Médecins de la Grande Guerre

Deux assauts de nos piottes contre la Minoterie de Dixmude.

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La fin de l’année 1917 à l’Yser

Assaut sur la Minoterie de Dixmude

       Nous savons que nos soldats belges participèrent aussi à l'offensive en s'emparant de Vijfhuizen près de Merkem. Mais là, ils se trouvèrent au bord d'un vrai marais qui arrêtait toute avance. Par cette avance ils occupèrent aussi, le côté ouest du lac Blankaert. Ce lac s'étendait entre Woumen et Merkem, derrière le château de Woumen et divisait maintenant le front. Nous verrons bientôt que la possession de cette berge fut pour nous un avantage. Mais d'abord nous devons citer un autre fait de notre front, un témoignage d'intrépide de nos troupes. Ils se déroula l’été un peu plus au nord, dans le secteur de Dixmude. Tout soldat connaissait la « minoterie », la meunerie en ruines de Dixmude, située sur une hauteur qui constituait un excellent poste d'observation pour l'ennemi et lui permettait de tirer d'enfilade dans nos tranchées.

       Que de pertes nous avait déjà causées ce point maudit. Celui, qui, en première ligne au dessus de l'Yser se découvrait peut tomber sous la balle d'un tireur d'élite et les Allemands eurent soin de poser toujours de ces tireurs dans le poste.

       Parfois des mitrailleuses crachaient un peu d'enfer sur nos positions. La minoterie devint une obsession. On la bombarda constamment mais rien n'y fit. On en arracha des lambeaux, mais l'ennemi réparait rapidement les dégâts.

       Et l'Yser était si étroit et la distance bien faible !

       Dans la nuit du 29 au 30 octobre on essaya de s'emparer de ce poste redouté.

       C'était une affaire périlleuse, mais on fit un appel aux patrouillards du 5ème, des gars audacieux qui ne reculaient jamais, quel que fut le danger qu'ils courraient.

       Préalablement les canons martelèrent le point et aussi Dixmude. Les patrouillards furent aidés par des hommes du génie qui devaient construire une passerelle, car i1 fallait passer l'Yser, en plein dans le secteur ennemi. C'était donc bien un coup d'audace ! Réussirait-on ? Celui qui possédait la minoterie commandait Dixmude et malgré l'échec de l'offensive anglaise à Ypres, qui éteignit tout espoir, de percer la conquête de ce nid infernal serait une bénédiction pour tout le front belge. Toutes les dispositions furent prises. Les patrouillards étaient cantonnés à Alveringem. Par Oéren on les conduisit en auto aussi près que possible du point d'attaque, afin de leur épargner toute fatigue inutile.

       Afin de décrire cette attaque en toute sincérité, laissons la parole à quelqu'un qui prit part au raid et le décrit dans son journal ; l'adjudant éclaireur du régiment Hubert Lefebvre. Son récit qui raconte le raid du commencement à la fin est très vivant[1].


La Minoterie

       29 octobre. Oeren. –  « Allons ! En avant, les hommes. N'hésitez pas. En avant. »

       Et, de notre première ligne méconnaissable, par une brèche dans la digue, les patrouillards du 3e bataillon, le lieutenant Van C... en tête, s'élancent sur la passerelle. Dans l'ordre convenu, je le suis avec mes hommes.

       Oui se rêve est réalisé. Aujourd'hui 29 octobre 1917  armé d'un poignard, d'un revolver, de six grenades Mills et d'une légère carabine, je franchis, à 2 h. 25 du matin, sur une passerelle branlante, l'Yser.

       Et cela en face de cette inabordable forteresse que redoute l'armée belge entière : la Minoterie. Depuis deux jours, notre artillerie fait rage, s'acharnant sur la première ligne boche, réduisant les misérables ruines de Dixmude en un usage de poussière. Depuis deux heures que nous attendons, le vacarme est tellement infernal, que je puis à peine comprendre les ordres du lieutenant.

       Comment nous sommes arrivés jusqu'ici sans perdre aucun homme, c'est un miracle ; un camion a pris les patrouillards du 3ème à Alveringhem ; nous étions gais, ayant, selon l'usage, vidé le nombre respectable de bouteilles offertes à l'occasion de cette attaque. Et le trajet en camion, au milieu des refrains braillés en chœur, avec la ponctuation sinistre et croissante des coups de canon, c'était un voyage infernal dans une contrée de mort et de dévastation.

       Je croyais connaître le secteur de Dixmude ; je l'ai connu paisible, tout cet été ; cette nuit, il a repris un aspect fantastique ; tout est ravagé à nouveau ; le boyau de Quenast est éventré ; des entonnoirs de 10 mètres interrompent la route ; à la Briqueterie effondrée, l'équipe s'arrête dans la tranchée des Schneider pour attendre l'heure. Rrrran ! une volée d'obus allemands tombe à proximité ; le parapet oscille et les éclats sautent sur nous : les hommes terrifiés ont mis leur masque et sont tapis au fond de la tranchée, pas plus gros que des chats : cela dure une demi-heure ; jusqu'à ce que je leur trouve de meilleurs abris à la Briqueterie. Déjà, des blessés s'en retournent vers Caeskerke.

       L'Heure H. est fixée à 2 heures du matin ; à ce moment les passerelles doivent être prêtes et le tir de destruction doit cesser sur la rive de l'Yser.

       Comment aucun de nous ne s'est égaré entre la Briqueterie et la première ligne, c'est un miracle ; le boyau n'existe plus que par endroits ; il faut escalader la paroi, monter sur la route, ressauter dans le boyau, se baisser lorsque éclate un obus ; à la bifurcation de la tranchée de la Casbah, plus rien n'est à reconnaitre ; nous cheminons dans un chaos, entre des trous de bombe ; un creux, appuyé à un bloc de béton renversé, nous protège contre les coups de fusil et de mitrailleuse tirés de la Minoterie. Il y a donc encore des défenseurs. Mais où est le lieutenant ? Il est l'heure H. Il est plus que l'heure H. Dans le vacarme, des appels, des hurlements plutôt, sont jetés. A notre tour ! En avant, sans hésiter ! La passerelle. On la voit bien. La lune est presque pleine ; on ne tire pas sur nous, et nous passons, fiévreux, serrés à un mètre ; l'autre rive, boueuse ; on nous hisse ; « Vite, Giron, Ferbus et Milio, avec moi, à gauche. « La rive droite est un effroyable chaos ; l'emplacement de la tranchée a disparu. Des trous, des pentes glissantes ; devant, le monticule de la Minoterie ; le lieutenant, à l'extrême gauche, hurle dans le fracas des grenades que jettent nos hommes aveuglement : « A mon signal, tout le monde en avant.»

       Mais les patrouillards régimentaires, trop pressés, arrivent au pied de la Minoterie et, sans signal, le mouvement d'assaut se déclenche par la droite et se propage vers nous.

       Cinquante hommes hurlants escaladent la Minoterie. Un sergent se retourne doucement, pousse une sorte de plainte : « Patrie ....» et roule au bas de la pente.

       Décidé à donner l'exemple et domptant ma peur, j'arrive jusqu'au sommet. Un de nôtres est là, criant : « Un Boche ! un Boche ! » et tire deux coups de revolver. J'aperçois à 2 mètres de moi une forme humaine qui bouge, le Boche, et je décharge sur lui la moitié du chargeur de mon revolver. Puis, pris de peur, craignant des représailles, je me tapis en haut de la pente, frémissant d'émotion. Mais ma volonté revient et je saute près de cadavre : je suis tout en haut de la Minoterie, dans un admirable poste d'observation. Si je me rappelle bien, je n'étais pas seul. Un belge crie près de moi : « Là, là, les Boches. Ils foutent le camp.» Et de l'autre côté, vers Dixmude, dans la plaine illuminée par une fusée, je distingue des formes humaines courant. Je les domine de 10 mètres et je tire des coups de carabine dans leur direction.

       Soudain, à 2 mètres sous moi, de ce côté, une forme remue. Un Boche est accroupi là. Je lui envoie le reste de mon chargeur et je me retourne dans le poste : je suis seul.

       Des grenades éclatent à gauche et à droite de la Minoterie. L'artillerie dirige un feu d'enfer sur Dixmude et la deuxième ligne allemande. Je tire un bouton de la veste du cadavre boche. Horreur, il se retourne, il me voit, il parle : « Bardon, bardon, kamerad, bardon. » Il est vieux. Je dois l'achever : … « Bardon, vier kinder, kamerad. » Il est quasi mort de peur. Sa main cherche quelque chose à son ceinturon : je me précipite, méfiant : « Was ist das ? » C'était une boite cylindrique. « Gaz, gaz. » J'ouvre : c'était un masque pas de danger. Il souffre ; je ne puis l'emmener ; je devrais l'achever... je n'en ai pas eu le courage. Je lui ai dit, « Schlaf » Et je me redresse, je domine tout le champ de bataille, superbement ; mais je suis seul ; je crains que des grenades belges ne soient lancées sur moi, et je redescends la pente ; j'appuie vers la gauche, où le lieutenant et ses hommes doivent être passés ; un énorme entonnoir que je dois contourner ; je trébuche sans cesse dans la boue ; personne : Je charge ma carabine et j'avance...

       « Kamerad, komm hier. » Que ferais-je ? Soudain, de la droite, une silhouette débouche, à cinq pas de moi. Ami ou ennemi ? Quel casque ? Une fusée ; c'est un Boche.

       Je ne sais plus ce qui s'est passé. J'ai crié aux Boches : Kommen Sie hier, oder ich schiess » et l'on m'a répondu : «... kann nicht. » J'ai tiré. Un hurlement d'agonie, qui va en s'éteignant, sinistre. Mais j'ai la sensation qu'il est simulé, que c'est une embûche tendue, et j'appuie encore à gauche.


La Minoterie

       Où donc est le lieutenant ? Où sont mes hommes ? Pourquoi suis-je seul ici ? Je m'avance avec précaution.

       Tiens, un homme qui tire à 2 mètres devant moi. Enfin je les retrouve. Etrange direction de tir, cependant, ne visent-ils pas la passerelle ? Ah ça ! mais... Le projecteur s'arrête sur les tireurs et je vois le casque, le hideux casque boche. Je suis derrière les premières lignes boches, et les Belges n'ont pas passé ici.

       Ils sont trois, tirant derrière des créneaux ; si j'en tue un, les autres me massacreront. Je me demande, du reste, comment ils ne m'ont pas entendu venir. Je me retire doucement et me place de manière à les prendre d'enfilade. J'épaule, je presse ma détente... Clac. Le coup ne part pas. Et, au bruit du percuteur, le Boche se doute de quelque chose ; je me retourne, cherchant machinalement un abri ; une grande flamme rouge attire mes yeux : un feu de Bengale rouge ? Mais c'est le signal de la retraite ! Quoi ! Déjà ! L'affaire est manquée alors ? Pourquoi ne pas rester encore un quart d'heure ? Nous l'aurions, la Minoterie.

       Je bas en retraite, et j'essuie des coups de feu. Nos forces sont insuffisantes devant une telle résistance inattendue ; c'est ce qui oblige le lieutenant à rentrer... Et je… Louis, Jef. Qui êtes vous ? Sergent Lefebvre. « Embarquez, embarquez.» La passerelle est à demi démolie et menace de se défaire ; on repasse l'Yser, navré, pour aborder parmi les blessés et les morts que les brancardiers emportent en hâte.

       31 octobre. --- Cette chaude affaire de la Minoterie, bien qu'elle ait été un piteux échec, m'a appris à prendre confiance en moi et à me fier à mes hommes.

       L'entrain a été magnifique, tous les officiers sont d'accord sur ce point.

       J'ai eu peur, mais je n'ai jamais été saisi de panique : chaque fois, j'ai dompté ma faiblesse, et je suis reparti. C'était mon premier engagement : c'était les premiers Boches que je tuais. Je suis content.

       8 novembre. --- Saint-Ricquiers. Le Lieutenant nous a dit : « On m'a demandé des propositions, j'aurai voulu vous proposer tous. Je ne puis le faire. J'ai donc du me résoudre à ne proposer que ceux qui ont été sur la Minoterie ; ce sont : le sergent Ferbus, Dupont, Deguitte et Ponsard.

       Me voici donc proposé pour une distinction honorifique. Je ne puis pas ne pas être content.

       8 novembre – Hubert Lefebvre écrit à Marraine : « Je suis comme vous, ma chère Marraine, j'adore la bonne musique. Et j'ai .l'occasion, plus souvent que vous ne le croyez peut-être, d'entendre de jolis morceaux réellement bien exécutés : chaque régiment de la division possède son corps de musique et s'efforce naturellement de dépasser les autres en virtuosité.

       Presque tous les jours, vers la fin de l'après midi, il ya concert au cantonnement, à la grande place d'Alveringhem, un gros bourg flamand de l'arrière-front, avec son église trapue au milieu du cimetière devenu trop petit ; et je trouve délicieux, tandis que les rayons obliques du soleil dorent les dernières feuilles des vieux tilleuls, de laisser rêver ma pensée au fil de la musique... On joue peu de musique classique, beaucoup de fragments d'opéras, et toujours l'une ou l'autre, de ces marchandises guerrières si entrainantes, que rendraient héroïque le plus couard des embusqués.

       A propos, d'héroïsme, Marraine, vous avez vu que les petits Belges se sont distingués à Dixmude ?

       Ces « raids » au delà de l'Yser sont de jolis faits d'armes.

       Mon régiment y a participé et voici ce qu'en pense le général divisionnaire : «... Je félicite chaleureusement les groupes de patrouilleurs du 5e de ligne et tous les éléments d'infanterie et de génie les accompagnant, qui, franchissant l'Yser de vive force sous un feu meurtrier, ont pénétré dans la position ennemie et y ont livré combat avec la plus grande vaillance et dans des conditions particulièrement difficiles. »


La Minoterie et l’Yser

       Et voici l'avis du général de brigade : « Monter à l'assaut de cette forteresse qu'est la Minoterie, comme l'ont fait nos patrouillards, peut-être qualifié d'acte de véritable héroïsme. »

       Et bien, j'y étais, Marraine.

       Je suis patrouilleur depuis un mois, et j'ai grimpé au sommet de la Minoterie. Cela a été une lutte terrible, dans la nuit et dans la boue, sous le fracas de l'artillerie et des grenades, au devant de la mort sournoise qui rôdait.

       J'ai tué des Boches à bout portant à coup de révolver, et je vous prie de croire que, comme mon éducation ne m'a jamais accoutumé à ces idées-là, cela m'a laissé une profonde impression... Je m'étais bien juré de ne pas vous parler de cette affaire, mais c'est plus fort que moi, je ne puis penser qu'à cela.

       Les bonnes heures de mon dernier congé, je n'y pense plus ; elles me font d'un rêve délicieux, dont ce combat acharné m'a tiré brutalement, et me rappelant l'inexorable réalité.

       Et je ne demande qu'à recommencer, Marraine, tant est fort l'attrait du danger... Quels êtres curieux nous sommes !

       Ce que je ne devrais pas vous dire, c'est que j'ai décroché là haut la Croix de guerre ; ce n'est pas officiel, je suis seulement proposé, et l'on jugera peut-être en haut lieu que j'ai passé trop peu de temps au front pour la mériter ; mais je vous l'avoue, je serais fier de l'avoir, après quatre mois seulement de présence au front et sans avoir été blessé. Je suis gosse à mes heures, n'est-ce pas ? Et même en tout temps, mais je n'ai que vingt ans, et je trouverais vraiment malheureux d'être blasé à cet âge. J'aime mieux croire encore à l'honneur, à la gloire et à toutes ses sublimes illusions.

       20 novembre. -- Sur la place d'exercice de Vinckem, devant l'hôpital, des détachements des 5e et 7e brigades, avec du génie, se sont massés en U. Des chefs sont là, en grande tenue : Dr... commandant la 2e D. A. : avec son petit nez crochu ; le colonel Bu..., un vieux militaire, qui, hier, à la répétition, tonnait à deux cents mètres contre un peloton en désordre ; un colonel du génie, des majors, des commandants ; tout ce monde est nerveux, soucieux de l'alignement des ports d'armes...

       On attend le Roi.

       Des gendarmes arrivent au galop ; les clairons sonnent, des commandements, retentissent. Voici le Roi.

       Il arrive à cheval, simplement habillé, et passe en revue les troupes qui, immobile présentent l'arme.

       Sa grande figure calme domine les rangs ; ses traits sont moins jeunes que ne le disent les photographies, et une tristesse infinie se reflète dans ses yeux.

       Il passe, la main au casque, regardant vaguement ces hommes qui se battent pour le symbole qu'il représente.

       Et le vent de novembre souffle sur les Flandres, tordant les arbres vers le clocher trapu de Wulveringhem au loin.

       « Les décorés. » Nous sommes groupés en un peloton et l'on nous amène au milieu de la plaine, sur un rang en forme d'U. Le Roi s'approche, suivi de Dr…

       « Officiers, sous-officiers, soldats ... » Sa voix est lente et grave. Il sent ce qu'il est. « Je vous félicite chaleureusement. »

       Nous sommes immobiles au garde-à-vous, le cœur inondé de fierté.

       ....Vos hauts faits.... Livre d'or de l'armée belge ... Cités comme exemple aux générations à venir... »

       « Et voilà » dit-il simplement à Dr... lorsqu'il a terminé, « tout est prêt pour la remise des décorations ».

       Le Roi s'approche du premier homme du rang, un lieutenant, lui serre la main, et lui épingle l'Ordre de la Couronne en le félicitant, tandis que le général, à côté de lui, très affairé, lui explique en détail ce qu'a fait le décoré.

       Je suis le dix ou le douzième de la série ; tout doucement, le groupe s'approche de moi... Les voilà à Marée, mon voisin. Les voici. Je présente l'arme et, tandis que Dr… marmotte des lambeaux de la citation, le Roi m'accroche sur la poitrine la Croix de guerre. – Vous êtes volontaire de Guerre ? --- Oui Sire. --- Ah ! très bien, très courageux, je vous félicite.


La Minoterie et les abris à Dixmude

       Dr... continue : « Il a tué l'observateur ennemi de la Minoterie. » Et le Roi, me toisant avec un bon sourire : « Il ne fait pas bon tomber sous une pareille poigne », dit-il.

       Je dépose l'arme. C'est fini : Je possède la croix de Guerre.

       La Minoterie resta donc au pouvoir de l'ennemi, celui-ci continuera encore pendant une année à tirer sur nos tranchées.

       Mais le récit nous montre le courage qui animait nos troupes.

       Quelle chance de pouvoir passer à l'offensive pour apporter finalement la délivrance. On craignait tant l'hiver.

Deuxième attaque de la Minoterie

       La meunerie ou « Minoterie » était toujours un point noir pour notre front.

       Le 6ème de ligne se trouvait dans les tranchées devant Dixmude.

       Un détachement du régiment attaqua la légendaire et redoutable Minoterie dont les sinistres lucarnes surveillaient le glacis tenu par nos troupes.

       La tâche de l'organisation et du contrôle du raid échut au major A. E. M. Cresens ; la protection, à la 9e compagnie commandée par le capitaine Collard ; et l'honneur de la conduite du détachement chargé de faire irruption dans l'ouvrage fameux, au sous-lieutenant Bauduin, chef des patrouilleurs régimentaires.

       Pour avoir une compréhension claire de la marche de l'opération et en saisir tantôt le déroulement tragique, rien de mieux que la lecture des mesures de détail ordonnées par le directeur du raid.

1° Entre chien et loup, à l'heure qui sera fixée au dernier moment, en se basant sur le degré de clarté du jour une passerelle sera lancée sur l'Yser par les soins du capitaine du génie Badoux, à hauteur de la Savonnerie, devant la brèche faite dans nos parapets ;

2° Un groupe de 5 hommes, patrouilleurs de régiment, passera immédiatement pour assurer la garde en tête de la passerelle ;

3° Le groupe d'attaque de l'équipe de patrouilleurs, quatorze hommes, chargé de s'emparer de la Minoterie, suit immédiatement. Ce groupe se scinde en trois fractions. Le sous-lieutenant Bauduin, le chef, marche avec le détachement chargé d'aborder l'ouvrage de front. Il a près de lui des coureurs de liaison, un détachement de soldats du génie porteurs de 400 kilos de tolite pour la destruction éventuelle de l'abri.
Il va sans dire que le raid doit être mené à grande vitesse, afin de constituer une surprise ;

4° Une barque doublera la passerelle comme moyen de passage et ira occuper silencieusement la rive ennemie ;

5° Un groupe de patrouilleurs, sous les ordres du sous-lieutenant De Vylder, est chargé de protéger la retraite des assaillants, d'observer la T. 16 ennemie et d'y lancer carrément des équipes de nettoyeurs, si l'opération principale réussit ;

6° Trente hommes de la 9e compagnie sont chargés sur la rive amie de la protection indirecte, d'après une répartition judicieuse que j'écourte ;

7° Le docteur Soille avec 10 brancardiers est chargé des soins à donner aux blessés ;

8° Tout le détachement est sous les ordres du capitaine Collard, de la 9e compagnie du 6e de 1igne ;

9° Les patrouilleurs sont armés de poignards, de brownings et de grenades ;

10° Les gradés patrouilleurs sont munis d'une lanterne électrique ;

11° Pour le ralliement, demander « Jules » et répondre « Louis » ;

12° A chacun des participants, une journée des vivres de réserve, deux gourdes de café et un demi-litre de pinard ;

13°, 14°, 15°.. J'en passe de ces prescriptions, et des meilleures, et j'arrive à l'exécution du raid.

*          *          *

       A la tombée du soir pendant que l'artillerie canonne avec violence la rive ennemie et prépare le chemin, le détachement se faufile lentement le long des boyaux qui, de Caeskerke, mènent aux environs des ponts du Railet de la route de Dixmude, vis-à-vis de la Minoterie.

       Le major A. E. M. Cresens a précédé les patrouilleurs et s'est enquis des derniers renseignements sur l'occupation de l'ouvrage à enlever.

       Bientôt un à un, les différents groupes d'attaque se présentent mutuellement ; ils se souhaitent bonne chance, et, sans se le dire, se font la promesse d'un fidèle appui réciproque, coûte que coûte. A ce moment notre artillerie exécute un « tapotage » serré dans les ruines, arrière de Dixmude.

       La passerelle est prête. Mais l'ennemi a vu, car sa riposte éclate tout à coup sérieuse : toutes les machines infernales de l'autre rive font un barrage intense sur le fleuve ; bombes et torpilles éclatent de toutes parts ; les fusées éclairantes pleuvent du ciel et illuminent les deux rives, les mitrailleuses crépitent avec rage. Déjà la grosse artillerie allemande gronde dans le lointain et l'on entend siffler les obus.

       Les patrouilleurs passent quand même. Ceux de la berge amie demeurent stoïques à leurs postes de garde, pendant que les frères d'armes s'en vont.

       Le capitaine Collard est au poste de combat de la digue, tous les téléphones et tous les moyens de liaison en alerte, prêts à réclamer les secours nécessaires.

       Les patrouilleurs ont passé le fleuve, gravi les parapets ennemis et disparu dans le noir adverse. On attend… Quatorze hommes menés par un chef énergique s'en sont allés chez les Allemands.

       Les barrages de part et d'autre redoublent d'intensité ; le bruit des explosions déchire l'air avec fracas ; les mitrailleuses battent les tranchées avec un entrain d'enfer ; les fusées éclairantes montent et retombent  par centaines. On compte les minutes. Les quatorze héros et leur vaillant chef semblent rester bien longtemps en route... Il a de l'inquiétude dans les rangs amis !

       Tout à coup, quelques ombres furtives passent et s'engagent sur la passerelle ; elles s'éclairent aux lueurs d'une explosion ou à la clarté des fusées lumineuses. Leur affolement fait deviner : Opération non réussie. Un premier renseignement est chuchoté : Le sous-lieutenant Bauduin, mortellement blessé, est tombé aux mains de l'ennemi... Beaucoup de participants ne reviennent pas... L'angoisse grandit... Soudain, l'on entend comme un gémissement monter de la rive ennemie et répéter ses appels de détresse : « Au secours ! A l'aide ! »

       Une équipe de patrouilleurs commandée par le sous-lieutenant De Vylder est envoyée pour battre et fouiller le terrain.

       Peu après le soldat Van der Straeten se présente, blessé et trempé jusqu'aux os. Il vient annoncer qu'il a ramené à la nage le caporal Dreysse, grièvement blessé, et en traînant tout le long de la rive jusqu'au mi-chemin d'ici à la Minoterie. N'en pouvant plus, il a dû l'abandonner à l'endroit qu'il désigne.

       Ce détail rapporté et vite connu, jette l'émoi tout le long des tranchées. Un groupe de volontaires se présente et s'offre pour aller au secours de l'infortuné caporal. La nouvelle équipe de patrouilleurs s'élance à son tour, sur la passerelle, malgré les coups de feu et les tirs de toute espèce qui reprennent de plus belle au passage des nouveaux assaillants. Bientôt les sauveteurs reparaissent, portant le caporal blessé et mourant...

       Il manque encore de nombreux absents que l'on n'a pas retrouvés. D'autres volontaires viennent solliciter la faveur de se porter à leur secours… L'émoi est à son comble ; on discute avec véhémence la possibilité d'une seconde attaque. Sont absents : Le soldat Bontinck, le caporal Lecomte, le soldat Bouwens. Le soldat Vermeulen est tué. Plus tard le caporal Dreysse et le soldat Van Renhoven mourront des suites de leurs blessures. Le raid a coûté en outre 8 blessés légers qui refusent de quitter les tranchées.

       Il est 19 h. ½. Le lieutenant de Vylder n'a rien découvert. Le major A. E.-M. Cresens est forcé de suspendre les attaques ; il fait cesser le feu de barrage. Les Boches rassurés se taisent immédiatement. Un grand calme succède alors au vacarme de tantôt ; les berges de l'Yser rentrent dans la nuit et bientôt l'on ne voit plus, entre les deux adversaires invisibles, que la grande coulée des eaux glauques du fleuve où se mirent les étoiles, et les premiers rayons blafards d'une grosse lune qui se lève à l'orient[2].

      

Sources : La Grande Guerre, deuxième volume, page 1102

 



[1] Paru dans le « Courrier de l'Armée ».

[2] Courrier de l’Armée



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