une œuvre est digne d’arrêter le regard de l’artiste, et
son hôtel de ville, tout récemment bâti dans le style du pays par l’architecte
yprois Coomans, est une petite merveille de pittoresque simple et gracieux.
Mais surtout mieux que l’art, ce sont les plus belles vertus chrétiennes que
développent chez les Flamands leur foi et leur piété. Patience inlassable au
milieu des troupes qui, depuis plusieurs mois, les encombrent et qui n’ont pas
toujours pour les habitants les égards que mériterait leur malheur – charité
délicieusement attentive, qui devine les besoins d’un hôte et les satisfait
avec discrétion – enfin résignation paisible et même joyeuse au milieu des plus
dures épreuves, tant le tempérament de cette race a fait depuis des siècles
provision de joie et de gaieté – voilà des traits qui m’ont frappé dès mon
arrivée à Ypres, vers la fin d’octobre, et que trois mois d’expérience
quotidienne m’ont fait sentir plus vivement de jour en jour. Il me semble qu’on
peut en faire honneur, pour une bonne part, au clergé de ce pays, que j’ai
trouvé dans l’ensemble, éminemment pieux, régulier et zélé. Sur ce point,
j’aurais à citer bien des faits émouvants qui, depuis le bombardement d’Ypres,
ont manifesté l’héroïsme sacerdotal. Mais il y faudrait une nouvelle lettre. Je
m’arrête en me recommandant à vos prières et à celles de nos amis.
Paul Aucler
Aumônier militaire Français. |