Médecins de la Grande Guerre

Harponneur de Sous-Marins.

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Harponneur de Sous-Marins[1]



       Baptiste le Saout commandait le baleinier La Belle-Suzanne, un trois-mâts mixte de deux lustres, sorti des chantiers de Paimpol.

       Il avait pour second un Basque, Louis Baléchou, pilote habile, entêté comme une caliorne, et pour équipage un mélange de Polletais et de Malouins, vétérans des campagnes arctiques, triés sur le volet par lui, en juin 1914.

       Les vents et les courants contraires drossèrent si bien le vieux navire que les premiers froids le surprirent, tout au fond de la baie d'Hudson, la banquise très tôt formée et particulièrement épaisse, le garda dès lors prisonnier.

       Tous les efforts tentés en vue de le dégager, au printemps 1915, puis au suivant, n'aboutirent qu'à des échecs, tant la glace était résistante, la température rigoureuse... et les matelots avaient dû, bon gré, malgré, se résigner à passer un troisième hiver, loin de toute civilisation.



La banquise le garde prisonnier.

       L'abondance de gibier arctique leur avait heureusement permis de ménager leurs provisions, de varier, par des vivres frais l'ordinaire plutôt spartiate de salaisons et de conserves !

       Les chasseurs du bord revenaient presque chaque jour pendant l'été avec force perdrix de neiges, force canards du Kamchatka, et quand les oiseaux migrateurs s'étaient enfuis à tire d'aile, on se rabattait sur les phoques, sur les pingouins ou les manchots dont la chair pour huileuse qu'elle fût, était encore assez mangeable.

       Puis la pêche contribuait aussi à améliorer les menus.

       Cependant, la situation de précaire devenait critique. Successivement, vinrent à manquer, la farine, les légumes, le sucre... pourtant ménagés jusqu'ici avec une rare parcimonie…

       Le scorbut s'était déclaré...

       Il fallait par tous lei moyens échapper à cette prison.

       En juin 1917, il fut décidé de gagner la côte en traîneaux de fortune : les préparatifs s'achevaient, lorsqu'un chenal étroit s'ouvrit comme par enchantement  sous l'étrave.

       La machine fut vivement parée et l'hélice ne tarda pas à agiter de son remous les crêpes de glace qui flottaient à la surface de la mer libre.

       Une joie folle régnait à bord. On allait revoir le pays, les femmes, les promises et les vieux !

       Quelle noce ce serait, mes amis ! Quand on accosterait son corps mort à l'embouchure de la Rance.

       Le Saout ne partageait pas l'allégresse de ses compagnons.

       Il savait que ses armateurs le sacqueraient infailliblement s’il revenait à Saint-Malo, après une campagne de trois ans, les soutes vides, complètement bredouille.

       C'étaient deux Saintongeais avares que les armateurs du trois mâts, et ils avaient manifesté, lors de la campagne précédente, assez peu rémunératrice, l'intention nette de désarmer la Belle-Suzanne, au cas probable où l'expédition présente ne serait pas plus fructueuse.

       Aussi Baptiste, peu désireux d'être contraint de se chercher un nouveau poste à son retour, était-il pleinement décidé à ne pas rentrer tout de suite, malgré la pénurie de vivres et les avaries du bateau.

       Il voulait faire un long crochet jusqu'aux approches du Groenland pour remplir ses cales à craquer, aux dépens de la gent baleine.

       Le baleinier s'engagea dans la mer polaire, à peine dégagée de sa banquise et semée d'icebergs de toutes tailles qui glissaient lentement dans le brouillard, semblables à de grands fantômes blancs… Il frôlaient en passant les flancs de la Belle-Suzanne et l'équipage ne manquait pas de se recommander à tous les saints du paradis chaque fois qu'une de ces montagnes flottantes passait en vue du navire, répondant dans l'air plus doux une brume glacée. Le Saout regardait avec appréhension le baromètre baisser d'une façon inquiétante, une tempête dans ces parages ne manquerait pas d'être funeste à son rafiot.

       Allez donc résister avec un trois-mâts même muni d'un moteur auxiliaire, à l'entrechoquement fantastique des icebergs ballottés par la bourrasque...

       Activement le baleinier fi1ait tous feux allumés vers la mer libre, serpentant adroitement entre les murailles de glace dont le moindre choc eut infailliblement amené une catastrophe.

       Au bout de quelques jours de marche rapide, le patron Baptiste se réjouissait déjà de voir la route moins encombrée et le baromètre remonter, lorsqu'un soudain abaissement de la température déchaina une effroyable tempête.

       Pendant deux jours le baleinier lutta contre une plaine écumante, sur laquelle des icebergs bondissaient comme des monstres prêts à se ruer sur le navire.

       Balloté à la crête et dans le creux des lames, le trois mâts tournoya éperdument. Son hélice impuissante à le maintenir dans la bonne route, grinçait horriblement à chaque

fois que, piquant du nez dans la lame, le bateau dressait sa poupe ruisselante d'embruns. L'équipage pourtant épuisé par ses trois années de campagne forcée, lutta vaillamment contre la fureur aveugle des éléments. Heureusement on n'eut à déplorer aucune perte, seul Le Saout, projeté par un paquet de mer, s'en fut donner du crâne contre un taquet, au grand détriment de son physique. Cet accident aigrit encore un peu plus le patron. Pendant les deux jours que dura la tempête, il ne décoléra pas, crachant à la face du vent sa fureur exprimée dans un flot pittoresque de jurons armoricains.

       Enfin le matin du troisième jour, le vent tomba soudain, les vagues peu à peu se firent moins rageuses, l'océan se calma tout à fait. Quand le brouillard se fut dissipé, la mer apparut libre jusqu'à l'horizon où seul un petit point blanc dénotait le dernier iceberg que la Belle-Suzanne devait avoir cette année-là.

*

*               *

       Partout flottait au creux des vagues cette laitance phosphorescente que les vieux loups de mer appellent « friandises de cachalot ».

       Du nid de corbeau amarré au sommet du mât de misaine, Baptiste scrutait les flots ternis, et les grains les plus violents ne le contraignaient même pas à descendre de ce perchoir, constitué par un tonneau.

       C'est que la capture d'une baleine attendrirait le vieux cœur sec des deux armateurs saintongeais et lui conserverait sa place.

       Celle de deux, si grippe-sous qu'ils fussent, les obligerait à déboucher une bouteille d'eau-de-vie de cidre pour trinquer avec le « patron ».

       Celle de trois causerait du bien-être dans la maisonnette du Vieux Port, où Saout passait ses étés, entre ses deux petits gars solides, son chien terre-neuve et la bourgeoise.

       Serait-elle contente, sa Constance, si elle pouvait enfin s'acheter une robe de soie vraiment cossue, comme celle de la dame au Syndic !

       Patron Baptiste, les yeux rivés aux brumes fumeuses de l'horizon, s'attendrissait à la pensée de sa compagne et de ses mioches.

       Des larmes lui montèrent aux paupières.

       Trois ans qu'il ne les avait vus !

       Jeanne et Louis seraient déjà grands... Sa Constance aurait pris de l'âge.

       Il leur devait d'être vainqueur dans sa lutte contre la fortune.

       Il devait à ses armateurs, à sa réputation elle-même de rentrer avec le signal de la réussite au grand mât… et le balai indicateur d'une campagne profitable hissé aux flèches d'artimon

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

       Le deuxième crépuscule qui suivit la tempête tomba sans qu'on ait vu trace de baleine.

       L'après-midi du troisième jour, Baptiste commença à rager.

       Il y avait de quoi, sacrebleu...

       Les baleinières étaient fin prêtes au bout de leurs « porte-manteaux » ; l'équipage, très entrainé, eut, pour les descendre à la mer, battu tous les records de vitesse.

       Le second Baléchou s'était aussi promis de réussir, et le Saoul trouva en lui un auxiliaire précieux quand l'équipage, déprimé par l'épidémie de scorbut, récrimina d'être obligé d'allonger encore la croisière par ce détour vers le Groenland.

       La pêche à la baleine franche est une affaire de patience.

       Le Breton et le Basque passèrent le mercredi et le jeudi juchés dans le nid de corbeau, les yeux tout grands écarquillés pour essayer de découvrir à la limite de l'horizon le geyser floconneux qui marqua la présence du cétacé dont la prise est si profitable.

       L'équipage, de son côté – la partie du moins qui n'était pas nécessaire à la manœuvre – était debout dans le gréement pour gagner le quart de tafia et le demi-mètre de chique promis à qui signalerait le jet de vapeur jumelé.

       Le vendredi, malgré l'optimisme qu'il affichait officiellement, le Saout devint très inquiet.

       Le retour s'imposait immédiat, Impératif. La résistance humaine a ses limites.

       Les derniers vivres s'épuisaient. Le scorbut devenait plus virulent. D'ailleurs, l'état des soutes et des vivres l'eût-il permis, que la débâcle eût interdit de rester dans ces parages.

       La multitude des icebergs rendait le louvoyage dangereux ; les flopées innombrables grinçaient, s'entrechoquaient contre la coque.

       Baléchou ne cachait plus guère qu'il n'avait pas d'illusions.

       – J'veux qu'on me nomme évêque et pape si nous rencontrons un troupeau : confia-t-il au cambusier. Un solitaire, ça s'peut encore… et ça serait à souhaiter, tonnerre, pour ce pauvre gan de Saout, qui avalera sa gaffe pour sûr s'il revient au bout d'trois saisons sans fanons ni huile dans ses soutes… mais je n'vois pas notre chance plus grosse que la drisse de pic des ballons !

       Cependant le samedi matin, comme la Belle-Suzanne parvenait à la hauteur de Farjoheïm, en vue des côtes du Groenland, à la pointe extrême de celles-ci, le grand Basque reprit espoir.

       – C'est sacrément joli comme coin ! commenta-t-il, en se hissant jusqu'au tonneau d'observation où Baptiste était installé, les yeux aux verres de sa jumelle.



Juchés dans le nid de corbeau, les yeux tout grands écarquillés.

       « Ça n'a même pas l'air mal du tout, poursuivit-il, faisant passer sa chique juteuse d'une joue à l'autre…

       «  Ça devrait crocher, par ici !

       Le Saout ne répondit rien.

       Il n'y avait rien à répondre. Jamais, depuis quelques années, il n'avait aperçu d'endroit aussi favorable à la pêche.

       Les délices à cachalot flottaient en larges taches huileuses. Les petits poissons fourmillaient, les phoques et les morses s'ébattaient en bandes bruyantes et joyeuses.

       Seule manquait la reine des mers !

       – Parole, patron, reprit le Basque... Doit y avoir un gaillard qui a le mauvais œil à ce bord ici !  C'est pas naturel d'être comme ça.... Qu'est-ce que vous en pensez vous-même ?

       – L'diable m'emporte si j'y comprends goutte ! riposta Baptiste, enragé. Nous sommes en plein à l'endroit juste où qu' nous en arrimâmes quatre belles, le même jour, sur la Marie-Jeanne, en 1890. Y avait de l'huile sur l'eau, tout pareil. Nous en levâmes un vrai troupeau.

       La Paule et l'Hélène se trouvaient là… (il désignait un point précis). Elles arrivèrent pour la curée.

       Nous perdîmes deux embarcations, mais, de c'coup là, notre plein fut rait. Ma part monta à cinq mille francs et je n'étais que premier maître.

       – On est pourtant assez au sud, grogna Baléchou,

       « Après-demain, si nous continuons sur ce cap, nous serons dans la mer du Nord, ou s’ qu'on n'rencontre jamais de baleine. J'oserai pas me présenter à nos armateurs, Jésus Dieu !

       – Y'aura pas besoin d'se présenter, répartit le patron, amer. Ils ont des vues d'mouette,

les faillis !

       « Y jetteront un coup d'œil, un seul, et s’ils ne voient pas

de balai amarré après le mât d'flèche, y nous sacqueront sans nous entendre, avant même que

j'ayons mouillé !

       Le grand Basque... caressa sa barbe pailletée de cristaux de givre ; contempla l'horizon du sud à l'aide d'un ancien télescope et jura comme un possédé.

       Des oiseaux piaillaient en volant au-dessus des bancs de poissons. Parfois un phoque montrait la tête, mais pas un geyser ne rayait de colonne jumelée l'horizon bas et embué.

       Louis Baléchou fit face au nord.

       La glace scintillait, scintillait à perte de vue ; mais la mer, hélas, était vide !

       On se trouvait à l'heure actuelle à 60 milles du cap Farewell et les dernières chances diminuaient.

       – Maintiens ta marche juste comme elle est, intima Baptiste, qui sortit du nid de corbeau. Cours comme ça jusqu'à ce que la cloche pique sept coups. J'descends m'étendre dans ma cabine, Je suis plein d'crampes comme un hareng saur qui a séjourné dans un baril. C’sacré équipage peut donc pas gagner sa chique et son eau-de-vie !

       « Je m'en vas augmenter la prime.

       « Si trois quarts et 1 lm mètre d' « vanille » n'font, pas découvrir de geyser, c'est qu'y a plus d'baleines par ici... qu'elles sont toutes dans l'ouest de l'Arctique.

       La Belle-Suzanne tanguait un peu, filait grand largue, les voiles pleines.

       Une légère vapeur couronnait le sommet de la cheminée, indiquant que l'unique chaudière était sous pression, pour le eu où il deviendrait nécessaire de virer au vent tout à coup, à la poursuite d'une baleine.

       En se penchant pour regarder descendre son ami, le patron Louis Baléchou put embrasser l'équipage d'un coup d'œil.

       Les hommes étaient vêtus de peau appartenant aux spécimens les plus dissemblables de la faune habituelle de baie d'Hudson.

       – Pauvres bougres ! soliloqua le Basque. Y crèvent tous à moitié de faim et sont rongé par le scorbut, et c’est tout juste s'ils toucheront une cinquantaine de pistoles pour leurs trois années de campagne, si la chance ne ce décide pas à nous sourire d'ici peu.

       Le Saout sautait sur le pont, criait aux guetteurs qu'il donnerai triple ration de tafia et de chique à qui signalerait la proie rémunératrice.

       De faibles hourras retentirent.

       Les hommes étaient indifférents.

       Pour lors, Baptiste s'alla coucher, s'endormit, et eut des rêve roses où il capturai des baleines monstrueuses en nombre formidable…

*

*               *

       Ce ne furent hélas que des rêves...

       L'Islande apparut dans le nord, puis on doubla l'île Jean Mayen sans voir la queue d'un cétacé !

       La Belle-Suzanne vira de bord sur l'ordre de Saoul résigné et mit le cap sur l'Europe !

       Il y avait trois heures qu'on voguait, de la sorte, au vent grand largue, quand un cri partit de l'avant.

       Baptiste, qui s'était enfermé, tout morose, dam sa cabine, en sortit comme s'il avait eu tous les diables de l'enfer aux trousses.

       Il se hissa dans les haubans avec la même rapidité.

       Une sorte de barrière de fumée voilait la mer sous le vent.

       De ce voile jaillit soudain un jet de Hamme écarlate. Un obus passa en sifflant à cent mètres du bout dehors de la Belle-Suzanne et ricocha de vague en vague, pour aller se perdre plus loin dans un éclaboussement d'écume.

       Saout cracha sa chique d'émoi.

       C'était là un coup de semonce, l'ordre formel de mettre en panne. On ne pouvait pas s'y tromper...

       – La barre au vent. Brassez carré ! rugit le patron furieux.

       La Belle-Suzanne vira, courut quelques instants sur son erre et stoppa les voiles fascinantes.

– Un destroyer que c'est, cria Baléchou du haut du perchoir, une vraie vipère, peinte en gris, avec une vitesse de boulet. Le v'là ! Il a quatre cheminées.

       Baptiste tendit son poing noueux vers le contre-torpilleur qui arrivait comme la foudre.

       – Il ne manquait plus qu'ça, tonnerre ! s’écria-t-il. Y n'suffit donc pas d'avoir toute la guigne sur le poil, faut encore qu'on soit embêté par ces faillis chiens d'bateaux d'guerre. Qu'est-ce que veut cet enfant d'malheur à de pauvres bougres de baleiniers ?

       Le rapide lévrier des mers, qui fonçait toujours droit sur eux, n'arborait pas de pavi1lon, mais il semblait plutôt hostile. Les servants étaient à leurs pièces et le pont, les superstructures, débarrassées pour l'action,

 A quelques encablures à peine, le destroyer pivota, telle une toupie d'enfant, sur sa quille, fit le tour de l'antique trois-mâts et s'enfonça dans le brouillard. laissant derrière, dans l'air glacial, une forte odeur de pétrole.

       Il s'était effacé avant que l'équipage abasourdi ait trouvé le temps de courir des bastingages de tribord à ceux du côté opposé.

       Baptiste se frotta les yeux, puis redescendit des haubans.

       Baléchou se prit à jurer, et ses anathèmes épicés charmèrent l'âme du patron rageur.

       L'équipage manœuvrait déjà, mal revenu de sa surprise et le Basque se consola avec une chique de belle taille.

       Le morceau qu'il avait mordu aurait étouffé une autruche et sa joue prenait de faux airs de cornemuse trop gonflée tandis que sa barbe pétrifiée s'allongeait, rostre menaçant.

       Les allures du destroyer l'avaient tout d'abord intrigué, mais il avait bientôt compris pourquoi on les arraisonnait.

       La guerre avait dû éclater alors qu'ils hivernaient là-haut dans

les glaces de la baie d'Hudson...

       C'était la seule explication. Les navires de guerre ne hantent pas ces lointains parages, d'habitude, et surtout, ils n'arrêtent pas les navires à coups de canon...

       Oui, il devait y avoir la guerre entre l'Angleterre... l'Angleterre (le destroyer était anglais, Louis avait reconnu le type) l'Angleterre... et qui ?

       Pas la France, bien sûr, puisqu'on était amis... presque alliés par l'Entente cordiale...

       ... Alors sans doute avec l'Allemagne ? Et on devait se battre sans eux !

       Fallait rudement qu'on se dépêche pour avoir sa part à la fête, si on cognait sur les Allemands !

       Baléchou songea tout le jour, échafaudant des conjectures.

       – Ça a dû être certainement comme pour l'affaire d'Agadir... déclara-t-il à le Saout, le soir venu, dans leur cabine, mais le patron, indifférent à ses commentaires politiques, demeurait muet, tout entier à sa rancœur contre le sort.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

       Le lendemain matin, à l'aube, par acquit de conscience, Saoul grimpa dans le nid de corbeau.

       Les lames courtes s'entrechoquaient sous le souffle du noroit très frais.

       Soudain Baptiste remarqua des goélands qui tourbillonnaient et s'appelaient, manifestant une agitation peu commune. Ils planèrent quelques instants au-dessus de la Belle-Suzanne, puis se laissèrent glisser sur l'aile et se joignirent à une bande considérable d'oiseaux piailleurs qui volaient presque au ras de l'eau.

       Le patron poussa Baléchou qui venait juste de le rejoindre.

       – Regarde-moi les goélands, mon gars. Y suivent un gros poisson pour sûr ! Ce signe-là ne trompe jamais.

       « Faut amener les embarcations.

       Patron Saout cligna de l'œil sous ses sourcils touffus froncés. Son petit bout de nez se plissa.

       Il cria de toutes ses forces de mettre les canots à la mer, afin de commencer la chasse.

       L’équipage de la Belle-Suzanne avait compris en observant les girations des goélands, que ceux-ci suivaient une proie, aussi les ordres du capitaine furent-ils promptement exécutés.

       Bien qu'aucun indice ne trahit sur la mer houleuse la présence du cétacé, qui, défiant, devait nager entre deux eaux, les matelots avaient confiance dans l'instinct profond des oiseaux, plus infaillible que la science et l'expérience précaire des hommes.

       Les pétrels, les mouettes tapageuses. suivaient une bête de grande taille, un solitaire probablement, un de ces monstres dont l'espèce devient rare et dont la capture est une source de bénéfices pour ainsi dire inépuisable.

       On avait vu des baleines franches s'aventurer bien plus au sud.

       Saout en avait capturé par le travers même des Shetland.

       Les baleinières furent amenées et armées sans incident.

       Baptiste serra la main énorme de son camarade le Basque.

       – A nous deux, ma vieille ! Viens-t-en donc. Nous passerons le commandement à Jopic... C'est un vieux rusé, ma fi dame, que c'solitaire-là. Faudra des gars pour le crocher !

       « Faut croire que ce sale destroyer l'a effarouché tout à l'heure et qu'il se méfie bougrement !

       «  La bonne dame aura donc voulu nous envoyer une dernière chance. S'agirait de ne pas la manquer !

       En guise de réponse, Baléchou passa la jambe par-dessus le rebord du nid de corbeau, puis demeura en équilibre, de la sorte, pendant un instant, le rostre gelé de sa barbe pointé vers les ébats des mouettes.

       – Une chance à courir, tout au moins, admit-il en clignant des yeux. Y a sûrement quelque chose là-dessous, quelque chose de gros qui se dirige à bonne allure vers le sud.

       « J'ai vu des tourbillons d'écume, un sillage, mais pas de geyser ! C'est bizarre qu'il n'y en ait point !

« T'as raison, il doit se défier… pour se défier... y a pas d'erreur.

*

*               *

       Les deux compères sautèrent ensemble dans la dernière embarcation.

       Sur les six dont la Belle-Suzanne se trouvait munie au début, deux avaient été fracassées au cours du deuxième hivernage.

       Les hommes qui demeuraient à bord firent déborder le fort canot.

       Baléchou s'était installé à l’avant, près du lance-harpon, une jolie caronade de cuivre, qui tirait un long projectile, dont la tête, à ressort, s' ouvrait à l'intérieur des chaires trouées, et n'en pouvait plus ressortir.

       Au manche de ce harpon moderne s'attachait un câble de chanvre de Norvège des plus résistants.

       L'engin était muni en outre d'une longue fusée de cheddite, qui, destinée à éclater dana l'intérieur de la baleine, devait exercer des ravages ayant pour but de diminuer la résistance de l'animal, de réduire la vitalité.

       Les trois premières baleinières se rangèrent devant celle moins lourde et mieux voilée du capitaine.

       S'ils voulaient être à la curée, les hommes qui les montaient tenaient fort peu à subir les effets de la colère de leur chef, au cas où celui-ci raterait l'unique gibier entrevu depuis un peu plus de trois ans !

       La baleinière n° 4 fendait l'eau et rendait au vent d’une manière qui réjouit le cœur angoissé de Saout.

       L'amarre se lovait normalement dans les baquets, la brise soufflait comme il le fallait pour la chasse, qui s'annonçait très favorable.

       Baptiste se frotta les mains, pencha un peu sous 1a voile, pour mieux regarder devant lui.

       Les petites vagues courtes sautillaient, sous le tourbillon des oiseaux qui protestaient à leur manière par des cris perçants suraigus contre l'arrivée de l'intruse, de l'embarcation, concurrente redoutable pour leur projet.

       Et la mer s'enflait en dos d'âne par moments, comme soulevée par le passage d'une masse énorme.

       Parfois, entre deux creux de houle, un peu plus profonds que les autres, des bulles d'écume bouillonnaient.

       Louis Baléchou avait crispé son doigt crochu sur la gâchette de la petite pièce de cuivre.

       La distance diminuait entre le dos d'âne mobile et l'embarcation plus rapide.

       La Belle-Suzanne s'estompait, tache imprécise, dans le nord.

       Patron le Saout le leva à l'arrière, prêt à arracher le gouvernail des alvéoles, pour mettre à la place la godille dont on se sert généralement quand le gibier est harponné.

       L'un des hommes de l'équipage saisit la drisse de la voile un autre se tint contre le mât pour ferler les plis de la toile.

       La baleinière n° 4 fondit de l'avant et gravit la pente douce du dos d'âne. Cette bosse se teintait de vert sombre et Baléchou put discerner par transparence une ombre noire qui se déplaçait d'un mouvement incessant et régulier.

       Baptiste cria :

       – Nous sommes dessus.

       Visant au plus foncé de l'ombre, Baléchon pressa la gâchette, et le harpon troua la mer, entraînant le câble avec lui.

       Le rugissement du canon avait assourdi les matelots, la fumée âcre les asphyxia.

       Leur manœuvre pourtant fut précise. Ils armèrent leurs avirons comme on le fait à « l'Etat » et s'apprêtèrent à nager.

       La voile tomba, vite repliée.

       Baptiste rentra le gouvernail, le remplaça par la godille, une « rame » d'environ 16 pieds.

       Puis, atteignant une longue lance, la « miséricorde » des haleines, il la passa à Baléchou, qui fut prêt à administrer le coup de grâce définitif.

Le câble flottait à da surface. L'animal avait dû « sonder »

       Soudain, l'amarre se tendit avec un claquement de coup de fouet et un grand éclaboussement d'eau.



Une vraie cataracte envahit la baleinière.

       Le choc en retour qui suivit jeta l'équipage pêle-mêle au fond de l'embarcation, et tandis qu'il se relevait, pressé par les bottes du patron, l'avant, happé, piqua du nez et disparut sous une vague, tandis que l'arrière se soulevait en un mouvement de bascule.

       Une vraie cataracte envahit aussitôt la baleinière, qui fut entrainée brusquement, telle quelle, là demi submergée, à une vitesse vertigineuse, comme si elle eût été « crochée » à la queue d'un météore.

       Baptiste ahuri et trempé s'attendait à couler à fond, mais l'allure extra-rapide maintenait le canot à flot.

       Le patron regarda le Basque qui, dans l'embrun jusqu'à mi-cuisse, s’efforçait de gagner la poupe, puis il inspecta le couchant où la tache du baleinier s'estompait de plus en plus.

       Un nuage de fumée noire indiquait que là-bas, Jopic avait dû mettre sous pression pour essayer de des rejoindre.

       Ce serait poursuite inutile !

       Leur capture les entrainait au minimum à quatorze nœuds et la Belle-Suzanne n'en filait au maximum que sept ou huit, avec son antique tournebroche.

       L'équipage, désespérément cramponné aux plats bords humides, ressemblait à une bande de rats mi-noyés, par des baquets d'eau.

       Baléchou, trempé jusqu'au ventre, ne parvint pas à retenir sa mauvaise humeur ironique.

       – T'es-t-y content, mon père Saout ! railla-t-il. Tu l'as, ta baleine : tu l'as même bougrement, que j'crois.

       Le patron haussa les épaules.

       Ils devaient avoir harponné un serpent de mer pour le moins, quelque monstre d'avant le déluge, doué d'une force fantastique, un monstre dont les habitudes différaient de celles des baleines.

       Les cétacés une fois frappés piquent toujours droit dans le vent, et se dirigent vers la glace. L'animal mystérieux auquel ils étaient accrochés, faisait justement le contraire.

       – Vaut-y pas mieux couper l'amarre, reprit le Basque en avançant la main vers une hache fixée au coffre de l'embarcation.

       – T'es 'pas fou ! hurla le Saout.

       Au fond, le Basque fut ravi de cette riposte énergique.

       Il y avait vraiment trop longtemps qu'ils se trouvaient être bredouilles, pour ne pas courir tous les risques, maintenant qu'ils tenaient une proie, si extraordinaire qu'elle pût être !

       Une baleine assez monstrueuse pour fournir pareille vitesse les dédommagerait certainement de leurs déboires précédents et les armateurs jubileraient.

       Baléchou inspecta le câble. Sous la tension inusitée, son diamètre avait diminué d'un bon centimètre pour le moins, il était tendu à se rompre, mais le chanvre, de bonne qualité, résisterait certainement.

       Il n'était donc pas interdit de concevoir un peu d'espoir... quoi qu'aucun signe ne trahit la lassitude de la baleine.

       La convexité du dos d'âne mobile sur lequel ils voguaient ne variait pas énormément, bien que des remous plus nombreux et plus violents l'agitassent...

       L'avant de la baleinière semblait enfoncer un peu moins et les visages des matelots perdirent leur expression d'angoisse.

       Le Saout, à qui Baléchou fit part de ses observations, fut pris d'un regain d'optimisme et s'efforça de calculer l'instant où le monstre l'épuiserait, d'après les données plutôt vagues dont il pouvait disposer.

       Même, Perrette d'un nouveau genre, il tâcha d'estimer le nombre de tonnes d'huile que fournirait ce cétacé invraisemblable, le nombre de tonner de fanions.

       Il se représentait déjà l'ahurissement des armateurs, lorsqu’il leur raconterait l'histoire de cette capture mirobolante, et il façonnait le récit qu'il destinait à ses copains, à sa bourgeoise et à ses gosses.

       Souriant à ces pensées très roses, il sortit une chique remâchée et toute humide d'eau de mer, y mordit de ses chicots jaunes qui se refermèrent dessus comme les dents aiguës d'un requin sur un morceau de lard ranci… puis d'un geste vraiment magnanime, il tendit le reste au second.

       Les sourcils rouges de Baléchou, semblable à ceux d'un gorille, remontèrent sur la peau du front. Le rostre de sa barbe s'agita.

       – Faut croire, émit-il, que nous sommes remorqués par le roi des mers ! Seulement y doit être possédé, car il n'agit pas naturel !

       « Pas de geyser, pas de coup d'queue. Tout ce qu'y sait faire, c'est filer.

       «  Ma parole y n'a pas de cœur !

       – Peut-être bien, railla Saout, qu'y porte le courrier des baleines, des mers du Nord à celles du Sud. Y doit avoir cent pieds de long. Une sacrée bonne chose tout de même qu'on ait ces harpons à fusée !

        Y avait de quoi trouer une cuirasse ! répartit le Basque, sentencieux.

       « C'est moi qu'avais chargé la pièce et j’avais fourré double charge !

        Ça a dû plutôt l'chatouiller. Y doit pas en être revenu ! Y s'fatigue pas vite, par exemple. Des fois, dis donc qui se douterait qu'faut nous conduire à Saint-Malo !

       Saout lécha ses lèvres salées, à la pensée de l'Ancre d'Or, le débit de la mère Fromveur, à l'embouchure de la Rance.

       Y avait-il longtemps, Malar Doué, qu'il n'avait pas goûté de cidre.

       La latitude décroissait.

       Ils se trouvaient présentement à l'ouvert de la mer du Nord.

       Baptiste reconnut les parages par l'odeur et l'aspect de l'eau.

       C'était bien souvent qu'il avait jeté la senne à cet endroit, à l'époque où les chalutiers à vapeur existaient à peine.

       Il fit face au nord pour tâcher d'apercevoir la Belle-Suzanne.

       Le trois-mâts avait disparu, et pas une voile ne se montrait.

       Le Saout redevînt pensif.

       Plus tard, comme il allait donner l'ordre de haler sur le câble, Baléchou lui saisit le bras avec un juron étranglé et lui désigna quelque chose du bout de son index noueux.

       De la fumée flottait dans l'est, une fumée huileuse qui sortait sûrement de nombreuses cheminées.

       Il y avait là toute une flottille.

       Bientôt le Saout reconnut des destroyers et des trawlers et derrière, les masses géantes de croiseurs à hautes cheminées.

       Ils s'éployaient en éventail, en formation tentaculaire, constituaient comme deux longs bras prêts à se refermer soudain sur quelque chose dans la mer.

       Baptiste et le Basque se levèrent et montèrent sur le banc d'arrière de l'embarcation ballotée.

       L'équipage s'était dressé et scrutait de tous les regards l'escadrille qui s'avançait.

       C'était là, quoiqu'ils l'ignorassent, la grand' garde, de la flotte britannique en ordre de chasse.

       Le Saout se rendit vite compte que le monstre qui les remorquait les entraînerait certainement au milieu des deux longues colonnes de destroyers et de trawlers, jusqu'à une sorte de cul-de-sac formé par d'autres bâtiments dont la distance l'empêchait de déterminer la nature.

       Il fanait donc qu'il achevât la capture de sa baleine avant que celle-ci, effrayée, ne lui jouât un tour imprévu, comme de le précipiter contre le flanc d'un des navires.

       Mais tandis qu'il cherchait moyen d'accélérer le dénouement, deux destroyers se détachaient respectivement de chaque file et fonçaient dans la direction de la baleinière immergée, avec l'a rapidité d'une rafale avant-coureuse.

       A leurs mâts trapus, se hissaient une série de pavillons et de « flammes » multicolores qui mirent des touches claires, éclatantes sur la grisaille du ciel bas.

       Baptiste n'avait pas son code, resté à bord de son trois-mâts, et ne pouvait naturellement pas interpréter ces signaux.

       Il faut croire que les destroyers avaient peu de patience à perdre.

       Un éclair jaillit sur le pont du plus rapproché d'entre eux et un projectile s'enfonça à trois encablures du canot, dans un rejaillissement d'écume, tandis que la détonation se répercutait sur la mer.

       Louis Baléchou grinça des dents et le patron tendit le poing dans la direction de l'anglais, qui appuyait l'ordre de stopper de son pavillon national.

       – Qu'est-ce qu'y nous veulent encore, ceux-là ?

       – Stoppez !l que ça veut dire, tiens donc.

       – J'aimerais mieux qu'ils me coulent, tonnerre, gronda le capitaine malouin... Y croient donc que c'est pour rigoler qu'on a croché dans c'te comète que l'diable a baptisée Baleine !

       Le Basque considéra l'écran des navires de guerre déployés, reporta son regard aigu sur le dos d'âne toujours formé par la mer sous l'étrave pointue de la baleinière, et cracha :

       – Y'n'ont pas l'air de plaisanter, et le pis c'est que les dragées ne manquent pas dans leur bonbonnière. Y doivent en avoir à revendre !

       « Tiens, en v'là une autre qui rapplique.

       Le second obus écorna l'arrière de l'embarcation, arracha la godille des mains du patron Saout et le fit choir dans les bras de Baléchou.

       – Bien tapé ! émit celui-ci d'un ton d'admiration très franche. Le pointeur doit être un fameux. Serait p't'ête plus sage de trancher l'amarre pendant qu'on peut encore.

       Ils ont rectifié leur tir. Le prochain coup y nous auront.

       Cette hache-ci fera l'affaire.

       Mais le Saout se cramponna au bras musculeux du pilote.

       – Plus souvent que je te laisserais... Tu me fendras le crâne d'abord.

       Le patron était fou furieux. Il avait croisé trop longtemps et enduré trop de souffrances pour lâcher sa baleine sans lutte, maintenant qu'il l'avait harponnée.

       Quoi ! faudrait regagner la Rance sans une goutte d'huile à bord, sans un seul ballot de fanons ! Faudrait que les siens crèvent de faim. Il serait mis à pied, l'objet de la raillerie des camarades, tout ça pour un calfat d'anglais, qui l'prenait pour cible à canon…

       Tonnerre de Diable... on verrait bien !

       Déployant une force surhumaine, il arracha la hache au Basque et il la jeta à la mer.

       Absorbés par la lutte, ni Baptiste, ni Baléchou n'avaient remarqué que l'amarre mollissait et que le canot ne courait plus que sur son erre...

       Ce fut pourtant ce phénomène qui les sauva, car l'officier qui commandait le destroyer allait donner l'ordre de faire feu « dans le mille », lorsqu'il s'aperçut, juste à temps, du ralentissement progressif de l'embarcation.



Prudent, le contre-torpilleur s’approchait à petite vitesse.

       Le Basque, d'intellect plus alerte, sentit le premier qu'ils étaient soudain devenus immobiles.

       – Faut croire qu'notre baleine a compris et qu'elle a sondé, cria-t-il. On bouge plus. N'te fâche pas, mon vieux !

       Le dos d'âne s'est aplani.

       Prudent, le contre-torpilleur s'approchait à petite vitesse, sa pièce de cent toujours braquée, mais à un angle plus aigu, sur la baleinière, remplie d'eau, que les occupants s'efforçaient à écoper avec leurs mains et les suroits de leurs cirés.

       Le Saout hurla des injures qui s'envolèrent dans le vent, mais bientôt les deux bâtiments arrivèrent à portée de voix et Baptiste reprit ,de plus belle :

       – Fichez-moi le camp, tas d'pirates, mauvais cabillauds de malheur, fils de carrelets moitié pourris... Vous effarouchez ma baleine, ma baleine, que j'vous dis, brigands ! Otez-vous d'là, sacré calfats... Laissez-nous finir notre capture !...

       « C'est la première chance que nous avons, depuis trois hivers qu'on moisit dans les glaces de la baie d'Hudson, reprit-il, implorant cette fois. Une belle bête qu'nous avons crochée... Vous n'voudrez pas mes bons messieurs ruiner d'pauvres gens de baleiniers qui ne font de mal à personne...

       Un lieutenant anglais, flegmatique, coxswain, d'un des contre-torpilleurs, se pencha sur la rambarde entoilée de la passerelle, souleva sa casquette salie, ramassa ses cheveux en arrière:

       – Qui êtes- ? demanda-t-il et quoi faire par ici ?

       – On est de bonnes gens d'baleiniers qui ne cherchent qu'à gagner leur vie, répondit le Saout, plus calme... On vient d'harponner une baleine de grande taille, y a cinq heures de ça, qu'elle nous a entraînés bon train. Maintenant on attend qu'elle remonte !

       être du trois-mâts Belle-Suzanne ?

       – Lui-même.

       – C'est bon, ne bougez pas.

       « Le coxwain se consulta avec le lieutenant commander qui remontait précisément sur le pont de son torpilleur.

       Ils regardèrent la flottille, puis fouillèrent l'horizon du nord à 1'aide de jumelles puissantes.

– All right ! cria le plus jeune, soyez calme, cher vieux garçon, voilà votre rafiot qui rapplique. Il sera là d'ici deux heures.

       Seulement, on veut voir la baleine, reprit-il, d'un air sardonique.

       – Ben, alors, vous ferez comme nous, vous espérerez qu'elle se décide ! riposta Baptiste le Saout. J'veux pas courir le risque d'la perdre en la brusquant. Faut d'la douceur. Allez-vous-en un peu plus loin, que vous l'effarouchez, j'vous dis !

       Autrement, J'me plaindrai, pour sûr, au syndic d'chez nous en rentrant.

       « Vous avez beau être bateaux d'guerre, vous n'avez pas l’droit d'empêcher des marins de gagner leur vie…

       Les deux officiers éclatèrent d'un rire gai.

       – Faut-il lui dire ? questionna le coxswain.

       – Non pas, répliqua l'autre vivement, nous jouirons mieux de sa surprise.

       – C'est bon, continua-t-il plus haut, en un français presque correct, on s'écarte.

       Mais un chalutier s'était détaché de la flotte, sur les signaux des destroyers, et le Saout, de nouveau, pensa sa capture compromise.

       Il déversa son amertume dans l'oreille de Baléchou, qui, parfaitement indifférent, halait doucement sur l'amarre et la rentrait à petit coups.

       Cependant le chalutier longeait presque la baleinière.



Le chalutier longeait presque la baleinière.

       L'équipage en semblait très gai. De larges rires s'épanouissaient sur  la plupart des visages.

       Le capitaine, vieux dur-à-cuir, originaire de Guernesey, salua le Saout d'un geste large.

– Good day, mister French man ! fit-il, en se penchant sur le plat-bord de son bâtiment. Nous venons, en bons alliés, vous aider à arrimer votre… baleine ...

       Le Basque vit qu'il clignait de l'œil et que la face se plissait d'un millier de petites rides.

       Nous avons des méthodes modernes, continua l'Anglo-Normand. On a fait beaucoup de progrès, depuis que vous êtes partis, dans l'art de la pêche... aux baleines ! S'il vous plaît, halez sur le câble jusqu'à ce qu'il soit bien à pic !

       Baléchou obtempéra après un coup d'œil à Saout.

       Par exemple, il fut ahuri, en voyant un scaphandrier paraître sur le pont du trawler et enjamber les bastingages, avec un marteau à la main.

       – Y va causer à votre... baleine, expliqua l'homme de Guernesey, tandis que le scaphandrier plongeait en agitant l'outil.

       C'est des... baleines intelligentes qu'on harponne dans ces mers, ici. Elles sont sensibles à la raison !

       « V'nez donc un instant à mon bord... devant une bouteille de whisky, vous m'expliquerez un peu comment vous lui avez croché dedans... sacré veinard... à votre... baleine !

       « Ça va sans dire que tous vos hommes sont invités également. Ils ont besoin d'se réchauffer. On vous préviendra au moment où la… baleine remontera. Y a pas d'danger qu'elle vous échappe !

       Ma foi, le Saout accepta et répondit de fort bonne grâce aux multiples questions posées, tout en lampant force whisky, dans la cabine de son collègue.

       Il était un peu éméché lorsqu'un matelot du chalutier vint dire que c'était le moment, si l'on voulait voir... la baleine.

       Son hôte le saisit par le bras et l'aida à gravir l'échelle.

       Précisément l'homme au scaphandre enlevait son casque de cuivre.

       – Je lui ai dit de remonter, émit-il, convulsé de rire par l'ahurissement de Baptiste... Y comprend l'morse épatamment, Il a compris qu'il était frit... à la merci d'vos bombes de fond et il a dit qu'il se rendait. Toujours comme ça, froussards en diable dès qu'y n'sont plus dix contre un.

       Saout regarda Baléchou.

       – Tu comprends, toi ? demanda-t-il en roulant des yeux analogues à des boules de loto.

       Le Basque, subtil, hocha la tête.

       – C'est t'y qu'on rêve, ou qu'on est saouls !

       – Saouls, dame, non, mais vous l'serez bientôt, vous pourrez vous offrir des cuites, des sacrées cuites, même ! trancha le « patron » de Guernesey. Y a une prime de 25.000 livres d'offerte au capitaine marchand qu'aura été cause d'la capture d'un... d'une... ba...

       – Ma Doué, Beniguett !

       Le Saout bondit vers l'avant. D'un remous, à vingt mètres à peine une longue forme sombre émergeait, crevant violemment la mer, et, monstrueux cétacé, harponné à l'arrière du kiosque, où l'on pouvait lire U-25, un sous-marin boche s'allongeait, au milieu d'un ruissellement d'eau...



Un officier montra la tête et leva les mains aussitôt en témoignage de rédition.

Puis le capot fut soulevé. Un officier montra la tête et leva les mains aussitôt en témoignage de reddition.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

       Il fallut deux heures à Saout pour bien comprendre sa bonne fortune, deux heures que son hôte employa à lui expliquer en détail les événements survenus depuis août 1914.

       – En somme, c'est quand même une baleine, conclut Baléchou, mis en verve par un petit surcroît de gin, quand le capitaine eut fini, mais celle-là ne s'gondolera plus !

       Deux heures plus tard, la Belle-Suzanne prenait congé de la grande Flotte, cependant que la T. S. F. proclamait au monde amusé l'aventure de la baleine !!!...

       La fumée de l'escadre anglaise s'estompait dans le Nord-Nord-Est, quand Balechou qui devisait joyeusement avec Saout, se gratta violemment la tête.

       – Sais-tu bien mon fi... que nous ne sommes pas encore au bout de nos peines ! Sûr et certain que ces faillis chiens de calfats

boches feront de leur mieux pour nous envoyer par le fond... s'ils nous rencontrent sur leur route.

       Et ce serait trop bête d'être coulés maintenant qu'on va toucher une belle prime et que l'on va pouvoir vivre à son aisance quelque temps.

       Le stratagème que le patron inventa pour faire la nique aux squales d'acier du Kaiser vaut la peine d'être conté. Je laisse ce soin à Saout.

       – Leurs sous-marins, me narra-t-il, c'est tout de même de chouettes, bâtiments. Et crânement appropriés à la besogne qu'on leur fait faire... D'ailleurs, ça n'a rien d'étonnant puisqu’ils n'ont fait que d'nous démarquer.

       « Quand aux équipages, c'est autre chose. Ces gaillards-là ne sont pas malins ni très difficiles à rouler.

       « La meilleure preuve, c'est que je suis ici, quoique j'en aie rencontré un autre en route...

       – T'as dû forcer de vitesse, Saout, pour échapper à ces pirates !

       – Point du tout, j'leur ai même causé. Vous savez bien que je parle allemand, que je l’ai appris à Anvers... Allons, je vous raconte mon histoire...

       « J'ai pas grande honte à vous avouer que j'me tracassais bigrement en démarrant de Southampton où j'avais touché ma prime.

       « On venait justement de ramener les survivants d'un cargo-boat, que ces tonnerres de bougres-là avalent envoyé par le fond sans seulement prévenir le monde, et comme ces sales pirates rôdaient, il valait mieux se précautionner.

       « J'ai jamais bu à la grande tasse, que j'me dis comme ça sur le gaillard, sitôt après l'appareillage. C'est pas à mes quarante-huit ans, que ces gueusards-là m'y feront goûter malgré moi.

       « Faut que je trouve un moyen soigné de leurs'y faire la nique au grand s'il leur prenait la fantaisie d'arraisonner mon bâtiment.

       « Seulement, voilà, fallait trouver !

       « Y avait point de danger pour l'heure.

       « On naviguait tous feux éteints, la nuit était couleur de coaltar, et la machine ne faisait pas de bruit.

       « Afin de chercher plus à mon aise, j’envoyai les bordées se coucher, vu qu'on était au premier quart, et je restai seul sur le pont, à me promener de long en large, tandis que Balechou tenait la barre.

       « C'fut en me cognant près de la cambuse dans un vieux baril de porc salé, que j'entrevis le nœud d'l'épissure.

       « C'était pas si bête après tout et cela ne coûtait rien de le risquer. Je m'approchai donc de mon second, qui gouvernait en chantonnant, et je lui expliquai mon affaire.

       « Y s'fit remplacer, sur-le-champ, par Baptiste, qu'il alla chercher et à qui j'ordonnai rudement de ne pas quitter le compas des yeux.

       « Puis à nous deux nous travaillâmes tant et si bien que je m'en fus coucher aussi content qu'un amiral.

       « J'étais encore tout endormi le lendemain matin, vers les 6 heures, lorsque Baptiste qu'est un peu bègue, entre comme un boulet dans ma cabine.

       – Patron, qu'il hurle, un sssssssssssssssss

       – Un quoi ? que je dis, mal éveillé !

       – Un sssssssssssous ! qu'il me répond.

       – T'as pas fini de faire la chaudière ? que je lui lâche dans les badigoinces : Tâche moyen de ne pas m'éborgner avec tes escarbilles, mon gars.

       « Ça l'a tellement abasourdi, qu'il s'est mis à parler plus raide.

       – Patron, qu'y me répète, effaré, c'est un sssoussssous… un sssous-marin !!!

       – Ah ! que j'fais l'air intéressé.

       – Oui, même qu'il nous suit depuis un temps, à une demi douzaine d'encablures.

       « Le second voulait pas que je vous dérange, mais j’ai mieux aimé vous prévenir.

       – T'as bien fait que j'dis, j'monte sur le pont.

       « Tous les hommes étaient à l'arrière, penchés dessus le couronnement, à se montrer dans le sillage un objet parfaitement distinct.

       « Y avait pas d'erreur possible.

       « C'était bien là le périscope et le kiosque d'un sous-marin semblable à celui que nous avions arrimé dans la mer du Nord.

       « Le pirate naviguait par affleurement, et l'on voyait très bien sa tourelle peinte en vert avec ses deux gros hublots pareils à des yeux de cachalot.

       «  Des grandes lettres rouges s’y détachaient. U··26 qu'il m'y sembla lire. Et en haut d'un tube couleur glauque, les facettes d'un prisme brillaient.

       « Les petites vague sautaient par-dessus, le tout marchait à bonne allure.

       – Dès que j'l'ai vu au petit jour, m'expliqua Balechou, dont le calme faisait vraiment plaisir à voir, j'ai ordonné de pousser les feux et de prendre la chasse devant lui.

       « Je crois que la manœuvre a réussi, car le sale calfat a beau faire, il n'arrive pas à nous rattraper...

       – Moi, je trouve qu'il nous gagne un peut grogna ce froussard de Baptiste.

       – C'est pas vrai ! Il perdrait plutôt. Il était plus près tout à l'heure.

       «  C'était Quémen qui protestait.

       – Et si y nous torpille, patron ?

       – Sûr, c'est pas l'envie qui lui manque. Mais tu ne sais donc pas « map kagn, » qu'il ne peut rien faire contre nous, vu que ses engins ne sont pas réglés pour un tirant d'eau comme le nôtre.

       – T'as qu'à courir comme ça, Balechou, que j'continuais pour mon second. Y finira bien par se lasser en voyant qu'il a les balais.

       « La matinée passa de la sorte. Le sous-marin s’entêtait à suivre, bien qu'il ne gagnât pas d'un pouce, comme un requin dans les mers de Chine qui attend qu'on lui jette du lard.

       « Les hommes finirent par s'habituer à cette présence inopportune, et le train du bord continua, comme si jamais ces sacrés Boches n'avaient eu un seul sous-marin.

       « V' là-t-y pas comme on arrivait par le grand large de Jersey, y avait dans le lointain un vapeur, un grand cargo hollandais, la vigie pousse un cri de canard...

       « Et soudain, par tribord, une sorte de masse allongée jaillit de l'eau comme un marsouin...

       « Là ou rien ne se trouvait tout à l'heure, flottait un long torpilleur gris.

       « Un capot s'ouvrit, en même temps, un canon se braquait sur nous... Et un officier paraissait.

       – Stop ! qu'il nous crie en bon français. Préparez-vous à mettre les chaloupes à la mer, je vais vous envoyer quelques obus dans votre ligne de flottaison.

       « Y a pas à dire, ces gaillards-là connaissent rudement bien leur métier.

       – Stop ! que j'dis au mécanicien par l'embouchure du porte-voix, puis je me tournai du côté du Boche, et dans son jargon, je lui criai :

       – Y a erreur, herr leutnant, nous, on est avec l'U-29.

       « La Belle-Suzanne continuait sur son erre, et l'officier du sous marin aperçut le kiosque de l'U-29 qu'avait stoppé en même temps que nous et qui tanguait tout doucement dans le sillage presque effacé...

       – Oui, que je continuai, obséquieux, je transporte un chargement de pétrole à destination de votre collègue. Le transbordement va s'effectuer. Seulement, je prends mes précautions à cause des torpilleurs alliés.

       – Ah ! Ah ! fit l'Allemand en éclatant de rire. Elle est bien bonne ! Donner-wetter !!! Dire que nous nous ravitaillons en pleine Manche, près des côtes françaises.

       « Bonne chance alors, et au revoir...

       « Le capot se ferme, le bateau plonge et le périscope file tout droit dans la direction du cargo hollandais qui s'estompait là-bas dans le Nord.

       – Mais l'U-29, fis-je à Saout. Comment, dis-moi...

       Un bon gros rire secoua son torse puissant.

       L'U-29, c'était le baril de lard contre lequel je m'étais cogné le soir précédent, près de la cambuse.

       « Je l’avais peint convenablement en vert, avec de lettres rouges. J'avais dessiné des hublots... et j'avais planté au milieu un manche à balai peint aussi, surmonté d'une boîte à sardine.

       « Puis Balechou l'avait amarré, lesté de deux gueuses de ferraille,

un peu au-dessous de l'étambot, de manière à donner l’illusion parfaite d'un kiosque de sous-marin.

       « Vous voyez que cela a réussi »

 

 

 

  



[1] Collection « Patrie » F. Rouff, Editeur, 148, rue de Vaugirard, Paris - 1919



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