Médecins de la Grande Guerre
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Elèves et Anciens
Elèves de l’Ecole Saint-Luc
à Tournai morts victimes de la Guerre 1914-1918[1] Préface VOUS qui aviez coutume d'assister aux
distributions des prix de l'école Saint-Luc, avant les années d'épreuve, vous
vous rappelez le charme intime et paisible de ces petites fêtes, où la famille,
la cité, la pairie – la douce Belgique d'avant la guerre – avaient chacun leur
part. Musique discrète, rapports bien stylés, discours, tout y était d'une
tenue aimable et distinguée. Puis le défilé des lauréats, mise pimpante,
démarche correcte, en qui l'on sentait la dignité de l'ouvrier d'art, la
tradition de « Maistre Rogier le
peintre », de « Guillaume
le fondeur », de « Maistre
Hennequin
l'imagier », des grands ancêtres Tournaisiens. Qui prévoyait alors ce qui était à la
veille d'arriver ? L'invasion d'une barbarie non moins
terrible que les barbaries antiques abattue sur la Belgique ; plus de bonheur,
plus de liberté, plus d'art, plus de vie sociale ; la famille elle-même ne se
retrouvant plus que dans le deuil. Pinceaux et ciseaux gisent à terre ; les
mains qui s'en servaient ont pris des fusils pour défendre le sol de la pairie.
Les calmes figures de tout-à-l'heure sont devenues farouches devant l'ennemi
qu'il faut abattre, devant la mort qui menace sans répit. Et, la tourmente passée, dans cette même
école Saint-Luc, voici un palmarès d’un nouveau genre : voici la revue de ceux
qui occupèrent une place dans la ligne héroïque de nos défenseurs – ils furent cent-quatre-vingt-dix-huit élèves
et anciens élèves de l'école – et le
palmarès de ceux – ils sont quarante-six – qui donnèrent leur vie pour le pays. Déjà dans les plaines de Hesbaye, puits
sous Anvers, l'école Saint-Luc de Tournai compta plusieurs de ses élèves parmi
les héros tombés dans l'inégal corps-à-corps de notre petite armée avec le
colosse allemand ; elle a sa part dans la gloire immortelle de l'Yser ; durant les
quarante-cinq mois de la guerre des tranchées, trop souvent elle eut un nom
chéri dans la liste des morts ; et sur la voie triomphale de l'offensive,
restèrent couchés plusieurs des siens. Nous les avions vus entrer dans la
carrière fleurie de l'artisan de beauté : et voici qu'ils nous apparaissent
rudes héros, combien grandis ! Dans le calme de leurs longues années de
sécurité, les Belges n'avaient guère eu l'occasion de vérifier ces fortes
paroles de William James: " Sur la scène du monde, c'est l'héroïsme et
l'héroïsme seul qui tient les grands rôles. Un homme ne compte pas quand il est
incapable de ne faire aucun sacrifice. €t d'autre part, quelles que soient les
faiblesses d'un homme, s'il est prêt à donner sa vie pour la cause qui lui tient
au cœur, son héroïsme l'ennoblit assez à nos yeux pour nous faire passer sur
tout le reste. Quand même il nous serait inférieur à bien des égards, si nous
nous cramponnons à la vie tandis qu'il s'en défait comme on jette une fleur,
nous sentons qu'il a sur nous une incontestable supériorité. Inclinons-nous
devant ces jeunes artistes, qui jetèrent comme une fleur leur vie qu'un rayon
illuminait, leur avenir souriant, parce que la pairie leur en demanda le
sacrifice. Le 11 Juillet 1919, les nombreux amis de l'école Saint-Luc s'etaient assemblés en l'église Notre-Dame afin de prier pour
ces nobles enfants de la maison. M. l’abbé, Bondroit
conta en termes magnifiques l'épopée nationale. Puis, une à une, il rappela ces
belles morts ; une à une, il garnit toutes les tombes et les couvrit
d'adieu. De chacun des héros, il dit, sobrement mais avec quel cœur, ce qu'il fallait
dire pour qu'on rendit justice et qu'on n'oubliât
point. Les paroles qui furent alors prononcées ne peuvent être de celles qui
s'envolent. €t, si l'Ecole Saint-Luc inscrit à la
base de son programme d'enseignement le culte des traditions nationales, la
mise en œuvre des matériaux du pays, l'expression artistique de notre race et de
notre sol, désormais elle pourra dire que, le jour où l'intégrité de ce sol, où
la fière liberté de ces traditions fut violée, ses élèves ne connurent plus
d'autre métier que celui de solda ;t elle montrera la longue liste de ceux
qui donnaient à l'idéal national le témoignage d'une mort héroïque Maurice Houtart. MES CHERS FRÈRES, MESSIEURS,[2]
Maurice Verrier. Nous garderons longtemps
le souvenir de cette nuit du 31 juillet
1914, lorsque les agents de police et les gendarmes vinrent frapper aux portes
de nos demeures, afin de remettre à nos fils l'ordre de mobilisation. En ville
et au village, quel branle-bas ! Il fallait se hâter, il fallait avertir les jeunes
gens qui travaillaient à l'étranger, ceux qui voyageaient au loin, ou ceux qui
achevaient, dans l'une ou l'autre grande ville, leurs études. Sans perdre le temps, nos
soldats prirent leur sac bourré de vivres et de linge, embrassèrent père, mère,
frères, sœurs, les petits encore mal éveillés comme d'un cauchemar, puis ils
franchirent le seuil de la maison, quelques uns pour la dernière fois, gais
tout de même, heureux de faire, comme ils disaient, leur devoir ; et, après s'être,
plus d'un coup, retournés, pour saluer encore, les Tournaisiens leur ville
endormie autour des cinq mats formidables de la Cathédrale, les autres leur
village tranquillement pelotonné sous les peupliers ; après avoir recueilli,
dans un bref regard, ce qui, pour eux, était, après tout, le visage aimé de la
Patrie, ils sautèrent, le cœur un peu gros, dans le train démarrant déjà vers
leurs casernes ou leurs postes de cantonnement. Georges Dubois. Que se passait-il donc ...
là-bas ! Ils n'en savaient rien,
les gars ! Mais, d'instinct, leur pensée se tournait vers le Rhin..... Or, 48 heures après,
arrive d'Allemagne là redoutable et brutale sommation : Le passage doit être
laissé libre aux troupes allemandes à travers la Belgique. C'était
le 2 Août, à 7 h. du soir. Aussitôt nos frontières sont violées. Le 3 Août, les
deux Chambres réunies autour de la Famille Royale, cimentent l'union nationale ;
et lorsqu'ALBERT 1er, repoussant du pied l'ultimatum allemand, proteste
qu'il faudra lui passer sur le corps et sur les corps de ses soldats,
le petit peuple belge tout entier, pour faire face au géant, se dresse,
comme d'un bond, aux côtés de son Roi. Henri Vion. De France et d'Angleterre,
on nous crie : « A la bonne heure ! C'est bien ce que vous faites-là ; nous
arrivons ! » ; et, le 4 Août, les soldats
belges barraient déjà, de leurs poitrines ardentes, la porte de la
Patrie. Liège résista
héroïquement. Devant Liège 42.712 allemands tombèrent. C'est le chiffre
publié par l'ennemi. Durant plus de dix jours, ils causèrent une terrible panne
à la colossale machine, nos petits soldats, qui, il y avait à peine une
semaine, se reposaient à l'aise sur le pas de leurs maisons, ou modelaient la
glaise dans un coin d'atelier, ou traçaient une épure sur un banc d'école, ou
descendaient dans la mine, ou bien, dans nos campagnes, battaient, en chantant,
leur faux pour la moisson. Mais l'ennemi avait amené ses pièces de
305 et de 420, et les positions étaient, de longue date, parfaitement repérées,
Il fallut céder. Le fort de Loncin, le
dernier, sauta le 15 Août, vers 5 heures du soir. Achille Renier. Un obus de 420 toucha et fit exploser le magasin des poudres. Les huit
dixièmes de la garnison furent ensevelis sous les ruines, et le général LEMAN,
qui, depuis le 6 Août, s'y tenait enfermé, fut retiré sans connaissance d'un
tas de décombres, et emmené comme prisonnier en Allemagne. Sa main serrait sa belle épée autoritaire, Avec un poing si fort qu’aucun des ennemis, Quand il revint à lui, Couvert de sang et de boue et de cendre, N'osa, même en
s'inclinant bas, venir la prendre,[3]
Clovis Leroy. Le monde entier, alors
qu'il semblait que chez nos contemporains l'honneur avait fait place à
l'intérêt, le monde entier tressaillit d'enthousiasme. Sur les murs de ses
villes et de ses villages la France fit afficher le communiqué suivant: « C'est
des poitrines liégeoises qu'a été fait notre premier rempart ; c'est de
la nation belge toute entière, qui, donnant son sang, son territoire, sa
capitale, a voulu que Liège et Anvers deviennent dans l'histoire
synonymes de Thermopyles et de Marathon ». Le gros de notre armée se retira sur la Gette
et sur le Démer, tandis qu'une partie tenait encore Namur, en
attendant l'arrivée des Français. C'est à forcer le passage de la Gette que
s'acharnèrent alors les Allemands, et essayèrent ainsi de nous couper d'avec Anvers.
Le 12 Août, 6.000 Allemands livrèrent bataille à 3.000 Belges à Haelen,
près de Diest, et, à 6 heures du soir, nous avions la victoire. L'ennemi laissait sur les rives
de la Gette 3.000 cadavres. Nos pertes étaient de 1.000 hommes,
dont 22 officiers. Mais il revient bientôt avec des forces plus considérables, et,
tout en nous attaquant de front, il essaye de nous tourner sur la rive droite du
Démer ; nous nous battons un contre trois, et partout nous l'emportons, à
Hauthem-Sainte-Marguerite, à Eghezée, à Tirlemont, à Aerschot, ailleurs encore. Hector Blocqueau. Innombrables alors se ruent les vagues de la mer envahissante ! Il nous
faut nous replier sous Anvers. Le 15ème d'infanterie française est décimé
à Dinant, et, le 16 Août, commence le sac de la ville. Onze corps d'armée se jettent
sur notre coin de terre. Namur abandonne la lutte, par ordre supérieur, et, en
10 jours, les 12.000 hommes de la garnison, pour ne pas être cernés, traversent
les lignes françaises, font le tour par le Nord et les Flandres, et rejoignent
enfin notre armée à Anvers. Le 26 Août, c'est le combat d'Eppeghem, amorcé
dès le 24, afin d'appuyer la 16ème brigade, en action vers le
Pont-Brûlé. Dès le matin du 26, le deuxième bataillon des chasseurs est en position
à 300 mètres au-dessus de Bosch ; vers midi, il entre dans la fournaise, en
première ligne, dans le parc du château. A l'orée du parc se trouve le 3ème
bataillon, le 1er est en réserve. Combats effrayants ! Jusqu'au soir c'est une tempête
d'obus et de balles, mais la 16ème brigade échappe et rentre à Sauvegarde.
Elle est décimée, son commandant est blessé et prisonnier. Hélas ! Trois de vos
élèves ne répondent pas à l'appel, le soir : ce sont les caporaux Maurice
Verrier et Georges Dubois, ainsi que le soldat Henri Vion, qui fut tué par trahison dans le parc même du château. Louis Rivière. Mais l'armée d'Anvers harcèle sans cesse
l'ennemi qui se hâte vers la France, et qui n'ose pas engager toutes ses réserves
dans la formidable Bataille de la Marne, tant que notre armée continue de
lui tirer dans le dos ou sur les
flancs. Deux corps d'armée réclamés par VON KLUCK sont retenus ainsi par les nôtres,
durant les sept jours et les sept nuits que dure la bataille de la Marne ; ils
sont cloués sur place, devant Anvers ; et, dans leurs effectifs, des trous
se creusent sans cesse, qu'il faut sans cesse combler. Sept nuits, comme un retour à l'antique chaos, Sept jours, le temps aussi qu'a duré la Genèse, Une semaine entière où la chair sur les os Claqua comme une étoffe au vent de la fournaise, Sept jours d'un affreux pain
dans la fièvre mangé Avec des doigts tremblants, brûlés par la cartouche. Sept jours où la salive a tari dans la bouche, Sept nuits sans nul repos que ce sommeil qui couche Le soldat un instant sur son fusil chargé.[4] Albert Legrain.
Puis ce fut la victoire ! On s'était battu sur une largeur de front de 250
kilomètres. 900.000 allemands contre 700.000 anglo-français ! JOFFRE
avait dit : « Jeanne d'Arc !... En avant ou mourir sur place ! ». La
France semblait perdue. Les Allemands avaient 200.000 hommes de plus, infiniment
plus de canons et de mitrailleuses. Mais les Français
avaient des chefs d'élite, et c'est, d'après les écrivains qui narrent aujourd'hui
la fameuse épopée, c'est Foch déjà, qui se montre là, manœuvrier remarquable. Une
première fois, dit le général Cherfils, l'homme de guerre
extraordinaire sauve la France. Mais les Belges ont leur part de cette victoire,
la plus grande de l'histoire, et, dans un discours prononcé à Paris, un ministre
français a reconnu que c'est grâce aux attaques virulentes et répétées des Belges
que la France a gagné la Victoire de la Marne. Isidore Allard. Durant sept semaines, c'est-à-dire jusqu'au
9 octobre, notre vaillante armée tiendra sous Anvers. Le 10 septembre déjà, à
la veille de la victoire, l'un de vos élèves, Achille Renier, est tué
par un éclat d'obus, à Putte-Capelle ; le jour même du triomphe tombe Clovis
Leroy, de Quartes, qui appartenait au quatrième d'artillerie ; le 15 septembre
suivant, au moment de l'attaque du fort de Breendonk, c'est le tour d'Hector
Blocqueau, de Péronnes,
du 3ème Chasseurs à pied, élève-peintre ; le 5 octobre, tombe à
Saint-Amand, lez-Anvers, Louis Rivière ; le 6 suivant, au combat de Lierre, meurt votre Albert Legrain, dont le travail, à l'École Saint Luc, faisait
augurer le plus brillant avenir, qui s'est battu comme un lion, durant la semaine
de la Marne et qui fut promu sergent, en récompense de sa bravoure. Nous avons vu
la photographie de sa tombe, dans un cimetière flamand, au milieu d'une plantation
de croix blanches. Des mains pieuses ont fleuri abondamment le petit tertre, et
une couronne de roses encadre son nom et le nom de son village : Guignies. Le lendemain, tandis qu'il défendait le pont de la
Nèthe, tomba, à Duffel, Isidore Allard, de
Froidmont, soldat au 6ème chasseurs à pied.
Ce jour-là, le fort de Broekem fut complètement
démoli, et, comme c’était le dixième ouvrage qui s’écroulait, depuis 7 jours,
la brèche, autour d'Anvers, s'élargissant toujours, atteignait 20 kilomètres.
On résolut de quitter la place, d'y laisser la deuxième division d'armée, avec les
marins britanniques, arrivés depuis le 4 octobre ; et notre armée, épuisée par
2 mois d'efforts surhumains, se hâta de franchir, en se glissant le long des dunes,
les quelques cent kilomètres qui la séparaient des Alliés, car les Allemands poussaient
déjà leurs pointes en Flandre. La tombe d’Albert Legrain. Ainsi se terminait le premier acte de la
grande tragédie. La fleur de notre jeunesse y sourit à la mort, avec un enthousiasme
sans pareil. Elle méprisait le nombre, la force et la chaleur de plomb. Sans boire
un coup, elle avalait, durant des traites de 20 ou 30 kilomètres, la poussière des
chemins, semblait voler par dessus les routes de sable et les fondrières, trouvant
légers sacs, fusils et cartouchières. Dures journées, où, à chaque minute surgissait
une nouvelle souffrance ! Journées glorieuses, où, à chaque
rencontre, s'élevait, pour eux, une nouvelle victoire ! Un grand nombre de nos étudiants dorment
leur dernier sommeil dans les plaines du Brabant et d'Anvers. Ils furent les premières
victimes sacrifiées. Ils furent des victimes idéales. Honneur à eux ! Ils ont
été des héros, sans cesser presque d'être des enfants ! Honneur à ceux de chez
vous qui ont été fauchés, immolés là-bas ! Honneur aussi à l'École elle-même, car
si les tombes de ces braves sont loin d'ici, c'est bien ici pourtant, dans vos
classes, dans vos ateliers, c'est devant l'autel de votre chapelle que se trouve
leur berceau, le berceau de leur courage, de leur endurance, de leurs espérances,
le berceau surtout de leur foi. Octave Dubois. Honneur à ceux qui furent leurs camarades,
que la mort à épargnés, afin qu'ils puissent se rendre plus utiles encore, et
se donner plus généreusement encore à leur pays, car, (comme le dit Maurice VAUSSARD,
un « jeune » comme ils le sont tous) « ceux-là qui n'ont pas été choisis pour
être des victimes savent, sans hésitation possible, qu'ils sont appelés à être
des apôtres ! » Honneur aux officiers qui les commandaient et qui mirent en
pratique le grand principe : « Celui qui commande crée des hommes ». Joseph D’Haene. * * * La sanglante leçon ne tarde pas à porter ses
fruits. Des milliers de volontaires, durant les derniers mois de 1914 et en
1915, franchissent, au péril de leur vie, la frontière hollandaise, et cet
héroïque défilé, où prennent place des élèves de chez vous, (tel, par exemple, Octave
Dubois, d'Esplechin, qui fut blessé dans cette
aventure, emmené en Allemagne, où il mourut bientôt de chagrin) pendant deux
ans, ne s'arrêtera plus. Louis Noé. Nous en avons rencontré de ces jeunes gens, qui n'avaient pas réussi à passer
la frontière, mais avaient échappé seulement à la férocité des sentinelles, qui,
revenus à leurs places sur les bancs de l'école, se lamentaient devant les
livres désormais insignifiants pour eux ; ou bien, sur leurs chaises, à l'église,
après une communion consolatrice, faisaient monter, du fond de leurs cœurs
tristes, les appels que vous devinez, des appels bien différents des pâles formules,
que, trop souvent, hélas ! le divin soldat de la plus
sainte des causes doit subir de la part de tant d'âmes égoïstes, lâches, bassement
intéressées. Après la Meuse et
la Gette, l'Escaut était à son tour dépassé par l'ennemi. Aux soldats belges,
qui avaient tant besoin de repos, on demande de faire front, quelques jours encore,
sur l'Yser, car les Alliés, qui organisent leur défense de Belfort à Lille,
veulent à tout prix sauver Calais. Les Belges tiendront donc encore le lambeau
de Patrie que protège leur dernier fleuve ou plutôt leur dernier fossé. Mais les
quelques jours deviendront des semaines ! Le Roi commande en personne. Du 10 au
30 Octobre, l'acharnement est à son comble, des deux côtés. Pour nos soldats décidés,
selon l'ordre du Roi, à regarder uniquement en avant, c'est une longue
et belle série d'actions héroïques, où, en lettres de sang et de feu, brillent surtout
les noms de Nieuport et de Dixmude : Dixmude, où devant les ravages terribles
de l'incendie, devant les morts, le colonel (aujourd'hui général) JACQUES s'écrie
: « Pas de larmes, mais vengeance ! ». Période d'épopée, toute entière de corps
à corps sanglants, à la baïonnette et au couteau, de décharges et de charges terribles
! Ernest Ghisdael. C'est alors que tombe, le 18, à Saint-Pierre-Capelle, Joseph d'Haens, d'Avelghem, votre élève. Deux jours après, une division française
accourt. Le 23, le 7ème de ligne reçoit l'ordre de mourir sur place,
et, à 10 h. du soir, il avait perdu 18 officiers et 600 hommes. Le 14ème
le remplace, et perd, en deux jours, 1000 hommes, et, dans la seule journée
du 25, 10.000 blessés belges sont évacués vers la France et l'Angleterre,
parmi lesquels plusieurs des vôtres, dont Louis Noé, de Tournai,
qui mourut, vers cette époque, à l'hôpital de Londres. Malgré tous ces sacrifices,
l'Yser est dépassé par le Germain. Mais le 28, l'inondation commence, et,
le 29, les Allemands, qu'elle inquiète, donnent l'assaut général ; ils n'ont
plus, le 30, qu'une plaine devant eux jusqu'à Dunkerque. Arrivent alors de
France chasseurs et zouaves. L'ennemi est bloqué. Voici l'eau qui monte,
monte ... elle s'étend sur Ramscapelle, elle gagne Pervyse. Marcel Hosdain. « Elle monte, dit
un témoin, irrésistible, comme la volonté de Dieu. Route par route, sillon
par sillon, village par village, elle déferle, emplissant les tranchées
allemandes, refoulant devant elle les soldats du Kaiser, roulant armes et
cadavres, embourbant les lourds canons, qui jamais plus ne cracheront la mort[5]
». Tombe de Jules Gheysen. Ils abandonnent, ajoute
un autre, « leurs blessés, leurs morts, fusils et batteries, mitrailleuses
et matériel, que l'eau recouvrait dédaigneusement, haussant son baiser lent et
froid, des lèvres des cadavres à la gueule des canons[6]
». * * * Désormais l'ennemi n'avancera
plus de ce côté. Sur le front entier s'organise une stratégie nouvelle : LA
TRANCHEE. Selon le mot d'ALBERT DE MUN
: « Tenir, il faut tenir ! ». Pour BAYARD, la guerre c'était : En
avant ! Pour JEANNE D'ARC, c'était : Sus, sus, boutez-les dehors ! Désormais
: Défendre sa terre, c'est s'enterrer. Oui, c'est se mettre dedans
la terre, s'y enfermer ! Ainsi la guerre devient comme un genre nouveau de claustration,
le soldat devient un moine d'un genre nouveau, le moine des tranchées. Gustave Carbonnelle. O toi, qui rêvais de belles manœuvres, de
beaux mouvements, de mouvements d’envergure, mon beau soldat, tu vois ces couloirs,
ces galeries, ces boyaux, ces pistes, voilà ton cloître. Tu cherches ta cellule,
entre dans ce trou bas, étriqué, empesté. La stalle où tu méditeras, la voici,
devant ce créneau. Ton sujet de méditation, mais il t'envahira par tous tes sens.
Quand tes yeux hypnotisés par cette ligne étrange, qui se distingue à peine, à 100
ou 200 mètres, essaieront de se reposer sur un autre objet, ils rencontreront d'autres
yeux, élargis ceux-là, hagards et
fixant le ciel ; la boue où tu piétines est faite avec du sang ; ta capote et
ta barbe sont sales de cette fange. Autour
de toi, si tu écoutes en retenant les battements de ton cœur, tu entends la
mort faire ses vides, la balle qui siffle, une plainte qui s'affaiblit, qui meurt.
Quel silence dans ce cloître et comme on y pratique sans répit la sainte pauvreté
et les autres vœux des moutiers de ton pays ! N'as-tu donc jamais l'idée
de fuir ?... Jamais !... Penses-lu parfois que tu ne peux te promettre
une minute de vie ?... Oui, parfois ! Et je me donne tout entier à Dieu, je remets
mon âme entre ses mains, et je comprends enfin qu'il est l'Unique, l'Éternel !... Adolphe Allard. Hélas! Le plus fier soldat, exposé à toutes
les intempéries, les pieds dans l'eau, ne peut éviter la maladie. Il traînera alors,
durant des mois, sur un lit d'hôpital, comme votre élève, Ernest Guisdale, d'Anserœul, qui meurt à Fécamp, le 28 février
1915, d'un mal sans pitié, et dont la dépouille mortelle, suivie par son jeune frère,
qui était lui-même au front depuis le début de la guerre, est ensevelie avec les
honneurs des plus grands chefs et dans les larmes d'une population émue et reconnaissante.
N'est-il pas vraiment représentatif de votre école, Mes Chers Frères, ce
Marcel Hosdain, de Jumet, qui appartenait
au 1er lanciers, et qui tombe à Dixmude, le
1er Avril 1916 ? Il avait reçu mission de prendre le croquis d'une position
ennemie, là ou plusieurs autres, avant lui, venaient de tomber. Il dessinait donc
tranquillement, comme autrefois, chez vous, lorsqu'il était votre élève ; il
mettait la dernière main à son travail, quand une balle le blessa mortellement,
et lorsque son croquis fut remis à l'état-major, il était signé de son sang. Gaston Gervais. C'était un
brave. Déjà à la retraite de Namur, il avait été porté à l'ordre du jour, décoré
de la Croix de guerre, puis, pour avoir sauvé sa batterie, au péril de sa vie, il
avait reçu l'Ordre de Léopold. Jean Giele. Georges Flamant. Emile Devroie. Quelques semaines plus tard, tandis
qu'il gardait, avec quelques hommes, la sape du Boyau de la Mort, à la
borne 16 de l'Yser, le caporal Jules Gheysen,
engagé volontaire, (il était parmi les dix de vos élèves engagés au début comme
volontaires) vit soudain trois de ses hommes ensevelis dans leur abri, par une explosion
de bombe. Il s'élança à découvert pour les secourir, fut atteint mortellement,
et tomba, face aux allemands, à dix mètres d'eux, le 10 juin 1916. Au
mois de juillet suivant, l'adjudant Gustave Carbonnelle, un Tournaisien, fut tué d'une balle
à la tête, tandis qu'il observait les positions ennemies. Il avait suivi chez vous
les cours d'architecture et se disposait à entrer à l'Université. C'était, comme
on dit entre étudiants, un «
bûcheur », et sa vive intelligence, son caractère droit, ses rares qualités morales
en faisaient un type de soldat, que pleurèrent ses chefs et ses camarades. Louis Lagneau. Le 3 novembre de cette même année 1916, fut
inhumé, à Adinkerke, une autre noble victime, Adolphe Allard, de Willemeau.
C'est aussi là-bas, dans les Flandres, que reposent Gaston Gervais, de Tournai, sergent au 4ème de ligne, blessé déjà
à Haelen, en 1914, chevalier de l'Ordre de Léopold et décoré de la Croix de guerre,
et qui fut tué à Dixmude, le 27 octobre 1917 ; et Jean Gie1e, de Louvain, l'un de vos meilleurs dessinateurs,
élève d 'une haute moralité, d'une foi profonde héritée d'une famille foncièrement
chrétienne, et qui s'apprêtait à succéder à son père dans son imprimerie de Louvain.
Il fut frappé à la poitrine, par un éclat d'obus, le 1er décembre 1917,
tandis qu'il revissait un fil téléphonique. Il vécut encore 5 heures et mourut
à La Panne. Il avait 35 mois de front, était décoré de la Croix de chevalier avec
palme et de la Croix de guerre avec lion. Maurice Robience. Là-bas encore ont été pieusement
couchés, dans la noble position du chrétien qui attend sa résurrection, Georges
Flamant, du 3ème chasseurs, tué à
Dixmude ; Emile Devroie, de
La Glanerie, dont le bon cœur rivalisait avec l'esprit ; Louis Lagneau, pontonnier
cycliste, tué aux avant-postes, le 9 mars 1917 ; et, là-bas enfin, fut grièvement
blessé Maurice Robience,
de Bougnies, soldat du génie, qui mourut à l'hôpital
de Cobourg, des suites de ses blessures. Albert Vandeville. Dans votre palmarès de gloire, Mes Chers
Frères, vous pouvez être fiers de compter neuf soldats français. Ils appartiennent
à la première armée du monde. Jamais aucun peuple n'a monté plus haut dans l'héroïsme.
Peut-être avez-vous lu, dans les journaux, que le Président de la République Française
ayant demandé à un général, à l'issue d'une revue, quelle était son appréciation
au sujet de ses hommes, celui-ci avait répondu : « c'est à se mettre à genoux
devant eux », et que le Président, très ému, avait gardé le silence.
Eh bien ! c'est à cette armée française qu'appartenaient
vos anciens élèves : Georges Cailleau, artiste-peintre à Paris, qui s'engagea
en août 1914, sans attendre l'ordre de son
pays. Il fut blessé à la manière des Sœurs de Charité : une balle perdue le frappa
au moment où il portait un cordial à un camarade grièvement blessé et il mourut
à l'hôpital en janvier 1915; Alphonse
Desobrie, de Lille, qui tomba
à Maizeray, (Meuse), le 10 avril 1915 ; Albert Vandeville, de
Saint-Amand, architecte de grand talent, d'un esprit hors pair, d'une activité
dévorante, qui fut blessé trois fois, et mourut subitement d'une embolie; Jules
Vatez, de Lille, élève de l'Académie des Beaux-Arts de Paris, appartenant au groupement, célèbre aujourd'hui,
des catholiques des Beaux-Arts, votre disciple d'abord,
devenu ensuite votre admirateur et votre ami, qui mourut en héros, au bois de
La Gruerie, en Argonne, frappé d'une balle, au moment ou, s'étant offert à repérer
les chutes d'un obusier, il mettait l'œil au créneau ; Alfred Herman, de
Wattrelos, excellent graveur ; Camille Mourant, de Lille ; François
Diverchy, de Somain ; Edmond Largillet, tombé glorieusement à la Malmaison
; Emile Dussart, de Roubaix, nature d'artiste, mais qui avait voulu
suivre son père à l'armée, avait, en 1916, conquis la quatrième place à l'examen
de sous-officier, était sorti de Saint-Cyr, aspirant officier, avait été promu sous-lieutenant
en octobre 1917, nommé chevalier de la Légion d'Honneur, décoré de la Croix de
guerre avec palme, et qui tomba, le 3 janvier 1918, près de Verdun, à la tête
de sa section, tué par un éclat d'obus qui lui perfora le foie. Georges Cailleau. Edmond Largillet. Ces enfants de France furent
des soldats à la Roland, incomparables, et, devant leur immolation
déconcertante d'héroïsme, comme devant l'explosion de sentiments religieux qui
souleva l'armée française et fit dire à un cardinal romain « qu'elle est l'armée la plus
religieuse de l'Europe et peut-être de celles qu'on a vues au cours de l'histoire
», on se prend à se chanter à soi-même ces beaux vers d'HENRI DE BORNIER, que
nous déclamions jadis au collège : Emile Dussart. O France, douce France, a ma France bénie, Rien
n’épuisera donc ta force et ton génie, Terre
de dévouement, de l'honneur, de la foi, Il ne faut donc jamais désespérer de toi ! Jules Vatez. Non, jamais ! Car, au
moment où les Allemands croyaient que tout était désespéré pour la France, et
que nous-mêmes nous redoutions une nouvelle invasion pour elle, et profonde ;
alors qu'en juillet 1918, de Château-Thierry à Massiges,
sur un front de plus de 80 kilomètres, l'ennemi déclenchait sa cinquième
offensive, afin de forcer la Marne et d'atteindre Châlons
; voici que, le 18 juillet, se déclenche subitement, comme un cyclone, la
riposte franco-américaine, qui refoule et bouscule l'ennemi derrière la Marne
et la Vesle, tandis que les Anglais avancent de 20 kilomètres dans
la Somme, que les Belges donnent des coups de boutoirs de plus en plus
formidables, que MANGIN, faisant craquer des lignes réputées infrangibles,
amène son armée sur l'Ailette et l'Oise, que PERSHING, par une
attaque foudroyante, réduit, d'un coup, la hernie de Saint-Mihiel, et que, le front
tout entier, se redressant de Pont-à-Mousson à Verdun, les Alliés remportent la
victoire. La lutte se poursuit encore que le général LUDENDORF, redoutant un désastre,
multiplie démarches sur démarches, en vue d'obtenir un armistice. L'Autriche demande
la paix. François Diverchy. La Turquie signe l'armistice. Enfoncés d'un côté par l'avance des Flandres,
où nos troupes reconquièrent jusque 20 villages en un jour ; enfoncés encore, de
l'autre côté, par l'avance des Français sur la Meuse, les Allemands vont
être cernés. Ils précipitent leur retraite. Valenciennes, Landrecies, Le Quesnoy, Vouziers,
Maubeuge, Hirson, Condé, Tournai, dix autres villes sont délivrées et les Américains,
après avoir rejeté l'ennemi hors de la Woevre, entrent
à Sedan. Nous sommes au 7 novembre. L'Allemagne implore un armistice. Elle accepte,
le 11 suivant, toutes les conditions. Dans un enthousiasme unique dans l'histoire,
les Français entrent à Metz, à Colmar, à Strasbourg ; ALBERT 1er, le
Victorieux, entre, le 23, dans sa Capitale. Alphonse Desobrie. Durant
cette chasse, d'une grandeur épique, au cours de laquelle les Belges ont infligé
aux Allemands des pertes considérables, tombent deux de vos plus purs héros, deux
Tournaisiens, Jean Reineson, le
plus jeune de vos engagés volontaires, et Joseph Pourvoyeur. Alfred Herman. En
avril 1915, Jean âgé de 16 ans s'engage à Londres, comme motocycliste. Débarqué
en France, il est dirigé sur le camp d'instruction de Granville, où il reste 9 mois,
supplie qu'on le laisse partir au front, voit enfin sa prière exaucée, arrive aux
premières lignes, le 15 janvier 1916, est enseveli sous les décombres de son abri
pulvérisé, retiré blessé et envoyé à l'Hôpital. Deux jours après, il prétend sortir
et retourner aux tranchées. On n'a pas le droit de l'arrêter en pareil élan ; il
retourne donc, se bat dans toutes les occasions, est bientôt atteint de
commotion cérébrale, puis d'une maladie de cœur. Il ne veut pas quand même
quitter son poste, et, à la bataille de Houthulst, il attaque avec ses hommes,
se bat, durant 4 et 5 jours, sans manger, (il offre 5 francs pour une miche de pain),
défiant la mort (une balle coupe la courroie de sa gourde), et comme on demande
des volontaires, pour un nouvel assaut, particulièrement terrible, il se présente,
part et tombe en bordure de la Lys, le 30 octobre 1918, frappé d'une balle
au sommet du cœur. Jean Reineson. Jean
avait été touché, tandis qu'il se ruait en avant ; et, ainsi qu'il arrive
souvent, parait-il, dans l'entraînement forcené de l'attaque, il n'avait rien senti
; ceux qui l'accompagnaient ne s'étaient aperçus de rien. Mais il s'était abattu
pourtant sur la route. Voici qu'une attaque soudaine des Allemands oblige nos troupes
à un repli, d'ailleurs momentané ; un caporal aperçoit barrant le chemin le corps
de Jean couché dans une position de tir ; il le secoue vivement. Joseph Pourvoyeur. - Allons, debout, Jean, ils contre-attaquent... Alphonse Pottiez. - Je n'en puis plus. Charles Vandercruyssen. - Mais tu ne peux pas demeurer là, viens ... François Carpréau. - Je ne saurais plus me lever ... - Fais un effort, allez, viens, sauvons-nous ! Jean Leschevin. Les
deux camarades font deux pas, Jean s'affaisse en disant : « Je meurs, dis bien
que je meurs pour ma mère, ma patrie, mon devoir ! ». Antoine Lamant. Un
flot de sang aux lèvres, c'est fini ! Ainsi tombe à Somerghem le petit caporal Jean Reineson,
du 23ème de ligne, l'ami de tous les camarades, chéri de ses chefs, «
d'une bravoure remarquable, dit le rapport du Capitaine HAINE, d'une belle humeur
inaltérable, et d'une rare serviabilité ». Il ajoute : « Ce héros est cité en exemple à nos recrues ». Jean Reineson était décoré de l'Ordre de
Léopold, de la Croix de guerre avec palme ; il avait 5 chevrons, et, dans sa modestie,
il voulait finir la guerre en simple caporal. Julien Tangre. Quant
au sergent Pourvoyeur, il tomba, le 1er novembre 1918,
à Rouselestraat. Il était chevalier de l'Ordre de
Léopold, décoré de la Croix de guerre et de la Médaille de l'Yser. Il est parmi les dernières
victimes immolées. Un de ses hommes nous écrivait, quelques jours après sa mort
: « Il est tombé à la tête de sa section, en la conduisant à l'assaut. Il
encourageait ses hommes par son sang-froid, sa ténacité et son sublime courage. Une balle l'a frappé à la tête. Tous nous
pleurons sa mort. Il était le chef idéal ». Et le brave garçon ajoute : « De
tous les coins de l'horizon, les cloches sonnent et se répondent. C'est la victoire
! Ah ! Nos cloches ! Elles nous disent que nos chers morts n'ont pas donné en vain,
leur vie, eux, les grands martyrs de la grande guerre ! » Victor Debaisieux. A
la même date, le jour de la Toussaint, fut tué le caporal Alphonse Pottiez, de Vaulx, qui
mourut, près de Moorslede, en pleine victoire. Tels
sont, Mes Chers Frères, Messieurs, avec Vandercruyssen
Charles, de Tournai, excellent militaire, jovial, généreux, au cœur d'or,
et qui s'en fut mourir à Fécamp, en janvier 1919, victime des gaz asphyxiants,
tels sont, dis-je, vos héros ! Vous
aviez 190 de vos élèves sur le front. 46 ne sont plus revenus ! «
Pauvres enfants ! » direz-vous. Nous l'avons tous dit, d'instinct.
Mais, après réflexion, nous ne le disons plus !... «
Beaucoup de forces perdues pour la religion et pour la patrie ! » Nous l'avons tous
dit. Mais aujourd'hui, nous ne le disons plus !... S'il
est vrai, comme l'assure Notre-Seigneur, qu'il y a un amour qui prime tout, celui
qui fait mourir pour ce qu'on aime, ces enfants, ayant donné leur vie pour elle, ont donné à la Patrie la preuve qu'elle leur était infiniment
chère, et la Patrie n'oubliera pas ses héros. Cela, c'est le point de vue humain. Edmond Menet. Mais
ces héros étaient avant tout des chrétiens : C'est en chrétiens tout court qu'ils
ont aimé leur pays. A sont appel ils ont répondu avec enthousiasme : présents
! C'était pour eux l'appel du Devoir, et donc de Dieu, Et voilà pourquoi, sans
peur, sans forfanterie, sincères et sincères à fond, ils bravèrent la mort !
D'aucuns pensaient en les voyant si crânes devant le danger : « On sent que ceux-là
comptent sur une autre vie ! » C'était absolument juste ! Ces
héros étaient des chrétiens ! Pour eux se sacrifier, était une vocation. Cette
vocation était inscrite sur le drapeau de leur foi sur la Croix !... Ah !
Combien souvent, dans le silence des tranchées ou dans le mugissement des monstres
qui vomissaient le fer et le feu, ils ont contemplé, les yeux fermés, cette croix
! Combien de fois ils en ont tracé sur eux le grand signe, au fort des tempêtes
et à l'assaut ! La Croix a recueilli leur dernier baiser. Ils
mouraient, disaient-ils, pour le salut de la Patrie. Vous êtes chrétiens,
vous savez ce que ces mots veulent dire, et quelle haute pensée, surnaturelle,
celle-là, s'ajoutait, pour eux, à la pensée de sauver le territoire ! Non,
je l'assure, l'adieu de leurs belles âmes ne s'est pas exhalé sans ce désir
suprême des âmes chrétiennes, sans ce désir profond des âmes jeunes surtout,
sans un désir de Rédemption ! Tous,
en se remettant entre les mains de Dieu, ont fait le même geste, qui est un
geste d'offertoire. Joseph Dufour. Eh
bien ! Dieu entend les payer, et les payer divinement. Pour le chrétien, se sacrifier de la sorte,
est-ce donc s'anéantir ? Non ! C'est vivre, c'est revivre ! Sur leur beauté
humaine déjà si noble, la beauté éternelle a jeté son éclat, d'une noblesse
plus sublime encore. Éclat
du ciel, pure lumière, Lumière
de l'Esprit, pleine d'amour, Amour
du bien idéal, plein de joie, Joie qui dépasse tout en douceur[7]
! Louis Languy. Dieu
les avait d'ailleurs préparés de longue main. Il leur avait choisi des parents qui
les élevèrent dans le respect du devoir ; il leur avait fait aimer les
sacrements qui haussèrent merveilleusement leurs qualités morales naturelles ;
il les avait confiés à des maîtres, qui, dans un labeur joyeusement acharné, avait
fait éclore en eux cette exquise fleur de la distinction artistique, qui n'a tout
son parfum que sur la terre de la foi. Elle
jonche les champs de bataille de Belgique et de France, votre jeunesse ardente
et pure. Soyez en fiers ! Ne dites plus : Pauvres enfants ! Ils méritent plutôt
qu'on les chante, puisque, pour achever la beauté de leur vie, ils n'ont pas hésité
à la perdre, cette vie, mais à la perdre en Dieu, comme dit l'Ecriture, pour la
retrouver, grâce à vos prières, s'ils en avaient besoin encore, au sein de la
vie éternelle et substantielle. Emile Delacenserie. Disons
donc : Heureux enfants ! Et
quel est après tout le chrétien qui ne voudrait être à leur place ? Disons
aussi: Heureux Parents! Oui, heureux d'avoir eu de tels fils, de les avoir sacrifiés
à la plus grande des causes, heureux d'être certains de les revoir, à la seule
condition de ne pas les oublier, et de marcher sur leurs pas. * * * Heureux
Parents, m'écriais-je, d'avoir sacrifié leurs fils à la plus grande des causes !...
Ces paroles, il m'est impossible de les prononcer, avec le sens complet que j'y
attache, devant les familles de François Carpréau,
d'Antoine Lamant, de Jean Leschevin, de Victor Debaisieux, d'Edmond Menet,
et de Julien Tangre, déportés comme ouvriers
civils, c'est-à-dire comme esclaves au début de 1918. Sans doute Dieu les a serrés
tous six contre son cœur, et sans doute aussi nous les reverrons. Mais devant leurs
six cadavres, il faut quand même pleurer !... Comment ! Un peuple se targue,
presque comme d'un monopole, d'être de haute culture ! Et c'est pour contraindre,
à coups de fouet et de crosse de fusil, sous la menace du bagne ou de la mort,
de malheureux belges, déjà anémiés par des années de privations et de douloureuses
anxiétés, à tailler des poutres pour les tranchées, à décharger ciments et gravois,
à porter rails et moellons, à faire d'invraisemblables corvées, à travailler
enfin contre leurs frères, et cela, au milieu des obus, des bombes, des torpilles
aériennes, n'ayant comme nourriture, ou plutôt comme pâture, je ne sais quel brouet
sans goût, sans consistance, sans nom ! Voilà des crimes qui crient vengeance au ciel!
L'histoire n'a rien vu de plus monstrueux. Pour
notre part, dans notre mission d'aumônier à l'Hôpital Civil, nous avons vu revenir
de ces hommes, de ces jeunes gens, par centaines, et que leurs bourreaux nous
ramenaient des camps de barbarie. Nous avons vu, oui, ceux de Jolimetz, de Prémontré, de Radinghem
! Ce n'était plus des hommes. Ils arrivaient, les bras ballants, les torses vidés,
les joues hâves. Leurs yeux dilatés étaient pleins de fièvre ; taudis qu'on les
nettoyait de leur vermine, sous les chiffons qui remplaçaient les bas, apparaissait
l'œdème des jambes. Nous nous souvenons de l'un d'entre eux, qui, faute de charpie,
avait bouché, avec les débris d'un journal, les trous où coulaient le sang et le
pus. Beaucoup sont morts, des jeunes qui paraissaient taillés dans le bronze, des
hommes mûrs, et parfois même des vieux, qui s'aplatissaient littéralement,
à leur entrée à l'hôpital, comme des soufflets détraqués. Ah
! La belle race détruite, anéantie ! Dans
ces bagnes infâmes, les plus courageux étaient les premiers abattus. Leur forte
carrure d'athlètes se ruinait à boire de la soupe de betteraves, à manger
une sorte de pain massif et comme mélangé de sciure de bois, à digérer des orties
étuvées. Il fallait travailler quand même, et lorsqu'ils lâchaient prise, vous
eussiez dit d'autres Christ, que 1'on attachait à des fûts de sapin pour les
flageller. Ainsi
dépérit et mourut François Carpréau, de Tournai,
à la suite de mauvais traitements ; ainsi dépérit et mourut Jean Leschevin, déporté dans les lignes de chutes d'obus, au
front, dans un infect charnier, sans eau potable, et où rôdait le typhus. Elève
très distingué, d'une gaîté très communicative, excellent musicien, il a eu son
Calvaire, quand déjà sa main se tendait pour recevoir la couronne de ses six années
d'études. Le camp désolé de Laventie lui fut fatal. Son corps seul est rentré dans
sa ville natale, qu'il aimait tant. L'âme, la belle âme s'en était allée à Dieu. Ainsi
dépérit et mourut Antoine Lamant, d'Antoing, tué par un obus, dans les lignes
allemandes, où, d'ailleurs, il était, vous devinez pourquoi, le souffre-douleur
de ces barbares, et cela depuis le premier jour. Son âme, à lui aussi, le bon
enfant, dont la moralité était si pure, n'a fait qu'un bond jusqu'à Dieu. Elle
y rejoignait l'âme d'Edmond Menet, de Froidmont,
qui fut déporté à Vouziers, et s'éteignit à l'hôpital de Sedan. * * * Je
termine, Mes Chers Frères, Messieurs, en citant, à l'ordre du jour de votre souvenir,
les quatre victimes de cette stupide corvée, qui fut imposée aux Tournaisiens,
en octobre 1918, et qu’on a appelée « évacuation ». Nous
avons vu, sur la route de Bruxelles, défiler, sous nos yeux, la longue théorie de
nos concitoyens, poussant, devant eux, des véhicules de rencontre, où ils avaient
entassé malles et valises ; ou bien se chargeant le dos de sacs démesurément gonflés
; gais, pour la plupart, en apparence, du moins, mais, au fond du cœur, très tristes,
surtout quand la femme ou les petits disaient : « et maintenant, au revoir !
» Le
jour était gris, maussade. Fine et pénétrante tombait la pluie. Il faisait froid,
La fatigue d’une route à pied démesurément allongée se fit bientôt sentir. Dans
les villes et les villages, où la nuit surprit les derniers, il n'y avait plus de
place. Beaucoup s’étendirent dans leurs habits, moites de sueur ct de pluie, sur
les dalles d'une église, d'un corridor, d'une salle d'école, ou dans le courant
d'air d'une grange. Les santés les plus robustes s'affaiblirent, et, dès le second
jour, une grippe d'espèce nouvelle se rua sur ce troupeau humain. Bientôt nous apprenons avec stupeur les
morts les plus inattendues ! Celle d'abord de votre ancien élève Joseph Dufour,
forgeron d'art, appartenant à une belle famille d’artistes et qui s'éteint à Haute-Croix,
en élevant son âme de chrétien jusqu'au ciel, tandis que son fils lui ferme les
yeux. Avec le souvenir ému qu'il nous laisse d'un travailleur et d'un
croyant, nous garderons de lui des chefs-d’œuvre, entre autres le superbe grillage en fer forgé, qui ferme le chœur de l'église
du Grand Séminaire, et qui continue, pour l'histoire de l'Art Tournaisien, la célèbre
tradition des forgerons d'autrefois. Félix Roufosse. C'est
ensuite le jeune Louis Languy, de Guignies, qui suivait chez vous des cours de dessin,
de mathématiques, de travaux manuels, Très droit de caractère, d'une
forte santé, il promettait beaucoup. Il fut happé par la grippe. Mais
je pense qu'aussitôt le regard du Christ a souri à cet enfant,
en prenant comme un air de fête, Festivus
Christi aspectus ; comme il a souri, au moment
de sa mort, à Irchonwelz, au petit Emile Delacenserie, fleur de jeunesse, encore en bouton, qui n'avait
jamais connu de la vie que l'affection, lui venant de tous les côtés, de ses parents,
de ses maîtres, de ses camarades, et dont l'âme provoque encore, même a travers
une photographie, je ne sais quel attrait, particulièrement doux, qui est la
marque des âmes chastes. Et
voici, Mes Chers Frères, Messieurs, mon dernier bouquet, un bouquet « d'immortelles
» que je veux déposer pieusement, au nom de la famille de Saint-Luc, sur la tombe
de Monsieur le Professeur Roufosse, sur
la tombe d'un saint. Pour
le professeur ROUFOSSE, comme pour tant d'autres, que cette guerre a fauchés, Dieu
avait doucement préparé son âme, par des pressentiments d'abord, puis par les ascensions
admirables de la grâce. Il
avait d'abord subi l'incarcération, pour avoir favorisé le départ de quelques jeunes
gens de Tournai, vers le front. Et à un ami il confiait naïvement que Dieu l'avait
visité, par sa grâce, dans la prison. Ce fut, disait-il, la meilleure
retraite de ma vie ; j'y ai compris la beauté de la vie intérieure, et le
bonheur, le seul véritable, d'aimer Dieu au dessus de tout. Quelque temps
avant son départ forcé de Tournai, il s'en était allé revoir, à Liège, sa mère
et ses sœurs, et il leur disait, en les quittant : « Je retourne dans l'étape,
à Tournai. Je ne sais pas ce que seront les événements qui nous sont réservés, mais,
quoi qu'il arrive, j'ai mis ordre à mes affaires, et, si le bon Dieu veut que
je fasse le grand pas, je suis prêt, je ne crains rien ». En
Septembre, juste un mois avant « l'évacuation », il s'attendait plutôt à
être déporté, et il disait : « Si la chose arrive, je gagnerai la
Hollande, et je parviendrai, coûte que coûte, à rejoindre notre armée.
Mais, travailler pour les Allemands, cela jamais ! » En
Octobre donc, il dut suivre le morne cortège des « évacués », et, après
quelques journées de marche, il se sentit malade. Il s'arrêta à la porte d'un couvent
de Carmélites, sonna : « Ma Sœur, puis-je entrer chez vous, je crois que je vais
mourir ? », Le médecin ne le trouva pas en danger si grave, mais lui,
répéta : « je mourrai dans cette maison ». En effet, son état s'aggrava tout
à coup, il reçut, avec la piété d'une Carmélite, les derniers sacrements,
fit le sacrifice de sa vie « pour le salut de ma mère, disait-il,
de mes sœurs, et de ma Patrie », et mourut, les lèvres collées au Crucifix.
Cette offrande du professeur et de l'apôtre (car il était les deux, avec
passion) cette oblation ne rejoint-elle pas, Messieurs, l'offrande, l'oblation
de nos soldats ? Lui aussi saisit dans ses mains ce qu'il a de plus précieux
au monde, talents, forces, affections pures, et il en fait un holocauste
sur l'Autel de la Patrie. Lui
aussi, il meurt dans un geste d'offertoire ! Ah
! Quel bonheur d'être chrétien ! Mémorial en petit granit de Soignies érigé dans le vestibule de l’école à la mémoire des Anciens Elèves victimes de la guerre. [1] Abbé TH. Bondroit – Oblations et Holocaustes – Tournai, Ecole Saint-Luc, Section du livre, 1920. [2] Cet
éloge funèbre a été
prononcé par l'abbé Th. BONDROIT, professeur à l'Athénée Royal de Tournai, à
l'Eglise Notre-Dame, à Tournai, le 11 Juillet 1919. Il a été quelque peu
remanié et augmenté avant d'être publié en cette brochure, et en vue de
ce genre de publications. [3] Emile Verhaeren. [4] F. Porché [5] Roland de Mares : La Belgique envahie. Paris, G. Gres [6] Pierre Nothomb : L’Yser, etc. Paris, Perrin. [7] Dante : Le Paradis. |