Médecins de la Grande Guerre

L'artisanat des tranchées en 1914-1918

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L’ARTISANAT DES TRANCHEES EN 1914-1918

 

Par Toussaint Pirotte

 

Avant-propos.

 

 


Période de repos


Dans la tranchée.


Dans la tranchée.

Il y a près de trente ans, par le plus grand des hasards, je découvrais chez un brocanteur français une formidable collection de briquets anciens fabriqués par des soldats de toutes les armes et de toutes les nations belligérantes pendant la première guerre mondiale.

J’ignorais alors tout de l’artisanat des tranchées mais fus séduit par sa qualité.

Je m’offris donc deux exemplaires de briquets décorés chacun de deux médailles.

Plus tard, j’allais découvrir en brocante deux remarquables plumiers sculptés, l’un, liégeois, évoquant directement 1914-1918, et l’autre signé en creux du prénom de son créateur, « Willy », probablement un soldat allemand.

D’autres bonnes fortunes m’ont permis par la suite d’acquérir quelques objets supplémentaires.

Mais ce sont surtout les projets d’expositions de la « Maison du Souvenir » qui allaient accentuer en moi ce goût naissant pour ce type d’artisanat dans la mesure surtout où il est représentatif des aspirations comme des craintes de ces « poilus » et autres « pioupious » qui, souffrant le martyre des tranchées, tentaient d’échapper à leur horreur en « bricolant » jusque dans leur cagna, en attendant un assaut ou quand la pluie d’obus et de bombes se faisait moins intense.

Je me suis alors mis vraiment en recherche active et suis arrivé, en quelques mois, à réunir une assez grande quantité d’objets très variés en vue de les exposer en 2008 à la « Maison ».

Il est cependant indispensable d’apporter de multiples précisions afin que chaque visiteur puisse, à son tour, découvrir toute la richesse de ces objets et la motivation qui animait leurs habiles créateurs.

Telle est la raison, la justification de ces pages.

 

Toussaint PIROTTE

 

Les origines de l’artisanat des tranchées.

Il existe, dans nos régions comme ailleurs, de multiples traces historiques de sièges de villes (Maastricht, par exemple) et même, dans un passé fort ancien parfois, de réquisitions de civils en vue de creuser des tranchées et réaliser des fortifications dans nos campagnes.

Cependant, c’est au cours de la première guerre mondiale que le concept même de guerre de position va acquérir sa pleine signification.

Or, l’artisanat pratiqué par des militaires en attente de combats a été pratiqué bien avant et notamment au cours de la guerre des Boers, à la fin du XIXe siècle.

Toutes les réalisations anciennes, produites par des soldats, sont aujourd’hui regroupées sous la dénomination générique d’artisanat des tranchées ou trench art. Elles comprennent également les œuvres de soldats prisonniers de guerre.

Cette activité artisanale a aussi été pratiquée pendant la guerre 1940-1945 sur divers fronts mais aussi pendant la guerre de Corée ou celle du Vietnam.

La « Maison du Souvenir » expose par ailleurs de nombreuses réalisations de nos prisonniers de guerre de 1940-45 ou encore des prisonniers russes contraints, au cours du second conflit, à travailler dans nos charbonnages.

Nous avons cependant limité nos recherches aux seuls objets de 14-18 et au seul front de l’ouest avec une préférence pour les pièces – rares – réalisées à l’Yser.

C’est, faut-il le dire, la France et la Grande-Bretagne et, dans une moindre mesure les Etats-Unis, qui recèlent le plus d’exemplaires intéressants.

Enfin, il faut souligner que certains types d’objets étaient déjà réalisés au Maroc, dans les années 1910, notamment lors des émeutes de Fez.

Au vu de la décoration notamment de nombreux coupe-papier, nous sommes tentés de croire que cette activité a partiellement été importée en Europe par des troupes coloniales mais a connu son plein développement en France et en Belgique dès l’hiver 1914-1915.


La forme de la lame de ces coupe-papier est d’inspiration nord-africaine.

 

Mais pourquoi donc cet artisanat ?

 

La réponse, ici, me paraît évidente : il s’agissait principalement de s’occuper l’esprit, car si les soldats de l’été 1914 sont souvent partis « la fleur au fusil », très vite ce conflit s’est transformé en guerre de position. Il fallait finalement se faire face et creuser des tranchées pour conserver le terrain conquis.

Bien sûr – et particulièrement au cours des deux premières années, en France – il y avait de nombreuses attaques meurtrières commandées par des généraux des deux camps peu soucieux des sacrifices humains. Bien sûr, surtout là où les positions étaient renforcées par de sérieuses fortifications (Liège, Namur, Anvers, Verdun,…), le front connut d’atroces journées où les obus pleuvaient !

Mais, en dehors de ces périodes, mieux valait de ne pas trop penser au lendemain. Il fallait donc se vider l’esprit en occupant les mains. Il fallait, aussi, préserver son individualité et laisser une trace !

Enfin faut-il dire que l’acte de créer est aussi une manière de lutter contre l’angoisse et la quasi certitude de la mort !


Des troupes remontent aux tranchées après quelques jours de repos à l’arrière.

Sans doute de nombreux soldats furent-ils initiés par des artisans marocains ou algériens passés maîtres dans l’art de travailler le cuivre en le martelant et en le ciselant. Mais il faut se souvenir aussi qu’à l’époque il y avait un très grand nombre d’ouvriers et d’artisans. Et même les paysans (40 % des effectifs) étaient volontiers bricoleurs ; certains, par exemple, dans nos régions, forgeaient des clous pendant les mois d’hiver.

Beaucoup de nos soldats pouvaient ainsi se montrer manuellement fort habiles et c’est la raison pour laquelle il arriva fréquemment que l’artisanat des tranchées atteignit le niveau de l’art.

D’autre part, comme nous l’avons dit déjà, chacun avait tendance à affirmer sa personnalité et donc à faire preuve d’originalité d’où une variété toujours plus grande dans la production.

Enfin, il faut dire que, pour ceux qui étaient inhabiles, un « commerce » parfois intense s’installa et l’on vit se créer, dans les cantonnements, de véritables ateliers où s’activaient de nombreux soldats temporairement désoeuvrés.

 

Les matériaux.

 

Il s’agit pratiquement toujours de matériaux de récupération prélevés sur le champ de bataille.

Il y a bien quelques réalisations en bois mais elles sont rares.

Dans la plupart des cas, on crée un objet au départ du métal soit des douilles de tous calibres et principalement des douilles d’obus


Le chausse-pied du papa Merx fut fait d’une douille.

On tente également de récolter de l’aluminium pour la fabrication de bagues et des morceaux de bakélite, une résine synthétique inventée par le chimiste belge, Leo Baekeland (Gand, 1863 – Beacon, Etat de New-York, 1944), naturalisé américain, une invention qui allait lui valoir une fortune considérable.

 

Les formes de l’artisanat.

 

Il en est de très simples, évidentes, comme ces vases faits d’une douille d’obus parfois à peine décorée. Ce sont les pièces les plus nombreuses et donc les plus faciles à trouver. Le problème, c’est que ces pièces, lourdes et le plus souvent à l’étranger, entraînent des frais d’expédition … qui peuvent atteindre voire dépasser le coût de l’objet lui-même !


Une exceptionnelle collection anglaise de vases et autres objets réalisés au départ de douilles d’obus. Certaines de ces réalisations portent le nom de l’endroit du front où elles ont été produites (pour la Belgique, le plus fréquemment Yser, Dixmude ou Ypres).

Certaines  douilles sont seulement légèrement ciselées ou découpées dans le haut mais il arrive aussi que la décoration s’inspire fortement de l’art nouveau et donne alors de très belles œuvres.


Douille assez simplement décorée, avec évocation non précise du lieu. L’insigne de régiment soudé à la base évoque l’artillerie. Ce sont en effet surtout des artilleurs qui ont fabriqué ces vases que seuls – ou presque – ils pouvaient transporter sans problème grâce à leur charroi.


Ici, une forte influence de l’art déco, les motifs décoratifs étant le plus souvent des fleurs ou des oiseaux.


De même.


Deux petites douilles. La première porte également un insigne de régiment et a un bord légèrement travaillé ; la seconde porte quatre frises.

Les mêmes douilles peuvent être assez simplement transformées en objets utilitaires comme ce pot à tabac[1] (exposition). Mais, le plus souvent, on décore la réalisation en soudant par exemple le blason de la ville la plus proche. Ici, Verdun.


Mais la recherche de l’utilitaire peut s’avérer beaucoup plus « pointue » comme ce moulin à poivre


ou à café :


Moins utilitaire certes – sauf au mess des officiers ! – ce gong :


D’autres types d’obus sont transformés aisément en cendriers 


A la fois cendrier et bougeoir

Fumer, on l’a compris, était l’un des principaux « passe-temps » des poilus. Et là, dans la fabrication de briquets, la créativité va s’en donner à cœur joie :


Briquet de table réalisé au départ d’un petit obus : 7,5 cm de haut et 2,3 cm de diamètre


Très beaux exemplaires de briquets en forme de livre. Un artisanat fort recherché par les collectionneurs.


D’autres briquets.

Mais, la vie dans l’humidité des tranchées rend la conservation et l’usage des allumettes hypothétique. On fabrique donc des étuis notamment décorés d’un trophée : ici, une boucle de ceinturon allemand portant le « Gott mit uns ».


La tabatière a aussi son succès (de même que la boîte pour tabac à priser).

L’objet suivant ne relève pas à proprement parler de l’artisanat des tranchées. Il s’agit en fait d’une tabatière qui, garnie de bonbons, a été offerte par la reine Mary à tous les soldats anglais du front de l’ouest et de Russie.


Cette boîte abritait soit le tabac, soit l’argent, soit encore des lettres reçues.


Toujours dans le cadre des objets utilitaires, on crée, par exemple, cette palette (pour la farine, le café, le thé,…)


Purement décoratif, en revanche, ce faux réveil

Autre domaine où l’artisan va faire preuve d’une créativité exceptionnelle : c’est ce qui tourne autour de l’expédition et de la réception de lettres.

Ainsi de ces encriers parfois d’une facture exceptionnelle :


Encrier réalisé par des artilleurs français. La partie frontale est décorée d’un insigne de casque Adrian de l’artillerie. Elle compte trois supports pour porte-plume et coupe-papier.


Plus beau encore et nettement plus rare, cet encrier double (deux pointes de fusée) avec un plateau gravé « Yser 1918 » ainsi que deux poignées faites chacune de deux balles soudées par le culot et un cadre abritant soit une photo soit, comme ici, une carte postale évocatrice de pays alliés.

Les porte-plume et porte-crayon ont aussi la faveur des poilus. Ils sont généralement réalisés au départ de deux cartouches de Mauser ou de Lebel.


Le porte-plume du dessus comporte deux douilles soudées avec une plume d’un côté et, de l’autre une feuille de cuivre évoquant une petite plume d’oie, gravée « Souvenir 1914-15-16-17 ». Le second, réalisé à peu près de la même manière comporte deux cartouches dont les balles, dégagées de leur douille et retournées, présentent d’un côté un crayon, et de l’autre une plume très fine.

Mais ce sont les coupe-papier qu’aujourd’hui encore on trouve le plus facilement :


D’inspiration parfois nettement nord-africaine, on constatera que beaucoup de ces coupe-papier adoptent la forme du yatagan comme il arrive assez communément que la poignée se termine par un croissant.

Toutes ces réalisations se font au départ de ceintures d’obus. Après leur sortie de l’âme du canon, ces ceintures présentent des rayures profondes dont l’écartement varie en fonction du calibre. Récoltées sur le champ de bataille, il faudra d’abord et à grand-peine les dégager du logement dans lequel elles sont enchâssées. Ce sera alors par martelage d’une partie que l’on obtiendra la lame, ces opérations se réalisant le plus souvent sur le culot de l’obus servant alors d’enclume.

D’autres réalisations, plus rares, présentent une lame découpée dans le corps d’une douille, façonnée et insérée dans une balle ou dans un manche en bois.


La première de ces lames évoque un kriss. On y a soudé un insigne de régiment anglais (Northumberland fusiliers). La seconde, absolument remarquable, gravée « Ypres » est insérée dans une cartouche elle-même complétée par de plus petits projectiles et un insigne de régiment.


Autre lame montée sur une cartouche de Mauser.


Il arrive aussi qu’un artisan ramasse un morceau de shrapnel et y monte l’une de ces terribles flèches que les avions allemands lançaient au-dessus des fantassins et qui causaient de nombreux morts.

Tout ce matériel lié à la correspondance est complété par des plumiers le plus souvent réalisés en bois.

Le premier que nous présentons est gravé.


« Souvenir 1914 » et porte les initiales C et W.


Sur l’un des longs flancs, on distingue « Liège. 1915 et 1916 »


La seconde pièce de ce genre est superbement gravée et porte, à l’intérieur du couvercle.


Le prénom « Willy ». Probablement ici, une réalisation allemande.

Le poilu, dans sa tranchée, pense bien évidemment à sa famille. Il réalise alors des jouets, toujours au départ de matériaux récupérés.


Ici, un superbe biplan. Le fuselage est fait d’une grosse cartouche .303. Les roues sont également des bases de .303.


Un autre magnifique exemplaire.


L’un des premiers tanks. Ces pièces fabriquées en bois ou en métal abritent souvent une … tirelire.


Tank-encrier.

Il arrive aussi à nos soldats de manifester, à travers leurs réalisations, tout le « spleen » qui les gagne, éloignés de leurs jeunes enfants.


Ainsi de ce berceau tout en laiton.

L’épouse, la fiancée ne sont évidemment pas oubliées.


Bracelet réalisé par un Tommie avec dix pièces de 3 pences.


Bracelet en argent décoré de quatre pièces d’un demi-mark (en argent également).


Mouchoir brodé.

Mais est-ce un « poilu qui s’est fait petite main ou bien la réalisation vient-elle de l’arrière. Nous ne le saurons sans doute jamais mais ce qui est certain, c’est que l’engouement pour ces souvenirs a aussi « mobilisé » des commerçants en définitive fort peu scrupuleux !


Magnifique bracelet réalisé avec la base d’un obus et bagues d’aluminium rehaussées de décors variés.


Trois de ces bagues avec, de gauche à droite, en décor, une croix de Lorraine, une couronne anglaise et une croix de guerre.

Pour la réalisation de bagues, il faut se mettre à la recherche de pièces d’aluminium, les fondre puis couler le métal en tube creux dans un moule de tôle ou de terre, ensuite scier le tube en rondelles, les amincir (avec une mauvaise lime) puis ciseler avec adresse et patience les initiales de l’aimée ou encore ajuster au chaton un décor qui sera par exemple, suivant le camp,  une croix de Lorraine ou la croix allemande.

L’idée première ayant conduit à la réalisation des bagues vient d’une constatation : le canal de mise à feu des obus a, à peu près le diamètre d’un doigt, notamment la fusée allemande de 77 qui se rapproche le plus des dimensions d’un doigt de femme.

Mais l’esprit d’observation du poilu va bientôt le conduire au coulage … en se servant du fourreau de la baïonnette du fusil Lebel. Sa forme conique permet d’obtenir toute une série de gabarits.

On utilise aussi un vieux tube de bicyclette en y introduisant, comme noyau, un morceau de bois parfaitement cylindrique.

Pour la fusion du métal, on utilise généralement une « cervelière », sorte de calotte d’acier que les soldats portaient sous le képi avant l’introduction du casque Adrian.

Afin d’obtenir un métal dépouillé de scories, on pratique la technique industrielle du « perchage » qui consiste à mélanger longuement au moyen d’une branche de bois vert.

Démoulé, le métal est alors découpé en rondelles plus ou moins épaisses et le travail de polissage peut commencer. Il restera alors à graver des initiales sur le chaton ou encore, fort souvent d’y souder un petit emblème probablement réalisé en séries par des « boutiques » spécialisées.

Le bijou terminé sera passé à la toile émeri au grain de plus en plus fin. Il ne restera plus qu’à polir énergiquement avec un morceau de bois tendre ou … sur le cuir du ceinturon.


Parfois, on installe le petit atelier dans les ruines d’une maison bombardée.

Il s’était ainsi  créé de véritables ateliers de fabrication où toutes les compétences rencontrées à proximité s’étaient réunies, associées. Chacun exécutait alors une partie du travail : fondeur, mouleur, scieur, découpeur, ébaucheur, finisseur, ciseleur et graveur. Et c’était dans ces boutiques que se rendaient ceux dont les doigts s’avéraient trop malhabiles.

Il ne fait aucun doute que l’artisanat des tranchées a débouché sur un véritable commerce.

Le poilu réalise également de nombreux cadres, tantôt en bois, tantôt en métal.


Ici, un cadre métallique pour une peinture évoquant l’aide notamment alimentaire apportée par les Etats-Unis.

Plusieurs bateaux comme celui-ci (« HMS Empress of Britain » furent convertis en transports de troupes dès mars 1915.


Encore une belle réalisation.

Enfin, les sentiments souvent profondément religieux amènent nos artisans à réaliser des crucifix :


Crucifix.

Signalons enfin que ce qui précède ne constitue qu’un éventail d’objets, les montrant dans toute leur variété.


Boîte à gants (ou à mouchoirs) en métal argenté repoussé sur cinq faces.


Coquetier réalisé au départ d’une pointe de fusée.


Cinq godets à Schnaps.

La plus belle et la plus rare des pièces présentées à la « Maison du Souvenir » : un taxi de la Marne réalisé principalement avec des tabatières ciselées (trente centimètres de long). Le capot se soulève pour offrir un espace de rangement et le toit s’ouvre sur cinq logettes destinées à recevoir soit des bijoux, soit des fards. Un véritable travail d’orfèvre !


Un « taxi de la Marne ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Les poilus, souvent grands fumeurs, éprouvaient évidemment le besoin de mettre leur tabac à l’abri de l’humidité.

 

 



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