Médecins de la Grande Guerre
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Les derniers jours de Lucien Pigeot Par Daniel Wanlin
Il n’y a pas de mort. Je peux
fermer les yeux, j’aurai mon
paradis dans les cœurs de ceux
qui se souviendront.
Maurice Genevoix Avant-propos Lucien Pigeot, soldat au 10e
Régiment de Ligne, numéro 56954 de la matricule, a été déclaré mort pour la
Belgique par le tribunal de première instance de Neufchâteau le 6 mai 1924. Il
serait tombé à Franc-Waret le 23 août 1914, soit au troisième jour de la
bataille de Namur. Son corps n’a pas été retrouvé ou identifié. En cette période de
commémoration de la Grande Guerre, c’était pour moi un devoir moral de tenter
d’éclaircir les circonstances dans lesquelles Lucien aurait pu trouver la mort.
Grâce aux très anciens documents sortis de leur rayonnage et mis à la
disposition du public par la Bibliothèque Universitaire de la Défense, ainsi
qu’avec l’aide de monsieur Marc Mawet dont l’expertise m’a été précieuse, j’ai
pu reconstituer ce qui aurait pu se passer en ce mois d’août 1914 dans la zone
d’opération du 10e Régiment de Ligne. J’espère que cela
perpétuera le souvenir d’un homme qui a fait le sacrifice de sa vie pour que
nos générations vivent libres et en paix. Le Service Militaire au
10e Régiment de Ligne Lucien Pigeot, fils d’Auguste Pigeot et
de Marie Talbot, est né le 19 septembre 1891 à Recogne. Il fut incorporé le 11
avril 1911 au troisième bataillon (III Bn) du 10e Régiment de Ligne
(10 Li). Sur son bulletin de renseignements, il est mentionné qu’il mesurait
1,59 mètre et qu’il pesait 58 kilos ; ce qui, pour l’époque, rentre dans les
normes. Le service militaire obligatoire avait été introduit en vertu d'une loi
signée en décembre 1909 par le roi Léopold II, trois jours avant sa mort. Il
n’était prévu initialement que pour un fils par famille. Lucien, fils aîné, se
retrouva donc à la caserne Léopold à Arlon où était stationné le III Bn. Cette
unité comprenait principalement des appelés de la province de Luxembourg. Le
service militaire à l’infanterie durait 15 mois. Il a donc dû être démobilisé
en fin 1912. L’entrée en guerre Le 10e Régiment de Ligne se
composait de trois bataillons. Les premier et deuxième bataillons (I et II Bn)
se trouvaient à Namur alors que le troisième (III Bn) était à Arlon. Le
régiment sous le commandement du colonel Verbist faisait partie de la 4e
Division d’Armée commandée par le lieutenant-général Michel. Le régiment fut mis sur pied de paix
renforcé le 29 juillet 1914 et mobilisé le 31 juillet à 22.00 heures. Tout le
personnel fut rappelé. Ce fut le cas de Lucien. Le 1 août 1914, le régiment reçut
l’ordre de prendre cantonnement à Warioulx (Nord-Ouest de Daussoulx) et de
détacher quelques compagnies à la garde de certains ouvrages d’art vers
Floreffe. C’est à ce moment que le III Bn a dû rejoindre le reste du régiment.
Le soir du 3, ordre fut donné d’aller cantonner plus à l’Est, à Vezin. A la
tombée du jour, le régiment passa à proximité du fort de Cognelée dont la
garnison activait le déblaiement du champ de tir. « Triste spectacle de
l’incendie des maisons qui gênent la défense des ouvrages ; scènes de
désolation et malédictions adressées aux Allemands par les malheureux habitants
qui voient brûler la demeure familiale ; femmes en pleurs, à genoux sur
l’accotement des chemins, priant et nous souhaitant la victoire[1].
» Pour bien comprendre la situation, il
faut savoir que la position fortifiée de Namur (PFN) comprenait 9 forts
distants de 5 à 8 km de la ville et espacés entre eux de 4 km en moyenne.
L’intervalle maximum (6 km) se trouvait entre les forts de Marchovelette et de
Maizeret. Chaque intervalle entre les forts était occupé par un régiment de
forteresse. Des tranchées étaient creusées pour constituer une seconde ligne de
résistance. À Namur, dès le 2 août et pendant les
trois semaines suivantes, l’armée veilla à l’établissement de redoutes,
tranchées, batteries et points d’appui dans les règles de l’art. Tous ces ouvrages
étaient dirigés par des officiers ou des gradés du génie. Des civils y étaient
occupés avec les artilleurs des forts. Le deuxième jour, des détachements de la
4e Division les rejoignirent. Le troisième jour (arrivée du III Bn venant
d’Arlon), les régiments de forteresse prirent part aux travaux et les
détachements de la 4e Division furent dirigés vers l’extérieur de la
position. Ils reprirent la pioche à leur rentrée dans la Position Fortifiée de
Namur. Les civils n’abandonnèrent les travaux qu’à l’arrivée des premiers obus.
Lucien participa donc à ces travaux
visant à renforcer la ligne défensive. Le récit ci-dessous donne un aperçu
réaliste de l’ampleur de ces travaux. « Après guerre, Ernest Claes[2]
relate son histoire personnelle dans un livre intitulé « Namen 1914 ». […] À la
fin du mois d’août, la compagnie de Claes est cantonnée dans une ferme à Champion,
un village situé sur le plateau au nord de Namur. Les activités ne manquent pas
; ils doivent faire des exercices, monter
de garde et creuser des tranchées […] Les travaux ont commencé début août pour
se préparer à l’attaque imminente de Namur par les Allemands. Depuis l’annonce
de la déclaration de guerre le 4 août, le bataillon du génie de la 4e
Division travaille en permanence à la préparation de la défense des forts dans
les intervalles des différents secteurs. Des réseaux de tranchées sont aménagés
et, tout autour, on abat systématiquement tous les arbres pour dégager la
visibilité sur l’ennemi mais aussi dans les axes de tir de défense. Des
clôtures de fil de fer barbelé sont érigées, des zones en avant des tranchées
sont minées et des bâtiments sont démolis pour dégager les axes de tir et
éviter de laisser des caches à l’ennemi. […] »[3] Description
d’une tranchée au nord-est du Bois Royal Remarque : Cette description n’est donnée qu’à titre
indication, pour décrire l’ampleur des travaux qui ont été effectués en ce mois
d’août 1914. « C’était une
tranchée pour tireurs debout. Elle était couverte par rondins et fascines
débités dans le bois et qui donnait une certaine protection contre les éclats.
Des créneaux de tir étaient ménagés vers l’avant ; vers l’arrière se trouvaient
quelques amorces de boyaux de communication qui constituaient les seuls points
de passage possibles. […] Vers l’avant, la tranchée était protégée par un
réseau de fil de fer dont certaines parties étaient constituées par du fil
lisse. Le réseau ne dépassait que de quelques dizaines de mètres l’extrémité
droite de la tranchée. » Avec sa compagnie, Lucien resta un temps
sur la position défensive à hauteur de Boninne puis fut affecté à la garde d’un
cantonnement dans la région de Champion. L’affrontement Devant la ligne défensive principale
telle que décrite ci-dessus, il y avait des « grandgardes » ou « avant-postes »
qui avaient pour mission de prévenir contre des intrusions ou une attaque
surprise de l’ennemi. Les premiers contacts dans la région de Franc-Waret
eurent lieu le 19 août. Lucien ne fut pas impliqué dans ces combats puisqu’il
était encore à Champion. Les avant-postes des unités voisines refoulèrent par
le feu plusieurs groupes de cavaliers sortis des bois de Tronquoi et de
Fernellemont ainsi que de Franc-Waret. Des habitants fuyant devant l’ennemi
signalèrent que des uhlans cantonnaient à Bierwart et dans les villages au
Nord-Ouest.[4] (voir croquis ci-dessous) La première compagnie du premier
bataillon du 10e de Ligne (1/III/10) – la compagnie de Lucien -
quitta Champion le 20 août à 1 heure du matin. Rendez-vous lui était fixé à
hauteur de la borne 6 de la route Namur-Hannut. Elle était désignée pour
occuper la grand’garde numéro 3 (G.G. n° 3) à hauteur de la borne 10 de cette
route. La compagnie arriva à son emplacement à 3 h 30 et s’installa. La relève
fut terminée à 4 heures ; L’emplacement n’était pas favorable : il était
entouré de bois et le champ de tir était à peine de 200 mètres.[5]
(voir croquis ci-dessous) La carte Michelin
d’octobre 2018 ci-dessous indique les endroits où se sont déroulés les
événements des 19 et 20 août 1914. Le paysage, évidemment, a quelque peu
changé. Le tracé de la route de Namur à Hannut n’est peut-être pas exactement
le même qu’en 1914. L’illustration suivante est une carte d’état-major d’époque
représentant le dispositif défensif avec la position exacte du G.G. n° 3 et la
ligne défensive à hauteur de Boninne. Vers 8 heures 30, les
sentinelles placées sur la route en direction de Hannut signalèrent l’approche
d’un groupe de cavaliers ennemis à environ 1500 mètres (il s’agissait d’un
peloton de uhlans arrivé à la lisière Sud du village d’Hingeon[6]. Les sentinelles ouvrirent
le feu vers 10 heures sur un parti de cavaliers qui combattaient à pied, puis
elles se retirèrent vers le G.G. Vers 10 heures 30 apparurent des fantassins ennemis
en tirailleurs (un effectif de deux à trois compagnies[7])
qui suivirent les cavaliers à courte distance. Les hommes occupèrent les
tranchées dans les dispositions suivantes : la tranchée à droite de la route était
occupée par trois sections[8]
sous les ordres du sous-lieutenant Jean Baptiste Sterkendries, celle de gauche
par trois sections sous le commandement du premier sergent major Magis. Le
commandant de compagnie, le capitaine-commandant Charles Kinsbergen, se
trouvait au centre du dispositif, près du poste téléphonique. A 10 heures 15, l’ennemi ouvrit un feu
violent sur les tranchées mais était invisible de la position occupée par la
1/III. A ce moment, le commandant de bataillon (commandant Antoine Funck[9]
vint s’installer à la G.G. jusque 11 heures 30. A 11 heures, l’ennemi se porta en
avant mais fut aussitôt cloué au sol par un feu rapide partant de toutes les
tranchées. A 11 heures 30, l’ennemi
renforcé par un bataillon redoubla d’activité et s’infiltra dans les bois (bois
d’Ambraine et de Ville-en-Waret) sur les ailes de la position. A 11 heures 45, le
ravitaillement en munitions fut exécuté sur la ligne et toutes les munitions
dont la G.G. disposait furent épuisées. Sentant la position contournée et pour
éviter l’encerclement, le commandant de la compagnie donna l’ordre de se
retirer par la gauche sous la protection du peloton Sterkendries. Les feux du
peloton installé à la corne Sud-Est du bois d’Ambraine permirent le décrochage[10].
Il était midi. La compagnie fut talonnée
par les fantassins allemands et par des mitrailleuses qui se postèrent à la
lisière Sud-Ouest du bois d’Ambraine, tandis que l’artillerie de campagne
ennemie la poursuivait de ses shrapnels. Une batterie de campagne qui s’était
installée à la lisière Nord-Est du bois de Ville-en-Waret, fut prise sous le
feu du fort de Maizeret et réduite au silence. En soirée, la compagnie
(1/III) atteignit Gelbressée où elle se rassembla. Elle était durement éprouvée
: les pertes étaient de 6 tués, 17 blessés et 20 disparus. La 1/III a été citée à
l’ordre du jour de la position fortifiée de Namur pour sa belle résistance et
ce beau fait d’arme.[11] Qu’advint-il de la 1ère
compagnie ? Le 20 au soir, la compagnie rassembla
ses forces à l’église de Boninne et elle fut mise au repos. Elle prit position le lendemain dans les
tranchées au Sud-Est du fort de Marchovelette. Le 23 août, après de furieux combats, le
commandant Kinsbergen, le lieutenant Sterkendries et les survivants de la
compagnie furent faits prisonniers par les troupes allemandes et envoyés
quelques jours plus tard dans des camps en Allemagne[12]. En 1919, dans le cadre d’une affaire
traitée auprès du Conseil de Guerre, les autorités militaires firent appel, en
tant que témoins, à des survivants de la compagnie du commandant Kinsbergen. La
liste suivante avait été établie à cette époque : - le sergent
Joseph Contrôle ; Hypothèses sur la mort
de Lucien Pigeot Qu’est devenu Lucien ? Il faisait partie
des disparus. Si on se fie au seul témoignage[13]
de l’époque, il serait tombé à l’eau et aurait été emporté par le courant. Un premier scénario pourrait être que
Lucien se soit replié avec sa compagnie à travers le bois d’Ambraine comme les
ordres le précisaient. Pendant cette retraite, il aurait été touché mortellement
(par balle ou, éventuellement, par des shrapnels) et aurait pu tomber dans le
ruisseau de Franc-Waret qui traverse ce bois, prenant sa source au Sud du
château de Franc-Waret et se jetant ensuite dans la Gilbressée. Cependant, vu
le faible débit de ce cours d’eau – d’autant plus que le mois d’août 1914 fut
très sec[14] -, il n’est pas très crédible qu’il ait été emporté sur
plusieurs kilomètres. S’il est resté trop longtemps dans l’eau et/ou si sa
blessure mortelle l’a défiguré et que sa plaque d’identité ait été emportée, il
est possible que son corps ait été récupéré plus tard mais n’ait pu être
identifié. Un deuxième scénario possible est que
Lucien faisait partie du peloton « Sterkendries ». Il aurait pu, dès lors, se
replier vers le Sud, dans le bois de Ville-en-Waret. Dans cette hypothèse, il
se serait enfoncé plus profondément dans le bois et aurait été tué à proximité
du Ri Bolain. Il serait alors tombé dans ce ruisseau qui, en traversant
Ville-en-Waret, porte le nom de « ruisseau de Morchenaire ». Dans la confusion
du combat, son (ses) compagnon(s), en plein repli, l’a (ont) peut-être vu
dériver quelque peu mais il est invraisemblable qu’il ait été emporté par le
courant vu le faible débit de ce cours d’eau. Dans ces deux scénarios, le repli a très
probablement été exécuté à travers bois. Il semble donc peu vraisemblable que
son corps ait été déchiqueté par un obus tombé à proximité de son emplacement,
étant donné que, pour des raisons d’efficacité, l’artillerie ne tire
généralement pas sur des objectifs situés dans les massifs boisés. Cependant,
l’utilisation de shrapnels n’est pas exclue. En fait, ces deux scénarios reposent
principalement sur les données figurant sur le jugement déclaratif du
Tribunal et sur un seul témoignage. Mais ce dernier est-il fiable à 100% ?
De toute façon, ce qui est pratiquement certain, c’est que la date mentionnée
dans le jugement du tribunal ne correspond pas à ces deux scénarios. Le 23
août, comme indiqué dans le document, Lucien ne pouvait se trouver à
Franc-Waret. Son unité fut mise au repos à Boninne
après cette opération[15]
avant d’être engagé le 22 dans la défense d’une position au sud-est du fort de
Marchovelette. Un troisième scénario serait que
Lucien ait survécu au combat de Franc-Waret et ait participé aux combats sur la
position de Boninne. Cela paraît assez invraisemblable pour deux raisons : 1. Si la date correspond (23 août), le lieu est assez éloigné de
l’endroit mentionné dans le jugement. 2. Le témoignage mentionne bien la chute dans un cours d’eau. Or, à
cet endroit situé en hauteur, il n’y en a aucun. Conclusions Le
premier scénario est à priori le plus crédible et il n’est pas impossible que
le corps de Lucien ait été retrouvé beaucoup plus tard, après les combats, dans
un état avancé de décomposition, si bien qu’il n’ait pu être identifié. Il est
donc possible que sa dépouille soit inhumée au cimetière militaire de
Marchovelette qui compte 491 sépultures de soldats belges, essentiellement
morts dans la période allant du 20 au 25 août 1914. Parmi ces 491 militaires
belges, 178 n’ont jamais pu être identifiés ; beaucoup d’entre eux furent
calcinés lors de l’explosion du fort. Néanmoins, il est également envisageable
qu’il ait été enterré par les Allemands dans un trou d’obus servant ainsi de
fosse commune car, comme il faisait très chaud en ces journées d’août 1914, ils
se sont empressés d’ensevelir tous les morts retrouvés dans la zone des combats[16] [1]
J. Georges Swillen, Historique du 10e régiment de Ligne, Ed.
Wellens-Pay, Bruxelles, page 46 [2]
Ernest Claes appartenait à une compagnie du premier bataillon (I Bn) du 10e
régiment de Ligne. Lucien était du troisième bataillon mais dans ce cas
d’espèce, ses activités ont probablement été similaires à celles décrites par
Ernest Claes. [3]
La fortification passagère en 1914, dans Ph. BRAGARD, J. CHAINIAUX (dir.), Août
1914. Namur sur le pied de guerre. La mise en défense autour et en arrière des
forts, Namur, Les Amis de la citadelle de Namur, 2014 [4]
Ministère de la Défense Nationale, Etat-Major Général de l’Armée, Section de
l’Historique, Défense de la Position Fortifiée de Namur en août 1914, Institut
Cartographique Militaire, 1930, page 193 [5]
J. Georges Swillen, Op. Cit. page 62 [6]
Ministère de la Défense Nationale. Op. Cit. Page 232 [7]
Ministère de la Défense Nationale. Op. Cit. page 232 [8]
Une compagnie comporte en général quatre pelotons qui chacun dispose de trois
ou quatre sections. Une section = +/- 10 hommes. [9]
Le capitaine-commandant Antoine Funck, commandant du bataillon, fut grièvement
blessé le 18 octobre 1914 lors des combats de Keyen (Dixmude). Il décéda à
l’hôpital Sophie Berthelot à Calais. (source : son dossier personnel) [10]
Ministère de la Défense Nationale. Op. Cit. page 232 [11]
D’après l’Historique du 10e régiment de Ligne [12]
Dossiers du major Kinsbergen et du commandant Sterkendries, Centre de
Documentation Musée Royal de l’Armée [13]
Il s’agit d’un témoignage de deuxième main. Il n’a pas été possible de
retrouver le nom de ce témoin. [14]
D’après l’Institut Royal Météorologique [15]
Ministère de la Défense Nationale, Op. Cit. page 233 [16]
Luc Malchair, Marchovelette, Un fort, Deux Guerres, Trois outrages. Ed. ASBL
Comité de Sauvegarde du Patrimoine Historique de Hollogne. Septembre 2015 |