Médecins de la Grande Guerre

Mathieu Bodson fusillé au Tir National

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Mathieu Bodson fusillé au Tir National[1]

       En parcourant le martyrologe de la jeunesse belge, une pensée jaillit à l'esprit : Admirable pays où dans l'affreuse tourmente toutes les classes de la société ont donné !... Les enfants de la noblesse, de la bourgeoisie et du peuple se sont coudoyés quatre années durant, qui, dans les tranchées, qui, dans les bagnes, ont lutté, souffert ensemble et sont morts ensemble !

       De cette réalisation parfaite de notre belle devise nationale, on cherche, à présent, dans la paix, à retirer le plus de fruits possible. La leçon a été grande ; puissions-nous ne pas l'oublier !

       Celui dont je raconte maintenant l'histoire est un humble ouvrier de Liège né à Jupille en 1893. Trapu, la figure remplie, les yeux rieurs ; un cœur ardent.

       Volontaire au génie d'Anvers, une subite hernie inguinale, suite d'un effort, le fit réformer. Il rentra à Bruxelles, la mort dans l'âme. Dure captivité ! Des rumeurs sourdes apportaient jusqu'à lui l'écho des batailles, et dans les frémissements du vent errait un peu de la plainte des blessés. Oh ! la bataille ! Comme cette voix le fascinait !

       Se battre ! Servir !

       « Mon inaction me pesait terriblement. J'avais toujours devant les yeux la division de mes camarades, qui là-bas sur l'Yser étaient utiles au Pays », dit-il plus tard à ses juges allemands.

       Cette belle servitude le hantait. Un soir que des voix lointaines gémissaient par delà les Flandres, il décida de rejoindre l'Yser.

       Il voulut être de oc bataillon sacré d'esclaves qui, conduits par une idée sur la route de la servitude, s'en vont lentement vers leur but glorieux et qui, à mesure qu'ils la gravissent, plus obstinés, s'enfoncent dans la lumière pour devenir des dieux !...

       Opéré dans la clinique du docteur Rouffart, Mathieu Bodson passait la frontière et se présentait aux autorités militaires : « Si je ne suis plus bon pour l'armée, je serai toujours bon pour les fabriques de munitions », pensa-t-il. Mais, réformé, il ne pouvait servir ni au front, ni à l'arrière. « On remarqua peut-être combien grande était ma déception de ne pouvoir trouver à réemployer; car on me proposa de retourner en Belgique pour m'y occuper d'espionnage et de recrutement. Je ne demandais qu'une chose : être utile. J'acceptai donc tout de suite ; et l'on m'envoya à Folkestone, où l'on me mit au courant de la technique de mon nouveau métier.

En décembre 1915, je rentrai à Bruxelles. »

       Rentré avec des papiers de première importance pour de hautes personnalités belges du pays occupé, Bodson installa son centre d'espionnage, de recrutement et du « Mot du Soldat », rue de la Digue, à Ixelles, dans la demeure de la famille Van Damme, tenanciers d'un débit de tabacs ; et du jour où Mathieu – que l'on ne connaissait que sous le pseudonyme de Pitje, sobriquet dont il s'était affublé lui- même étant donné la petitesse de sa taille – eut commencé sa propagande patriotique, une théorie de braves se présentèrent à lui : ouvriers et bourgeois, fils du peuple et de l'aristocratie, femmes, jeunes gens, vieillards, piètres, laïques.


       Son œuvre ? Ce fut d'abord l'espionnage, qui fournit aux Etats-majors des plans si utiles aux opérations militaires. Ses courriers – il en avait dans toutes les directions du pays – lui parvenaient au moyen de licences de marchands de beurre ou d'œufs. Bodson se chargeait de recueillir les précieux documents et de les porter en Hollande.

       Puis vint le recrutement de toutes les forces vives pour les bataillons de l'Yser. Que de jeunes gens n'a-t-il pas conduit en Hollande en quelques mois ? Il avoua le chiffre de 300. Dans sa tâche patriotique, il était magnifiquement secondé par M. et Mme Van Damme, Mlles Verreke et M. Van Damme et par Mme H. D'Argent.

       Lors de son dernier passage de jeunes gens en Hollande, ayant reçu ordre de ne plus s'adonner qu'à l'espionnage, il revint au pays porteur de formidables explosifs !

       Travail terrible, mais combien beau ! Pitje d'ailleurs était volontaire. Servitude merveilleuse d'autant plus belle qu'elle était libre. Il est grand qui sert son pays les armes à la main, sur la brèche; encore est-il le défenseur obligé et choisi par la Patrie pour la sauvegarde des foyers et les institutions, il fait son devoir ; celui-là est grand, celui-là est beau.

       Mais celui qui, spontanément, alors qu'aucun devoir immédiat ne le presse, se fait l'esclave de son idée, de la servitude qui se donne généreusement à la Patrie, qui parfait par un acte volontaire le sentiment d'amour, celui-.là n'est-il pas encore plus grand, n'atteint-il pas la beauté suprême ; et cette beauté n est-elle pas divinisée presque du fait qu'il combat non dans les lièvres des batailles, mais dans l'ombre ; non l'arme à la main, mais seul, sans défense ; non devant le regard des chefs, des amis, des drapeaux, mais dans une solitude marâtre et parfois déchirante... Celui-là n'est-il pas le coryphée des phalanges héroïques ?...

       Bodson était cet esclave-là, et il prenait fiévreusement la route de cette belle servitude ! Hélas ! les limiers allemands étaient sur ses traces ; ils suivaient des pistes. Devant à tout prix conjurer le malheur possible on insista auprès du jeune espion pour qu'il se réfugiât en Hollande. Pas une seconde il ne céda à ces instances. On eut beau lui montrer le danger imminent, l'importance de sa liberté, il resta inébranlable.

       – Je sais, disait-il, ma place est au Tir National ! Ou importe ! L'essentiel est que ceux qui m'aident dans ma lâche ne soient pas connus par les Allemands.

       On insiste. Il refuse.

       – Je suis militaire. Je dois rester au poste quoi qu'il arrive. Je ne crains pas la mort.

       Et plus tard, simple mais magnifique, il dira à ses bourreaux :

       – J'agissais dans le but de servir mon pays et mon Roi ; et alors on ne s'inquiète pas des conséquences.

       Pitje se cacha pendant quelque temps ; puis, costumé en collégien, muni d'une fausse pièce d'identité, il recommença le dur labeur...

Mais les mailles du filet se resserraient !

       Un jour, le 3 juin 1916, que Bodson (connu des Allemands sous le nom de Pitje) se présenta au contrôle du Meldeamt, il fut appréhendé par des policiers boches et conduit à la prison de St-Gilles. Pitje avait été dénoncé.

       Alors ce fut l'instruction et toutes ses tortures.

       Qu'ils ont martyrisé Mathieu Bodson !...


       Lors de la suprême entrevue, le héros l'avoua à sa mère : « Mère, ne m'en fais pas un reproche ; je n'ai fait aucun aveu jusqu'au jour où quatre individus armés de bâtons sont entrés dans ma cellule, m'ont jeté à terre et roué de coups pour m'obliger à parler. Alors, sous l'empire à la fois de la douleur et de la fureur, je leur ai craché à la face, que tout le mal qu'ils me faisaient ne contrebalancerait jamais celui que vaudraient aux leurs les 300 jeunes gens qui, par mes soins, étaient allés grossir les rangs de notre armée. »

       Toutes ces atrocités étaient encore augmentées par un régime cellulaire scandaleux, souffrances aiguisées, entretenues cyniquement et dont s'enivraient le sadisme germain.

       Bodson se défendit magnifiquement. Jusqu'au bord de la tombe, il nia avoir fait de l'espionnage. Il ne dénonça aucun de ses complices. A l'audience finale, note un de ses collaborateurs, il fut admirable, digne, correct, le regard ferme et sans faiblesse.

       Il écouta la sentence de mort, froidement.

       Lorsque le président fit la traditionnelle question :

       – Avez-vous quelque chose à dire ?

       Le jeune homme répondit simplement, mais du fond du cœur où vibrait, avec l'indéfectible volonté d'être brave toujours, l'ardent amour de la vie...

       – Je demande qu'on me laisse la vie...

       Ses bourreaux la lui enlevèrent !


       Le recours en grâce rejeté, Mathieu écrivit à sa maman cette lettre, admirable de simplicité, d'affection filiale et de courage, où se reflète une âme fraîche et claire, un cœur honnête et bon :

Le 13 septembre 1916.

Chère Maman,

Mon recours en grâce est rejeté ; je serai fusillé demain matin. Je laisse ici ma montre et quelques petites choses, pour qu'on te les remette.

Chère mère, pardonne-moi la peine que cela va te causer ; console toi : il te reste mes deux frères et dis-toi que si je meurs, c'est du moins avec honneur et pour avoir fait mon devoir.

Je ne regrette rien, car, si l'on tient à la vie, il faut aussi savoir la quitter quand le devoir l'exige. Chère mère, fais mes compliments à tous mes amis ; dis-leur que j'ai eu pour tous une pensée avant de mourir et transmets plus tard mes adieux à ceux qui reviendront de l'autre côté du front.

Ne crains rien, j'ai du courage, et ce sera du reste vite passé.

Si, après la guerre, on met ensemble tous les fusillés, laisse-moi avec les autres. Si on nous sépare, je veux retourner à Jupille.

Pauvre maman, il ne m'est plus permis de te revoir une dernière fois ! Enfin, que veux-tu c'est la destinée et il n'y a rien à y faire.

Adieu, mère ! Je t'embrasse, oh ! combien ! ainsi que tous les amis et frères. Je n'écris pas à mon frère Théodore : il saura toujours assez tôt.

Raconte à mon père comment cela s'est passé et dis-lui qu'il peut être fier de son fils.

Maman, que veux-tu que je te dise encore ? C'est malheureux, mais c'est la volonté de Dieu. Prie pour moi et les amis aussi. J'espère que Dieu me tiendra compte que j'ai accompli mon devoir et qu'il me recevra auprès de lui où je prierai pour toi, chère maman.

Rends ma montre à Agnès (sa fiancée) puisqu'elle appartenait à son père ; distribue mes affaires comme souvenirs entre mes amis et remercie tous ceux qui se sont occupés de moi. Que tous ceux que j'aurais pu offenser sans le savoir me pardonnent, comme je pardonne à tous ceux qui pourraient m'avoir fait quelque mal.

Adieu, chère maman, adieu ! Dis-toi que je vais être heureux et qu'un jour nous nous retrouverons au ciel. Je t'embrasse bien fort.

Ton fils,

M. Bodson.

Remets la fleur qui est dans le porte-monnaie à Agnès.

J'ai arrêté la montre: elle ne doit plus marcher.

Il gravit le calvaire du Tir National à l'aube du 14 septembre 1916.

Petit chevalier sans peur et sans reproche, il est tombé avec des paroles d'amour sur les lèvres. Quand il s'affaissa dans le crépitement des balles, il chantait : Vive le Roi, Vive la Belgique !...

Sur le héros abîmé, la Gloire aux ailes blanches se pencha doucement, le couvrit de chauds baisers, et à l'heure où, tissant pour le martyr un linceul de lumière, l'aurore jaillissait des taillis, elle le porta dans l'Immortalité...




[1] Tiré du livre « L’Héroïsme des Jeunes » par Marcel Anciaux. Les jeunes belges pendant la guerre.



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