Médecins de la Grande Guerre
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L’odyssée
des deux « Bolchéviks » de Rochefort[1] Vers 1879, de nombreux ouvriers italiens
arrivaient dans la région de Rochefort pour y travailler à la construction de
lignes de chemin de fer. Parmi eux se trouvait A. Saffer, maçon de son métier,
originaire de Trembilino près de Roveretto, dans le Trentin (alors autrichien).
Saffer s’éprit d’une Rochefortoise, l’épousa et se fixa dans la jolie cité qu’admirent
les touristes. Il eut douze enfants, dont huit sont encore en vie (écrit en
1922) : sept garçons et une fille. Tous les fils – le père aussi, d’ailleurs –
sont Belges de cœurs et d’âme. A l’âge fixé par la loi, ils optèrent pour la
nationalité belge. Au moment où la guerre éclata, deux d’entre eux étaient sous
les drapeaux, dans notre armée ; un troisième, qui travaillait en France,
courut s’engager dans l’armée française. Deux des fils Saffer restés en Belgique,
Léopold et Alfred, furent déportés comme chômeurs, le 7 décembre 1916. Ils
refusèrent le travail et furent – comme bien l’on pense – ignominieusement brutalisés,
affamés, battus par les tortionnaires allemands. Après quatre mois de ce
supplice, ils furent ramenés en Belgique. Ils y étaient à peine rentrés que les
Teutons, qui les avaient considérés comme Belges pour les envoyer travailler en
Allemagne, les proclamèrent autrichiens et les firent incorporer dans l’armée
de leurs alliés. Dénégations, protestations, démarches, réclamations,
tout fut inutile et, le 27 juin 1917, sous escorte militaire, Léopold et Alfred
Saffer étaient conduit en Autriche et versés au 1er régiment de
Trente. Ils se juraient bien de se rendre aux Italiens dès qu’ils en auraient l’occasion.
Mais cette occasion ne vint pas : ils furent envoyés en Galicie pour y
garder la frontière, après la retraite des Russes. Un autre de leurs frères, Joseph, âgé de
29 ans, fut aussi déclaré apte à servir l’Autriche et incorporé dans la « landsturm ».
On lui annonça qu’il serait appelé incessamment à prendre les armes. Alors, ne
voulant point combattre contre les alliés de la Belgique, Joseph eut un geste
beau comme l’antique : il plaça froidement sa main droite dans une machine
et se fit broyer deux doigts. Quand ils le virent estropié, les bandits
germains renoncèrent à l’emmener : il demeura à Rochefort. Léopold et Alfred Saffer portaient donc,
en Galicie, l’uniforme autrichien. Ils n’avaient qu’une pensée, qu’un désir :
déserter. Une nuit, c’était le 8 mars 1918, ils s’enfuirent, se cachèrent dans
les tranchées abandonnées par les Russes, s’enfoncèrent dans les campagnes,
jetèrent leurs uniformes et réussirent à se procurer des vêtements de paysans
russes. A Kozin, près de Dubno, ils s’embauchèrent
comme ouvriers agricoles chez des campagnards. Quatorze mois durant, ils
vécurent là, occupés au travail des champs. Ce n’est qu’en mai 1919 qu’ils apprirent
que la guerre était finie. Ils se mirent en route pour regagner la Belgique et
prirent la direction d’Odessa. Mais, dans une petite ville proche, à Ymérincka,
ils furent faits prisonniers par les Bolchéviks, comme espions français. On les
jeta dans un cachot et on les y laissa cinq jours sans manger. Interrogés par un officier bolchéviste, ils
indiquèrent où ils avaient travaillé et supplièrent qu’on s’en informât,
affirmant qu’on aurait ainsi la preuve qu’ils n’étaient point des espions. L’enquête
fut faite, leur innocence reconnue et ... on les conduisit à Kiew où ... on les
incorpora de force dans l’armée rouge. Cette armée étant composée d’un ramassis
de bandits sans discipline et sans uniformes – le seul signe distinctif est une
étoile rouge – les Saffer furent vite équipés. On les versa dans une formation
hétéroclite parmi laquelle se trouvaient des gens de tous les pays, des
Français notamment. Les Allemands y étaient les plus nombreux ; il y avait
aussi des Autrichiens, tout ce que la Russie compte de voyous, de pillards et
de vauriens, des Chinois, des Juifs, etc. Les grands chefs étaient un certain
Rakowsky et le capitaine français Sadoul, le traître que le Conseil de guerre
de Paris a condamné à la peine de mort. Au cours de leur « service »,
ils furent les témoins des pires atrocités commises par ces fous sanguinaires
sur les paisibles bourgeois russes et les soldats du général antibolcheviste
Denikine faits prisonniers. A la fin du mois d’août 1919, l’armée de
Denikine mit le siège devant Kiew. Il y eut une grande bataille qui dura quinze
jours, quinze jours durant lesquels la situation fut terrible dans la ville.
Les vivres manquaient : on payait 200 roubles pour 400 grammes de pain
noir et un poud de farine (16 kilos) se vendait 9000 roubles ! Les Bolcheviks furent battus et se virent
contraints d’évacuer la ville. Apprenant qu’ils allaient être dirigés sur
Moscou, Léopold et Alfred Saffer s’échappèrent et coururent se réfugier dans un
hôpital dirigé par un Espagnol, qui les mit au lit, les déclara gravement
malades et les sauva ainsi jusqu’à ce que l’armée blanche eût pris possession
de Kiew. Le calme rétabli, nos déserteurs se
rendirent chez le consul de Belgique, M. Jacques Grether, qui leur donna des
passeports, non sans les avoir fait attendre pendant des semaines durant
lesquelles ils s’employèrent comme domestiques. Enfin, le 29 octobre, ils quittaient Kiew
par chemin de fer, s’embarquaient à Novorossisk, traversaient la Mer Noire et,
par Constantinople, Smyrne et Naples, arrivaient à Marseille, le 17 décembre. Le 18, ils étaient à Paris, et le 21, ils
rentraient à Rochefort et tombaient dans les bras de leurs parents, après trois
ans d’aventures invraisemblables. Vers l’Avenir.
X. [1]
Hubert Depester « Nos
Héros et nos Martyrs de la Grande Guerre » Tamines, Duculot,
imprimeur-éditeur. 1922 |