Médecins de la Grande Guerre

Le chien « Fanfare ».

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Le chien "Fanfare".

Fanfare.

Attelage de mitrailleuses.

Le chien « Fanfare »[1]

 

     Hyon est un coquet petit village situé à 2 kilomètres au sud de Mons ; il s’étale le long des vallées de la Trouille et du Trouillon, au pied du Bois-la-Haut.

     Les gens de la ville appellent ses habitants des « Faubourtiers », le village étant le potager des citadins.

     C’est dire qu’on y rencontre baudets et chiens de trait.

     Or donc, le 30 juillet 1914, le lieutenant Clooten, du 2ème chasseur à pied, reçu l’ordre de compléter, par voie de réquisition, les attelages des voiturettes de la compagnie de mitrailleuses Maxim de la 16ème brigade mixte.

     C’était simple : Se rendre à Hyon, examiner les attelages des laitières et faire un choix. Quelques heures plus tard, plusieurs chiens se joignaient à ceux en service depuis décembre 1913. L’un d’eux, énorme, à tête de bouledogue, au poil ras et blond, se faisait remarquer par son antipathie pour les sonneries de clairons et tous sons cuivrés. A la moindre note sonore, il entrait dans une rage folle et ses aboiements furieux et prolongés déchaînaient le trouble dans la meute militaire. Un mitrailleur gouailleur le baptisa « Fanfare ».

     Si « Fanfare » aboyait, ce qui est un grave défaut, il possédait en revanche de grandes qualités. Nul comme lui ne savait faire démarrer la voiturette à cartouches ; son compagnon, un « ancien » avec qui on l’avait accouplé, n’en revenait pas. Bien vite, du reste, il en profita pour « carotter » et laisser à « Fanfare », qui s’en montrait très fier, le soin de tirer tout seul la lourde charge.

     Est-ce d’avoir vécu aux bords fleuris de la Trouille, d’avoir eu une enfance gorgée de lait battu et de soupe ? En tout cas, « Fanfare » était grand amateur de liquide.

     Il fit chaud, trop chaud, durant la première quinzaine d’août 1914 ; « Fanfare eut soif, trop soif. On le vit affalé, les flancs haletants, une langue démesurée pendant hors de son énorme gueule, tandis que ses gros yeux bordés de rouge imploraient la pitié et ... de l’eau. L’ennemi étant loin, on put le secourir.

     Gaillardement, « Fanfare » fut à Perwez, à Piétrebais, à Jodoigne et au plateau de Beauvechain. Il était devenu très sage ; finies les sonneries de clairon et les marches éclatantes ; les cuivres s’étaient tus ; « Fanfare » aussi !

     Le 19 août, à 4 heures, un ordre : La 16ème brigade mixte de mettra en marche vers Willebroeck. A Neeryssche, « Fanfare » apprécia les gros raisins des serres, que l’on vendait à 20 centimes la grappe. Puis la colonne continua par Leefdael-Cortenberg.

     Il y eut une légère alerte ; dans le lointain, des uhlans se silhouettaient sur les crêtes ; les mitrailleuses prirent position. « Fanfare » apprécia ce repos inattendu mais bref. Car, la langue pendante, il dut encore traîner pendant des heures et des heures sa voiturette vers Steenokkerzeel et autres villages où des grand’ gardes d’infanterie étaient placées. Enfin, le 20 dans l’après-midi, il put franchir l’unique pont du canal de Willebroeck. Dans une cour d’école, les voiturettes furent remisées ; une classe, transformée en chenil, abrita « Fanfare » très triste, maudissant sa folle équipée et son sort.

     Hyon et les grands bols de lait battu, de chaude soupe, les caresses joyeuses de sa jolie laitière étaient bien loin. Reverrait-il la ferme du « gros Gus », témoin de ses premières amours ?

     Sans enthousiasme, il fut à Eppeghem les 24, 25 et 26 août. Le 4 septembre, dans les intervalles du fort de Breendonk, il assista au massacre des Boches et connut l’ivresse du succès.

     Hélas ! Le vendredi 11, au sud du village de Laer, la compagnie Maxim fut adjointe au 1er bataillon du 2ème chasseurs à pied. Il fallait s’emparer du village d’Eppeghem. La nuit tombait.

     Bravement, les chasseurs se mirent en route. Avec la compagnie de tête marchait uns section de mitrailleuses sous les ordres du lieutenant Clooten... et « Fanfare » en était !

     A 20 heures, à l’endroit dit « Compenhof », à 1000 mètres nord-ouest du clocher d’Eppeghem : des tranchées et des Boches ! Ceux-ci décampent, on les fusille. Le bataillon s’installe dans les retranchements. Les voiturettes sont déchargées ; une petite ferme incendiée sert d’abri aux conducteurs et aux attelages... Puis vient le désastre...

     23 heures. – Première attaque allemande, fauchée à bout portant.

     2 heures. – Nouvelle attaque, les mitrailleuses égrènent leurs chapelets mortels ; d’autres cadavres allemands s’ajoutent aux premiers. A l’aube, l’Artillerie boche fait rage, la petite ferme « encaisse », les conducteurs sont tués, blessés, les chiens s’échappent, hurlant à la mort. « Fanfare », blessé, erre devant les lignes, essuyant les coups de feu des chasseurs. Il n’aboie plus, il pleure toute sa détresse, sa faim et sa soif ; il est lugubre...

     Le caporal-clairon le recueille et l’énorme chien se couche au fond du fossé, léchant sans discontinuer une patte d’où coule un sang vermeil ; dans ses gros yeux une tristesse infinie...

     7 heures. – Les mitrailleuses se sont tues, les unes hors d’usage, les autres n’ayant plus de servants. A la 1ère section, le cadavre du lieutenant Clooten semble symboliser l’héroïsme des dix-huit mitrailleurs.

     Et jusqu’au soir, loin de tout, isolés dans la lutte atroce, le bataillon des chasseurs et les mitrailleurs survivants restent stoïques sous l’avalanche des obus.

     La retraite fut pénible. Le major Delbauve, blessé au flanc droit, ouvrait la marche, soutenu par son adjoint et le 1er sergent De Vylder ; les morts et les blessés hissés sur les voiturettes, fermaient le triste cortège. La compagnie Maxim de la 16ème brigade avait vécu ! Le lendemain, à Willebroeck, elle ne comportait plus que des « accessoires » et quelques chiens, parmi lesquels « Fanfare ».

 

     Fidèle à ses nouveaux maîtres, le chien fut sur l’Yser.

     On l’affecta à l’Etat-major du régiment.

     La charrette d’un laitier d’Oostkerke rendit à « Fanfare » l’illusion du retour au pays. La période de stabilisation le vit s’engraisser de tous les déchets de l’abondante cuisine des musiciens. Ceux-ci le traitaient en copain. N’était-il pas « Fanfare » ?

     Les compagnies de mitrailleuses reconstituées, on le remit à la troupe. Bravement, il reprit le collier. Il semblait heureux de ne pas être un embusqué. Par les chemins boueux de Lampernisse, de Ramscapelle, de Loo, de Woesten, il accompagna les grandes relèves de ses amis, qu’il refusa de quitter pour la 2ème D.A. De « Maxim » il devint « Hotchkiss » ; on le traita à nouveau d’embusqué. Pourtant il portait sur la cuisse gauche les fameuses lettres A.B., que d’incorrigibles farceurs traduisaient : Animal bête ; sur la patte droite un chevron de blessure et sur l’autre : six chevrons de front.

     Mais « Fanfare » vieillissait. Oserai-je écrire que sa vie déréglée y était pour beaucoup ?

     Chacun sait qu’au front la race canine pullulait ; Il y avait un chien ou... une chienne pour dix hommes.

     « Fanfare » aimait conter fleurette !

     Un certain jour de 1918, « Fanfare » refusa sa pâtée et resta obstinément dans sa niche. Le vétérinaire consulté émit l’avis qu’il fallait l’abattre.

     Toute la compagnie protesta. Durant tout un mois encore, « Fanfare » traîna ses jours navrés, nourri de lait pur, cajolé par tous : soldats, gradés, officiers.

     Il était pour eux un peu de « là-bas », il représentait le foyer perdu et qu’ardemment chacun aspirait à revoir... Alors, ému des souffrances du vieux chien, j’ai passé mon Browning au caporal Jennard, un braconnier ; une balle dans la tête envoya « Fanfare » au paradis des bêtes.

 



[1] M. Tasnier & L. Tasnier : Récits de guerre. Albert Dewit, Libraire-Editeur, 53, Rue Royale, Bruxelles en 1920.



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